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Full text of "La Bretagne à l'Académie française au 17e siècle; études sur les académiciens bretons ou d'origine bretonne"

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Universityof  Ottawa 


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éS 


LA     BRETAGNE 


L'ACADÉMIE   FRANÇAISE 


•  AUTRES  OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 


Les  Académiciens  bibliophiles.  Études  publiées  dans  le  Biblio- 
phile français.  Paris,  Bachelin  Defloreiine.    187:2-1873. 

Le  Cha>celier  Pierre  Séguier  et  son  GRorpE  académique.  Paris, 
Didier.  1874,  in-8%  et  1876,  in-18. 

Jean  DE  Silhon.  Paris,  Dumoulin.  1876,  in-8". 

La  Presse  politique  sous  Richelieu  et  Jean  de  Sirmond.  Paris, 
Baur.  1876,  in-8°. 

Jean  Ogier  de  Gombauld.  Paris,  Aubry.  1876,  in-8o. 

Marin  Leroy,  sieur  de  Gomberville.  Paris,  Claudin.  1876,  in-8». 

Guillaume  Bautru,  comte  de  Serrant.  Paris,  H.  Menu.  1876, 
in-8». 

Salomon  de  Virelade.  Paris,  Dumoulin.  1876,  in-8'*, 

J.-Fr.  Lefebvre  de  Gaumartin.  Vannes,  Galles.  1876,  in-8». 

Nicolas  Perrot  d'Ablancourt.  Paris,  H.  Menu.  1877,  in-8'\ 

Marin  et  Pierre  Cureau  de  la  Chambre.  Le  Mans,  Pellecliat. 
1877,  in-8°,  portrait. 

Nicolas  Bourbon.  Paris,  H.  Menu.  1878,  in-8°. 

Abel  Servien,  marquis  de  Sablé.  Le  Mans,  Pellechat.  1878, 
in-8",  portrait. 

Antoine  Godeau.  Paris,  H.  Champion.  1879,  in-8f'. 

Étude  cp.itique  sur  la  géographie  armoricaine  sous  les 
Romains.  Saint-Brieuc,  Prudhomme.  187i,  in-8°. 

Projet  i/une  bibliothèque  historique  de  la  Bretagne.  Ibid. 

1875,  in-8°. 

Un  Chapitre  inédit  de  l'histoire  de  Saint-Nazaire,  du  xv*  au 
xviii^  siècle.  Nantes,  Vincent  Forest  et  Emile  Grimaud. 

1876,  in-8°. 

L'Age  du  bronze  et  les  Gallo-Romains  a  Saint-Nazaihe.  Paris, 

Didier.  1877,  in-8^ 
Essai  d'une  bibliographie  raisonnée  de  l'Académie  française. 

Paris,  Soc.  Bibliog.  1877,  in-S". 


LA  BRETAGNE 


H 


j 


AU    XVir    SIÈCLE 

ÉTUDES  Sl'R  LES  ACADÉMICIENS  BRETO^'S 

OU    D'ORIGINE   BRETONNE 
Par     Rkivé     KERA^ILER 

ANCIEN     ÉLÈVE     DE     L'ÉCOLE     rOLVTECIIMOL'E 


OUVRAGE    COURONNE    PAR   L'ACADEMIE    FRANÇAISE 


DEUXIÈME  ÉDITION 


AUGMENTEE    DE    NOUVEAUX   DOCUMENTS   INEDITS 


SOCIÉTÉ  GÉNÉRALE  DE  LIBRAIRIE  CATHOLIQUE 


PARIS 

VICTOR    PALMÉ 

Dircctear  général 
25,  rue  de  Grenelle-Saint-Gcrmaio. 


BRUXELLES 

J.    ALBANEL 

Directeur  de  la  succursale 
29,    rue    (les    Paroissiens. 


1879 


f^3  s-/  K^ 

0CT2  71965 

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1017  6  6  9 


A    MON    AMI 

EMILE    GRIMAUD 

SECRÉTAIRE  DE  L V  RLUACTioN  DE  LA  Revue  de  Bielagiic  el  de  Vendée 
tT  cuAMRE  DES  Épopées  veiidêeiiiir.i 

SOIVEMR    D'OE    COllABOR\TIO\    ASSIDUE 


LA    lUCllERCHK 


DES  GLORIEUSES  ANNALES  DE  NOS  DEUX  VIEILLES  PROVINCES. 


René  KERVILER. 


Sainl-Nazaire-sur-Loire,  juin  IS77. 


L'unilé  du  travail,  la  durée  du  zèle,  la 
persévérance  de  la  passion,  l'ardeur  de  la 
convoilise  et  riionnêleté  du  but...  voilà 
comme  on  réussit  quelquefois  dans  le 
monde. 

Cuvilier-Fleury,  Études  historiques. 


i 


INTRODUCTION 


La  première  idée  de  ce  volume  date  de  la  réunion  du 
Congrès  scientifique  de  France  à  Saint-Brieuc,  en  1872. 
Le  comité  d'organisation,  dont  l'auteur  faisait  partie, 
clierchait  à  grouper,  dans  tous  les  ordres  d'idées,  les  ri- 
chesses scientifiques,  naturelles,  artistiques,  historiques 
et  littéraires  de  l'antique  province  armoricaine.  On  pré- 
parait une  magnifique  exposition  rétrospective  ;  on  fai- 
sait sortir  de  la  tombe  une  foule  de  gloires  déchues;  on 
faisait  appel  à  tous  les  travailleurs  et  à  tous  les  curieux  : 
on  voulait,  par  une  résurrection  soudaine  de  toutes  les 
nobles  figures  et  de  tous  les  généreux  souvenirs  d'autre- 
fois, réveiller  les  courages  contemporains  abattus  par 
nos  récents  désastres,  et  concourir  à  la  régénération  de 
la  France  par  une  efficace  émulation  dans  les  travaux  de 
l'esprit.  Bien  décidé  à  seconder  ces  projets  de  tous  ses 
efforts  ,  l'auteur  crut  apercevoir  un  chapitre  d'histoire 
littéraire  de  Bretagne,  riche  en  aperçus  nouveaux  et 
peu  conuus,  qui    n'avait   pas  été  suffisamment  exploré 

b 


X  LA   BRETAGNE  A   l'aCADÉMIE 

jusque-là  ;  el  dans  l'une  des  conférences  du  soir  (1),  il 
montra  que  notre  province,  si  souvent  qualifiée  de  pays 
sauvage  ou  arriéré,  lient  un  rang  considérable  et  beau- 
coup plus  avancé  qu'on  ne  le  croit,  dans  les  fastes  aca- 
démiques. Celte  modeste  harangue  a  donné  naissance  à 
ce  premier  volume. 

Qu'on  nous  pardonne  quelques  détails  de  simple  sta- 
tistique. À  côté  des  440   noms  de  la  liste  générale  de 
l'Académie  française,  inscrivons  les  lieux  de  naissance 
el  les  lieux  d'origine  des  familles  de  tous  les  immortels. 
En  groupant  ensuite    ces  divers  renseignements,  nous 
obtiendrons  un  tableau  comparatif  de  la  richesse  acadé- 
mique de  nos  anciennes  provinces,  et  nous  reconnaîtrons, 
non  sans  quelque  étonnement,  que  la  sauvage  Bretagne 
marche  fièrement  au  troisième  rang  dans  ce  tableau.  Si, 
en  effet,  on  place  Paris  en  dehors  de  la  nomenclature, 
on  trouve  que  le  Languedoc  a  donné  38  académiciens  ; 
la  Normandie,  30  ;  la  Bretagne,  26  ;  la  Guyenne  et  la 
Gascogne,  2l2l  ;  la  Bourgogne,    19;  la  Provence,    16; 
le  pays  Lyonnais,  13  ;  l'Auvergne,  12  ;  la  Champagne, 
12;  le  Dauphiné,  10,  etc.,  jusqu'à  la  Corse  et  à  l'Alsace, 
qui  toutes  les  deux  n'ont  fourni  qu'un  seul  académicien. 

(l)  Celle  conférence  a  été  publiée  sous  ce  litre  :  Congrès  scientifi- 
que de  France,  38^  session,  lenuo  à  Saint-Brieuc  du  l"  au  10  juillet  1872. 
La  Bretagne  à  l'Académie  française  aux  xviie  et  xviiic  siècles,  par 
M.  Pocard  Kerviler,  ingénieur  des  ponls  et  cliaussces.  —  Sainl-Brieuc, 
Guyoti,  187i,  in-80,  32  pages.  —  C'est  un  tirage  à  part  extrait  des  mé- 
moires du  Congres. 


INTRODUCTION  XI 

Il  est  vrai  que  chaque  province  n'occupe  pas  une  même 
étendue  territoriale  ;  mais,  si  nous  divisons  les  nombres 
précédents  par  celui  des  départements  composant  la  pro- 
vince correspondante,  nous  obtiendrons  des  rapports 
beaucoup  plus  comparables,  qui  représenteront,  si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi,  la  production  académique  par  pro- 
vince .  En  dehors  de  Paris,  qui  échappe  à  notre  analyse, 
la  Bourgogne  occupe  alors  le  premier  rang,  représenté 
par  le  nombre  8  ;  puis  viennent  la  Normandie,  le  Lyon- 
nais, l'Aunis  et  laSaintonge,  chacune  avec  le  nombre  6  ; 
le  Limousin,  avec  5  l/â  ;  la  Provence,  avec  3  1/3  ;  la 
Bretagne,  l'Auvergne  et  laTouraine,  chacune  avec  le  nom- 
bre 5,  etc.,  etc.  Le  Languedoc  est  descendu  au  dixième 
rang,  mais  la  Bretagne  occupe  encore  une  place  très 
honorable  au  milieu  de  nos  trente-quatre  provinces. 

Il  ne  faudrait  pas  tirer  de  cette  statistique  plus  de  ré- 
sultats qu'il  n'est  permis  d'en  déduire  ;  et  l'auteur  est 
fort  loin  de  prétendre  que  cet  ordre,  en  quelque  sorte 
mathématique,  doive  marquer  le  classement  intellectuel 
des  anciennes  provinces  françaises.  Mais  n'est-il  pas 
curieux  de  voir  ce  petit  pays  si  autonome  et  si  indépen- 
dant, l'un  des  derniers  réunis  à  la  monarchie  française, 
celui  qui  resta  le  plus  franchement  constitutionnel  et 
parlementaire  sous  le  despotisme  de  Louis  XIV  et  de 
Louis  XV,  celui  qu'on  a  le  plus  accusé  de  vouloir 
s'isoler  lui-môme  et  de  se  montrer  réfractaire  à  l'esprit 
français  ;  de  voir  la  vieille  et  granitique  Armurique  pré- 


XII  LA   BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

céder  à  l'Académie  la  Champagne,  l'Orléanais,  la  Pi- 
cardie, le  Languedoc  et  l'Ile-de-France  ?  n'est-il  pas 
curieux  de  la  rencontrer  avec  Monligny,  Trublet,Duclos, 
iMauperluis,  Boisgelin,  Chateaubriand,  sur  le  môme  rang 
que  la  montagneuse  et  sympathique  Auvergne,  la  patrie 
de  Bourzeis,  de  l'abbé  Girard,  de  Thomas,  de  Delille, 
de  Chamfort  et  de  M .  de  Baranle  ? 

Parcourons  rapidement  notre  galerie  bretonne  :  cela 
nous  permettra  de  reconnaître   sans   plus  larder   que 

La  terre  de  granit  recouverte  de  chênes 

n'est  point  stérile  en  fruits  savoureux  dans  le  domaine 
littéraire. 

On  rencontre  trois  Bretons  dans  la  liste  des  quarante 
fondateurs  de  l'Académie  française  en  1635  :  le  célèbre 
Chapelaln  et  les  deux  frères  Hay  du  Chastelet.  Quoi  ! 
Chapelain!...  mais  tous  les  biographes  le  proclament  à 
l'envi  Parisien  !..  —  Oui,  Chapelain  !  l'homme  à  la  per- 
ruque, le  père  de  la  Pucelle,  Chapelain, 

...  l'auteur  dur,  dont  l'àpre  el  rude  verve, 
Son  cerveau  tenaillant,  rima  malgré  Minerve. 

Il  est  vrai  que  la  victime  infortunée  de  la  jalousie  de 
Furetière  et  de  Despréaux  naquit  en  1595  à  Paris,  où 
son  père  était  notaire  ;  mais  qui  donc  refuserait  aux 
l\ohan  le  titre  de  Bretons,  bien  qu'une  grande  partie  des 
membres  de  cette  famille  soient  nés  hors  de  la  pro- 
vince?. . .  Il  nous  sera  facile  de  prouver  que  la  famille  du 
fameux  poète  était  originaire  de  l'ancien  évêché  de  Tré- 


INTlUtHUCTION  ÎIII 

guier,  et  que  rétablissement  d'une  de  ses  branches  à 
Paris  ne  remontait  pas  fort  loin  dans  le  xvi®  siècle.  Cha- 
pelain est  donc  bien  notre  compatriote,  et  nous  le  ven- 
gerons du  mépris  de  Boileau  :  car,  s'il  eut  le  malheur 
de  commettre  un  poème  dur  et  illisible,  il  fut  un  prosa- 
teur éminent,  un  critique  au  goût  sûr,  et,  dans  ses 
moments  d'inspiration,  un  poète  élevé,  noble  et  vigou- 
reux. On  pourra,  du  reste,  le  juger  à  ses  œuvres,  et  nous 
serons  assez  heureux  pour  citer  des  vers  inédits,  que 
le  satirique  eût  épargnés,  s'il  les  avait  connus.  Mais 
((u'épargne  la  satire  ?.. .  Boileau  les  connaissait  sans 
doute  :  car  ils  avaient  couru,  en  feuilles  volantes,  les 
cercles  et  les  ruelles. 

On  ne  contestera  pas  aux  deux  frères  Hay  du  Chas- 
TELET  la  qualité  des  Bretons  :  ils  étaient  du  pays  de 
Vitré,  où  la  branche  des  Nétumières  est  encore  très 
honorablement  connue  ;  mais  nous  leur  contesterons, 
en  revanche,  leur  prétention,  —  ou  du  moins  celle  qu'ont 
émise  les  biographes  de  leur  famille,  —  de  descendre 
d'un  paysan  écossais  du  x^  siècle,  qui  délivra  son  pays 
de  l'invasion  des  Danois.  Paul  Hay  du  Chastelet,  d'abord 
avocat  général  au  parlement  de  Rennes,  puis  maître  des 
requêtes  et  conseiller  d'Etal,  devint  l'un  des  pamphlé- 
taires les  plus  accrédités  au  service  du  cardinal  de  Ri- 
chelieu, pour  défendre  sa  politique  contre  les  libelles 
publiés  en  Belgique  par  les  partisans  de  la  reine  mère  et 
(le  Monsieur  :  prosateur  vif,  incisif  et   caustique,  aussi 


XIV  LA  BHETAG>L  A  I.  ACADEMIE 

éloigné  de  la  pompe  de  Balzac  que  de  l'affectation  de 
Voiture,  il  nous  représentera  l'un  des  premiers  Bretons 
de  marque  dans  lesquels  se  soit  le  mieux  incarné  l'esprit 
français  ;  poète  satirique  aujourd'hui  fort  oublié,  il  a 
mérité  qu'une  de  ses  pièces  fût  attribuée  au  fameux 
Théophile.  Caractère  indépendant  et  ferme,  il  résista 
plusieurs  fois  au  Cardinal  lui-même,  et  le  procès  du  ma- 
réchal de  Marillac  nous  donnera  occasion  d'éclaircir,  àson 
sujet,  un  point  d'histoire  assez  obscur.  On  lui  a  toujours 
attribué  une  Histoire  de  Du  Guesclin,  très  consultée 
par  les  éruditsà  cause  de  ses  preuves  précieuses  :  mais 
cet  ouvrage  appartient  à  son  fils,  l'auteur  du  troisième 
volume  du  Testament  politique  de  Richelieu.  Son  frère 
Daniel,  abbé  de  Chambon  sur  les  confins  du  Poitou 
et  da  la  Vendée,  eut  moins  de  renom  que  le  maître 
des  requêtes  :  c'était  un  travailleur  modeste,  un  collec- 
tionneur émérite,  qui  n'a  guère  laissé  que  des  manus- 
crits sur  des  sujets  de  controverse  ou  de  mathématiques. 

La  seconde  génération  académique  offre  encore  trois 
Bretons  :  le  marquis,  futur  duc,  de  Coislin,  reçu  dans  la 
compagnie  en  1652  ;  le  maître  des  requêtes  Renouard 
de  Villayer,  en  1659  ;  et  l'abbé  de  Montigny,  évêque 
de  Saint-Pol  de  Léon,  en  1670. 

Issu  d'une  ancienne  famille  de  Gascogne  établie  en 
Bretagne  dès  la  fin  du  xv*"  siècle,  et  qui  figurait  avec 
honneur  à  notre  chambre  des  comptes  au  commencement 
duxvii%  Jean  Renouard  de  Villayer  fit  peu  parler  de  lui  : 


I^TKOl)ucTlo^  \v 

c'était  un  magistrat  à  la  parole  élégante,  un  beau  par- 
leur, qui  n'a  rien  laissé  d'écrit,  ni  en  prose  ni  en  vers  ; 
mais  il  était  le  beau-frère  de  Paul  Hay  du  Chastelet. 
Chapelain  loue  beaucoup  son  discours  de  réception,  qui 
malheureusement  n'a  pas  été  conservé.  —  L'abbé  de 
MoNTiGNY,  au  contraire,  fils  et  frère  d'avocats  généraux 
au  Parlement  de  Rennes,  et  tout  jeune  encore  aumônier 
de  la  reine  Marie-Thérèse,  se  fit  de  bonne  heure  une  ré- 
putation méritée  dans  la  république  des  lettres,  par  la 
polémique  ardente  qu'il  souleva  pour  la  défense  du  poème 
de  Chapelain. Poète  lui-même,  et  poète  délicat,  il  montra 
dans  son  Palais  des  Plaisirs  un  talent  souple  et  mûri 
par  l'étude.  Nous  aurons  occasion  de  citer  de  lui  des 
vers  qu'on  pourrait  croire  empruntés  à  la  meilleure 
école  de  la  fin  du  xvii''  siècle,  et  qui  datent  à  peine  de 
l'apparition  des  satires  de  Boileau.  Malheureusement, 
une  mort  prématurée  l'enleva  aux  lettres  et  à  ses  amis, 
dès  l'âge  de  trente-cinq  ans,  au  moment  où  l'évêché  de 
Saint-Pol,  suivi  d'un  fauteuil  à  l'Académie,  venait  de  ré- 
compenser ses  succès.  M°"de  Sévigné  a  fait  «  du  pauvre 
petit  évèque»  une  courte  oraison  funèbre  que  pourrait 
envier  plus  d'un  immortel. 

Un  long  préambule  n'est  pas  nécessaire  pour  pré- 
senter le  plus  illustre  représentant  de  la  famille  du  Cam- 
BOUT  DE  CoiSLiN,  qui  a  laissé  tant  de  souvenirs  dans  la 
province  bretonne.  Originaires  des  environs  de  Loudéac, 
barons   de  Pontchâteau  et  de  La  Roche-Bernard,    les 


XVI  I.A    BRETAOE    A    l'aCADÉMIE 

Coislin  étaient  présidents-nés  des  Etats  de  Bretagne,  qui 
les  virent  souvent  a  leur  tète  ;  et  le  magnifique  château 
de  Carheil,  dans  le  voisinage  de  Nantes,  est  encore  un 
(îer  témoin  de  leur  séjour  en  ce  pays.  âr5IA>"d  du  Cam- 
BOUT,  d'abord  marquis,  puis  duc  de  Coislin,  présente 
cstte  particularité  unique  dans  les  fastes  de  l'Académie, 
qu'il  fut  admis  parmi  les  quarante  dès  l'âge  de  dix-sept 
ans,  et  que  deux  de  ses  fils  occupèrent  successivement 
son  fauteuil.  Petit-fils  du  chancelier  Séguier  par  sa  mère, 
('■levé  par  le  bibliophile  et  académicien  Ballesdens,  dans 
Ce  magnifique  hôtel  Séguier  où  se  tenaient  alors  les 
séances  de  la  compagnie,  Armand  du  Cambout  fut  pour 
ainsi  dire  nourri  du  lait  académique,  et  son  compliment 
de  réception  est  un  petit  chef-d'œuvre  de  grâce  modeste 
et  délicate.  Compagnon  d'enfance  de  Louis  XIV,  il  suivit 
Il  roi  dans  toutes  ses  campagnes  de  Flandre,  et  se  dis- 
tingua d'une  façon  toute  particulière  au  fameux  passage 
An  Rhin.  Trois  fois  il  présida  les  États  de  Bretagne,  où 
il  prononça  des  discours  remarquables,  un  entre  autres 
contre  les  duels,  dont  parlent  les  procès-verbaux  inédits 
des  sessions  des  États.  On  trouve  a  la  Bibliothèque  na- 
tionale, parmi  les  papiers  de  Séguier,  une  sorte  de  jour- 
nal historique  adressé  au  chancelier  par  le  jeune  marquis, 
pendant  le  voyage  de  la  cour  dans  le  Midi  pour  le  mariage 
du  Roi. 

Créé  duc  et  pair  par   Louis   XIV  en  récompense    de 
ses  loyaux  services,  Armand  de  Coislin  laissa  son  héri 


INTRODLT.TION  XVII 

tage  ducal, en  même  temps  que  son  fauteuil  académique, 
à  son  fils  aîné,  Pierre,  peu   digne,  il  est  vrai,  de  sup- 
porter de  pareils  honneurs,  quoiqu'il  eût  déjà  présidé 
plusieurs  fois  la  noblesse  aux  États  de  Bretagne  ;  mais, 
lorsque  Pierre  de  Coislin,  ruiné  par  les  excès  de  tout 
crenre,   fut   descendu  dans   la  tombe,  son  frère  cadet, 
Henri,  Évêque  de  Metz,  releva   avec  éclat  le  nom  pa- 
ternel :  la  ville  de  Metz  lui  doit  les  magnifiques  casernes, 
qui  portent  le  nom  de  quartier  Coislin  ;  et  sa  munificence 
devint  légendaire,   aussi   bien   dans   la    république  des 
lettres  que  dans  son  diocèse,  qui  se  rappelle  encore  ses 
instructions  pastorales.  Seul  héritier  d'une  immense  for- 
ture,  il  sut  la  dépenser  en  petit-fils  du  chancelier  Séguier 
et  petit-neveu  du   cardinal  de  Richelieu  :  il  légua  en 
mourant  la  magnifique  bibliothèque  Séguier  à  l'abbaye 
de  Saint-Victor,    d'où    elle  a  émigré  à  la  Bibliothèque 
nationale,  lors  de  la  première  révolution. 

Le  xviif  siècle  vit  une  autre  dynastie  bretonne  s'im- 
planter à  l'Académie  :  celle  des  trois  cardinaux  de 
KoHAN,  évêques  et  princes  de  Strasbourg  :  les  deux  pre- 
miers, de  la  branche  de  Soubise;  le  troisième,  de  la 
branche  de  Guéméné.  Armand-Gaston,  qu'on  appelait 
LA  belle ÉM1NENCE, entra  en  1704  à  l'Académie, etfournit 
une  brillante  carrière  ecclésiastique. Docteur  en  Sorbonne 
à  vingt-cinq  ans,  il  était  nommé,  deux  ans  après,  coad- 
jnteur  de  Strasbourg,  et  devint  en  1713  grand  aumônier 
de  France  •  orateur  brillant  et  soutenu,  il  a  laissé,  outre 


XV m  LA  BHLTAG.NE  A   L  ACADEMIE 

son  discours  de  réception,  deux  morceaux  fort  remar- 
quables, un  panégyrique  de  Louis  XIV,  et  son  rapport 
à  l'Assemblée  du  Clergé  sur  la  fameuse  bulle  Unigenitus. 
Mécène  comme  l'évêque  de  Metz,  il  ouvrait  libéralement 
aux  savants  sa  belle  bibliothèque,  formée  en  partie  de 
celle  du  président  de  Thou  ;  et  toutes  les  académies  le 
nommèrent  successivement  membre  honoraire,  sans  qu'il 
eût  sollicité  cette  faveur. 

À  l'époque  de  sa  mort,  en  1749,  son  neveu,  l'abbé 
DE  VeiMadour,  était  déjà  de  l'Académie  française  et  son 
coadjuteur.  C'était,  des  trois  cardinaux  de  Rohan,  celui 
qui  pouvait  prétendre  avec  le  plus  de  justice  aux  hon- 
neurs littéraires  :  ses  succès  en  Sorbonne  avaient  été  les 
plus  fameux  du  siècle,  et  lui  avaient  valu  le  titre  de 
jirieur  de  la  Maison  ;  mais  le  jeune  frère  du  maréchal  de 
Soubise  était  d'une  santé  fort  délicate  :  comme  l'abbé 
de  Monligny,il  mourut  prématurément,  à  l'âge  de  trente- 
cinq  ans,  regretté  de  tous  les  savants  et  de  tous  les  litté- 
rateurs. Son  cousin  de  Guéméné  lui  succéda  au  siège 
épiscopal  de  Strasbourg  et  au  cardinalat  ;  mais  il  y  eut 
lacune  à  l'Académie  dans  la  succession  des  Rohan  :  ce 
fut  le  quatrième  cardinal,  le  fameux  prince  Louis,  qui  de- 
vint académicien,  en  1761,  devant  son  élection  plutôt  au 
souvenir  de  ses  oncles  qu'à  son  propre  mérite.  On  con- 
naît ses  scandales  à  l'ambassade  de  Vienne  et  dans  la 
procès  du  Collier  de  la  Reine,  son  exil,  ses  démarches 
inconsidérées  à   l'Assemblée   constituante,    et   son  re- 


INTRODUCTION  XI\ 

pentir...  Heureusement  pour  la  Bretagne,  le  cardinal  de 
Boisgelin  relevait  avec  éclat,  vers  la  même  époque,  l'hon- 
neur de  sa  province. 

Mais  revenons  de  quelques  pas  en  arrière.  Voici  deux 
Malouins  illustres,  tous  les  deux  victimes   de  Voltaire  : 
Maupertuis  et  l'abbé  Trublet;  iMaupertuis,  qui  dès  l'âge 
de  trente-quatre  ans,  s'était  déjà  fait  une  renommée  euro- 
péenne en  se  prononçant  nettement  à  l'Académie   des 
sciences  pour  l'idée  newtonienne,  et  en  rendant  popu- 
laire la  vraie  théorie  du  système  du  monde  ;  Mauperluis, 
qu'un  véritable  triomphe  attendait  à  son  retour  du  voyage 
en  Lapoiiie,  où  il  avait  été  envoyé  pour  mesurer  un  arc 
du  méridien  dans  la  région  polaire.  Voltaire  se  déclarait 
alors  son  élève  ;   l'Académie  française   le  recevait  parmi 
ses  membres,  et  Frédéric  l'appelait  à  Berlin  pour  y  réor- 
ganiser son   Académie   des    sciences  et  belles-lettres. 
Mais  la  roche  Tarpéienne  est  près  du  Capitole  :  jaloux  de 
l'influence  à  Berlin   de  l'illustre  savant.    Voltaire  prit 
parti  dans  la  querelle   d'Allemand  soulevée  par  le  pro- 
fesseur Kœnig;   et,    sous   le  nom  du   docteur  Akakia, 
dirigea  contre  Maupertuis  des  diatribes  tellement  viru- 
lentes, que    le   pauvre  Malouin,   accablé  de  déboires, 
mourut  de  chagrin  en  Suisse,  et  dans  les  sentiments  les 
plus  chrétiens,   chez  son   ami   Bernouilli,  qui  lui  avait 
offert  un  refuge  scientifique  contre  des  attaques  imméri- 
tées. Trublet,  d'un   caractère  tranquille,  timide  et  peu 
vindicatif,  ne  s'alarma  pas  autant  des  traits   de  la  satire 


XX  I.A  BRETAGNE  A  L  ACADEMIE 

philosophique;  il  les  supporta  fort  patiemment  pendant 
plus  de  vingt  années  successives,  sans  paraître  s'en 
inquiéter.  Ses  Essais  de  littérature  et  de  morale,  fort 
prisés  par  Montesquieu,  sont  encore  lus  avec  plaisir  par 
les  lettrés,  et  le  monument  biographique  qu'il  a  élevé  à 
la  mémoire  de  ses  anciens  protecteurs,  La  Motte  et  Fon- 
tenelle,  est  une  mine  inépuisable  pour  les  chercheurs. 
Fondateur  du  Journal  chrétien,  il  eut  le  tort  de  ne  pns 
se  montrer  admirateur  assez  passionné  de  la  poésie  en 
général  et  de  certains  vers  de  Voltaire  en  particulier. 
Pour  l'en  punir,  on  citera  longtemps  encore  en  riant  le 
fameux  vers  du  satirique  : 

11  compilait,  compilait,  compilait. 

Pour  nous,  mieux  vaut  une  sage  compilation  qu'une 
élucubration  malsaine  et  indigeste. 

Les  deux  villes  de  Saint-Malo  et  de  Dinan  sont  si  rap- 
prochées l'une  de  l'autre,  baignant  toutes  deux  le  pied 
do  leurs  antiques  remparts  dans  les  eaux  de  la  Rance, 
qu'on  ne  peut  guère  séparer  leurs  enfants  :  en  compa- 
gnie des  deux  Malouins,  voici  l'une  des  gloires  dina- 
naises,  l'auteur  des  Considérations  sur  les  mœurs, 
DucLOs,  dont  le  nom  est  assez  connu  pour  qu'il  ne  soit 
pas  nécessaire  d'insister  longuement  sur  ses  titres  litté- 
raires. Esprit  souple  et  varié,  il  aborda  tous  les  genres 
avec  un  égal  succès:  le  roman,  l'histoire,  la  philosophie, 
la  statistique  et   l'archéologie.    Fils    d'un   chapelier,   il 


INTRODUCTK»  XXI 

devint  par  le  seul  prestige  de  son  talent  historiographe 
de  France  et  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  fran- 
çaise. 

A  côté  de  lui,  contemplons,  en  passant,  la  martiale 
figure  d'un  illustre  soldat  dont  le  titre  est  breton,  celle  du 
maréchal  de  Bei.le-Isle,  dont  on  connaît  l'admirable 
retraite  de  Prague  et  le  laborieux  ministère.  Principal 
rédacteur  des  ordonnances  militaires  de  1737,  fondateur 
de  l'Académie  de  Metz,  auteur  de  Mémoires  instructifs, 
ce  petit-fils  de  Fouquet  montra  une  main  aussi  habile  à 
manier  la  plume  que  l'épée,  et  justifia  son  entrée  parmi 
les  Quarante  par  des  œuvres  solides,  qui  lui  valurent  de 
la  part  du  grand  Frédéric  l'épithète  flatteuse  de  «  Légis- 
lateur de  l'Allemagne.  » 

Notre  galerie  académique  du  xviii''  siècle  se  termine 
par  les  portraits  de  deux  prélats  de  grand  mérite,  M.  de 
CoETLOSQUET  et  le  cardinal  de  Boisgelin.  —  Evoque 
de  Limoges  et  précepteur  des  enfants  de  France,  le  pre- 
mier édifia  la  cour  par  ses  vertus  modestes,  sa  parole 
évangélique,  sa  bienfaisance  et  son  esprit  conciliant.  Il 
professait  un  véritable  culte  pour  les  belles-lettres, et  pos- 
sédait au  suprême  degré  l'onclio-n  oratoire  ;  mais  pour- 
quoi rechercher  plus  loin  ses  mérites?  Il  éleva  Louis  XVI, 
el  fut,  selon  l'expression  de  Maury,un  évèque  à  la  cour: 
point  n'est  besoin  d'un  plus  brillant  éloge. 

Poète,  orateur,  politique,  administrateur  et  moraliste, 
le  cardinal  de  Boisgelin   eut  une  carrière  plus    reten- 


XXII  LA    BRETAGNE    A    h  ACADÉMIE 

tissante.  Ayant  abandonné  son  droit  d'aînesse  à  ud 
frère  plus  jeune,  afin  de  prendre  le  petit  collet,  il  com- 
posa d'abord  des  héroïdes  et  des  poésies  légères,  à 
l'exemple  de  l'abbé,  depuis  cardinal,  de  Bernis  ;  puis 
il  prononça  plusieurs  oraisons  funèbres  très  remar- 
quées, entre  autres  celles  du  roi  Stanislas  et  du  Dau- 
phin, et  fut  nommé  à  l'évêché  de  Lavaur.  On  sait  que  son 
discours  au  sacre  de  Louis  XVI  fut  applaudi  frénéti- 
quement, même  dans  l'enceinte  sacrée.  Son  passage  à 
l'archevêché  d'Aix  signala  en  lui  un  administrateur  habile, 
de  Técole  novatrice,  qui,  nommé  aux  Étals  généraux,  fit 
souvent  retentir  la  tribune  d'accents  généreux  et  patrio- 
tiques, et  se  trouva  naturellement  désigné  pour  la  pré- 
sidence de  l'Assemblée  constituante.  Après  dix  ans  d'exil 
en  Angleterre,  pendant  lesquels  il  publia  des  œuvres 
philosophiques,  en  particulier  un  mémoire  sur  VÂtlan- 
tide  de  Bailly,  suivi  d'une  paraphrase  en  vers  du  Psal- 
miste,  il  prononça,  dans  la  chaire  de  Notre-Dame,  un 
magnifique  discours  sur  le  rétablissement  de  la  religion 
et  mourut,  en  1804,  archevêque  de  Tours,  regretté  de 
tout  le  clergé  de  France. 

Les  académiciens  bretons  au  xix*  siècle  sont  trop  rap- 
prochés de  nous  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'insister 
longuement  sur  les  traits  de  leur  physionomie  politique 
ou  littéraire.  Voici  Bigot  de  Préa.meneu,  le  ministre 
des  cultes  de  Napoléon  P""  ;  l'immortel  Chateaubriand, 
le  poète  des  Martijrs  ;  l'aimable  Alexandre  Duval, 


I 


INTRODUCTION  XXIII 

successeur  de  Picard  et  prédécesseur  de  Scribe  ;  M*""  de 
QuÉLEN,  le  vénérable  archevêque  de  Paris;  un  diplo- 
mate, M.  DE  Sal\t-Aulaire  ;  l'historien  des  États  de 
Bretagne,  M.  de  Carné,  et  dans  la  génération  acadé- 
mique de  nos  jours,  MM.  Caro,  Jules  Simon  et  Renan. 

Celte  rapide  énumératiou  suffît  pour  constater  la  ri- 
chesse académique  de  la  province  bretonne  :  le  champ 
ouvert  à  l'étude,  dans  cette  région  de  l'histoire  littéraire, 
est  vaste  et  promet  des  moissons  abondantes.  Il  peut 
s'étendre  encore  sur  d'autres  terrains  aussi  fertiles  et 
beaucoup  moins  connus.  La  Bretagne  a  possédé  long- 
temps et  attiré  chez  elle  des  talents  de  tout  genre,  qui, 
sans  avoir  une  origine  bretonne,  se  sont  fixés  sur  son 
territoire  ou  l'ont  honorée  de  leurs  travaux  :  les  acadé- 
miciens sont  nombreux  qui  ont  laissé  chez  elle  des  traces 
vivantes  de  leur  passage.  Voici  M.  de  Cliamillard, 
évêque  de  Dol  en  1692;  Vabbé  de  Caumartin,  évoque 
de  Vannes  en  1714;  Vabbé  de  Roquette,  abbé  de  Saint- 
Gildas  de  Rhuys;  les  maréchaux  de  Duras  et  d'Estrées, 
gouverneurs  de  la  province  ;  le  cardinal  de  Polignac, 
abbé  de  Bégard  :  le  célèbre  archevêque  de  Sens,  Lan- 
guety  abbé  de  Coëtmalouen  ;  M.  de  Vauréal,  évêque  de 
Rennes  pendant  une  grande  partie  du  xvm^  siècle  ;  le 
ministre  Daru,  notre  historien,  et  tant  d'autres  qu'il 
serait  trop  long  de  rappeler  ici  :  le  fameux  Bohrobert, 
prieur  de  Saint-Saturnin-de->(Ozay  ;  Valincourt,  l'ami 
intime  de  Racine  et  de  Buileau,  secrétaire  du  comte  de 


XXIV  LA    BRETAGNE    A    L\\CA(lÉ>flE 

Toulouse  gouverneur  de  la  province,  et  pensionné  à  ce 
titre  par  les  États  pendant  plus  de  trente  ans  ;  le  duc  de 
la  Trémoui/le,  baron  de  Vitré  ;  le  duc  de  Richelieu, 
baron  de  Pont-l'Abbé;  \e  comte  de  Clermont,  abbé  de 
Buzai;  le  cardinal  d'Estrées,  prieur  de  Saint-Martin- 
de-Vertou  ;  les  abbés  d'Estrées,  Mongault  et  de  Radon- 
villiers,  abbés  de  Villeneuve,  etc.,  etc. 

L'auteur  n'étudiera  dans  ce  volume  que  les  académi- 
ciens bretons  ou  d'origine  bretonne  au  xvii«  siècle,  en 
leur  adjoignant  les  deux  derniers  ducs  de  Coislin,  élus 
dans  le  xviip  siècle,  mais  nés  dans  le  wif,  el  qu'on  ne 
peut  séparer  de  leur  père,  le  premier  duc  de  Coislin.  Ces 
études  ont  été  publiées  de  juin  1873  à  décembre  '1876, 
dans  la  Revue  de  Bretagne  et  de  Vendée,  où  elles  ne 
tarderont  pas  à  être  continuées  ;  et  l'Académie  fran- 
çaise a  bien  voulu,  en  1877,  accorder  une  de  ses 
couronnes  à  leur  tirage  à  part,  qui  constitue  la  première 
édition  (1),  entièrement  refondue  aujourd'hui  et  consi- 
dérablement augmentée. 

La  Bibliothèque  nationale  (correspondances  de  Sé- 
guier  et  de  Chapelain);  la  bibliothèque  de  l'Arsenal  (ma- 
nuscrits de  Conrart)  ;  les  procès-verbaux  des  Étals  de 
Bretagne  (archives  de  Saint-Brieuc  et  de  Nantes),  et  les 
registres  des  mandements  de  la  Chambre  des  comptes 
de  Bretagne  (archives  de  Nantesj,  sont  les  principales 
sources  inédites  où  l'on  ait  puisé. 

(1)  Nantes,  ForesL  et  Grimaud  :  lire  à  douze  exemplaires. 


LA  BRETAGXE  A  L'ACADÉMIE  FRAXCillSE 


I 

PAUL  IIAY  DU  CHÂSTELET 

(1592-1636) 


Nous  ouvrons  chronologiquement  cette  série  d'études  sur  la 
vie  et  les  ouvrages  des  académiciens  bretons,  par  une  personna- 
lité aujourd'hui  fort  oubliée,  ({ue  riiistoire  littéraire  n'a  jioiiit 
le  droit  de  laisser  dans  l'ombre.  De  par  l'histoire  générale, 
Richelieu  a  tellement  éclipsé  ses  collaborateurs  dans  Taccom- 
plissement  de  son  œuvre  puissante,  que  les  fastes  accrédités 
de  son  ministère  citent  à  peine  les  noms  des  plus  infatigables  : 
et  faut-il  s'étonner  qu'on  se  soit  si  peu  arrêté  devant  la  physio- 
nomie littéraire  de  Paul  du  Chaslelet,  lorsque  le  chancelier 
Séguier  lui-même,  après  quarante  années  de  la  carrière  la 
plus  laborieuse,  au  poste  suprême  de  la  magistrature  et  du 
conseil  sous  Richelieu,  Mazarin  et  Colbcrt,  a  si  longtemps 
attendu  un  biographe  (1)  ?  L'académicien  breton  n'eut  point 
une  carrière  comparable  à  celle  du  second  protecteur  de  l'Aca- 
démie ;  mais,  si  liumble  cl  si  courte  qu'elle  soit,  elle  est  digne 
d'occuper  pendant  quelques  instants  l'altenlion  de  l'historien 
scrupuleux.  Dans  un  travail  de  [dus  longue  haleine,  nous  éta- 

(1)  Voir  noire  volume  intitulé  :  Le  chanceUer  Pierre  Séguier,  second 
protecteur  de  l' Académie  française,  etc.  Paris.  Didier,  1871,  in-S,  cl  IST(i, 
in-18. 

i 


2  L.\    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIE 

hlii'ons  quelque  jour,  en  nous  appuyant  sur  de  nombreux 
docuraenls  authentiques,  que  la  presse  politique  n'est  pas  une 
institution  contemporaine  (1).  Richelieu  en  fit  un  usage  consi- 
dérable et  Paul  du  Chaslelet  fut  un  des  principaux  rédacteurs 
de  ces  apologies  vives  et  souvent  piquantes  qui  allaient  trou- 
bler, jusqu'au  fond  de  leur  retraite  de  Bruxelles,  les  partisans 
de  la  reine  mère  et  de  Monsieur  :  presse  non  périodique,  il 
est  vrai,  mais  presse  au  jour  le  jour,  prompte  à  l'attaque  et  à 
la  riposte,  toujours  prête  à  manier  la  plume  au  gré  des  événe- 
ments. —  Ce  caractère  nettement  accusé  de  polémiste  attitré 
du  cardinal,  suffirait  seul  pour  donner  un  relief  vigoureux  à 
une  physionomie  littéraire;  du  Chasteletsut  le  relever  encore 
par  d'autres  qualités.  Malheureusement  l'actualité  tue  le  polé- 
miste ;  un  demi-siècle  passe,  et  le  souvenir  est  perdu  de  ces 
luttes  d'un  jour  qui  passionnèrent  un  moment  la  génération 
précédente.  Nous  avons  presque  oublié  Courier;  nos  fils  con- 
naîtront-ils le  nom  de  Paradol?  Ces  brillants  météores  n'en 
méritent  pas  moins  une  étude  attentive. 


I.  La  Famille  Hay.  —  Le  Parlement  de  Rennes.  —  Les 
Maîtres  des  Requêtes.  —  Les  Entretiens  des  Champs-Éllsées 
(1592-1631). 

Sous  le  règne  de  Kenneth  III,  vers  Tan  980,  les  Danois 
envahirent  l'Ecosse;  une  bataille  terrible  se  livra  dans  les 
environs  de  Licurtie,  et  les  Ecossais,  mis  en  déroute,  se  reti- 
raient dans  le  plus  grand  désordre  vers  la  ville  de  Perth, 
lorsqu'ils  rencontrèrent  un  étroit  défilé  resserré  entre  les  mon- 
tagnes et  les  bords  de  la  rivière  de  la  Tay.  Un  paysan  qui  se 
trouvait  avec  ses  deux  fils  dans  ces  parages,  sentit  tout  à  coup 
la  fibre  nationale  vibrer  jusqu'au  fond  de  son  être  :  tous  trois, 
saisissant  des  fragments  de  leur  charrue,  se  placèrent  h  la 
tête  du  défilé,  attaquèrent  vigoureusement  les  premiers  Danois 

(1)  Cet  ouvrage  s'appellera  la  Cour  <icadèmique  du  Palais  cardinal. 
Voir  en  atlcnciant  notre  étude  intitulée  :  la  Presse  politique  sous  Riche- 
lieu et  l" Académicien  Jean  de  Sirmond.  Paris,  Baur,  1876,  in-8.  (Extraite 
du  Correspondant  et  couronnée  par  l'Académie.; 


PALL    IIAY    IIU    CHASTELET  3 

qui  se  présentèrent  à  la  poursuite  des  vaincus  ;  et  bientôt, 
ranimés  par  l'exemple  de  ces  vaillants  défenseurs,  lesEcossais 
revinrent  à  la  charge,  puis,  vaincjueurs  à  leur  tour,  chassè- 
rent les  Danois  de  leur  territoire.  En  récompense  de  cette 
action  mémorable,  le  roi  Kenneth  anoblit  le  paysan,  lui 
donna  pour  armoiries  «  de  gueules  à  trois  écussons  d'ar- 
gent (1)  »  et  le  déclara  possesseur  de  tout  le  territoire  qui 
s'étendrait  jusqu'au  vol  d'un  faucon.  La  famille  de  ce  paysan, 
nommé  Hay,  devint  bientôt  l'une  des  plus  puissantes  d'Ecosse; 
ses  diverses  branches  se  répandirent  en  ce  pays,  en  Angle- 
terre, en  Normandie  et  jusque  dans  la  Bretagne  ;  elle  fut  la 
souche  des  comtes  de  Carlisle  et  des  comtes  d'Errol,  et  compta 
dans  son  sein  de  vaillants  guerriers,  soutiens  des  couronnes 
d'Ecosse  et  d'Angleterre. 

Au  xvii«  siècle,  dit  Pellisson,  la  famille  Hay  du  Chastelet, 
d'où  sortirent  les  deux  académiciens,  se  vantait  de  descendre, 
par  une  succession  non  interrompue  depuis  six  cents  ans,  des 
comtes  de  Carlisle  et  par  conséquent  du  fameux  paysan  qui 
chassa  les  Danois  hors  de  l'Ecosse.  Tous  les  biographes  ont 
répété  l'insinuation,  d'abord  discrète,  du  premier  historien 
de  l'Académie  ;  et,  deux  siècles  y  aiJant,  ce  qui  n'était  d'abord 
qu'une  prétention  est  devenu  de  nos  jours  une  réalité  bien 
établie  :  dans  la  BiograpJiie  bretonne  2",  M.  Prosper  Levot 
affirme  nettement  la  descendance  écossaise  des  du  Chastelet  ; 
et  M.  Hauréau,  dans  son  Histoire  littéraire  du  Maine,  n'est 
pas  moins  catégorique  (3\ 

Nous  avons  préféré  remonter  à  des  sources  plus  sûres. 
Après  avoir  consulté  le  vieux  du  Paz,  qui  écrivait,  en  10:20, 

(1)  Voy.  le  Diclionnnirr  fr//?V/!/(î  de  Baylc. 

(2)  Biographie  bretonne.  Vannes,  Cauderan,  IH.*)-}, -2  vol.  ç;rand  in-8. 

(3)  Haurcl'au,  llisl.  litl.  du  Maine,  t.  VI.  Paris.  Dumoulin,  1872,  in-1-2. 
—  H  n'est  pas  liors  de  propos  d'ajouter  iiue  Mailiiou  de  Mordues,  l'un  des 
adversaires  les  plus  violents  de  du  Chastelet,  s'exprime  ainsi  dans  un  de 
ses  libelles  :  »  Le  sieur  Hay  dit  par  vanilô  (|u'il  est  descendu  des  millors 
d'Hay  Anglois,  encore  (lu'on  soit  bien  informé  de  la  bassesse  de  son  extrac- 
tion. S'il  crojoit  estre  sorti  d'Angleterre,  cl  que  cet  advisé,  courtois  et 
accomply  chevalier  le  comte  de  Carlisle  aye  droit  de  s'y  opposer  pour  la 
gloire  de  sa  muiton.il  ne  traiteroil  pas  si  mal  les  Auglois. . .  »  (Jugeincnl 
sur  la  pré/ace  des  diverses  pièces,  pp.  31,  32.) 


4  LA    BRETAGNE    A    L ACADEMIE 

V Histoire  gènèahglgue  de  plusieurs  maisons  illustres  de  Bre- 
tagne, et  qui,  signalant  un  Gautier  Hay,  seigneur  de  la 
Guerche  et  de  Pouancé,  fondateur  du  prieuré  de  la  Magde- 
leine  de  Pouancé,  dès  1094,  ne  donne  de  généalogie  régulière 
des  Hay  qu'à  partir  de  13o0  (époque  à  laquelle  vivait  le  père 
du  premier  Hay  des  Nétumières),  nous  n'avons  pas  cru  pou- 
voir nous  adresser  plus  sûrement  qu'aux  recueils  manuscrits 
des  arrêts  du  conseil  de  réformation  de  la  noblesse  de  Breta- 
gne, commencée  en  1667  et  terminée  en  1671.  Or  la  généa- 
logie de  la  famille  Hay  du  Chastelet,  branche  des  Hay  des 
Nétumières,  s'y  trouve  rapportée  tout  entière,  en  remontant 
])ar  douze  générations  non  interrompues  jusqu'au  xiii'' siècle  ; 
il  n'y  est  pas  question  de  la  descendance  écossaise,  et  l'arrêt 
du  conseil,  en  date  du  12  novembre  1668,  pris  sur  le  rapport 
de  M.  Descartes,  se  conttMite  de  déclarer  nobles  d'ancienne 
extraction,  les  maintenant  en  qualité  de  chevaliers,  les  chefs 
des  trois  rameaux  alors  existants  :  Paul  Hay,  sieur  des  Nétu- 
mières, Paul  Hay,  sieur  du  Chastelet,  et  Siméon  Hay,  sieur 
de  Coëslan.  Enfin,  tous  trois  portent  :  de  sable  au  lion  morné 
d^argent,  et  ce  ne  sont  pas  précisément  les  armoiries  données 
])ar  le  roi  Kennetli  au  fameux  paysan.  H  est  vrai  que  la 
f-miille  aurait  pu  changer  d'armes  après  l'émigration;  mais 
si  nous  continuons  nos  recherches,  nous  rencontrons  en  Bre- 
tagne deux  autres  familles  Hay,  non  parentes,  dont  l'une,  celle 
des  Hay  de  Slade  et  de  Lourmeau,  fut  maintenue  au  conseil 
en  1763,  et  portait  d'argent  à  trois  écussons  de  gueule,  avec 
la  devise  :  Renovate  animos.  Voilà  bien,  sauf  le  renversement 
des  couleurs,  peut-être  mal  rapportées  par  Bayle,  les  armoi- 
ries octroyées  par  le  roi  Kennelh  au  libérateur  de  l'Ecosse  ,1' . 

(I)  Nous  trouvons  dans  les  registres  des  mandements  de  la  chambre 
des  comptes  de  Bretagne,  tout  le  dossier  de  «  reconnaissance,  de  noblesse 
d'ancienne  extraction  pour  les  sieurs  François- Jacques-Louis  et  Noël- 
r.icliard  Hay,  »  fils  de  Guillaume  Hay  de  Slade,  émigré  en  France  en  1098 
à  la  suite  des  Sluarts.  Leur  généalogie  remonte  jusqu'au  paysan  anobli 
par  Kennolh  :  elle  est  délivrée  «  par  le  Roy  d'armes  et  principal  héros 
de  toute  l'Irlande  et  datée  de  Dublin  le  10  mars  1762.  »  Elle  constate  que 
la  ."jranche  de  Slade  passa  d'Ecosse  en  Angleterre  et  vint  se  fixer  en 
Irhnde  sous  le  règne  de  Henri  II  d'Angleterre.  —  Le  conseil  du  roi  fil 


PAUL    IIAY    DU    CIIASTELET  5 

La  conclusion  se  déduit  d'elle-même;  et  nous  signalerons 
bientôt  un  petit  incident  qui  nous  amène  à  supposer  que,  par- 
venu h  une  haute  fortune,  l'académicien  maître  des  requêtes 
voulut  éblouir  ses  collègues  par  une  illustre  descendance  qui 
ne  lui  appartenait  point  :  il  eiJt  été  bon  de  ne  pas  le  croire  sur 
parole.  Seignelay  prétendit  aussi  plus  tard  que  les  Colbert 
descendaient  des  premiers  barons  d'Ecosse;  mais,  en  dépit  de 
Ménage  et  des  plus  beaux  parchemins,  la  cour  ne  fit  qu'en  rire. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  lesduChastelet  comptaient 
au  XVII®  siècle  parmi  les  vieilles  familles  de  Bretagne.  Un 
Guillaume  Hay,  chevalier,  conseiller  du  duc  de  Bretagne 
Jean  II,  avait  été  sénéchal  de  Nantes  à  la  fin  du  xiii*'  siècle  ; 
un  autre  avait  servi  Charles  V  dans  les  guerres  de  Normandie 
en  1375,  et  vers  le  commencement  du  xv!!*^  siècle,  époque  à 
laquelle  les  deux  futurs  académiciens  firent  leur  entrée  dans 
la  vie,  quatre  membres  de  la  famille  Hay  possédaient  à  la  fois 
des  sièges  au  parlement  de  Rennes. 

Daniel  Hay,  sieur  du  Chastelet,  père  de  Paul  et  de  Daniel, 
était  fils  d'un  second  mariage  de  Jean  Hay,  sieur  du  Plessix 
et  des  Nétumières,  conseiller  au  parlement  de  Bretagne  en 
1554.  Son  frère  aîné,  Paul,  sieur  des  Nétumières,  fils  du 
premier  lit,  succéda  en  1o8i  h  son  père  dans  la  charge  de 
conseiller,  et  devint  en  1G0;2  président  à  mortier.  Enfin,  le 
frère  cadet  de  Daniel,  Simon  Hay,  sieur  de  la  Bouexière,  lige 
des  Hay  de  Coeslan,  fut  nommé  conseiller  au  parlement  en 
■159o.  Qu'on  nous  pardonne  ces  longs  détails  :  il  est  bon  de 
connaître  exactement  l'entourage  et  la  famille  des  jeunes  gens, 
lorsqu'on  veut  se  rendre  compte  de  leur  éducation  et  de  la 
facilité  qu'ils  ont  eue  d'arriver  plus  tard  aux  charges  ou  aux 
honneurs. 

Daniel  ne  suivit  pas  la  carrière  du  parlement  comme  ses 
deux  frères,  mais,  à  leur  exemple,  il  entra  dans  la  magistra- 
ture ;  nous  le  trouvons,  à  la  fin  du  xvi«  siècle,  en  possession  de 

droit  à  la  requête  de  niainlcnuc  de  noblesse,  le  18  février  iTG3,  et  l'arrot 
fui  enregistré  par  la  cliambro  dos  comptes  de  Bretagne  le  10  seiitcinbri' 
de  la  niiîmc  anucc.  [Archives  delà  Loire-Iiifcrieurc.)  Voila  donc  les  seul 
descendants  officiels,  en  France,  du  libérateur  de  l'Ecosse. 


6  LA    BRETAGNE   A   L  ACADEMIE 

la  charge  de  lieutenant  civil,  criminel  et  de  police  à  Laval  ;  et, 
si  Ton  donne  créance  à  un  passage  d'un  pamphlet  de  Mathieu 
de  Morgues,  il  aurait  joint  à  celte  charge  celle  d'intendant  de 
la  maison  du  duc  de  la  Trémouille,  pour  lequel  il  vendit,  en 
i  626,  les  terres  de  Suel  et  de  Bécherel,  mouvantes  de  la  comté 
de  Nantes.  Nous  n'avons  pas  retrouvé  la  date  de  sa  naissance 
ni  celle  de  sa  mort  :  nous  savons  seulement  qu'en  1589,  il 
épousa  Gilette  de  Pélineuc  et  qu'il  en  eut  deux  fds,  les  deux 
membres  de  la  première  Académie.  Pour  l'aîné,  les  documents 
ne  nous  feront  pas  défaut. 

D'après  tous  les  biographes,  Paul  Hay  du  Chastelet  naquit 
en  1593;  cependant  Pellisson,  qui  parait  avoir  résumé  sur 
l'académicien  des  notes  fort  précises,  dit  positivement  qu'il 
mourut  le  6  avril  1636,  à  l'âge  de  quarante-trois  ans  et  cinq 
mois.  Le  calcul  le  plus  élémentaire  nous  conduit  donc  à  fixer 
la  naissance  de  Paul  du  Chastelet  au  mois  de  novembre  1592. 
Son  frère  Daniel,  destiné,  en  qualité  de  cadet  de  famille,  à 
l'état  ecclésiastique,  ne  vint  au  monde  que  quatre  ans  plus 
tard,  le  23  octobre  1596;  et  comme  le  Chastelet  se  trouvait 
situé  dans  la  paroisse  de  Balazé,  à  une  lieue  au  nord  de  la 
ville  de  Vitré,  dont  les  ducs  de  la  Trémouille  étaient  barons, 
il  obtint  de  bonne  heure  l'aljbaye  de  Cliambon,  qui  dépendait 
de  la  vicomte  de  Thouars,  sur  les  confins  du  Poitou. 

Paul  suivit  la  carrière  de  ses  ancêtres;  il  termina  ses  études  de 
droit  à  Paris,  car  il  nous  apprend  lui-même  qu'il  eut  l'honneur 
d'être  reçu  à  la  cour  du  roi  Henri  IV  (1)  ;  et  dès  l'année  1616, 
à  l'âge  de  vingt-quatre  ans,  il  entrait  comme  conseiller  au  par- 
lement de  Bretagne.  Au  mois  de  juin  1618,  il  fut  nommé  avocat 
général,  et,  pendant  cinq  années  consécutives,  il  occupa  cette 
charge,  sinon  h  la  satisfaction  générale,  du  moins  avec  esprit  : 
car  ses  réquisitoires  souvent  très-satirii{ues,  lui  attirèrent 
l'animosité  de  plusieurs  magistrats  ;  mais  cela  mit  en  relief 
ses  talents  oratoires  et  bientôt  la  faveur  royale  le  distingua 
parmi  ses  collègues  des  parlements  (2'.  En   1621,   l'année 

(1)  Vinnocence  justilîée,  p.  23. 

(2)  On  trouve  dans  les  registres  des  mandcmcnls  de  la  chambre  des 
comptes  de  Bretagne,  XX,  196-197,   des  lelires  patentes  de  Louis  XIII 


PAUL    HAY    DU    CHASTELET  7 

même  oh  son  frère  Daniel,  qui  n'avait  que  vinq-cinq  ans,  obte- 
nait le  doyenné  de  régiisc  collégiale  de  Laval  et  le  prieuré  de 
Notre-Dame,  à  l'époque  du  fameux  voyage  de  Louis  XIII  en 
Guyenne  et  en  Béarn,  au  milieu  des  agitations  de  la  guerre 
civile  et  des  difficultés  de  toute  nature,  le  jeune  avocat  général 
de  Rennes  reçut,  à  vingt-neuf  ans,  la  délicate  mission  d'aller 
établir  à  Pau  un  parlement,  en  pays  révolté.  Nous  remar- 
querons en  passant  une  coïncidence  toute  spéciale  :  vers  le 
même  temps,  le  roi  d'Angleterre  envoyait  à  la  cour  de  France, 
en  qualité  d'ambassadeur  extraordinaire,  pour  ménager  un 
accommodement  entre  Louis  XIII  et  les  huguenots,  lord  Hay, 
comte  de  Carlisle,  l'un  des  chefs  de  cette  famille  illustre  du 
paysan  d'Ecosse,  dont  l'envoyé  du  roi  de  France  à  Pau  se  vanta 
plus  tard  de  descendre.  Nous  ne  serions  pas  étonné  que  cette 
prétention  de  Paul  du  Chasteleteût  pris  naissance  précisément 
à  cette  époque,  lorsque  les  deux  Hay,  l'ambassadeur  et  l'avocat 
général,  se  rencontrèrent  ensemble  au  camp  de  l'armée 
royale. 

Quoi  qu'il  en  soit,  du  Chastelet  trouva  dès  son  arrivée  en 
Béarn,  en  dehors  des  troubles  civils,  des  difficultés  fort  graves 
dans  l'accomplissement  de  sa  mission.  Les  deux  anciens  con- 
seils souverains  de  Saint-Palais  et  de  Pau,  réunis  pour  com- 
poser un  parlement  de  nouvelle  institution,  étaient  en  ([uerelle 
l'un  avec  l'autre  sur  des  questions  de  préséances  et  de  droits 
acquis  :  des  deux  procureurs  généraux  et  de  leurs  avocats  et 
substituts,  quels  seraient  les  titulaires  définitifs?  quel  rang 

qui  lui  accorde  le  16  mars  1620  une  pension  de  000  livres  «  par  chascun 
an,  sur  les  deniers  provenant  des  amendes  tant  civilles  que  criniinclles 
de  noslre  cour,  et  autres  deniers  extraordinaires  dont  il  n'est  l'ait 
aulcun  estât.  >.  Les  motifs  sont  «  les  bons  et  agréables  services  que  le 
dic-t  Paul  Hay  nousaCaicts,  et  le  peu  de  gaiges  qui  sont  attribuez  à  son 
dict  oince,  qui  ne  sont  à  beaucoup  près  sul'lizans  pour  l'enlrolennement 
eelon  l'honneur  et  disnil6  d'icelluy.  »  -  MallieureusemcDl  il  n'y  eut 
point  de  reli(}uats  de  fonds  i)Our  payer  cette  pension,  en  sorte  que  du 
Chastelet  s'adressa  aux  Etats  de  Utelagnc  qui  lui  allouèrent  la  somme 
de  1,000  livres  par  forme  de  gralitication,  le  -2H  juillet  16^-2.—  Par  lettres 
patentes  du  27  mars  16-23,  Louis  XIII  approuva  celte  allocation,  non  \y.\s 
ti  litre  de  gratification,  mais  à  lilre  d'avaiice  sur  la  pension  {Ibid.,  XXI, 
p.  131).  —  Arcliives  du  déparleiucnl  de  la  Loire-Inférieure. 


8  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

occuperaient  les  présidenls  réunis?  et  mille  autres  problèmes 
de  cette  nature,  qu'on  peut  voir  longuement  exposés  dans  le 
Mercure  du  temps...  Du  Chastelet  Unit  par  les  résoudre,  et 
bien  que  les  archives  de  Pau  n'aient  pu,  malgré  nos  recher- 
ches, nous  fournir  aucun  détail  sur  ses  négociations,  nous 
savons  du  moins  qu'elles  eurent  un  plein  succès  ;  car,  satisfait 
des  services  qu'il  avait  rendus  à  l'autorité  royale  dans  cette 
mission,  le  roi  le  nomma  maître  des  requêtes  (1).  Déjà  veuf 
de  Marguerite  de  Renouard,  fille  d'un  maître  des  comptes  de 
Bretagne,  et  sœur  du  futur  académicien  J.-J.  de  Renouard 
de  Villayer,  du  Chastelet  venait  d'épouser  Madeleine  Dan- 
guechin  de  Yerdilly,  lille  d'un  conseiller  au  Parlement  de 
Paris.  On  lit  dans  le  Ducatiana,  qu'il  fut  obligé  de  quitter 
sa  charge  d'avocat  général  «  pour  quelque  affront  qu'il 
reçut  à  cause  de  ses  plaidoyers  trop  satiriques  »  ;  il  est 
vrai,  remarque  l'abbé  Goujel,  qu'on  ne  donne  point  la 
preuve  de  ce  fait.  Pellisson  dit  bien  quelque  part  avoir  vu 
de  du  Chastelet  une  «  satire  cruelle  et  sanglante  contre  un 
magistrat,  sous  le  nom  de***»;  mais  personne  n'a  revu 
cette  satire,  et  nous  ne  pouvons  savoir  si  elle  se  rapporte 
à  cette  période.  D'un  autre  côté,  Mathieu  de  3Iorgues  dira 
plus  tard,  dans  son  virulent  pamphlet  intitulé  la  Vcrllè 
défendue  :  «  Il  a  fait  autrefois  l'office  d'avocat  général  dans 
un  parlement;  il  y  convertissoit  le  barreau  en  théâtre  de  char- 
latan :  ses  plaidoyers  n'étoient  que  des  satires;  elles  firent 
fondre  sur  lui  une  grêle  de  coups  de  bâtons,  qui  ne  le  rendi- 
rent pas  plus  sage,  mais  l'obligèrent  de  quitter  son  pays  pour 
venir  raffiner  sa  malice  dans  la  cour...  »  Nous  citons  ce  pas- 
sage, parce  qu'un  biographe  impartial  ne  doit  rien  omettre  : 
mais  faut-il  accepter  de  confiance  le  poison  le  plus  envenimé 
de  la  satire  aux  abois?...  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que 
l'avocat  général,  par  sa  nouvelle  nomination,  eut  ce  qu'on 
appelle  en  langage  contemporain,  de  l'avancement. 

C'était  en  1623,  à  l'époque  où  Richelieu  recevait  le  chapeau 

(1)  Il  fut  reçu  le  3  avril  16-23.  Celle  dale  nous  est  donnée  par  une 
notice  d'un  ircs-curieux  recueil  manuscril  de  la  Bibliothèque  nationale, 
intiluk'  :  Lhte  des  maistrcs  des  requêtes,  etc.,  n"  11018,  f-  140. 


PAUL    HAY    nu    CIIASTEI.KT  9 

de  cardinal  et  un  an  seulement  avant  son  arrivée  définilive 
aux  affaires.  Le  corps  des  maîtres  des  requêtes  ne  formait 
alors  qu'une  simple  juridiction  spéciale  sans  attributions  net- 
tement déterminées,  et  chargée  de  «chevauchées  »  ou  inspec- 
tions dans  les  provinces.  Richelieu  devait,  quelques  mois  plus 
tard,  mettre  à  large  contribution,  dans  son  système  d'admi- 
nistration générale,  ce  corps  instruit  et  dévoué,  presque  tout 
entier  sorti  de  la  magistrature  parisienne  ou  provinciale.  Ce 
fut  parmi  eux  qu'il  choisit  ses  intendants,  intermédiaires  directs 
entre  le  pouvoir  royal  et  les  pouvoirs  provinciaux,  et  modé- 
ratcursen  même  temps  des  aspirations  décentralisatrices  de  ces 
derniers  ;  parmi  eux  aussi,  le  tout-puissant  ministre  choisit 
ses  commissaires  extraordinaires  et  ses  juges  politiques. 

Du  Chastelet  ne  tarda  pas  a  se  faire  remarquer  par  le  car- 
dinal, au  milieu  de  ses  collègues,  à  cause  de  son  esprit  vif, 
satiri(iue  et  mordant.  C'est  lui,  pour  citer  un  exemple  de  ses 
saillies,  qui,  d'après  ïallemant  des  Réaux,  traduisait  par  «Je 
suis  gueux,  mai.s  c'est  de  race  »,  l'épitaphe  In  fundalo,  scd 
avito,  que  le  maître  des  requêtes  Turcan  d'Âubeterre  avait 
fait  mettre  sur  la  porte  de  sa  maison  (l).  Riclielieu,  <iui 
reconnut  immédiatement  quels  services  cet  esprit  bien  dirige 
pouvait  rendre  à  sa  cause,  résolut  de  l'attacher  plus  spéciale- 
ment à  sa  personne.  Il  craignait,  peut-être  pour  lui-même,  sa 
verve  caustique  :  il  préféra  s"en  servir  pour  combailre  ses 
nombreux  ennemis;  et  du  Chastelet,  qui  entrevit  dans  cette 
situation  un  avenir  de  faveurs  et  de  dignités,  s'empressa  d'ac- 
quiescer aux  désirs  du  ministre.  Au  bout  de  quelques  années, 
il  devint  son  apologiste  en  titre. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  qu'eu  acceptant  celle 
position,  Paul  du  Chastelet  fit  complète  abdication  de  son 
indépendance.  11  se  j)ermettail  quelquefois  de  combattre  les 
idées  de  son  maître.  Ainsi,  lors(pie  Richelieu  lit  mettre  en 
jugement  Boulleville,  à  la  suile  de  son  fameux  duel,  du  Chas- 
telet composa  on  faveur  des  accusés  un  factum  «  qui  fut  trouvé 

(I)         iMon  verre  n'esl  pas  grand,   mais  je  bois  dans  mon  verre, 
a  dil  do  nos  jours  AllVcd  de  Musset. 


40  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

également  éloquent  et  hardi.»  C'est  un  in-folio  de  huit  pages, 
jiubliéen  1627  et  intitulé  :  «Pour  messire  François  de  Mont- 
morency, comte  de  Luz  et  de  Boutteville,  et  messire  François 
de  Rosmadec,  comte  de  Chapelles.  »  Richelieu  ne  fut  pas  con- 
tent de  cette  action  courageuse,  et  «  lui  ayant  reproché  que 
c'était  pour  condamner  la  justice  du  Roi  :  —  Pardonnez- 
moi,  lui  dit  M.  du  Chastelet,  c'est  pour  justifier  sa  miséri- 
corde, s'il  a  la  bonté  d'en  user  envers  un  des  plus  vaillants 
hommes  de  son  royaume  (1).  » 

Quelques  années  plus  tard,  rapporte  encore  Pellisson, 
«comme  il  assistoit  un  jour  M.  de  Saint-Preuil,  quisoUicitoit 
la  grâce  du  duc  de  Montmorency,  et  qu'il  témoignoii  beaucoup 
de  chaleur  pour  cela,  le  Roi  lui  dit  :  —  Je  pense  que  M.  du 
Chastelet  voudroit  avoir  perdu  un  bras  pour  sauver  M.  de 
Montmorency.  Il  répondit  :  —  Je  voudrois.  Sire,  les  avoir 
perdus  tous  deux,  car  ils  sont  inutiles  à  votre  service,  et  en 
avoir  sauvé  un  qui  vous  a  gagné  des  batailles  et  qui  vous  en 
gagneroit  encore.  » 

Ces  deux  traits  nous  offrent  une  indépendance  de  caractère 
peu  commune  chez  un  courlisan  et  nous  les  avons  cités  tout 
d'abord,  dans  la  crainte  qu'on  ne  puisse,  pai'ce  qui  va  suivre, 
ranger  du  Chastelet  parmi  ceux  qu'on  appellerait,  en  langue 
vulgaire,  les  âmes  damnées  du  cardinal. 

Introduit  dans  la  familiarité  de  Richelieu,  le  jeune  maître 
des  requêtes  prit  en  effet  le  premier  rang  parmi  ses  auxiliaires 
les  plus  dévoués  pour  débrouiller  les  intrigues  presque  inex- 
tricables des  partisans  delà  reine  mère  et  de  Monsieur.  Pen- 
dant les  premières  années  de  son  pouvoir,  Richelieu  dut  sans 
cesse  avoir  l'œil  ouvert  sur  ces  menées  ténébreuses  ourdies 
par  «La  Fargis,  Vaultier,  Bellingan,  le  président  le  Coigneux, 
Madame  de  Chevreuse  et  autres...»  On  sait  comment  ces 
«  cabales  »,   suivant  l'expression  du  Journal  de  Richelieu, 


(1)  Pellisson,  Histoire  de  VAcadémie  françatse.  Edit.  Livet,  I,  170.  — 
M.  Hauréau,  dans  VHisloire  littéraire  du  Maine,  dit  que  ce  fut  après  ces 
événements  que  du  Chastelet  fut  nommé  maître  des  requêtes.  C'est  une 
erreur.  Il  l'était  déjà  depuis  quatre  ans.  (Histoire  littéraire  du  Maine,  VI, 
p.  78.) 


PAUL    HAY   DU    CHASTELET  41 

amenèrent  le  «grand  orage  de  la  cour»  et  la  Journée  des 
Dupes,  justifiant  le  fameux  propos  du  cardinal,  «  que  le  cabi- 
net de  Louis  XIII  et  son  petit-coucher  lui  donnaient  plus 
d'embarras  que  l'Europe  tout  entière.  » 

Plusieurs  passages  du  Journal  de  Richelieu  nous  montrent 
Paul  du  Chastelet  à  la  piste  de  toutes  les  cabales  de  la  cour, 
et  rendant  compte  au  cardinal  de  ce  qu'il  avait  vu  et  entendu  : 
pour  ne  pas  dépasser  les  bornes  de  cette  étude,  nous  y  ren- 
voyons le  lecteur.  Nous  remarquerons  seulement  que  d'après 
les  indications  d'un  précieux  manuscrit  de  la  Bibliothèque 
nationale  contenant  des  notices  sur  tous  les  maîtres  des 
requêtes  du  xvii"  siècle,  Paul  Hay  exerça  pendant  quelque 
temps  les  fondions  d'intendant  de  justice  en  Bretagne,  en 
Béarn,  en  Bourgogne  et  en  Bresse. 

En  1630,  du  Chastelet  accompagna  son  maître  en  qualité 
d'intendant  des  armées  de  Savoie  et  de  Piémont,  dans  cette 
fameuse  expédition  d'Italie,  pendant  laquelle  on  put  voir 
Richelieu,  revêtu  d'une  armure,  commander  les  troupes 
royales  et  les  mènera  la  victoire...  On  lit  dans  les  Mémoires 
de  Richelieu  que  «  le  roi,  après  avoir  ordonné  toutes  choses, 
partit  de  Lyon  et  arriva  à  Grenoble,  le  10  mai  :  le  cardinal, 
qui  y  étoit  arrivé  le  jour  précédent,  alla  au-devant  de  Sa 
3Iajesté  et  l'accompagna,  et  le  jour  même  lui  tit,  en  présence 
des  maréchaux  de  Créqui,  Chàlillon,  Bassom[)ierre,  Vignoles, 
Contenant,  Hallier,  les  secrétaires  d'État,  et  Chàtelet,  le 
rapport  pour  la  négociation  pour  la  paix.  »  Le  maître  des 
requêtes,  on  le  voit,  faisait  son  voyage  en  bonne  compagnie; 
mais,  si  l'on  en  croit  certaines  suppositions,  il  dut  le  payer 
par  une  histoire  apologéli([ue  de  la  campagne. 

Le  P.  Lelong  cite,  dans  sa  Bibliothèque  historique  de  la 
France,  une  brocliure  politique  qui  parut  à  celte  époque,  à 
Grenoble,  chez  Marnioles,  et  qui  porte  le  titre  de  ((.Première 
et  seconde  Savoisienne,  où  se  voit  comment  les  ducs  de  Savoye 
ont  usurpé  plusieurs  Estats  appartenans  aux  rois  de  France.... 
et  les  raisons  de  cette  dernière  guerre,  comme  les  rois 
de  France  en  ont  eu  plusieurs  pour  cruels  ennemis,  comme 
l'Eglise  en  a  receu  de  grandes  offenses...  les  feintes  proposi- 


12  LA    BRETAGNE    A    l' ACADÉMIE 

tions  de  paix  pour  tromper  le  roi,  faire  périr  ses  armées  et 
assujétir  l'Italie,  sans  moyens  de  s'y  pouvoir  opposer,  etc.  » 
Or  ces  deux  Savoisiennes  sont  attribuées  positivement  par 
le  contemporain  Mathieu  de  Morgues,  abbé  de  Saint-Ger- 
main, h  Paul  du  Chastelet  :  et  ce  ne  fut  que  longtemps  plus 
tard  qu'on  donna  pour  auteur  à  cette  pièce  Bernard  de  Rechi- 
gnevoisin,  sieur  de  Guron.  Déjà,  en  1600,  Favocat  au  parle- 
ment Antoine  Arnauld,  mort  en  1619,  avait  publié  une  Sa- 
voisienne  pour  justitier  la  conquête  de  la  Savoie  par  Henri  IV; 
la  brochure  du  célèbre  avocat  donna  l'idée  des  deux  Savoi- 
siennes  de  1630.  Mais  nous  ne  nous  étendrons  point  sur  ce 
morceau  d'apologie  politique.  On  n'en  fait  pas  généralement 
honneur  à  Paul  du  Chastelet,  et  son  Recueil  de  pièces  pour 
servir  à  V histoire,  publié  en  1633,  ne  renferme  pas  cette 
pièce,  tandis  qu'il  contient  toutes  ses  autres  brochures. 

Ce  fut  seulement  en  1631,  plusieurs  mois  après  la  Journée 
des  Dupes  et  l'arrestation  de  Marillac,  que  du  Chastelet  entra 
résolument  dans  la  polémique  active,  et  mit  sa  plume  au  ser- 
vice de  son  maître.  On  peut  néanmoins  supposer  qu'il  s'y 
exerçait  depuis  quelque  temps,  ou  bien  que  le  succès  de  sa 
première  brochure  fut  assez  éclatant  pour  l'encourager  à  per- 
sévérer dans  celte  voie;  car  pendant  cette  première  année  de 
rentrée  en  lice  du  maître  des  requêtes,  six  libelles,  en  prose 
et  en  vers,  en  français  et  en  latin,  sortirent  de  son  arsenal 
pour  aller  frapper  en  pleine  poitrine  les  ennemis  de  son  pro- 
tecteur. 

Le  premier,  beaucoup  moins  satirique  que  les  suivants,  est 
surtout  une  apologie  de  la  politique  extérieure  et  intérieure  du 
premier  ministre;  il  est  intitulé  :  les  Entretiens  des  champs 
Éljjsées.  L'historien  Varillas  attribue  cet  écrit  à  Louis  de 
Guron  ;  mais  on  sait  combien  les  assertions  de  Varillas  sont 
souvent  sujettes  à  caution.  L'abbé  de  Saint-Germain,  libel- 
liste  attitré  de  Gaston  d'Orléans  et  de  la  reine  mère,  et  l'un 
des  principaux  adversaires  que  du  Chastelet  ait  eus  en  vue 
dans  ses  répliques,  affirme  j)lusieursfois,  dans  la  Bemontrance 
du  Caton  chrétien,  et  dans  ses  autres  pamphlets,  que  les 
Entretiens  sont  l'œuvre  du  maître  des  requêtes  :  nous  préfé- 


PAUL    IIAY  DU    CHASTELET  13 

rons  nous  en  tenir  à  cette  déclaration,  qu'ont  adoptée  presque 
tous  les  biographes  (1).  Du  reste,  le  style  des  Entretiens  a 
tellement  d'analogie  avec  les  écrits  suivants  de  Paul  du  Clias- 
iclet,  qu'il  semble  difiicile  de  les  attribuer  h  un  autre  qu'à 
lui.  Qu'on  nous  permette  d'en  donner  ici  quelques  extraits, 
pour  faire  connaître  la  manière  du  nouveau  libelliste,  qui  fut 
avec  Jean  Sirmond,  caché  souslenom  de  sieur  des  Montagnes, 
de  Sabin,  ou  de  Cléonville,  l'un  des  plus  ardents  champions 
de  la  politique  du  cardinal,  dans  l'arène  de  la  polémique. 

11  n'est  pas  besoin  de  dire  que  la  scène  se  passe  dans  ces 
champs  Élysées  que  garde  Cerbère.  Voici  l'entrée  en  matière, 
toute  pleine  d'allusions  h  notre  récente  campagne  en  Italie  : 

«  Me  han  quilfado  la  honra  »  (ils  m'ont  osté  Thonneur),  disoil 
des  Espagnols  le  marquis  Spinola,  pressé  d'angoisses  dans  les 
tristes  heures  de  sa  mort;  et  avec  ces  piteux  accents  s'achemi- 
noit  pour  passer  dans  les  champs  Elysées,  quand  Caron  d'une 
voix  furieuse  s'écria  :  «  Qu'on  me  cliasse  cet  Espagnol  d'icy,  de 
peur  qu'il  ne  vienne  troubler  le  repos  des  bienheureux,  comme 
ceux  de  sa  nation  font  toute  la  terre  en  l'autre  monde  »,  et  en 
même  temps  le  saisit  au  corps  pour  le  jetter  hors  de  la  barque  ; 
à  quoi  faisant  résistance,  il  remonslra  qu'il  estoit  Italien,  et  si 
fameux,  qu'il  ne  méritoit  pas  d'être  traiclé  de  la  sorte. 

«  ...  Arrivant  dans  les  prairies  voisines,  les  premières  per- 
sonnes de  cognoissance  qu'il  aperçut,  furent  les  ducs  de  Savoie 
et  Collalto,  qui  disputoient  ensemble  sur  la  prise   de  Pignerol, 

(1)  Nous  devons  insisLcr  sur  ce  point,  car  M.  Hauréau,  dans  son  llist. 
littéraire  du  Maine  (l.  Vf,  p.  80,  publié  en  1872),  prétend  démontrer  que 
Varillas  a  raison  d  allribuer  les  Entretiens  à  Louis  do  Guron  :  mais  son 
argumentation  porte  à  faux.  Elle  s'appuie  en  effet  sur  une  ciialion  de 
ftlalhieu  do  Morgues  faite  par  Varillas  et  qui  mettrait  à  la  cliarge  de 
l'autour  des  Entretiens  dos  faits  qui  ne  peuvent  s'appliquer  qu'à  Louis 
de  Guron,  parce  qu'il  s'agit  de  la  fin  du  règne  de  Henri  IV.  M.  Hauréau 
aurait  dû  recourir  à  la  brocliure  mémo  de  Mathieu  de  Morgues,  la 
Remontrance  du  Caton  chrétien.  Il  y  aurait  vu  que  le  passage  on  (jues- 
tion  :  «  0  le  i)éal,  »etc.,  s'applique  à  l'autour  do  l'Innocence  justiftee,  bro- 
chure qui  est  incontostablomcnt  de  du  Cliaslelct.  Si  enfin  il  avait  lu 
celte  Ijrochuro  de  l'Innocence  justifiée,  il  y  aurait  trouvé  à  la  i)age  :23 
une  ligne  où  l'auteur  dit  (iu'/7  courait  le  cerf  avec  le  feu  roij.  Il  n'y  a 
donc  aucune  coniradiclion  dans  le  texte  de  Mathieu  de  Morgues,  et  nous 
maintenons  formellement  notre  atlribulion.  Voir  de  plus,  ci-dessous,  les 
pages  2;5-â7. 


44  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

l'un  soutenant  qu'on  le  pouvoit  secourir,  et  l'antre  disant  le 
contraire.  » 

Alors  s'élève  une  grande  discussion,  entremêlée  de  cris  et 
de  coups  d'épée,  sur  les  affaires  d'Italie,  sur  Mantoue,  Cazal, 
Naples,  etc.,  puis  sur  celles  des  Flandres,  et  l'on  s'imagine 
facilement  que  la  politique  du  cardinal  a  l'avantage  sur  celle 
de  ses  adversaires. 

a  Sur  quoY,  tournant  visage,  ils  aperçurent  le  grand  Henry, 
avec  une  prande  suitle;  et  luy,  appuyé  sur  le  bras  de  Yilleroy  et 
du  président  Janin,  s'arrestasur  le  bord  d'une  grande  fontaine, 
où  soudain  La  Varenne  arriva,  tenant  entre  ses  mains  plusieurs 
pacquets  qui  furent  délivrez  à  Villeroy,  pour  les  deschiffrer.  Le 
roy  demanda  cependant  :  —  Quelles  nouvelles  courent?  J'ay  veu 
quelques  parties  contre  le  cardinal  de  Richelieu,  par  les  dernières 
despèches,  qui  portoientle  désordre  survenu,  et  le  raccomode- 
ment  qui  avoit  suivi,  à  la  grande  instance  qu'en  avoit  fait  le  Roy. 

—  J'en  suis  bien  aise,  dit  le  président  Janin,  car  je  Tai  toujours 
estimé  et  creu  qu'il  réussiroit  aux  affaires,  et  lui  ay  dit  souvent 
qu'il  prist  courage,  et  qu'il  auroit  son  temps  ;  et  Vostre  Majesté 
raesme  le  voyoit  de  bon  œil,  dès  qu'il  estoit  évesque  de  Lusson. 

—  Quoy  !  dit  le  Roy,  c'est  le  frère  de  Richelieu  ?  Il  est  vray  que 
je  l'aimois,  et  vous  sçavez  bien  et  M.  de  Yilleroy,  que  j'étois 
résolu  de  le  faire  cardinal  et  Veusse  mis  dans  mes  affaires^  si 
j'eusse  vécu  plus  longtemps.  —  H  y  a  bien  réussi,  dit  Zamet, 
car  depuis  qu'il  est  au  Conseil,  toute  la  France  a  changé  de  face  : 
et  quand  ce  ne  seroit  que  La  Rochelle  est  prise  et  rasée,  il  y 
auroit  de  quoy  se  contenter.  » 

Il  est  aisé  de  comprendre  combien  tous  ces  éloges  indirects 
devaient  plaire  àrÉminence.  L'insinuation  du  bon  Henri  IV, 
qui  aurait  fait  Richelieu  cardinal,  et  l'eût  nommé  ministre  s'il 
avait  vécu  plus  longtemps,  était  surtout  bien  trouvée...  Du 
Chastelet  continue  l'éloge  et  l'apologie  complète  de  son  protec  • 
teur,  en  passant  en  revue  toutes  les  affaires  intérieures  et 
extérieures  du  royaume,  les  huguenots  réduits,  la  maison 
d'Autriche  abaissée,  etc....  puis  il  s'arrête  longuement  sur 
l'histoire  de  la  Journée  des  Dupes. 


PAUL    HAY    DU    CHASTELET  45 

«  Mais  enfin  à  quoy  aboutit  celle  affaire  du  cardinal?  dit  le 
lioy.  —  Qu'on  l'a  voulu  esloingner  de  la  cour,  dit  Yilleroy.  — 
A  cette  parole  tous  les  assistans  firent  un  cry,  avec  un  Jésus,  les 
mains  jointes,  qui  fut  entendu  de  toutes  les  campagnes  voisines, 
monslrant  par  là  Testonnement  d'une  telle  nouvelle,  qui  attira 
beaucoup  de  gens,  les  uns  dolens,  et  les  autres  qui  s'en  ré- 
jouissoient.  » 

A  la  suite  de  cet  incident,  du  Chastelet  se  livre,  par  la 
bouche  de  l'un  des  interlocuteurs,  h  une  charge  à  fond  contre 
les  deux  Marillac,  et  d'abord  contre  le  garde  des  sceaux,  au 
sujet  duquel  le  cardinal  de  Bérulle  et  Servin  ont  une  petite 
querelle  assez  amusante  sur  les  libertés  de  FÉglise  gallicane. 
On  remonte  dans  le  passé  jusqu'en   4589,  pour  trouver  que 
Marillac  a  signé  «le  serment  horrible  qui  se  fit  contre  Henri 
troisiesme,  qu'aucuns  affirment  avoir  faict  de  son  propre  sang.  » 
On  raille  fort  agréablement  le  code  Michaud...  —  En  revan- 
che, Schomberg,  Bullion,  et  tous  les  ministres  dévoués   à 
Richelieu,  sont  comblés  d'éloges  par  Henri  IV';  puis,  le  bon 
roi,  rappelant  ses  souvenirs  :  —  «  iMais  ne  dit-on  rien  dans 
ces  despesches  du  frère  de  Marillac?  —  Ouy,  sire,  dit  Yilleroy, 
et  l'histoire  en  est  longue,  et  tout  le  monde  le  blasme  de  son 
ingratitude;  car  Vostre  Majesté  sçait  bien  qu'elle   n'en  avoit 
jamais  fait  d'estat,  depuis  le  fait  de  Caboche...  etc.»  Suit 
un  long  réquisitoire,   excessivement  violent,  où  le  maréchal 
est  encore   plus    attaqué  que  le  garde  des  sceaux.    Enfin, 
après  une  revue  aussi   complète   que   possible  des  affaires 
d'Allemagne,   des  Pays-Bas,   d'Angleterre   et  de   Hollande, 
toujours  à  l'avantage  de  la  politique  du  cardinal,  du  Chastelet 
termine  sa  brochure  par  l'introduction  assez  originale  d'un 
dernier  personnage  qui  arrive  de  la  cour  et  réclame  un  entre- 
lien secret  avec  le  bon  Henri.  Nous  regrettons  de  ne  pouvoir 
citer   ce  dernier  passage,  car  il  est   plein   de  mouvement; 
mais  il  faut  nous  borner. 

On  a  déjà  pu  reconnaître  dans  les  dialogues  naturels  et 
vivement  coupés  de  Paul  du  Chastelet,  une  facilité  de  style 
unie  à  une  simplicité  qu'on  chercherait  vainement  chez  la 
plupart  des  prosateurs  de  cette  époque.  Pour  le  bien  juger,  il 


d6  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

faut  se  rappeler  quelle  était  la  situation  de  la  langue  française 
en  1631  :  c'était  le  moment  de  la  grande  vogue  des  lettres 
de  Balzac  et  des  plaidoyers  ampoules  de  l'avocat  Le  Maistre. 
Le  maître  des  requêtes  avait  su,  par  son  style  naturel,  alerte 
et  léger,  s'éloigner  aussi  loin  de  la  pompe  de  Balzac  que  de 
la  préciosité  déjà  introduite  par  Voiture  dans  le  langage  de  la 
société  polie;  aussi  devons-nous  saluer  en  lui  l'un  des  pre- 
miers maîtres  du  véritable  esprit  français. 


II.   La  Polémique  politique  en  1631.  —  Du  Chastelet,  poëte. 

Malheureusement,  du  Chastelet  n'eut  pas  la  plume  assez 
ferme  au  début  de  sa  carrière  militante,  pour  résister  à  la 
tentation  de  faire  de  l'esprit  à  tout  prix,  aux  dépens  de  ses 
adversaires.  Fort  peu  de  temps  après  l'apparition  de  ses 
Entretiens,  il  lança  contre  les  Marillac  cette  fameuse  prose 
rimée,  qui  causa  tant  de  scandale  dans  le  procès  du  maré- 
chal, et  qui  fait  tache  dans  l'œuvre  apologétique  du  maître 
des  requêtes.  Là,  par  ses  allusions  grossières,  que  voile  à 
peine  un  latin  bas  et  cynique,  du  Chastelet  dépasse  le  but  de 
la  défense  ;  sa  polémique  devient  une  insulte,  et  ses  attaques 
ne  craignent  pas  de  s'avancer  jusqu'aux  plus  odieuses  ca- 
lomnies. Aussi  ce  pamphlet  a-t-il  attiré  à  son  auteur,  de  la 
part  des  historiens  ennemis  déclarés  de  Richelieu,  les  juge- 
ments les  plus  sévères,  et  même  de  violentes  invectives. 

Un  biographe  devant  être  impartial,  nous  citerons  le  pas- 
sage que  l'historien  Le  Yasser  consacre  à  du  Chastelet  sur  le 
sujet  qui  nous  occupe  ;  c'est  une  diatribe  ;  mais  le  pamphlet 
appelle  le  pamphlet.  Le  Yasser  commence  par  accuser  le 
maître  des  requêtes  de  corruption  :  Sous  le  ministère  du 
garde  des  sceaux  Marillac,  dit-il,  «  Chastelet,  nommé  com- 
missaire d'un  certain  Lopez,  syndic  des  Morisques  chassés 
d'Espagne  et  prisonnier  à  la  Bastille  pour  crime  d'État, 
reçut  un  diamant  de  quinze  mille  livres  et  fit  absoudre  Lopez. 
La  corruption  vint  à  la  connaissance  du  garde  des  sceaux, 
et  Chastelet  fut  seulement  chassé  du  conseil  par  l'indulgence 


PAUL    IIAY    DU    CIIASTELET  17 

(le  Marillac...  »  Nous  n'avons  trouvé  trace  de  cette  étrancre 
accusation  que  dans  les  diatribes  virulentes  de  Mathieu  de 
Morgues,  copié  servilenient  par  Le  Vassor  ;  et  cela  nous  ins- 
pire peu  de  confiance  ;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  du 
Chastelet,  s'il  fut  chassé  du  conseil,  ne  tarda  pas  à  y  rentrer. 
En  tout  cas,  telle  est  la  circonstance  qui,  suivant  Le  Vassor, 
fit  du  garde  des  sceaux  Marillac  et  de  Paul  du  Chastelet  deux 
ennemis  irréconciliables. 

Mathieu  de  Morgues  renchérit  encore  sur  l'histoire  de 
Lopez.  «  La  trahison,  dit-il  dans  la  Vérité  défendue,  lui  fit 
adorer  le  crédit  de  madame  de  Puisieux,  et  après  sa  disgrâce, 
demander  avec  instance  la  commission  de  faire  le  procez  à 
son  beau-père  et  h  son  mari  ;  il  suborna  des  témoins  contre 
eux  et  changea  les  dépositions  :  nous  avons  ouy  les  plaintes 
du  président  de  Bellièvre  sur  ce  sujet.  Son  esprit  porté  à  la 
médisance,  l'a  rendu  aucteur  des  plus  infâmes  et  sanglants 

pasquins,  qu'on  ave  veu  depuis  dix  ans Il  brigua  d'estre 

adjoint  au  commissaire  des  Estats  de  Bretagne  l'an  16'27  :  la 
friponnerie  qu'il  fit  méritoit  plus  justement  une  potence,  que 
tout  ce  qu'il  impute  au  mareschal  de  Marillac  le  moindre 
blâme...  »  Quelle  était  cette  friponnerie?  nous  n'avons  pu  le 
découvrir;...  mais  il  est  bon  de  prévenir  le  lecteur  que  toutes 
les  allégations  du  violent  abbé  de  Saint-Germain  ne  sont 
point  prises  à  l'arsenal  de  la  Vérité.  Un  homme  qui  traite  à 
tout  propos  son  adversaire  «  d'enragé  prophète  de  Baal,...  de 
chien  sépulcral,...  de  serpent  venimeux...  »,  ne  mérite  pas 
grande  considération. 

Le  Vassor,  plus  modéré  dans  la  forme,  mais  aussi  violent 
dans  le  fond,  parce  que  son  zèle  pour  la  doctrine  de  Calvin 
ne  pouvait  lui  faire  pardonner  à  Richelieu  l'extermination  des 
huguenots,  continue  en  ces  termes  : 

{(  Aussi  rampant  adulateur  que  vif  et  piquant  railleur, 
Chàtelet  faisoil  souvent  des  satires  et  les  lisoit  à  Richelieu 
pour  divertir  Son  Éminence.  Un  prince  contre  lequel  il  en 
avoit  composé  une,  le  voulut  faire  mourir  sous  le  bâton.  Le 
garde  des  sceaux  détourna  cette  violence.  Un  si  bon  office 
devoit  diminuer  du  moins  le  ressentiment  de  l'injure  que  du 


18  LA    BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

Cliâtelet  croyoil  avoir  reçue  de  ce  magistrat.  Mais  l'envie  de 
faire  rire  un  ministre  duquel  on  attend  des  gratifications  aux 
dépens  de  ses  ennemis  est  une  violente  tentation.  Après  la 
fameuse  Journée  des  Dupes,  Cliâtelet  s'avise  de  composer 
une  prose  rimée  en  méchant  latin,  h  l'imitation  de  ces  misé- 
rables hymnes  que  FÉglise  de  Rome  chante  à  la  messe  dans 
quelques  solennités  (1).  La  pièce  étoit  sanglante  contre  les 
deux  Marillac  et  contre  la  comtesse  du  Fargis.  Le  cardinal  de 
Bérulle,  à  qui  l'auteur  étoit  redevable  d'un  bienfait  signalé, 
y  fut  encore  cruellement  déchiré.  La  dévotion  de  ce  prélat, 
mort  en  odeur  de  sainteté  dans  sa  communion,  y  est  traitée 
d'hypocrisie,...  etc.,  etc.  » 

Voilà  ce  qu'un  auteur  peut  gagner  h  publier  des  invectives 
et  des  calomnies  indignes  d'une  plume  sérieuse  et  qui  se  res- 
pecte. Les  curieux  pourront  lire  la  prose  rimée  de  Paul  du 
Chastelet  dans  le  Journal  de  Richelieu.  On  l'a  réimprimée 
dans  presque  toutes  les  éditions  de  ce  journal  ;  mais  elle 
ne  se  trouve  pas  dans  les  premières  ;  en  voici  quelques 
passages  : 

Venite  ad  solemnia 
Faciamus  prœconia 
Dum  nobis  rident  omnia. 

Una  turris  (2)  tenet  illum 
Qui  opprimebat  pusillum 
Quando  tenebat  sigillum. 

Quantum  flevit  Carmelita 

Tantum  risit  Jesuita 
Cum  captus  esthypocrila. 

Sancta  Fargis,  die  nunc  sodas 
Quantas  tecum,  elc 

Nous  renvoyons  pour  les  vers  qui  suivent  et  pour  le  com- 
mentaire à  Tallemant  des  Réaux,  dont  la  chronique  ne  s'ef- 

(1)  11  n'est  pas  inutile  de  rappeler  encore  que  Le  Vassor  était  protes- 
tant. 

(2)  M.  Hauréau  écrit  funis.  C'est  sans  doute  une  variante. 


PAUL    IIAY  DU    CHASTELET  19 

fraye  d'aucun  terme  ni  d'aucune  situation  :  on  nous  saura 
gré  d'être  plus  réservé.  Il  est  juste,  cependant,  après  avoir 
reproduit  l'acte  d'accusation  contre  du  Chastelet,  de  parler 
de  sa  défense  présentée  par  lui-même.  Voici  ce  qu'il  écrit  sur 
la  prose  rimée,  dans  ses  Observations  sur  le  procès  et  la 
mort  de  Marillac,  composées  en  1632  : 

n  Tout  ce  qui  déplaist  et  contredit  à  cette  cabale  (le  parti  de 
la  Reine  et  de  Monsieur),  est  abominable.  C'est  estre  impudent 
et  impie  de  parler  du  garde  des  sceaux  de  Marillac  ;  oser  dire 
qu'un  bomme  de  leur  intelligence  en  a  pu  tromper  un  autre, 
c'est  à  leur  compte  se  moquer  de  Dieu  et  des  saints.  C'est  com- 
mettre un  grand  crime  parmy  ces  gens-là  que  de  faire  des  rimes 
latines.  Et  pour  ce  que  l'Église  en  a  reçu  Tusaoe  en  la  décadence 
de  la  poésie  et  de  l'élégance  romaine,  pour  donner  quelque 
grâce  au  cbant  en  un  temps  où  toute  la  beauté  des  vers  fut 
réduite  à  la  consonnance,  elles  ne  peuvent  à  leur  advis  estre 
employées  en  un  autre  subjest,  sans  blasphème  ;  aujourd'hui  que 
les  réformations  et  principalement  celles  du  Concile  en  ont  aboli 
la  plus  grande  partie,  tant  d'autres  de  cette  manière  qui  ont  paru 
en  divers  siècles  avant  celle  qui  fut  faite  contre  la  Ligue  par  le 
sieur  Viette,  maître  des  requêtes,  personnage  qui  ne  cède  en 
rien  aux  plus  grands  hommes  de  l'ancienne  Grèce,  pour  le  rai- 
sonnement et  la  subtilité,  n'ont  été  prises  pour  des  sacrilèges 
que  par  des  rebelles  de  leur  temps.  S'il  estoit  vray  que  celle  qui 
les  travaille  si  fort  dans  le  nostre  eust  aussi  bien  rencontré  pour 
les  autres  que  pour  Marillac,  elle  n'eust  pas  esté  si  mal  traitée. 
Ce  sont  des  fruits  que  le  temps  donne  et  consume  aisément,  qui 
ne  méritent  ni  blasme  ny  excuse,  et  qui  ne  sont  que  de  simples 
effets  de  l'indignation  que  l'on  conçoit,  de  voir  que  les  gens  de 
bien  qui  servent  le  Roy,  soient  outragés  par  tant  de  volumes 
d'injures  :  ils  ont  le  goût  différent  suivant  le  tempérament  et  la 
disposition  de  ceux  qui  les  reçoivent,  mais  l'intention  est  toute 
droite  au  besoin  de  la  cause  publique,  sans  irrévérence  k  la  reli- 
gion ny  à  ceux  qui  la  suivent.  Encore  l'on  verra  quelque  jour 
dans  les  livres  ouverts  de  celte  Providence  infinie,  quels  sont  les 
autheurs  de  toutes  les  playes  qu'a  reçues  l'Église  en  ces  dernières 
années,  et  sy  la  prise  de  La  Rochelle  et  celle  de  Mantoûe  sont 
d'une  égale  justice  devant  Dieu,  qui  ne  nous  a  pas  caché  depuis, 
à  qui  son  bras  est  demeuré  plus  favorable,...  etc.  » 


20  LA    BRETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

On  prendra  cette  excuse  pour  ce  qu'elle  vaut:  le  fond  de 
rargumenlation  du  maître  des  requêtes,  dont  Tabbé  Mathieu 
de  Morgues  a  beau  jeu  dans  sa  Vérité  défendue,  c'est  que 
la  fin  justifie  les  moyens,  et  que  la  lutte  doit  s'établir  à 
armes  égales.  A  des  injures,  de  plus  cruelles  injures  sont  de 
justes  représailles,  et  l'intention  «  toute  droite  au  bien  de  la 
cause  publique  »  excuse  les  excès  de  plume  les  plus  venimeux 
et  les  plus  vils.  Nous  ne  sommes  point  de  cet  avis.  L'injure 
grossière  et  la  calomnie  ne  sont  pas  des  armes  permises, 
même  pour  défendre  une  bonne  cause,  devant  des  adver- 
saires qui  usent  de  pareils  moyens.  Au  reste,  du  Chastelet 
lui-même  nous  donne  raison,  car  pendant  bien  longtemps  il 
désavoua  cette  prose  rimée,  enfantée  par  sa  verve  satirique 
dans  un  jour  de  colère  mal  contenue. 

Voilà,  s'écrie  Mathieu  de  Morgues,  en  commentant  mot  à 
mot,  dans  sa  Vérité  défendue,  l'apologie  du  satirique,  «  voilà 
les  belles  défenses  que  fournit  Hay,  advocat  du  Chastelet.  11 
dit  qu'il  est  loisible  de  mesdire  d'un  cardinal  de  Rome,  d'un 
garde  des  sceaux  de  France,  et  d'une  dame  d'atour  de  la 
Royne,  avec  les  rimes  profanes,  lascives  et  diffamantes, 
parce  qu'on  a  chanté  devant  la  réformation  dans  l'usage  de 
Paris,  des  simples  et  des  saintes.  Par  cette  raison,  les  sor- 
ciers, qui  se  servent  des  paroles  de  la  messe,  seront  inno- 
cens  :  il  sera  loisible  d'assommer  les  hommes  avec  le  baston 
de  la  croix,  parce  qu'on  le  porte  aux  processions.  Mais  voyez 
ce  fripon,  ([ui  nous  veut  bailler  le  change  :  il  dit  qu'on  trouve 
mauvais  qu'il  face  des  proses,  lorsqu'on  se  plaint  des  mesdi- 
sances.  Sans  faute,  le  sieur  du  Chastelet  doit  révoquer  le 
sieur  Hay,  comme  un  advocat  qui   trahit  sa  partie.  Mais  il 

adjouste  que /e  sieur  Viette,  maître  des  requestes fit  des 

rimes  contre  la  Ligue,  qui  ne  furent  pas  prises  pour  des 
sacrilèges.  Belle  auctorité  et  belle  occupation  des  arbitres 
des  biens,  de  la  vie  et  de  l'honneur  des  hommes  ;  Viette  à 
donné  carrière  à  son  esprit  une  fois  en  sa  vie,  et  Chastelet 
fait  mestier  de  bouffonnerie  ;  celuy-là  pouvoit  estre  estimé 
pluslost  badin  que  malin,  et  le  Chastelet  a  esté  jugé  plus 
malin  que  badin  :  les  proses  de  celuy-là  estoient  en  termes 


PAUL    HAY   DU    CHASTELET  21 

généraux  et  dans  la  licence  de  la  guerre  civile  ;  celles  que 
nous  avons  veues  depuis  peu  sont  contre  des  particuliers  de 
grande  considération  et  dans  un  royaume  paisible.  Hay  les 
appelle  des  fruicts  que  le  temps  donne  et  consomme  aisé- 
ment, qui  ne  méritent  ny  hlasme  ny  fexcuse.  Semblables 
fruicts  ont  h\i  pencher  autrefois  des  branches  sur  le  dos  du 
sieur  Hay  :  et  sont  pommes  de  Gomorre,  qui  ont  une  escorce 
vermeille,  mais  qui  n'ont  au  dedans  que  de  Tordure,...  etc.  » 

Arrêtons-nous;  aussi  bien  Mathieu  de  Morgues  commence  à 
se  servir  d'un  vocabulaire  qui  ne  nous  convient  point  ;  mais 
nous  pensons  qu'on  nous  pardonnera  cette  longue  citation  : 
elle  donne  une  idée  du  style  polémique  de  l'époque,  et  cette 
malheureuse  prose  rimée  joua  un  tel  rôle,  nous  le  verrons 
bientôt,  dans  l'existence  de  Paul  du  Chastelet,  qu'il  était 
nécessaire  de  donner,  à  son  sujet,  quelques  détails. 

L'année  1631  vit  paraître  d'autres  brochures  du  maître  des 
requêtes  ;  mais  ici  l'arme  est  de  bonne  guerre,  et  si  les  parti- 
sans de  la  reine  mère  et  de  Monsieur  se  sentirent  piqués  jus- 
qu'au vif,  du  fond  de  leur  retraite  de  Bruxelles,  il  ne  leur  fut 
plus  permis  de  crier  au  scandale. 

C'est  d'abord  un  Discours  au  lioy  touchant  les  libelles 
faicts  contre  le  gouvernement  de  son  Etat  (1631,  in-8°)  (1), 
discours  principalement  dirigé  contre  les  Lettres  et  Remar- 
ques, parues  depuis  peu  sous  le  nom  de  Monsieur,  et  contre 
le  président  Le  Coigncux,  chancelier  du  duc  d'Orléans  et  l'un 
de  ses  plus  fougueux  partisans.  Le  préambule  est  solennel: 

0  Sire,  dit  Paul  du  Chastelet,  la  récompense  de  la  vertu  est 
tirée  delà  vertu  mesme,  et  les  Roys  n'ont  point  de  théâtre  plus 

(1)  M.  Hauréau  voulant  relever  plusieurs  erreurs  de  Fevrct  de  Fonlellc, 
en  commet  une  autre  p!us  grave  à  ce  sujet.  11  veut  que  celte  brocluirc 
ait  été  composée  par  du  Chastelet  pendant  sa  prison  à  propos  du  procès 
Marillac  (Voir  ci-dessons),  et  dit  que  Fonlette  s'est  trompe  en  assignant  à 
cet  emprisonnement  la  date  de  1032  puiscjuc  la  brocliuro  est  de  IG31. 
Nous  ignorons  où  M.  Hauréau  a  pu  puiser  ses  renseignements,  mais  il  est 
incontestable  que  le  procès  Marillac  eut  lieu  en  103:2  et  que  du  Chastelet 
fut  arrêté  au  mois  de  mai  10,52.  La  brochure  qu'il  composa  dans  sa  pri- 
son, fut  celle  des  Obscrvatluns  sur  le  procès  Marillac,  ce  ijui  lui  valut 
sa  mise  en  liberté. 


22  LA    BRETAOE    A    l'aCADÉMIE 

relevé  de  leurs  généreuses  actions  que  leur  conscience  et  l'hon- 
neur de  les  avoir  faites;  ils  se  contentent  aussi  de  leur  propre 
témoignage.  Ces  considérations  très-puissantes  m'ont  retenu 
quelque  temps  à  ne  répondre  aux  escrits  calomnieux,  qui  ont 
esté  publiez  contre  l'honneur  de  Vostre  Majesté,  et  la  réputation 
de  son  conseil.  Mais  craignant  que  le  silence  n'en  authorizàt  le 
crédit,  à  cause  du  nom  qu'ils  portent  sur  le  front,  et  du  lieu  d'où 
ils  viennent,  n'ignorant  pas  que  parmy  les  peuples,  il  s'en  trouve 
toujours  quelques-uns  qui  sont  portez  de  malice  pour  se  plaindre 
de  leurs  princes;  que  les  calomnies  qui  se  disent  contre  eux, 
quoyque  supposées,  trouvent  toujours  des  oreilles  ouvertes  à  les 
recevoir  ;  que  la  raison  est  inique,  la  haine  aveugle  à  supposer 
des  crimes  aux  personnes  innocentes,  et  que  les  injures  faites  à 
la  Majesté  royale,  sont  tousjours  grandes  :  j'ai  creu  que  vous 
auriez  agréable  ce  discours,  et  que  vous  apprendriez  en  le  lisant, 
les  suittes  et  les  conséquences  que  produisent  en  un  Estât  les 
impostures,  et  que  Vostre  Majesté  s'en  serviroit  comme  d'un  anti- 
dote et  préservatif  contre  tout  ce  que  l'envie,  ennemie  jurée  de 
la  vertu  et  des  grandes  fortunes,  en  peut  dire  et  escrire...  » 

Remarquons,  avant  d'aller  plus  loin,  l'ampleur  et  la  ma- 
jesté d'allure  de  cette  dernière  période  :  rappelons-nous  tou- 
jours que  ne  nous  ne  sommes  encore  qu'en  l'année  1631,  au 
moment  du  travail  pénible  de  régénération  de  la  langue  fran- 
çaise, et  convenons  que,  trois  ans  après,  les  fondateurs  de 
l'Académie  n'eurent  pas  la  main  trop  malheureuse  en  choi- 
sissant du  Chastelet  parmi  les  meilleurs  prosateurs  de  son 
temps. 

Nous  n'avons  pas  le  loisir  d'analyser  la  brochure  complète 
de  du  Chastelet  :  nous  dirons  seulement  qu'à  la  suite  de  ce 
majestueux  préambule,  la  faction  de  Gaston  d'Orléans,  et 
surtout  les  intrigues  du  président  Le  Coigneux  sont  fustigées 
d'importance,  et  comme  détail  des  mœurs  littéraires  du 
temps,  nous  ajouterons  qu'à  l'exemple  du  célèbre  avocat  Le 
Maître,  du  Chastelet  ne  ménage  point  les  exemples  tirés  de 
l'histoire  romaine  ;  on  est  tout  surpris  de  rencontrer  Nym- 
phidius  et  Galba  à  côté  des  partisans  de  Gaston  ;  mais  c'était 
la  mode  alors.  On  pense  bien  que  du  Chastelet,  criblant  de 
ses  traits  les  plus  aigus  la  cabale  ennemie,  représentant  sa 


PAUL    HAY    DU    CHÂSTELET  23 

noire  ingratitude  après  les  bienfaits,  les  faveurs  et  le  pardon 
reçus  de  Sa  Majesté  au  retour  de  Lorraine,  et  son  ambitiom 
insatiable  «  qui  va  toujours  croissant  comme  le  crocodile,  et 
ressemble  à  ces  vapeurs  d'eau,  lesquelles  plus  elles  montent 
en  haut,  plus  elles  grossissent  »,  n'a  pas  oublié  de  présenter 
au  roi  le  contraste  du  dévouement  et  de  l'habileté  du  premier 
ministre.  C'est  une  péroraison  assez  habile  dont  nous  deman- 
dons la  permission  de  citer  un  fragment  : 

«  Sire,  le  grand  Scaurus,  après  sa  vertu  éprouvée  en  plusieurs 
rencontres,  qui  luy  ont  acquis  une  gloire  immortelle,  fut  accusé 
par  le  tribun  Yarius,  homme  très-malin  et  de  mauvaise  vie, 
d'avoir  mal  versé  en  sa  charge.  Se  représentant  devant  le  peuple, 
assuré  de  sa  réputation,  et  de  l'intégrité  de  sa  conscience,  il  leur 
dit  pour  toute  justification  :  Messieurs,  Yarius  affirme  tels  crimes 
contre  moy  et  Scaurus  le  nie,  auquel  le  plus  tost  croirez-vous? 
Par  laquelle  response  il  fut  absous,  honoré  de  tout  le  monde,  et 
Yarius  attaint  et  convaincu  de  calomnie.  De  mesme,  contre  des 
impostures  et  médisances  que  les  ennemis  de  Vosfre  Majesté  et  de 
vostre  Estât,  ont  publiées  dans  leurs  lettres  et  leur  belle  requeste, 
afin  d'obscurcir  l'approbation  publique  et  les  services  singuliers 
que  vous  a  rendus  Monsieur  le  Cardinal  :  il  n'est  point  nécessaire 
de  vous  représenter  pour  une  plus  entière  satisfaction,  ce  qui 
s'est  passé  à  La  Rochelle,  à  Suze,  en  Languedoc  et  en  Italie, 
puisque  la  vie  sans  reproche  d'un  personnage  si  qualifié  et  relevé 
en  mérite,  et  la  vie  sordide  et  infâme  de  ceux  qui  sous  l'adveu  et 
le  nom  de  leur  maistre  l'accusent,  justifie  assez  son  innocence  et 
l'impudence  des  autres.  » 

La  seconde  brochure,  sur  laquelle  nous  nous  étendrons 
beaucoup  moins,  est  intitulée  :  l- Innocence  justifiée  en  Vad- 
ministration  des  affaires,  adressée  au  Roy,  avec  l'épi- 
graphe :  Dicam  equidem,  licet  arma  mihi  mortemque  mi- 
nentur.  —  C'est  une  apologie  complète  du  cardinal,  dirigée 
surtout  contre  Césai-,  duc  do  Ycndôme,  et  le  président  Le 
Coigneux. 

«  Sire,  dit  Paul  du  Chasfclot,  ceux  qui  escrivoient  ou  parloicnt 
à  César,  ignoroient sa  grandeur;  ceux  qui  n'osoient  ny   l'un   iiy 


24  LA    BRETAGNE    A  l'aCADÉMIE 

l'autre,  son  humanité.  Ayant  tousjours  recogncu  en  Yostre  Ma- 
jesté ces  deux  belles  qualitez,  principalement  lorsqu'elle  me  fit 
l'honneur  d'a^iréer  la  response  que  je  fis  aux  libelles  qui  cou- 
roient  contre  le  gouvernement  de  son  Estât:  cette  douce  gravité 
qui  reluit  en  Yostre  Majesté  et  que  vous  départez  esgallement 
aux  petits  et  aux  grands,  me  ravit  en  admiration,  daignant  rece- 
voir un  présent  si  disproportionné  à  sa  grandeur,  et  en  ce  ren- 
contre tesmoigner  à  tout  le  monde,  que  ce  n  est  pas  une  action 
moins  digne  d'un  grand  roy,  recevoir  de  petits  présens,  que  d'en 
faire  de  grands.  C'est  ce  (jui  me  donne  maintenant  le  courage, 
et  qui  m'oste  la  crainte  qu'un  esprit  plus  fort  que  le  mien  pour- 
roit  justement  avoir  des  menaces  qui  m'ont  esté  faictes  de  la  part 
de  ceux  qui  se  sont  sentis  touchez  des  vériléz  découlées  de  ma 
plume  en  ce  premier  discours...  » 

Puis,  après  cet  hommage  déposé  aux  pieds  du  roi,  le 
maître  des  requêtes  entonne  un  vrai  chant  de  triomphe  pour 
célébrer  le  plus  magnifiquement  l'incomparable  Richelieu. 
Il  cite  David  et  Absalon,  le  tragédien  Théodore,  et  bien 
d'autres  personnages  de  l'antiquité,  passe  en  revue  la  généa- 
logie du  cardinal,  ses  honneurs,  ses  charges  ;et  comme,  dans 
ses  autres  brochures,  il  avait  surtout  exalté  la  politique  exté- 
rieure de  son  maître,  il  justifie,  dans  son  panégyrique,  le 
procès  de  Chalais,  les  affaires  du  grand  prieur  et  du  maréchal 
d'Ornano...  etc.,..  etc. 

«  ...  Et  finiray  ce  discours  par  la  responce  très-célèbre  que  fit 
l'empereur  Théodose  sur  quelques  mesdisances  qui  avoient  esté 
publiées  contre  la  majesté  impériale.  Quand  quelqu'un,  disoit-il, 
a  médit  de  l'empereur,  si  ça  est  par  légèreté,  il  le  faut  mépriser, 
si  par  folie  et  ignorance,  il  en  faut  avoir  pitié  ;  si  par  malice  et 
par  injure,  il  lui  faut  pardonner...  » 

Bel  exemple  de  modération  que  ne  suivirent  point  les 
adversaires  du  maître  des  requêtes  dans  leurs  écrits. 

Ce  fut  pour  répondre  aux  deux  brochures  que  nous  venons 
de  citer  de  Paul  du  Chastelet,  ainsi  qu'à  deux  autres  opus- 
cules, dont  le  premier  {Discouj^s  dun  vieux  courtisan  désin- 
téressé, sur  la  lettre  que  la  Reyne,  mère  du  Roy,  a  cscrit  à 


PAUL    IIAY    DU    CIIASTELET  25 

Sa  Majesté  après  sa  sortie  du  Royaume)  est  attribué  à  l'évêque 
de  Saint-Malo,  Achille  de  Harlay,  et  le  second  {Remontrance 
à  Monsieur,  par  un  François  de  qualité)  émane  de  la  plume 
du  cardinal  lui-même,  que  Tabbé  de  Saint-Germain  lança  de 
Bruxelles  au  nom  de  la  reine  mère,  sa  «  Charitable  Remon- 
trance du  Caton  chreslien  au  cardinal  de  Richelieu,  sur  ses 
actions  et  quatre  libelles  diffamatoires  faits  par  lui  ou  ses 
escrivains.  » 

Mathieu  de  Morgues,  dans  cette  remontrance,  écume  de 
rage  et  déverse  sa  bile  de  la  façon  la  plus  virulente  sur  les 
apologistes  du  ministère.  On  ne  se  douterait  guère,  à  la  lec- 
ture de  ce  violent  pamphlet,  que  c'est  un  Caton  chrétien  qui 
parle,  et  si  Fabbé  ne  l'avait  écrit  sur  le  titre,  on  s'imagine- 
rait plus  volontiers  que  les  antiques  Furies  ont  conduit  la 
plume  du  libelliste.  Mais  Thistorien  ne  doit  rien  négliger  ; 
les  brochures  de  Tabbé  de  Saint-Germain,  traquées  par  la 
police  du  cardinal,  trouvaient  sous  le  manteau  un  débit  con- 
sidérable, et  tout  biographe  impartial  doit  avoir  la  conscience 
de  lire  le  pour  et  le  contre,  malgré  le  dégoût  qu'il  rencontre 
parfois  dans  ses  recherches.  Que  penser,  par  exemple,  de 
cette  sortie  contre  Hay  du  Cliastelet  ?...  «  Nous  en  avons  veu 
un  autre  qui  est  d'humeur  bien  différente,  encore  qu'il  soit 
assez  vieux  courtisan...  (ici  une  accusation  impudente  avec 
une  comparaison  aux  huissiers  de  la  Samaritaine)...  celuy-là 
a  eu  honte  de  s'appeler  désintéressé,  parce  que  toute  la  cour  a 
sceu  qu'il  a  esté  quelque  temps  hors  de  vos  bonnes  grâces, 
pour  avoir  trop  grossièrement  escroqué  vingt  mille  livres  en 
la  recherche  des  financiers,  et  avoir  lourdement  coupé  la 
bouse  en  faisant  bransler  la  sonnette.  C'est  ce  bon  seigneur, 
qui  estautheur  d'un  cscrit  do  quatre  feuilles,  c'est-à-dire  de 
deux  sols,  et  qui  s'appelle  Discoin^s  au  roi  touchant  les 
libelles  faicls  contre  le  (jouvernenient  de  son  Estât.  Ce  beau 
discoureur  est  semblable  à  don  Quixote,  qui  ne  trouvant 
point  d'ennemy,  combaltoit  contre  les  voiles  des  moulins  à 
vent...  Cet  escrivain,  qui  n'est  pas  apprentif  comme  l'autre, 
car  il  a  f^iit  la  première  cl  la  seconde  Savoisienne,  VEntreticn 
des  champs  Ehjsées  et  autres  œuvres  du  temps,  nous  a  faict 


26  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

espérer  qu'il  réfuteroit  quelques  escrils  ;  mais  il  a  voulu 
combattre  plus  au  large,  et  n'a  rien  proposé  de  ce  qui  a  esté 
escrit  contre  vous.  Il  parle  en  termes  généraux  et  s'esgaye 
en  l'air,  comme  un  oiseau  qui  a  pris  Tessor.  Son  commence- 
ment est  semblable  aux  préfaces  que  font  ordinairement 
quelques  compositeurs  des  imprimeries  de  Paris  ;  lesquels 
pour  avoir  moyen  de  faire  un  bon  repas  inventent,  un  jour  de 
petite  feste,  quelque  histoire  d'un  monstre  né  ou  d'un  prodige 
apparu,  ou  d'une  deffaite  aux  Indes,  et  pour  remplir  la 
feuille  employent  les  deux  tiers  du  discours  en  avant  propos. 
Vostre  apologiste  en  fait  de  mesme  ;  et  parce  qu'il  cognoist 
bien  que  vous  avez  un  esprit  assez  délicat,  qui  ayme  mieux 
les  choses  belles  que  bonnes,  et  les  apparentes  que  les  solides, 
il  a  fait  sur  vostre  table  trois  ou  quatre  services  de  viandes 
peintes  à  la  mode  d'Héliogabale,  afin  que  cette  gentillesse 
fustplus  agréable  à  la  veiie  qu'à  l'appétit.  Après  ce  festin  de 
viandes  creuses,  il  a  dressé  un  théâtre  comme  Tabarin...  etc..  » 
Telle  est  la  manière  de  discuter  du  Caton  chresiien  :  on  le 
prendrait  volontiers  pour  Tabarin  lui-même,  lorsqu'il  appelle 
du  Chastelet,  dans  la  Véiilé  défendue,  «  un  enragé  prophète 
de  Baal,  qui  se  deschire  et  se  descoupe  soy-mesme  ;  un  autre 
désespéré  par  ses  crimes  qu'il  a  rendus  aussi  publics  que  la 
Nepveu  sa  débauche  ;  un  nommé  Hay  qui  est  hcnj  de  Dieu 
et  des  hommes,  un  juge  concussionnaire,  ou  corrompu  com- 
missaire aux  gages  de  toutes  les  tyrannies,  et  valet  des 
faveurs,  contre  lesquelles  il  se  rend  dénonciateur  et  tesmoin, 
ou  recherche  d'estre  rapporteur,  lorsqu'elles  sont  tombées  en 
disgrâce...  nn  homme  qui  fait  profession  d'impiété  et  de 
trahison,  et  mestier  de  bouffon  et  de  fripon,  dont  l'impiété 
lui  donna  l'invention  de  souffler  par  une  salbacane  à  l'oreille 
d'une  fille  de  bonne  maison  et  assez  riche  héritière,  Aime 
Hajj...)}  !!!...  «Un  homme  sans  jugement  et  abandonné 
de  Dieu...,  un  serpent  qui  empoisonne  les  herbes  et  les  fleurs 
sur  lesquelles  il  passe,  mais  un  jour  il  troublera  les  eaux 
dans  lesquelles  il  s'est  caché...  un  pygmée,  qui  mesure  avec 
le  poulce  de  son  petit  esprit  un  Hercule  sommeillant,  qui 
l'abattroit  avec  le  souffle  de  sa  bouche,  s'il  se  remuoit...  etc.  » 


I 


PAUL    IIAY  DU    CHASTELET  27 

Pourquoi  donc  l'Hercule  ne  se  remue-t-il  point?  Mais  en 
voilà  assez.  On  peut  juger  maintenant  entre  les  procédés  des 
deux  adversaires.  Du  Chastelet  ne  porte  à  son  passif  qu'un 
passage  malheureux  de  la  prose  rimée  ;  tous  ses  autres  opus- 
cules sont  d'une  allure  digne,  modérée,  de  bonne  compagnie. 
Les  libelles  de  l'abbé  deSaini-Germain  ne  respirent  que  l'in- 
sulte et  l'outrage.  «  Le  cardinal  a  réduit  ses  ennemis  à  un  tel 
point,  dit  quelque  part  du  Chastelet,  qu'au  lieu  de  faire  la 
guerre  avec  la  lance  et  l'épée,  ils  sont  contraints  de  deschar- 
ger leur  colère,  leur  vengeance  et  leur  rage,  sur  du  papier, 
par  des  plumes,  par  de  l'encre  et  par  des  injures!  »  Nos 
dernières  citations  prouvent  que  le  maître  des  requêtes  ne 
s'avançait  pas  trop  loin  dans  celte  péroraison  de  son  discours 
sur  les  libelles. 

Dans  le  même  temps,  les  autres  apologistes  au  service  de 
Richelieu  écoulaient  toutes  les  ressources  de  leur  riche  arse- 
nal. Balzac  publiait  ses  Lettres  sur  le  Prince  ;  Jean  de  Sir- 
mond,  sa  Défense  du  roy  et  de  ses  ministres,  son  Avertisse- 
ment aux  provinces  et  son  livre  célèbre  du  Coup  d'Etat  de 
Louis  XIII  ;  Silhon  imprimait  le  premier  volume  de  son 
Ministre  d'État  (t),  et  les  poètes  venant  à  leur  secours  en- 
voyaient au  fond  des  provinces  leurs  plus  belles  odes  à  la 
louange  du  cardinal  :  la  fameuse  ode  de  Chapelain  peut 
représenter  assez  bien  le  type  de  ce  lyrisme  politique.  Du 
Chastelet,  on  le  voit,  travailhiil  en  nombreuse  compagnie  à 
l'œuvre  commune  delà  défense  du  ministère. 

Avant  d'aller  plus  loin,  il  est  bon  que  nous  nous  arrêtions 
([uehiue  temps  sur  un  détail  d'histoire  littéraire,  qui  n'est  pas 
sans  intérêt.  IS'ous  avons  remarqué  déjà  combien  certains 
passages  des  libelles  de  Paul  du  Chastelet,  certains  préam- 
bules à  périodes  sonores  en  |»articulier,  pouvaient  passer  à 
bon  droit  pour  des  spécimens  du  bon  style  de  l'époque  ;  ei 
nous  avons  ajouté  qu'il  n'était  pas  étonnant  (jue  les  fondateurs 
de  l'Académie  l'eussent  choisi   pour  collègue.   Nous  avons 

(1)  Voir  noire  étude  sur  Jcnn  de  Silhou,  l'un  dos  premiers  mcnibrcs  de 
r\cadi''mie  française.  Paris,  Dumoulin,  l.STO,  in-S".  (Extraite  de  la  Hcvue 
de  Gascogne  et  couronnée  par  l'Académie.) 


28  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

cependant  quelques  doutes  sur  la  paternité  réelle  de  quelques- 
uns  de  CCS  fragments.  Dans  toutes  les  brochures  du  maître 
des  requêtes  qui  parurent  en  1631,  le  style  est  un  peu  iné- 
gal; en  l'étudiant  attentivement,  on  croit  même  pouvoir 
remarquer  quelquefois  des  différences  sensibles  dans  la  facture 
et  le  travail  de  périodes  consécutives.  Pellisson  nous  apprend 
bien  quelque  part  que  les  exercices  de  FÂcadémie  ne  furent 
pas  inutiles  à  du  Cliastelet  :  le  maître  des  requêtes  les  aimait 
passionnément,  et  l'on  remarque  de  grands  progrès  dans  les 
ouvrages  qu'il  composa  depuis  sa  réception.  Nous  croyons 
avoir  trouvé  une  autre  raison  de  ces  différences  de  style  :  c'est 
que  du  Cliastelet  n'était  pas  le  seul  auteur  de  ses  ouvrages  : 
il  les  faisait  préparer,  retoucher  et  polir  par  des  tiers  inté- 
ressés. Le  principal  de  ses  collaborateurs  fut  Costar,  alors 
jeune  abbé  peu  connu  et  plus  tard  célèbre  par  sa  défense  de 
Voilure.  Comme  cette  opinion  pourrait  paraître  un  peu 
hasardée,  nous  allons  mettre  en  scène  Costar  lui-même,  qui 
a  pris  soin  de  nous  conserver  dans  son  volume  de  lettres,  les 
moindres  traces  de  ses  relations  avec  les  littérateurs  en 
renom  de  son  temps, 

«  Monsieur,  écrivait  Costar  à  du  Chastelet  vers  cette 
époque,  je  vous  envoyé  ce  petit  travail  que  j'ay  entrepris  par 
votre  ordre.  Je  l'ay  faict  avec  grand  soin,  mais  je  n'ay  point 
donné  de  temps  à  le  polir  et  vous  n'y  trouverez  aucune  sorte 
d'ornement.  Aussy  n'ay-je  pas  creu  que  ce  fust  un  ouvrage 
que  vous  désirassiez  de  moy,  mais  seulement  des  matériaux, 
à  qui  une  main  plus  adroite  et  plus  ingénieuse  que  n'est  la 
mienne,  donneroit  l'ordre,  l'embellissement  et  la  forme.  Et 
dans  cette  opinion,  je  me  suis  imaginé  que,  tant  plus  je  les 
amasserois  à  la  haste,  tant  plus  me  loiieriez-voiis  de  m'estre 
hasté  de  vous  plaire,  et  que  si  cette  promptitude  vous  donnoit 
peu  de  satisfaction  de  mon  esprit,  elle  vous  en  donneroit 
beaucoup  de  mon  zèle  à  vostre  service.  Usez-en,  Monsieur, 
je  vous  en  supplie,  et  particulièrement  en  des  rencontres 
comme  celle-ci,  où  j'ai  trouvé  tant  de  plaisir  à  vous  obéir, 
que  je  compterai  toujours  entre  vos  bienfaits,  l'eraploy  que 
vous  m'avés  donné.  Il  n  appartient  qu  à  vous  cVestre  VApellès 


TAUL    HAY    DU    CHASTELKT  29 

de  nostre  Alexandre;  mais  encore  faut -il  que  quelqu'un 
vous  aijde  à  broyer  les  couleurs,  et  à  vous  préparer  la  palette, 
de  draperie  pour  le  moins.  Si  vous  m'en  jugez  capable,  je 
me  tiendray  favorisé  d'être  préféré  à  tant  d'autres  qui  se  sen- 
tiroient  honorés  de  celte  commission.  Il  n'y  a  point  de  minis- 
tère si  bas  qui  ne  soil  glorieux  dans  un  sy  noble  dessein,  et 
il  n'estoit  pas  jusqu'aux  manœuvres  qui  servirent  à  la  cons- 
truction du  temple  de  Minerve  d'Athènes  que  la  piété  publique 
ne  consacrât  en  quelque  sorte,  et  que  le  peuple  ne  regardât 
avecque  vénération.  Mais,  sans  considérer  les  avantages  qui 
m'en  reviendront,  asseurez-vous,  Monsieur,  que  partout  où 
il  ira  de  vos  intérêts  et  de  vostre  contentement,  je  sacrifieray 
de  bon  cœur  les  miens  et  ne  me  proposeray  point  d'autre 
récompense  que  celle  d'eslre  recogneu,  Monsieur,  pour  vostre 
très-humble...  etc..  » 

11  est  facile  d'avoir  de  l'érudition  et  de  parler  de  Scaurus, 
à  propos  de  l'abbé  de  Saint-Germain,  de  Nymphidius  et  de 
Galba...  lorsqu'on  possède  un  secrétaire  comme  Coslar,  pour 
préparer  son  travail.  Voici  un  fragment  plus  curieux  encore  : 

«  Mais  je  tarde  trop  à  vous  rendre  compte  de  ce  que  vous 
rnavez  commandé  en  parlant  d'icy.  Je  vous  dirai  donc  que 
si  tost  que  je  vous  eus  envoyé  les  papiers  que  vous  récentes  à 
Fontainebleau,  je  me  6'U('s  ?/»'«  selon  vostre  ordre  à  revoir 
vostre  excellent  livre,  où  je  vous  proteste  que  je  remarquay 
encore  de  nouvelles  grâces  après  la  |)remière  fois.  C'est  la 
narrative  la  plus  belle,  le  raisonnement  le  plus  fort,  les  sen- 
limens  les  plus  délicats,  la  conduite  la  plus  adroite,  les  rail- 
leries les  plus  fines,  et  l'élocution  la  plus  noble,  et  si  j'ose 
dire,  la  plus  généreuse,  qui  furent  jamais.  Je  me  suis  donné 
\e  soin  de  r examiner  avec  toutes  les  rigueurs  iniaginables. 
Jamais  Arislarque  ne  fut  plus  cruel  à  Homère,  ni  Scaliger  à 
toute  l'antiquité.  Et  cependant,  je  nij  ay  trouvé,  hors  les 
deux  premières  pages  que  de  légères  omissions  et  de  petites 
fautes  de  grammaire,  qui  ne  sont  à  proprement  parler  que 
comme  ces  ordures  que  le  cizeau  d'un  excellent  ouvrier  laisse 
incarnées  dans  les  échancrures  des  pièces  façonnées  et  que 
le  garçon  enlève  avec  la  houppe  de  fil  d'archal.  Je  rends 


30  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉJIIE 

raison  de  tous  les  changements  que  fy  ai  faits,  et  c'est  ce 
qui  m'a  le  plus  cousté.  Si  j'eusse  eu  riionneur  d'estre  auprès 
de  vous,  j'eusse  plus  avancé  en  une  après-disnée,  que  je  n'ay 
fait  en  dix.  jours  entiers  que  j'y  ay  donnez  sans  relâche.  Il 
ne  me  reste  plus  qu'à  vous  conjurer  icy  de  me  faire  la  faveur 
de  croire  que  je  n'oublierai  de  ma  vie  les  infinies  obli- 
gations... etc..  » 

Après  ces  lettres,  il  n'y  a  |plus  de  doute  possible,  et  nous 
devons  reporter  sur  Costar  une  partie  des  éloges  que  nous 
avons  adressés  à  certaines  périodes  de  Paul  du  Chastelet  ; 
cependant  nous  remarquerons  que  Costar  est  toujours  très- 
affecté,  tandis  que  le  favori  de  Richelieu  l'est  très-rarement. 

Si  Costar  a  retouché  la  prose  du  maître  des  requêtes,  il  est 
du  moins  peu  probable  qu'il  ait  revu  ses  vers.  Or  nous  avons 
de  Paul  du  Chastelet  un  pamphlet  versifié,  composé  pendant 
celte  même  année  J631,  qui  vit  paraître  tant  de  libelles. 
Cette  petite  satire  d'environ  cinquante  vers,  est  intitulée  : 
Advis  aux  ahsens  de  la  coui\  et  son  titre  fait  assez  com- 
prendre contre  quels  personnages  ses  coups  sont  dirigés.  Les 
principaux  partisans  de  la  reine  mère  et  de  i\Ionsieur  avaient 
suivi  les  exilés  à  Bruxelles  (1),  et  ce  sont  eux  que  Paul  du 
Chastelet  crible  surtout  de  ses  traits  satiriques.  En  voici  les 
derniers  vers  : 

Gaston,  c'est  trop  courir,  revenez  au  logis 

Tout  droit  à  Montargis, 
Et  ne  prétendez  plus  que  l'empire  et  l'Espaigne 

Puissent  rien  en  Champaig^ie  : 
Vous  avez  fait  assez  le  chevalier  errant 

Avecques  Puylorant. 

(1)  Mathieu  de  Morgues,  dans  la  Vérité  défendue,  p.  6,  parle  ainsi  de 
celte  pièce  :  «  Le  sieur  Beautru,  pour  se  défaire  d'un  enfant  trouvé  qu'on 
luy  a  voulu  donner,  et  qui  s'appelle  les  \ers  aux  ab.sens,  dit  hautement 
que  celuy  qui  vient  d'escrire  en  prose  (du  Chastelet),  a  composé  autrefois 
en  poésie  celle  puante  satyre,  qui  appelle  par  dérision,  puissante  Epipha- 
nie, la  mère  ou  belle-mère  de  trois  roys.  Elle  attend  l'esloille  qui  les  illu- 
mine; et  qui  en  esclairant  la  vérité,  fera  voir  et  payer  celuy  qui  est  l'au- 
teur de  ce  rencontre.  »  Voir  sur  Bautru,  notre  étude  publiée  chez 
H.  Menu,  Paris,  1876,  in-8,  extraite  du  Bulletin  de  la  Société  d'Agriculture, 
Sciences  cl  Arts  de  la  Sarthe,  et  couronnée  par  l'Académie. 


PAUL    IIAY    DU    CHASTELET  31 

0  mère  des  trois  rois  (1),  puissante  Epiphanie, 
Pourquoi  t'es-tu  bannie? 

Mais  on  préférera  lire  des  vers  qui  portent  beaucoup  moins 
le  caractère  de  l'actualité  et  qui  dénotent  chez  le  maître  des 
requêtes  un  tel  talent  poétique,  qu'on  les  a  insérés,  comme 
appartenant  au  célèbre  Théophile,  dans  le  recueil  de  Sercy, 
publié  en  1660. 

Voici  le  préambule  de  cette  satire  sur  la  diverse  humeur 
et  fortune  des  hommes  et  en  particulier  sur  les  vices  de  la 
cour  : 

Dans  un  calme  trompeur,  le  monde  a  mille  écueils. 
Ses  doux  embrassements,  ses  faciles  accueils, 
Sont  les  liens  dorés  de  notre  servitude  ; 
Bienheureux  est  celui  qui  dans  la  solitude, 
Admire  la  grandeur  des  cèdres  seulement, 
Ne  voit  que  des  saisons  l'aimable  changement, 
Et  couché  sur  le  sein  des  innocentes  herbes, 
N'adore  point  le  seuil  de  ces  portes  superbes 
D'un  cabinet  gratté  d'un  tas  de  mécontents, 
Qui  perdent  à  la  fin  les  ongles  et  le  temps. 
Plus  haut  que  le  soleil  notre  assurance  habite, 
Ce  qui  se  meut  sous  lui,  par  le  sort  se  limite; 
Le  hasard  est  plus  fort  que  n'est  le  jugement. 
Rien  ne  s'y  peut  former  que  par  le  changement  ; 
Et  vous  seul,  ô  Seigneur,  avez  la  connoissance 
De  l'ouvrage  naissant  devostre  Providence; 
Nos  esprits  par  les  sens  sont  tousjours  empeschés; 
L'erreur  et  le  désir  aux  hommes  attachés, 
Dans  ce  cercle  infini  ne  trouvent  point  d'issue, 
Peu  de  gens  ont  le  fruict,  et  tout  le  monde  sue. 

Nous  ne  pouvons  citer  toute  la  satire,  dans  laquelle  on  doit 
regretter  quelques  vers  dont  l'expression  énergique  et  crue 
rappelle  un  peu  trop  Matliuriu  Régnier;  mais  ceci  nous  suffit 
pour  montrer  que  le  maître  des  reiiuètes  aurait  pu,  s'il  a^ait 
suivi  la  carrière  du  Parnasse,  y  tenir  un  rang  fort  honorable 

(J)  La  reine  Marie  de  Môclicis. 


32  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

el  combler  la  lacune  qui  sépare  Régnier  de  Furetière.  Ce 
préambule  a  de  l'ampleur  et  dénote  un  élève  de  la  grande 
école  de  Malherbe. 


III.  Le  procès  du  maréchal  de  Marillac  (1631-1632.) 

Nous  arrivons  à  l'événement  le  plus  important,  le  plus 
connu,  et  le  plus  diversement  apprécié  de  la  vie  de  Paul  du 
Chastelet,  au  procès  du  maréchal  de  Marillac;  mais  avant 
d'en  retracer  Thisloire,  quelquesdétails  préliminaires  ne  seront 
pas  déplacés,  pour  faire  mieu.\  saisir  la  véritable  physionomie 
de  ce  procès  célèbre.  • 

Frère  de  l'intègre  garde  des  sceaux  à  qui  le  prince  de 
Condé  appliquait  ces  paroles  de  l'Écriture  :  Innocens  mani- 
hus  et  miindo  corde,  Louis  de  Marillac,  né  d'une  bonne 
famille  d'Auvergne  en  1572,  servit  comme  gentilhomme 
ordinaire  de  la  chambre  du  roi  sous  Henri  IV  et  sous  la 
régence  de  Marie  de  Médicis.  Nommé  maréchal  de  camp  à 
l'affaire  des  Ponts-de  Ce,  en  1620,  il  prit  une  part  active  aux 
opérations  du  siège  de  la  Piochelle,  et  quoique  Richelieu  l'ac- 
cuse d'en  avoir  fait  manquer  une  partie,  il  fut  bientôt  pourvu 
du  commandement  de  l'armée  de  Champagne,  puisdu  gouver- 
nement de  Verdun,  et  le  roi  le  fit  maréchal  de  France  en  1629. 
Malheureusement  la  fortune  per.sonnelle  de  Louis  de  Marillac, 
qui  avait  cependant  épou.sé  jadis  une  Catherine  de  Médicis, 
de  la  branche  cadette,  n'était  pas  considérable.  L'augmenta- 
tion de  ses  dépenses  pendant  son  séjour  en  Champagne,  donna 
lieu  d'attirer  rattention  publique  sur  des  levées  de  contribu- 
tion et  sur  des  marchés  peu  réguliers.  Marillac,  dont  l'ambi- 
tion croissait  avec  la  fortune,  pensa  que  tout  lui  serait  par- 
donné s'il  arrivait  au  pouvoir,  et  pendant  la  maladie  de 
Louis  XIII,  en  1630,  il  organisa,  de  concert  a\ec  la  reine 
mère  et  son  frère  le  garde  des  sceaux,  un  complot  pour  ren- 
verser le  tout-puissant  Richelieu.  On  sait  comment  le  cardinal 
déjoua  toutes  ces  intrigues  dans  la  fameuse  Journée  des  Dupes. 
Les  deux  Marillac  furent  arrêtés,  le  garde  des  sceaux  à  sa 


PAUL    IIAY    nu    CIIASTF.LET  33 

résidence  de  Glaligny,  et  le  maréchal  au  camp  de  Foglezzo 
en  Piémont,  où  Schomberg  partageait  avec  lui  le  commande- 
ment de  Tarmée  d'Italie.  Mais  ces  arrestations  ne  suffisaient 
pas  à  l'implacable  vainqueur;  il  lui  fallait,  pour  établir  son 
autorité  par  la  crainte,  frapper  un  coup  mémorable  qui  pré- 
vînt à  l'avenir  les  machinations  et  les  complots.  L'intégrité 
du  garde  des  sceaux  n'offrant  aucune  prise  à  la  justice,  et  les 
opérations  de  son  frère  en  Champagne  ju'êtant  au  contraire 
des  armes  terribles  contre  lui,  la  perte  du  maréchal  fut  réso- 
lue. Les  crimes  de  concussion  et  de  péculat  devaient  couvrir 
celui  de  lèse-Éminence. 

D'Italie,  le  maréchal  de  Marillac  fut  amené  au  château  de 
Sainte-Menehould,  et  dès  le  mois  de  janvier  1631,  deux  maîtres 
des  requêtes,  MM.  de  Laffemas  et  de  Moricq,  furent  nomméa 
commissaires  pour  instruire  le  procès;  le  premier  devait  se 
charger  de  l'inventaire  des  papiers  du  maréchal  ;  le  second 
devait  aller  en  Champagne,  prendre  des  informations  sur  les 
levées  de  contributions  et  sur  les  dépenses  de  construction  de 
la  citadelle  de  Verdun.  Marillac  appela  de  suite  au  parlement, 
de  la  procédure  des  deux  commissaires;  le  procureur  général 
Mole  posa  des  conclusions  favorables,  et  le  parlement  fit  droit 
à  la  requête,  disant  que  le  maréchal  n'était  justiciable  que 
devant  la  cour  souveraine;  mais  un  arrêt  du  conseil,  en  date 
du  6  février,  cassa  celui  du  parlement  et  interdit  de  troubler 
les  commissaires  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions;  un  second 
arrêt  du  parlement  en  faveur  de  l'appel  du  maréchal  fut 
encore  cassé,  le  22,  par  un  second  arrêt  du  conseil.  Le  cardi- 
nal craignait  que,  dans  le  but  de  lui  montrer  son  hostilité,  la 
haute  cour  de  Paris  ne  renvoyât  Marillac  dos  fins  de  la  pour- 
suite. 

Pour  en  finir  par  un  coup  d'autorité,  Richelieu  fit  intervenir 
directement  le  roi,  et  par  lettres  [)atentes  du  13  mai  1031, 
enregistrées  le  20  au  parlement  de  Dijon,  une  chambre  de 
justice  fut  établie  pour  juger  le  procès  du  maréchal.  Elle  se 
composait  de  ([uatrc  maîtres  des  requêtes,  les  sieurs  de  Moricq, 
Paul  Hay  du  Chastelet,  de  Paris  et  de  Laffemas,  et  de  treize 
conseillers  du  parlement  de  Bourgogne.  Les  magistrats  devaient 

3 


34  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

être  au  moins  dix  pour  pouvoir  prononcer  des  jugements.  Le 
premier  projet  du  cardinal  avait  été  de  faire  assembler  la  com- 
mission extraordinaire  à  Dijon;  il  y  eut  même  des  ordres 
expédiés  pour  que  le  maréchal  y  fût  transféré  ;  mais  une 
maladie  contagieuse  qui  régnait  alors  en  Bourgogne  empêcha 
l'exécution  de  ce  dessein,  et,  par  lettres  du  2  juillet  1631, 
la  chambre  de  justice  dont  faisait  partie  du  Chastelet  eut 
ordre  de  tenir  ses  séances  à  Verdun,  oii  le  maréchal  fut 
conduit  le  28  juin. 

Marillac  commença  par  récuser  toute  la  chambre  en  masse, 
comme  incompétente,  et  chacun  de  ses  membres  en  particu  • 
lier.  Il  prétendait  que  le  choix  des  conseillers  du  parlement 
de  Dijon  était  affecté,  et  qu'on  n'avait  pas  suivi  l'ordre  du 
tableau,  afin  de  choisir  de  préférence  ceux  de  ces  magistrats 
qui  étaient  les  ennemis  déclarés  du  garde  des  sceaux  son 
frère,  et  les  siens,  parce  que  les  troupes  qu'il  commandait 
dans  les  Trois-Évêchés,  avaient,  en  passant  par  la  Bourgogne 
pour  aller  en  Italie,  fait  quelques  dégâts  sur  leurs  terres. 
Tous  ces  motifs  sont  exposés  dans  un  long  factum  qu'il 
adressa  au  parlement  de  Paris. 

«  La  vraie  justice,  dit  Marillac,  consiste  non-seulement 
dans  la  droiture  du  jugement  rendu,  mais  encore  dans  la 
forme,  qui  ne  permet  pas  d'ôter  aux  accusés  leurs  juges  natu- 
rels et  légitimes  pour  en  substituer  d'autres,  qu'on  peut 
soupçonner  d'être  choisis  au  gré  des  parties  secrètes  de  celui 
qu'on  veut  perdre...  »  Par  arrêt  du  4  septembre  d63i,  le 
parlement,  pour  la  troisième  fois,  le  reçut  appelant  et  fit 
défense  aux  commissaires  du  roi  de  continuer  la  procédure. 
Un  troisième  arrêt  du  conseil,  en  date  du  12  septembre, 
cassa  l'arrêt  de  la  cour,  et  suspendit  de  ses  fonctions  le  pro- 
cureur général  Mole,  qui  avait  encore  posé  des  conclusions 
favorables.  Le  16,  M.  de  Moricq  et  le  conseiller  de  Bretagne 
qui  avait  remplacé  Laffemas  reçurent  ordre  de  passer  outre 
à  l'instruction,  et  la  chambre  employa  plusieurs  mois  de 
l'automne,  sans  autre  occupation  que  celle  de  prononcer  sur 
les  faits  personnels  que  le  maréchal  alléguait  contre  les  com- 
missaires pour  les  récuser.  Ses  requêtes  faisaient  naître  tous 


PAUL    llAY    DU    CliASTEF.ET  35 

los  jours  de  nouvelles  difficultés;  et  Ton  s'aperçut  bientôt 
que  le  procès  pourrait  ne  pas  avoir  de  fin,  quand  la  chambre, 
le  10  novembre,  octroya  au  maréchal,  conformément  aune 
coutume  du  parlement  de  Bourgogne,  un  arrêt  qui  l'admettait 
à  la  preuve  de  ses  faits  justificatifs,  avant  que  Finstruction 
fût  complète.  Cela  lui  pei'mettait  de  prolonger  à  l'infini  les 
informations  qu'on  l'autorisait  à  faire  pour  sa  décharge. 

La  chambre  se  sépara  vers  le  15  novembre,  et  fui  quelque 
temps  sans  se  rassembler.  Dans  l'intervalle,  le  roi  se  fit  rap- 
porter dans  son  conseil  les  requêtes  de  récusation  présentées 
par  le  maréchal  avec  les  arrêts  de  la  chambre  intervenus  sur 
ces  requêtes,  et  pour  montrer  qu'aucun  parti  pris  n'existait 
dans  l'espèce,  pour  en  imposer  au  public,  et  ne  plus  donner 
de  prétextes  aux  oppositions  sans  cesse  renaissantes  de  Ma- 
rillac,  on  décida  qu'il  serait  fait  droit  à  quelques-unes  de  ces 
récusations-  Ou  a  rarement  insisté  sur  ce  point  dans  les 
comptes  rendus  du  procès  de  Marillac.  Il  a  pourtant  une  im- 
portance toute  particulière.  Du  Chastelet  fut  maintenu  au 
nombre  des  juges. 

Cependant,  l'instruction  du  procès  ayant  été  terminée  à 
Verdun,  le  cardinal,  mécontent  de  l'arrêt  de  la  chambre,  qui 
admettait  le  maréchal  à  la  preuve  de  ses  faits  justificatifs, 
résolut  de  transférer  le  tribunal  h  Pontoise,  pour  qu'il  fût 
plus  près  de  la  cour.  On  répondait  ainsi  à  un  grief  plusieurs 
fois  articulé  par  Marillac,  prétendant  qu'une  chambre  établie 
au  bout  du  royaume  devait  plus  facilement  obéir  aux  in- 
fluences ministérielles.  Le  maréchal  fut  donc  transporté  au 
château  de  Pontoise;  mais  le  commissaire  de  Moricq  étant 
venu  examiner  le  lieu  des  séances  de  la  chambre,  trouva  qu'il 
n'était  pas  convenable  de  siéger  dans  un  château  où  se  tenait 
garnison.  Il  choisit  en  conséquence  l'officialité  pour  lieu  de 
séances  :  puis  la  difficulté  d'y  conduire  je  maréchal  pour  l'in- 
terroger fit  prendre  une  nouvelle  décision.  Ou  craignit  i)eut- 
êlre  aussi,  rapporte  l'historien  Le  Vassor,  qu'une  religieuse 
carmélite  de  Pontoise,  nièce  du  maréchal  et  fort  considérée 
dans  la  ville,  ne  trouvât  moyen  de  faire  échapper  son  oncle. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  Richelieu  ordonna  brusque- 


36  L\    BRETAGNE    A    L ACADEMIE 

ment  que  la  chambre  de  justice  siégerait  près  de  lui  en  son 
château  de  Ruel.  C'était  un  choix:  bizarre,  et  sur  lequel  la 
critique  devait  largement  s'exercer  :  mais  rien  ne  résistait  au 
tout-puissant  ministre.  De  nouvelles  lettres  patentes  datées 
du  commencement  de  mars  1G32,  établirent,  à  la  suite  de 
cette  décision,  une  nouvelle  chambre  à  Ruel.  Elle  était  com- 
posée de  Châteauneuf,  garde  des  sceaux,  président;  de  quatre 
conseillers  d'État  ;  de  quatre  maîtres  des  requêtes,  parmi 
lesquels  Hay  du  Chastelet,  du  président  au  parlement  de  Bour- 
gogne et  de  douze  conseillers  à  ce  parlement,  dont  le  sieur  de 
Bretagne,  rapporteur,  et  M.  de  Moricq. 

La  chambre  de  Ruel  tint  sa  première  séance  le  11  mars 
163^2.  Le  duc  d'Orléans  avait  envoyé  dire  aux  deux  rappor- 
teurs du  procès  qu'on  leur  casserait  la  tète  d'un  coup  de  pis- 
tolet s'ils  s'éloignaient  tant  soit  peu  des  règles  de  la  justice 
dans  les  fonctions  de  leur  charge,  et  tous  les  juges  avaient 
reçu  des  menaces  écrites,  soit  de  la  part  de  Gaston,  soit  de  la 
part  de  la  reine  mère  ;  mais  on  n'en  tint  nul  compte.  Tou- 
tefois, pour  gagner  du  temps,  Marillac  usa  devant  la  nouvelle 
chambre  de  son  procédé  habituel,  et  présenta  trois  requêtes 
de  récusation  :  la  première  contre  le  garde  des  sceaux  succes- 
seur de  son  frère,  et  personnellement  intéressé  à  le  décrier, 
la  seconde  contre  M.  de  Bullion,  son  ennemi  déclaré;  la 
troisième  contre  Paul  du  Chastelet,  qui  avait  avoué  à  plu- 
sieurs personnes  avoir  composé  la  fameuse  prose  en  rimes 
latines,  et  contre  deux  autres  des  commissaires.  Ces  trois 
requêtes  évoquées  au  conseil  le  22  mars  1632,  furent  décla- 
rées impertinentes  et  inadmissibles,  puis  ordre  fut  donné  de 
procéder  sans  délai. 

Les  membres  de  la  chambre  de  justice  employèrent  deux 
mois  entiers  à  examiner  les  informations;  chacun  d'eux  en  fit 
un  extrait  qui  était  aussi  ample  que  ceux  des  rapporteurs,  et 
tous  les  chefs  d'accusation  furent  réunis  en  un  faisceau  pour 
le  jugement.  Du  Chastelet  les  énumère  ainsi  dans  les  Obser- 
vations qu'il  publia  plus  tard  sur  la  vie  et  la  condamnation 
du  maréchal  de  Marillac;  quoique  ce  morceau  soit  un  peu 
long,  nous  le  citerons  en  entier  pour  donner  à  la  fois   un 


PAUL    IIAY    DU    CHASTELEr  37 

nouveau  spécimen  du  style  polémique  du  maître  des  requêtes, 
et  le  résumé  des  griefs  articulés  contre  l'illustre  prisonnier  : 

«  Il  (Marillac)  commence  toutes  ses  défenses  devant  le  prcvost 
des  marchands  et  les  eschevins  de  la  ville  et  les  officiers  du  Chas- 
telet  de  Paris,  par  ces  termes  :  que  c'était  une  chose  estrauge, 
ne  s  agissant  dans  tout  son  procès  que  de  foing,  de  pierre,  de 
bois  et  de  chaux,  et  qiCil  n'y  avait  pas  en  tout  cela  de  quoij  faire 
fouetter  tin  laquais.  Si  tout  le  monde  n'avoil  veu  les  défenses 
que  l'accusé  fit  publier  ;  si  par  le  factum  de  son  procès,  où  son 
conseil  a  faict  ce  qu'il  a  pu  pour  atténuer  ses  crimes,  il  n'en  eust 
recogueu  que  trop  pour  estre  déclaré  coupable,  et  puny  comme 
il  a  esté,  cette  déclaration  m'estonneroit  moins,  estant  une  suite 
de  ses  premiers  déguisemens  ;  mais  après  s'estre  accusé  si  publi- 
quement des  voleries  commises  par  luy  sur  la  nourriture  et 
payement  des  gens  de  guerre,  des  divertissements  à  son  profit  du 
fonds  destiné  pour  les  ouvrages  et  travaux  de  la  citadelle  de 
Verdun,  et  après  qu'il  s'est  déchargé  des  levées  de  deniers  qu'il 
a  faictes,  sur  les  ordres  exprès  qu'il  dit  avoir  eus  de  Sa  Majesté, 
(juelle  conformité  trouvera-t-on  d'une  justification  à  l'autre  ? 
Près  de  trois  cent  mille  livres  de  larcins  sur  les  fortifications} 
cent  mille  livres  d'exaction  sur  les  communautez,  et  le  butin 
énorme  qu'il  a  faict  sur  le  pain  de  munition  ens  années  I62^i, 
1623,  1629,  1630,  sont-ce  des  fautes  de  laquais?  Est-ce  une 
chose  estrange  qu'on  l'ait  poursuivy  comme  on  a  fait  sur  tant  de 
faussetés  et  de  suppositions  de  noms  de  personnes,  de  quittances, 
de  marchez,  d'enchères,  d'adjudications  et  de  roolles  des  gens  de 
guerre,  et  sur  toutes  les  impostures  qu'il  a  fiiictes  pour  couvrir 
ses  voleries?  Toutes  les  corvées  auxquelles  il  a  contraint  les 
peuples  pour  en  mettre  les  salaires  en  sa  bourse,  autrefois  punies 
de  mort  par  les  lois  romaines,  les  mauvais  traitements  qu'il 
faisoit  aux  sujets  du  Roy,  qui  n'avoienl  point  racheté  de  luy 
l'exemption  des  logemens  des  gens  de  guerre,  et  toutes  les  foules 
que  tant  de  communautez  ont  souffertes  pour  ce  ?,u](i[,  passeront- 
elles  aussi  doucement  sous  le  titre  de  délit  de  foing  et  de  fagots  ? 
Luy  qui  vouloit  estre  tenu  pour  le  plus  grand  homme  d'ordre  qui 
fusl  jamais,  pouvoit-il  ignorer  la  rigueur  de  l'ordonnance,  qui 
veut  que  tous  les  chefs  qui  prennent  de  l'argent  dans  les  villages 
pour  les  logemens,  soient  punis  de  mort  sans  rémission  ny  esjié- 
rance  de  grâce  ?  L'oppression  d'un  seul  passage  est-elle  esgale  û 


38  LA    BRETAGNE    A    L ACADÉMIE 

celle  d'une  garnison?  La  crainte  et  la  terreur  de  l'une  et  de 
l'autre  peut-elle  faire  un  mesme  efîect  en  l'esprit  d'un  misérable 
peuple  qui  ne  refuse  rien  pour  se  décharger  de  l'orage  sur  ses 
voisins?  Quand  il  souffroit  qu'un  régiment  vécust  à  discrétion 
dans  une  bourgade  pour  la  réduire  à  une  contribution  annuelle, 
aussi  bien  que  les  autres  qui  payoient  sa  protection  à  beaux 
deniers  comptans  ou  constituez,  est-ce  crime  de  paille?...  » 

Marillac  prétendait  que  tout  ce  que  l'accusation  lui  impu- 
tait à  crime  était  pratiqué  journellement  par  tous  les  chefs 
d'armée  ;  et  c'était  en  cela  qu'il  ne  trouvait  pas  de  quoi 
fouetter  un  laquais.  11  est  probable  que  sans  l'affaire  de  la 
Journée  des  Dupes,  le  maréchal  n'aurait  pas  été  poursuivi  ; 
mais  parce  que  le  prétexte  de  son  arrestation  fut  politique, 
s'ensuivait-il  qu'il  n'était  pas  coupable?  et  des  détourne- 
ments «  de  foing,  de  paille,  de  pierre,  de  bois  et  de  chaux...  » 
ne  sont-ils  pas  plus  répréhensibles  chez  un  général  d'armée 
que  chez  un  simple  maréchal  des  logis?...  En  dehors  de  la 
haine  politique  de  Richelieu,  le  procès  de  Marillac  dut  faire 
réfléchir  plus  d'un  commandant  de  corps,  et  cet  exemple 
impitoyable  en  corrigea  peut-être  plusieurs,  au  grand  béné- 
fice des  finances  de  l'État,  aussi  bien  qu'à  l'allégement  des 
charges  des  populations. 

Le  28  avril  1632,  tout  était  prêt;  la  chambre  de  justice 
appela  Marillac  pour  procéder  à  son  interrogatoire  sur  la 
sellette  dans  les  formes  ordinaires  ;  et  le  garde  des  sceaux  lui 
ayant  demandé  le  serment  d'usage  : 

«  Messieurs,  dit  le  maréchal  d'un  ton  grave  et  ferme,  je  sçai 
l'honneur  qui  est  du  à  cette  illustre  compagnie  où  il  y  a  plusieurs 
personnes  d'un  mérite  distingué.  Mais  estant,  par  la  grâce  de 
Dieu,  né  gentilhomme  dans  le  parlement  de  Paris,  et  le  Roy 
m'ayant  élevé  à  la  dignité  de  maréchal  de  France,  je  ne  puis 
vous  recognoistre  pour  mes  juges  naturels,  ni  vous  honorer  en 
cette  qualité,  après  les  protestations  que  j'ai  faictes,  et  que  je 
réitère  encore.  » 

Puis  il  parla  de  ses  diverses  récusations,  de  la  nécessité 
d'une  juste  défense  et  s'animant  successivement,  il  apostro- 


PAUL    IIAY    DU    CHASTEI.ET  39 

plia  directement  le  garde  des  sceaux,  de  Bullion  et  Paul  du 
Chastelet. 

«  Quoi  qu'il  arrive,  dit-il  en  s'adressant  à  ce  dernier,  je  ne 
puis  dissimuler  que  je  vois  avec  horreur  un  certain  homme  assis 
sur  les  fleurs  de  lys  de  cette  compagnie.  La  postérité  le  croira- 
t-elle,  Messieurs,  que  l'auteur  de  cette  prose,  où  la  religion  est 
tournée  en  ridicule,  où  l'on  insulle  aux  cendres  d'un  prélat  plus 
éminent  par  la  sainteté  de  sa  vie  que  par  sa  dignité,  d'un  cardi- 
nal dont  la  mémoire  sera  toujours  en  bénédiction  dans  l'Éjjlise  ; 
où  M.  de  MariUac  mon  frère  est  impudemment  calomnié,  où  je 
suis  mis  au  rang  des  brigands  et  des  pendards,  paroles  dignes  de 
la  passion  et  de  la  rage  de  l'auteur;  la  postérité  le  croira-t-elle, 
dis-je,  que  celuy  qui  a  composé  cette  infâme  satyre  ait  reçu  le 
pouvoir  de  m'ôter  l'honneur  et  la  vie  ?  Je  parle  de  vous,  Chas- 
telet; vous  vous  êtes  vanté  tout  publiquement,  en  présence  de 
plusieurs  personnes  illustres,  et  vous  l'avez  confessé  à  quelques- 
uns  de  ces  Messieurs,  qui  me  permettront  de  les  interpeller  et  de 
les  prendre  à  témoin,  que  la  prose  est  fie  votre  façon.  Cependant 
vous  avez  eu  le  front  de  le  nier  par  un  lasche  parjure  devant  la 
personne  sacrée  du  Roy.  Grand  Dieu!  si  pour  le  dernier  comble 
de  l'oppression  que  je  souffre,  il  faut  encore  qu'un  tel  homme 
soit  mon  juge,  usez  du  pouvoir  souverain  que  vous  avez  sur  le 
cœur  des  hommes,  faites  que  celuy-ci  soit  aussi  modéré  sur  le 
tribunal  qu'il  a  été  furieux  en  d'autres  occasions...  » 

Étourdi  de  la  violence  d'une  attaque  si  vigoureuse,  du 
Chastelet  ne  répliqua  rien  sur-le-champ,  mais  quoique,  sui- 
vant lui,  «le  temps  soit  la  meilleure  apologie  de  l'innocence», 
il  ressentit  bientôt  qu'on  ne  peut  de  gaieté  de  cœur  se  laisser 
appeler  parjure.  Dans  ses  ol)servations  sur  le  procès,  il 
affirme  que  le  maréchal  «  ne  s'emporta  point  devant  ses  juges 
au-delà  du  respect,  et  qu'il  deschargea  son  esprit  avec  une 
grande  modestie  de  ce  qu'il  avoit  préparé  dix  mois  aupara- 
vant pour  leur  dire  »  :  puis  attribuant  aux  pamphlétaires  de 
Bruxelles,  «  pasquins  revêtu  d'un  drap  mortuaire  »,  la  rédac- 
tion du  discours  précédent,  il  consacre  une  longue  page  h  se 
libérer  de  l'accusation  de  faux  serment,  et  proteste  que 
jamais  le  roi  ne  lui  demanda  s'il  était  l'auteur  de  h  prose. 
Laissons-le  parler  un  instant  pour  se  défendre. 


40  I.A    BHETAGNK    A    I.'aCADÉMIE 

«  Marlllac  a  escrit,  dit  Paul  du  Chaslelet,  et  ses  partisans  l'ont 
semé  parmy  le  peuple,  que  Sa  Majesté,  voyant  la  requête  de 
récusation  qui  luy  fui  présentée  contre  le  sieur  du  Chastelet,  le 
fit  jurer  sur  ce  qu'elle  contenoit,  qui  est  une  chose  fausse  et 
conlrouvée  pour  feindre  quelque  prétexte  de  calomnie.  Par 
arrest  donné  à  la  chambre  de  Verdun,  les  mesmes  récusations 
avoient  esté  (pour  user  de  ses  termes'  déclarées  non  admissibles 
en  preuve  ;  par  autre  arrest  du  conseil,  le  Roy  estant  à  Metz,  on 
avoit  débouté  Marillac  avec  justice  du  serment  qu'il  demandoit 
sur  ces  mesmes  faicts.  Bien  qu'il  ne  vueille  point  confesser  que 
Ton  iiyt  observé  la  moindre  des  règles  ordinaires  pour  les  procé- 
dures criminelles,  néantmoins  il  maintient  pour  cette  fois  qu'en 
sa  faveur  le  Pioy  a  inlroduii  une  forme  inusitée,  hors  du  temps, 
et  sans  exemple,  pour  donner  quelque  couleur  à  l'accusation  do 
ce  faux  serment,  qu'il  suppose  contre  toute  vérité  avoir  été  fait 
devant  Sa  Majesté  :  Quoy  qu'elle  et  tout  son  conseil  sçachent  fort 
bien  que  sur  cette  récusation  terminée  deux  fois  à  Verdun  et  à 
Metz  et  représentée  à  Saint-Germain  pour  la  troisième,  il  y  fust 
répondu  seulement  que  c'estoit  une  chose  décidée  par  la  cham- 
bre, sans  la  devoir  examiner  davantage,  l'antheur  ne  laisse  pas 
de  donner  pour  assuré  que  sur  cette  mesme  récusation,  il  fut 
commis  par  le  sieur  du  Chastelet  un  parjure  devant  Sa  Majesté, 
qui  jamais  ne  luy  parla  de  ce  chef  là,  n'y  de  serment,  outre  que 
le  cours  et  Testât  de  celle  affaire  ne  permeltoient  pas  que  l'on  y 
procédast  de  celte  sorte...  L'honneur  que  Sa  Majesté  luy  fait  de 
s'en  servir  encore,  doit  satisfaire  à  cette  infâme  supposition.  » 

Cette  défense  nous  semble  suffisante,  et  l'accusation  de 
parjure  a  dû  être  un  moyen  mis  en  avant  parle  conseil  de 
Marillac  pour  obtenir  plus  facilement  gain  de  cause  dans  une 
requête  de  récusation.  Le  maréchal  terminait  en  effet  son 
discours  par  une  requête  de  récusation  générale  de  la  chambre, 
fondée  sur  ce  que  ses  lettres  d'établissement  n'avaient  pas  été 
enregistrées  dans  une  chambre  souveraine,  tandis  que  les 
lettres  de  la  chambre  de  Verdun  l'avaient  été  au  parlement 
de  Bourgogne.  Il  se  retira  ensuite  sans  avoir  subi  aucun 
interrogatoire. 

La  chambre  délibéra  sur  la  requête,  et  il  fut  arrêté  que 
l'on  dresserait  procès-verbal  de  tout  ce  qui  venait  de  se  passeï"  : 


PAUL     IIAY    nu    CIIASTEI.ET  41 

la  requête  fui  envoyée  à  Saint-Germain,  et  le  lendemain 
29  avril,  un  arrêt  débouta  le  maréchal,  qui,  mandé  le  30 
devant  la  chambre,  subit  un  interrogatoire  de  trois  jours. 

On  arrivait  au  moment  critique,  tout  était  disposé  pour  le 
jugement  ;  mais  on  seml)lait  en  craindre  les  conséquences. 
Dans  la  première  semaine  de  mai,  tous  les  commissaires  de 
la  chambre  se  rendirent  h  Saint-Germain  pour  recevoir  les 
ordres  du  roi.  Louis  XIII  leur  répondit  froidement  qu'il  ne 
leur  demandait  qu'une  chose,  «  de  juger  le  maréchal  avec  la 
même  justice  qu'ils  rendroient  aux  moindres  de  ses  sujets,  » 

Cependant  il  était  si  avéré  que  Paul  du  Chastelet  était  l'au- 
teur de  la  prose  rimée,  que  les  amis  du  maréchal  tentèrent 
un  dernier  effort  pour  le  faire  éliminer  du  nombre  des  juges. 
Ils  dressèrent  une  requête  au  nom  de  Marillac,  et  comme 
celui-ci  était  au  secret,  ils  en  préparèrent  une  seconde  en 
leur  nom,  les  joignirent  ensemble  et  les  présentèrent  aux 
deux  rapporteurs,  le  G  mai,  à  l'entrée  de  la  chambre,  après 
avoir  averti  tous  les  commissaires.  La  requête,  écrite  au  nom 
de  Marillac,  contenait  en  substance  «  que  depuis  trois  jours, 
le  sieur  du  Chastelet,  entraîné  par  la  force  de  la  vérité,  était 
convenu  lui-même  qu'il  ne  pouvait  avec  bienséance  être  juge 
du  maréchal  ;  ([u'il  s'était  adressé  au  sieur  du  Bullion,  |)Our 
faire  trouver  bon  à  M.  le  garde  des  sceaux,  qu'il  s'abstint  du 
jugement  ;  que  d'ailleurs,  étant  à  Chàtillon-sur-Seine,  il 
avait  dit  publiquement  que  le  maréchal  de  Marillac  et  le  garde 
des  sceaux  son  frère  étaient  si  méchants  et  si  voleurs,  que, 
s'ils  passaient  jamais  par  ses  mains,  ils  n'en  sortiraient 
qu'avec  un  arrêt  de  mort.  »  Plusieurs  conseillers,  dit  le 
P.  Daniel  d'après  un  manuscrit  du  procès  favorable  à  l'ac- 
cusé, pensaient  qu'avant  d'o[)lner  sur  celte  affaire,  du  Chas- 
telet devait  se  retirer  piiisque  la  délibération  l'intéressait 
particulièrement;  mais  celui-ci  aurait  déclaré  (ju'il  ne  sorti- 
rait point  de  sa  place  parce  qu'il  ne  pouvait  ni  ne  devait  la 
(luilter  ;  sur  quoi  l'on  décida  que  la  requête  serait  portée  au 
conseil  par  le  garde  des  sceaux  et  quelques-uns  des  commis- 
saires. Appelé  h  Saint-Germain  |>our  s'expliquer  sur  les  faits 
allégués  contre  lui,  «  du  Chastelet,  daprès  le  manuscrit,  se 


42  LA    BRETAGNE    A    LACADKMIE 

défendit  mal  et  fut  forcé  de  convenir  qu'il  avoit  fait  l'ouvrage 
et  tenu  les  discours  qu'on  lui  reprocboit.  On  ne  prononça 
point  sur  la  requête,  mais  le  sieur  du  Chastelet  étant  sorti 
du  château  pour  aller  chez  le  cardinal,  fut  arrêté  par  un 
exempt  des  gardes,  qui  le  mena  prisonnier  au  château  de 
Noisy.  Il  y  demeura  jusqu'à  ce  que  leprocès  fût  jugé,  et  quel- 
que temps  après  on  le  conduisit  au  château  de  Tours...  (1).  » 

Le  motif  véritable  de  l'emprisonnement  de  Paul  du  Chas- 
telet est  toujours  resté  un  mystère;  chacun  a  brodé  sa  légende 
à  ce  sujet,  et  le  thème  le  plus  accrédité  aujourd'hui  parmi 
les  historiens  et  surtout  parmi  les  biographes,  c'est  que  le 
maître  des  requêtes,  ne  voulant  pas  prononcer  l'arrêt  de  mort 
de  Marillac,  lui  avait  suggéré  de  son  propre  mouvement  la 
requête  de  récusation,  et  même  avait  composé  la  prose  rimée 
pour  lui  donner  un  prétexte  plausible,  procédé  qui  aurait 
singulièrement  déplu  h.  Richelieu. 

Cette  version  nous  paraît  peu  probable  dans  son  intégrité. 
La  prose  rimée  était  composée  depuis  près  d'un  an,  et  trois 
requêtes  de  récusation  avaient  été  présentées  contre  du  Chas- 
telet, qui,  sans  les  prendre  au  sérieux,  était  demeuré  sur 
son  siège  de  juge.  Il  nous  est  impossible  d'admettre  qu'il  ait 
composé  la  prose  rimée  pour  donner  à  Marillac  un  prétexte 
de  le  récuser  :  les  polémi([ues  engagées  des  deux  côtés  au 
sujet  de  cette  prose,  et  surtout  au  sujet  du  faux  serment  de- 
vant le  Roi,  nous  en  semblent  une  preuve  suftisante.  Du 
reste,  Pellisson,  qui  avait  pu  prendre  près  des  contemporains 
des  renseignements  aussi  exacts  que  i)ossible,  dit  simple- 
ment :  «  J'ai  su  de  bonne  part  de  quelle  sorte  il  en  parîoit 
avec  ses  plus  familiers  amis  et  j'en  ai  eu  des  mémoires  très- 
l)articuliers  qui  se  réduisent  en  un  mot  à  ceci,  que,  désirant 
de  se  tirer  du  nombre  des  juges,  il  avait  fait  lui-même  suggé- 
rer cette  requête  de  récusation  au  maréchal,  et  que  son  arti- 
fice, ayant  été  découvert  par  des  personnes  puissantes,  qui 
lui  étoient  ennemies,  excita  le  courroux  du  Roi.  »  De  son 


(1)  Nous  ne  comprenons  pas  pourquoi  M.  Hauréau  veul  absolument  que 
du  Chaslclcl  ail  été  arrèlé  en  1G31. 


PAUL    IIAY    DU    CHASTEUKT  43 

côlé,  1.1  Gazette  de  France,  qui  paraissait  seulement  depuis 
Tannée  précédente,  se  borne  à  dire  que  le  maître  des  requêtes 
ayant  d'abord  nié  être  Fauteur  de  certaine  prose  injurieuse  à 
l'accusé,  puis  l'avant  reconnu,  «  cela  avait  donné  sujet  au 
roi  de  le  faire  arrêter  :  sa  justice  ne  pouvant  souffrir  et 
moins  encore  autoriser  le  mensonge  en  une  matière  de  telle 
importance...  »  Mais  il  n'est  point  question  de  faux  serment, 
ni  de  négation  devant  Louis  XIII. 

Malheureusement  Paul  du  Chastelet,  dans  les  observations 
qu'il  a  écrites  sur  le  procès  de  Marillac,  est  peu  explicite  au 
sujet  de  son  arrestation  ;  il  se  contente  de  taxer  d'inexactitude 
le  récit  de  l'affaire  de  la  dernière  récusation,  tel  que  le  rap- 
portent les  partisans  du  maréchal  ;  mais  s'il  proteste  toujours 
n'avoir  point  fiiit  de  faux  serment  devant  le  roi,  il  ne  nous 
éclaire  point  sur  le  motif  de  son  emprisonnement. 

Aussi  l'abbé  de  Saint-Germain  n'eut-il  garde  de  ne  pas 
tirer  parti  de  ce  silence  en  l'attaquant  avec  violence  dans 
sa  Vérité  défendue: 

«  Le  sieur  Hay,  qui  est  bien  informé  de  lout  ce  qui  touche  le 
sieur  du  Ciiastelet,  l'eût  bien  obligé  s'il  eût  voulu  dire  pourquoi 
ce  bon  commissaire,  qu'il  dit  être  si  saint  et  si  juste,  fut  empri- 
sonné par  le  commandement  de  Louis  le  Juste.  Cette  raison  est 
demeurée  dans  sa  plume,  qui  a  laissé  couler  que  le  (jarde  des 
sceaux  de  Cliasteauiwuf  lui  mcsme  se  donna  la  peine  de  l'ar- 
rester  :  i\  faïl  kùve  l'office  de  prévôt  au  chef  de  la  justice  de 
France,  pour  prendre  une  personne  de  grande  considération.  Il 
dit  aussi  que  ce  garde  des  sceaux  estait  soji  otnemij.  0  lo 
malheureux  homme  !  qui  a  pour  ennemis  tous  ceux  qui  sont 
eu  cette  charge,  auxquels  sans  doute  son  esprit  brouillon  a  esté 
suspec^ !  » 

Voici  du  reste  la  rectification  du  juge  prisonnier  : 

a  Le  man'ohal  escrit  faussement,  dil-il,  que  le  sieur  du  Chas- 
telet ne  se  voulut  jam;iis  lever  de  sa  place  pour  laisser  opiner  sur 
la  requeste  présentée  contre  luy,  le  jour  qu'il  fust  arresié  ;  et 
toutefois,  sans  qu'il  fust  mis  eu  délihéraliou,  ny  mesuie  proposé 
par  aucun  de  la  compaj^nie,  il  se  leva  de  son  mouvement.  Trop 


44  LA    BRF.TAGNE    A    L  ACADÉMIE 

de  gens  eurent  la  connoissance  de  cette  retraite,  qui  fut  assez 
bien  relevée,  pour  ne  luy  point  reprocher  cette  passion  extra- 
ordinaire par  un  mensonge  si  facile  à  destruire  ;  il  veut  encore 
qu'il  fut  ouy  devant  Sa  Majesté  la  mesme  après-dinée^  ce  qui  ne 
fut  point  et  ne  devoit  pas  être,  après  le  rapport  que  le  garde  des 
sceaux  qui  ne  l'aimoit  pas  avoit  fait  au  roy  de  ce  qui  s'estoit 
passé.  La  créance  qui  est  deue  à  un  homme  dans  cette  charge,  et 
le  principal  honneur  de  cette  haute  magistrature  d'estre  la  bouche 
du  prince,  donnoient  avec  raison  une  entière  foy  à  ses  paroles  ;  il 
le  falloit  tenir  pour  véritable  ou  ne  s'en  point  servir... 

«  II  escrit  aussi  qu'il  fust  arrêté  par  un  exempt  des  gardes  au 
retour  de  chez  le  roy,  et  cependant  il  est  très-certain  qu'il  n'y 
alla  pas,  et  que  ce  fut  le  garde  des  sceaux  lui-même  qui  voulut 
bien  s'en  donner  la  peine.  Sa  Relation  porte  contre  toute  vérité 
que  le  mesme  exempt  fust  chargé  de  sa  conduite,  et  pour  man- 
quer à  dire  vrai  jusques  aux  choses  indifférentes  qui  le  touchent, 
elle  veut  que  le  château  de  Aoisy  soit  le  premier  lieu  de  sa  déten- 
tion, et  toutefois  il  ne  fut  mené  qu'à  Yillepreux.  » 

Ainsi,  d'après  du  Chastelet  lui-même,  il  n'alla  point  chez 
le  roi  ;  et,  ce  qui  semble  résulter  de  toute  cette  apologie, 
c'est  que  son  arrestation  aurait  eu  pour  motif  un  rapport 
malveillant  du  garde  des  sceaux,  sur  son  attitude  dans  l'af- 
faire de  la  récusation.  La  vérité  n'est  pas  très-facile  à  déga- 
ger au  milieu  de  ces  imbroglios.  Nous  pensons,  pour  notre 
compte,  que  du  Chastelet  dut  s'émouvoir  du  mouvement  de 
Lopinion  publique,  qui  trouvait  étrange  que  l'auteur  avoué 
de  la  prose  rimée  siégeât  parmi  les  juges  du  maréchal.  Pour 
ne  point  trop  déplaire  à  Richelieu,  vis-à-vis  duquel  il  gardait 
cependant  une  certaine  indépendance  d'attitude,  du  Chastelet 
attendit  jusqu'au  dernier  moment,  et  nous  ne  sommes  pas 
éloigné  de  croire  qu'arrivé  à  la  limite  fatale  du  procès,  «il  ait 
en  effet  suggéré  lui-même  aux  amis  du  maréchal  la  quatrième 
requête  de  récusation,  dans  l'intention,  si  elle  était  rejetée, 
de  se  retirer  de  lui-même.  Une  indiscrétion  fit  connaître  pro- 
bablement ce  projet  au  garde  des  sceaux,  et  comme  Château- 
neuf  n'aimait  pas  l'esprit  mordant  du  maître  des  requêtes,  il 
en  parla  au  cardinal  et  au  roi  h  Saint-Germain.  Furieux  de 
voir  un  vote  défavorable  au  maréchal  lui  échapper,  Richelieu 


PAUL    llAY    DU    CIIASTELET  45 

ordonna  l'arreslalion  de  son  apologiste,  et  du  Chastelet  fut 
conduit  à  Villepreux.  Le  Vassor  prétend  que  tout  cela  n'était 
que  rouerie  et  complot  préparé  d'avance  entre  le  maître  des 
requêtes  et  le  cardinal  pour  en  imposer  au  public  ;  mais  nous 
avons  peine  à  le  croire  ;  car  du  Chastelet  resta  fort  longtemps 
en  prison,  et  ne  dut  sa  mise  en  liberté  qu'à  son  livre  des 
Observations  sur  la  vie  et  la  mort  de  Marillac,  dans  les- 
quelles il  exaltait  Richelieu  et  justifiait  la  condamnation  du 
maréchal. 

Deux  jours  après  l'arrestation  de  Paul  du  Chastelet,  Ma- 
rillac fut  en  effet  condamné  à  la  peine  de  mort.  Tous  les 
juges  avaient  été  d'accordsur  l'accusation.  Il  fut,  à  l'unani- 
mité, déclaré  convaincu  «  de  péculat,  concussions,  levées  de 
deniers,  exactions,  faussetés,  suppositions  de  quittances, 
foules  et  oppressions  par  lui  faites  sur  les  sujets  du  Roi.  »  11 
n'y  eut  division  que  sur  l'application  de  la  peine:  treize  juges 
opinèrent  pour  la  mort,  et  dix  pour  le  bannissement  ou  prison 
perpétuelle  avec  privation  de  ses  charges  et  biens.  L'arrêt  fui 
exécuté  en  place  de  Grève  le  14  mai,  et  la  seule  faveur  qu'on 
fit  au  maréchal  fut  de  placer  l'échafaud  près  du  perron  de 
l'Hôtel  de  ville,  pour  lui  éviter  le  transport  dans  la  charrette 
des  condamnés. 

Ponlis  prétend  dans  ses  Mémoires  que,  «  lorsqu'on  vint 
dire  au  cardinal  de  Richelieu  ([ue  le  maréchal  étoit  condamné 
à  mort,  il  dit  qu'il  n'auroit  pas  cru  que  cette  affaire  en  dût 
venir  jus([ue-là  ;  mais  qu'il  paraissoit  que  les  juges  avoient 
des  lumières  ([ue  les  autres  n'avoient  pas.  C'est  ainsi  qu'après 
avoir  employé  tous  les  moyens  possibles  pour  perdre  celui 
qu'il  n'aimoit  point,  il  voulut  se  justifier  en  apparence  en 
jetant  sur  les  juges  la  haine  d'une  condamnation  que  tout  le 
public  a  attribuée  à  lui  seul...  » 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  combien  ce  propos,  attri- 
bué à  Richelieu  par  un  de  ses  ennemis  et  rap|)orié  depuis  par 
tous  les  biogra|)hes  de  Marillac,  nous  parait  peu  vraisem- 
blable. 11  suffit  de  lii'c  la  longue  dissertation  que  le  cardinal 
consacre  à  ce  sujet  dans  ses  Mémoires,  pour  s'en  convaincre. 
Puisant  des  exemples  dans  l'ancienne  histoire  de  France, 


46  LA    BRETAGNE    A    L ACADEMIE 

Richelieu  montre  que  Marillac  n'est  pas  le  premier  grand 
officier  de  la  couronne  qui  ail  subi  la  peine  capitale  pour  des 
malversations  ;  et  justifiant  même  rétablissement  de  la 
chambre  de  justice  en  dehors  du  parlement,  juge  naturel  du 
maréchal,  il  remarque  «  que  les  rois  prédécesseurs  de  Sa 
Majesté  en  ont,  en  semblables  occasions,  ordinairement 
ainsi  usé,  et  que  cela  est  si  juste,  que  le  garde  des  sceaux 
de  Marillac  même  en  a  fait  une  ordonnance  de  son  code 
nouveau...  » 

Richelieu  terminait  ainsi  par  un  argument  sans  réplique  : 
le  maréchal  avait  été  d'avance  condamné  par  son  frère,  et 
nous  citerons  pour  notre  garant  ce  passage  de  M.  Henri 
Martin,  peu  suspect  en  pareille  matière  : 

«  La  plupart  des  généraux  n'étaient  point,  en  effet,  plus 
scrupuleux  que  Marillac,  et  sa  condamnation  était  inouïe, 
mais  elle  était  légale,  comme  pénalité,  sinon  comme  juridic- 
tion :  pour  toute  réponse,  on  n'eut  qu'à  lui  montrer  le  code 
Micheau,  rédigé  par  son  frère!  Les  sévères  ordonnances  de 
François  V'  et  des  derniers  Valois  contre  le  péculat  et  la 
concussion  y  étaient  renouvelées  et  aggravées.  La  peine  de 
mort  y  était  partout  prodiguée...  » 

Reaucoup  d'historiens,  hostiles  à  Richelieu,  lui  ont  vive- 
ment reproché  d'avoir  fait  couler  tant  de  sang  illustre  des 
Bouteville,  des  Marillac,  des  Montmorency,  des  Cinq-Mars. 
Mais  en  vérité  la  naissance  met-elle  au-dessus  des  lois?  et 
lorsqu'un  duc  et  pair,  un  maréchal  de  France,  ou  un  grand 
écuyer,  aura  ou  volé,  ou  assassiné,  ou  appelé  l'étranger  sur 
le  sol  de  la  patrie,  devra-t-on  l'absoudre  à  cause  des  hautes 
dignités  dont  il  est  revêtu  ?  Le  cardinal  a  choisi  ses  victimes 
parmi  ses  ennemis  politiques,  c'est  vrai  ;  mais  ces  victimes 
étaient-elles  innocentes?  et  lorsque  la  violation  des  lois  était 
à  l'ordre  du  jour,  ne  fallait-il  pas  des  exemples?  Au  reste, 
Richelieu,  quoi  qu'en  dise  Pontis,  n'a  pas  hésité  à  trouver 
méritée  la  condamnation  de  Marillac,  et  ces  deux  lignes  de 
son  Testament  politique  en  font  assez  foi  :  «  Vous  fites  tran- 
cher la  tête  au  maréchal  de  Marillac,  dit-il  en  s'adressant  au 
roi,  avec  d'autant  plus  de  raison,  qu'ayant  été  condamné  en 


PAUL    IIAY    DU    CHASTELET  47 

justice,  la  conslitulion  présente  de  l'Élat  requéroit  un  grand 
exemple.  »  C'est  assez  clair  ;  et  nous  ne  nous  étendions  pas 
davantage  sur  ce  sujet,  mais  nous  conseillerons  de  relire  le 
chapitre  v  de  la  seconde  partie  du  Testament,  intitulé  :  «  La 
peine  et  la  récompense  sont  deux  points  tout  h  fait  nécessaires 
à  la  conduite  des  États.  »  Après  cette  lecture,  on  sera  conve- 
nablement édifié  sur  les  idées  de  Richelieu  à  l'égard  «  des 
particuliers  qui  font  gloire  de  mépriser  les  lois  et  les  ordon- 
nances d'un  État.  » 

Mais  revenons  à  Paul  du  Chastelet. 

De  Villepreux,  le  maître  des  requêtes  disgracié,  fut  conduit 
à  Tours,  et  pendant  les  loisirs  forcés  que  lui  donnèrent  ses 
quelques  mois  de  captivité,  il  composa  ce  long  mémoire  dont 
nous  avons  déjà  donné  de  nombreux  extraits,  et  qui  parut  en 
1633,  sous  le  titre  exact  de  :  Observations  sur  la  vie  et  la 
condamnation  du  maréchal  de  Marillac  et  sur  le  libelle  inti- 
tulé :  Relation  de  ce  qui  s  est  passé  au  jugement  de  son  procès, 
prononciation  et  exécution  de  ïarrest  donné  constre  luij... 
C'était  l'ouvrage  de  plus  longue  haleine  qu'il  eût  encore 
composé  (f),  et  l'on  a  pu  voir  déjà  qu'en  cherchant  h  justifier 
le  cardinal  dans  toute  cet  te  affaire,  il  ne  s'oublie  pas  lui-même 
et  ne  perd  aucune  occasion  de  faire  son  apologie.  Pour  ne 
point  fatiguer  le  lecteur,  nous  ne  ferons  pas  une  analyse 
complète  de  cet  opuscule,  et,  puisqu'on  le  connaît  déjà  eu 
substance,  nous  nous  contenterons  d'en  citer  ici  l'exorde  et  la 
péroraison. 

«  C'est  un  axiome  indubitable,  dit  Paul  du  Cliastelet  pour 
entrer  en  matière,  que  nous  ne  voyons  pas  toujours  les  choses 
cômes  elles  sont  :  la  distance  et  les  situations  différentes  y  font 
paroistre  du  changement  et  trompent  nos  yeux.  Les  affaires 
d'Eslat  se  connoissent  avec  autant  d'incerliuide  :  ceux  qui  gou- 
vtrnent  sont  obligez  pour  la  sécurité  publique  d'en  montrer  [tins 
souvent  les  prétextes  que  les  causes;  et  les  autres  les  considèrent 
si  peu,  ou  soûl  aveuglez  de  tant  dopassions,  qu'ils  en  descouvrent 
difficilement  la  vérité.  C'est  encore  un  défaut  assez  ordinaire  à 

(Ij  II  contient  75  pages  in-i".  Édition  de  1611. 


48  LA    BRETAGNE    A    l' ACADÉMIE 

ceux  qui  ne  sont  poinl  appelez  au  gouvernement  de  traverser  : 
et  comme  si  In  confiance  du  prince  et  la  faveur  du  peuple  ne 
pouvnient  s'attacher  à  des  mesmes  sujets,  on  ne  void  point 
d'homme  en  crédit  et  qui  ait  la  moindre  part  à  la  conduite  des 
choses,  de  qui  la  personne  et  les  actions  soient  approuvées, 
qu'après  sa  mort  ou  sa  disgrâce.  Les  divers  accidens  de  la  vie  du 
mareschal  de  Marillac  et  les  affections  envers  luy  toutes  diffé- 
rentes selon  sa  fortune,  fournissent  à  nostre  âge  une  preuve 
certaine  de  cette  ancienne  créance.  Toute  la  France  trouvoit  à 
redire  au  choix  que  le  Roy  faisoit  de  luy,  publioit  ses  larcins, 
blasmoit  sa  promotion  aux  honneurs,  accusoit  son  mauvais  cou- 
rage, et  n'y  pouvoit  remarquer  aucun  mérite,  n'y  aucune  qualité 
d'un  si  grand  agrandissement.  Aussitost  que  Sa  Majesté  le  voulut 
faire  punir,  et  que  pour  de  grandes  raisons  elle  en  a  retiré  sa 
protection,  se-;  premiers  accusateurs  l'ont  maintenu  contre  la 
justice,  ont  assuré  qu'il  étoit  innocent,  digne  de  ses  charges,  et 
sy  remply  de  valeur  et  de  piété,  qu'il  méritoit  tout,  hors  sa 
chute...  y> 

Après  avoir  passé  en  revue  toute  la  vie  du  maréchal  depuis 
sa  naissance,  ses  «  lasclielés,  ses  dilapidations,  les  intrigues 
de  la  Journée  des  Dupes...  »,  du  Chastelet  s'efforce  de  mon- 
trer que  l'indépendance  des  juges  dans  le  procès  a  été  com- 
plète, et  justifie  l'arrêt  de  la  chambre  de  justice  par  les  lois 
du  royaume  et  des  exemples  historiques,  puis  il  termine  par 
une  péroraison  fort  curieuse  :  elle  n'est  plus  du  goût  de  notre 
temps,  mais,  alors,  certaines  comparaisons  bizarres  étaient 
assez  de  mise,  même  dans  les  oraisons  d'apparat.  Faisant 
allusion  à  la  citation  d'un  libelle  en  faveur  de  Marillac,  qui 
empruntait  ce  passage  de  l'Écriture  :  Lampas  contempla  apud 
cogitationes  Principum  parafa  ad  tempiis  stalutum  revelari 
(Job,  XII,  5),  du  Chastelet  s'exprime  ainsi  : 

«  Toutes  ces  véritez  me  font  dire  qu'un  larron,  et  qu'un 
factieux  tombé  dans  la  disgrâce  de  son  prince,  ne  peut  avoir,  après 
sa  mort,  une  meilleure  odeur  que  celle  d'une  lampe  esteinte,  et 
que  les  juges  firent  leur  devoir,  quand  ils  achevèrent  de  brusler 
ce  tison  plein  de  fumée,  et  placé  pour  faire  cheoir  autruy  ;  quand 
ils  estouffèrent  ce  flambeau  de  sédition  dans  la  France,  et  la 
délivrèrent  d'un  homme  qui  opprimoit  les  sujets  du  Roy,  pilloit 


PAUL    HAY    nu    CIIASTELET  49 

les  Finances,  et  s'engraissoil  du  sang  et  de  la  sueur  de  son  pau- 
vre peuple.  » 

A  part  quelques  fautes  de  goût  au  point  de  vue  littéraire, 
on  trouve  du  naturel  et  de  la  vigueur  de  style  dans  celte 
brochure  du  m.lître  des  requêtes  :  c'est  incontestablement  son 
meilleur  ouvrage.  11  y  avait  mauvaise  grâce,  il  est  vrai,  à 
s'acharner  sur  un  ennemi  tombé  ;  mais  il  y  avait  aussi  un 
inlérèt  politique  véritable  à  justifier  vis-à-vis  du  public  la 
conduite  du  cardinal. 

Ce  fut  principalement  pour  répondre  aux  Observations, 
que  l'abbé  de  Sainf-Germain  publia  sa  Vérité  défendue,  le 
plus  violent  de  tous  ses  pamphleis;  nous  en  avons  cité  quan- 
tité de  passages  qui  le  font  connaître  suffisamment  :  ses  seuls- 
arguments  sont  des  injures  :  «  Le  cardinal,  dit-il,  fit  melire 
Hay  en  prison  pour  avoir  menly  au  Roy  ;  et  il  l'a  tiré  de 
prison  pour  le  faire  mentir  au  public;  il  luy  a  faict  acheter 
j)ar  un  grand  crime  la  liberté  qu'il  avoit  perdue  (à  ce  ([u'il 
dit),  pour  ne  consentir  pas  à  un  moindre  péché...  Cet  homme 
sans  jugement  et  abandonné  de  Dieu,  ne  voit  pas  qu'en  sortant 
de  prison  il  a  changé  de  servitude...  et  tous  les  siècles  passés 
n'ont  point  veu  de  favory  insolent,  cruel  et  ingrat  comme  luy. 
Un  nommé  Gnevossius,  ayant  calomnié  Hedwige,  femme  de 
Ladislas,  roi  de  Pologne,  l'imposteur  fut  condamné  par  tous 
les  grands  du  pays  à  se  desdire  de  son  accusation,  en  aboyant 
comme  un  chien  sous  la  table  de  cette  princesse.  Si  le  sieur 
Hay,  qui  a  un  nez  troussé  en  chien  d'Artois,  en  est  quitte  à 
si  bon  marché,  on  luy  fera  une  belle  grâce...  »  Et  ainsi  de 
suite...  Ces  injures  demandaient  réparation.  Richelieu  ne  fut 
pas  ingrat,  et  du  Chastclet,  sorti  de  prison,  retrouva  les 
faveurs  du  ministre.  Pellisson  rapporte  même  que  Richelieu, 
voulant  s'excuser  de  sa  détention  :  —  «  Je  mets  une  grande 
différence,  répondit  du  Chastelet,  entre  le  mal  que  Vostre 
Kminence  fait  et  celui  qu'elle  permet,  et  n'en  serai  pas  moins 
attaché  à  sou  service.  » 

«  Et  un  i)eu  après,  ayant  été  mené  à  la  messe  du  Roi,  qui 
ne  le  regardoit  point,  et  affcctoit  même,  ce  sembloit,  de 

4 


50  LA   BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

tourner  la  tête  d'un  autre  côté,  comme  par  quelque  espèce 
de  honte  de  voir  un  homme  à  qui  il  venoit  de  faire  ce  traite- 
ment, il  s'approcha  de  M.  de  Saint-Simon  et  lui  dit  :  — 
Je  vous  prie,  Monsieur,  de  dire  au  Roi  que  je  lui  pardonne 
de  bon  cœur,  et  qu'il  me  fasse  Thonneur  de  me  regarder.  — 
M.  de  Saint-Simon  le  dit  au  Roi,  qui  en  rit,  et  le  caressa 
ensuite...  » 

Emprisonné,  Du  Chastelet  avait  dû  se  défaire  de  sa  charge 
de  maître  des  requêtes  :  il  reçut  cependant  des  lettres  d'ho- 
norariat  le  3  juin  1633,  ainsi  que  nous  l'apprend  le  recueil 
manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale  qui  nous  a  déjà  fourni 
de  si  précieuses  indications  ;  et  quelques  mois  plus  tard  il  fut 
nommé  conseiller  d'État.  Ce  ne  fut  point  pour  rester  inactif, 
car  le  16  octobre  1633,  il  fut  commis  en  cette  qualité  par 
lettres  patentes  du  roi  pour  instruire  le  procès  du  fameux 
Biaise  Rouffet,  dit  Chavagnac,  impliqué  dans  l'accusation  de 
tentative  d'assassinat  contre  la  personne  du  cardinal.  Lui- 
môme  a  relaté  tous  les  documents  officiels  de  cette  affaire 
dans  son  Recueil  de  pièces  pour  servir  à  Ihistoire.  Peu 
après,  une  occasion  se  présenta  d'honorer  ses  talents  litté- 
raires et  l'Académie  naissante  reçut  le  nouveau  conseiller 
d'État  parmi  ses  fondateurs. 


IV.  L'Académie  française.  —  Fin  de  la  carrière  de  Paul 
du  Chastelet.  —  Son  fils.  —  L'  «  Histoire  de  Du  Guesclin  » 
(1633-1636). 

On  sait  que  l'idée  de  l'institution  de  cette  illustre  compa- 
gnie, qui  a  survécu  à  tous  les  naufrages  du  passé,  appartient 
à  Richelieu  lui-même.  Son  favori,  Boisrobert,  ayant  été 
amené  par  Desmaretz  aux  réunions  de  lettrés  qui  se  tenaient 
depuis  quelque  temps  chez  Conrart,  fit  au  cardinal  un  tel 
éloge  de  ce  cercle  choisi,  que  Richelieu  résolut  de  le  prendre 
pour  base  d'un  corps  littéraire  puissant,  destiné  à  perpétuer 
dans  la  république  des  lettres  le  souvenir  de  son  ministère  :  il 
espérait  aussi  s'attacher  plus  facilement  par  ce  moyen,  les 
savants  et  les  littérateurs,  dont  il  enchaînerait  la  plume  à  son 


PAUL     HAY    DU    CHASTELET  5i 

service  par  des  bienfaits  plus  directs,  et  par  l'honneur  qui 
rejaillirait  sur  leur  talent,  d'une  élection  dans  un  corps  aussi 
privilégié. 

Les  propositions  du  cardinal  furent  d'abord  peu  goûtées  de 
la  part  des  membres  du  petit  cercle  Conrart,  qui  voyaient 
s'envoler  l'indépendance  de  leurs  réunions,  et  le  cliarmc  tout 
intime  de  leurs  dissertations  sans  apparat.  Mais  Richelieu 
leur  ayant  fait  dire  qu'il  les  laisserait  complètement  libres  de 
rédiger  les  statuts  de  la  nouvelle  académie  et  de  choisira  leur 
gré  leurs  collègues  parmi  les  gens  de  lettres  ou  les  savants, 
ils  acceptèrent  ;  naturellement  tous  les  familiers  du  cardina. 
furent  choisis  des  premiers  par  les  amis  de  Conrart.  C'était 
une  manière  délicate  de  témoigner  au  protecteur  de  l'Aca- 
démie la  reconnaissance  qu'on  lui  devait  de  l'indépendance 
qu'il  avait  promise  :  aussi  voyons-nous  figurer  parmi  les 
quarante  fondateurs  de  l'Académie,  Boisrobert  et  Desma- 
relz,  les  deux  poètes  attitrés  du  palais  Cardinal  ;  le  secré- 
taire d'État  de  la  guerre  Servien  ,  futur  signataire  du 
traité  de  Westphalie(l)  ;  le  garde  des  sceaux  Pierre  Séguier, 
bientôt  chancelier  de  France;  les  deux  conseillers  d'Éiat, 
Bautru  et  du  Chastelet  ;  Jean  de  Sirmond,  hisloriogra[)he  du 
roi  et  l'un  des  collaborateurs  de  du  Chastelet  dans  l'œuvre 
polémique  de  ce  temps,  etc.,  etc.  «  Car,  remarque  Pellisson, 
comme  la  Cour  embrasse  toujours  avec  ardeur  les  inclinations 
des  ministres  et  des  favoris,  surtout  quand  elles  sont  raison- 
nables et  honnêtes,  ceux  qui  approchoient  de  plus  près  le 
cardinal  et  qui  étoient  en  quelque  réputation  d'esprit,  fai- 
soient  gloire  d'entrer  dans  un  corps  dont  il  éloil  le  protec- 
teur et  le  père.  » 

Une  grande  partie  de  l'année  1634  fut  consacrée  par  Paul 
du  Chastelet  à  des  travaux  qui  concernaient  presque  unique- 
ment l'Académie  naissante.  Honoré  de  la  confiance  de  ses 
collègues,  il  faisait  partie  de  presque  toutes  les  commissions, 
de  presque  toutes  les  dépulations. 

(i)  Voir  noire  élude  sur  AOel  Sevvien.   Le   Mans,   Pollcclial,    1878, 
in-8n. 


52  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

«  Quant  aux  statuts  de  l'Académie,  rapporte  Pellisson,  le  pre- 
mier qui  travailla  sur  ce  sujet  par  ordre  de  la  compagnie,  fut 
M.  du  Chastelet,  conseiller  d'Etat.  Après  qu'on  eut  vu  son  tra  - 
vail,  il  fut  ordonné  qu'il  en  conféreroit  avec  messieurs  de  Bour- 
zeys,  de  Gombauld,  et  de  Gomberville  (i).  —  Depuis,  il  fut  arrêté 
que  tous  les  académiciens  seroient  exhortés  à  donner  leurs 
mémoires  par  écrit  sur  cette  matière.  J'ai  vu  neuf  de  ces  mé- 
moires ou  avis  des  particuliers  académiciens,  qui  sont  ceux  de 
messieurs  Faret,  de  Gombauld,  Chapelain,  Conrart,  Sirmond,  du 

Chastelet,  Bardin,  Colletet  et  Baudouin Tous  ces  mémoires 

furent  remis  entre  les  mains  de  quatre  commissaires,  mes- 
sieurs du  Chastelet,  Chapelain,  Faret  et  Gombauld,  pour  pren- 
dre de  chacun  ce  qu'ils  trouveroient  de  meilleur;  après  leur 
chois,  M.  Conrart,  qui,  en  qualité  de  secrétaire,  avoit  aussi 
assisté  à  toutes  ces  conférences  particulières,  digéra  et  coucha 
par  écrit  les  articles  des  statuts.  Ils  furent  lus,  examinés  et 

approuvés  par  la  Compagnie Le  même  M.  Conrart  avoit 

été  chirgé    de  dresser  les  lettres  patentes  pour   la  fondation 

de  l'Académie Après  qu'il  les  eut  lues  dans  l'assemblée, 

messieurs  du  Chastelet,  de  Sérizay  et  de  Cérizy  eurent  ordre 
de  les  revoir  avec  lui  et  de  les  faire  voir  à  M.  le  garde  des 
sceaux » 


Le  futur  chancelier, qui  se  piquait  d'érudition  et  passaitpour 
un  des  premiers  Mécènes  de  son  temps,  témoigna  le  désir 
d'entrer  dans  le  docte  cénacle. —  «  On  ordonna  que  son  nom 
seroit  écrit  à  la  tête  de  la  liste,  et  que  messieurs  de  3Ionlmort, 
du  Chastelet,  Habert,  et  les  trois  officiers  iroient  lui  rendre 
grâces  très-humbles  de  l'honneur  qu'il  faisoit  à  tout  le  corps. 
—  Ils  s'y  rendirent  le  8  janvier  1635.  » 

Quelques  jours  auparavant,  du  Chastelet  inaugura  les  tour- 
nois oratoires  de  l'Académie.  On  avait  décidé  que  ciiaque 
académicien  prononcerait  à  tour  de  rôle,  dans  les  séances 
successives  de  la  compagnie,  un  discours  sur  tel  sujet  qu'il 
voudrait  bien  choisir.  D'après  l'ordre  du  sort,  le  poète  Maynard 

(1)  Voir  nos  études  sur  Gombauld,  Paris,  Aubry,  1876,  in-8«,  et  sur 
Gomberville,  Paris,  Claudin,  1877,  in-S-J  (couronnées  par  l'Académie 
française). 


PAUL    HAY    DU   CHASTELET  53 

devait  prononcer  le  premier  discours;  mais  il  était  alors  retenu 
àAurillacpar  ses  fonctions  de  président,  et  Paul  du  Chastelet, 
qui, au  dire  de  Pellisson,  «  aimoit  avec  une  passion  déme- 
surée les  exercices  de  l'Acadéinie  » ,  se  proposa  spontané- 
ment pour  le  remplacer,  et  lut,  le  5  janvier,  un  discours  sur 
VÉloquence  française,  auquel  le  célèbre  Godeau,  le  nain 
de  Julie,  répliqua,  le  22  février,  en  parlant  contre  Télo- 
qucnce.  On  remarqua  beaucoup  que  du  Chastelet  lut  son 
discours  ;  «  car,  observe  Pellisson,  encore  qu'ayant  passé  par 
les  charges  et  particulièrement  par  celle  d'avocat  général, 
il  fût  accoutumé  à  parler  au  public,  il  avoua  que  jamais 
assemblée  ne  lui  avoit  paru  plus  redoutable  que  celle-là,  et 
se  servit  de  la  permission  que  la  régie  donnoit  à  tous  les 
académiciens,  de  lire  leurs  harangues,  au  lieu  de  les  pro- 
noncer. » 

«  J'attends  avec  impatience,  écrivait  à  Balzac  le  célèbre 
Chapelain,  l'édition  de  vos  belles  lettres  et  la  harangue  que 
vous  me  promettez  pour  l'assemblée,  de  laquelle  je  vous  dirai 
qu'elle  se  rend  tous  les  jours,  et  de  plus  en  plus,  honorable  : 
s'accroissant  de  jour  en  jour  de  personnes  de  condition,  en 
sorte  que  les  aboiements  du  vulgaire  cessent,  et  l'applaudis- 
sement demeure  général.  M.  du  Chastelet,  M.  l'abbé  de 
Bourzeis  et  M.  Godeau  ont  déjà  parlé  chacun  près  de  trois 
quarts  d'heure  ;  c'est  à  notre  ami  M.  de  Boisrobert  à  entre- 
tenir la  compagnie  la  première  séance...  »  (25 février  1635.) 
Il  paraît  cependant  que  Balzac  n'adressa  pas  sa  harangue  à 
Chapelain  ;  il  se  servit  comme  intermédiaire  de  Paul  du  Chas- 
telet lui-même,  et  se  contenta  «  de  lui  envoyer  quelques  ou- 
vrages de  sa  façon,  le  priant  de  les  lire  à  l'Académie,  et  de  les 
accompagner  de  quelques-unes  de  ses  paroles,  qui  suffiroient, 
disait-il,  pour  le  tenir  quitte  envers  elle,  non- seulement  du 
remerciement,  mais  encore  de  la  harangue  qu'il  lui  devoit(l).)) 

Quant  aux  aboiements  du  vulgaire  dont  parle  Chapelain,  ils 

(1)  Pellisson,  Histoire  de  l'Acadéinie.  Nous  ne  savons  où  plusieurs 
biographes  ont  pu  prendre  ce  renseignement  que  Paul  du  Chastelet  fut 
le  premier  secrétaire  de  l'Académie,  charge  qu'il  conserva  jusqu'à  sa 
mort.  Cela  n'est  vrai  que  de  Valentin  Conrart. 


54  LA    BRETAGNE   A_L  ACADÉMIE 

ne  cessèrent  pas  aussi  vite  qu'il  veut  bien  le  dire,  et  du 
Chastelet,  en  qualité  de  libelliste  attitré  du  cardinal,  reçut  de 
ses  confrères  la  mission  de  répondre  aux  pamphlets  dirigés 
contre  le  cénacle  ;  il  l'accepta  en  reconnaissance  de  ce  que, 
sur  sa  demande,  on  avait  admis  peu  auparavant  parmi  les 
membres  de  la  compagnie  son  frère  Daniel,  l'abbé  de  Chambon, 
collectionneur  émérite,  savant  modeste  et  fort  ami  de  la 
retraite. 

«  Le  premier  qui  écrivit  contre  l'Académie,  dit  le  chroniqueur 
inépuisable  de  son  établissement,  fut  l'abbé  de  Saint-Germain, 
qui  étoit  alors  en  Bruxelles,  accompagnant  la  reine  mère,  Marie 
de  Médicis,  dans  son  exil.  Comme  il  déchiroit  sans  cesse  par  ses 
écrits,  et  avec  une  animosité  étrange,  toutes  les  actions  du  car- 
dinal de  Richelieu,  il  ne  manqua  pas  de  parler  fort  injurieuse- 
ment  de  l'Académie  française,  qu'il  confondoit  avec  cette  autre 
académie,  que  le  gazetier  Renaudot  avoit  établie  au  bureau 
à''Adresse  ;  soit  qu'il  voulût  ainsi  se  méprendre,  soit  qu'en  effet 
il  ne  fût  pas  bien  informé  de  ce  qui  se  passoit  à  Paris.  L'Aca- 
démie ne  voulut  point  y  répondre  par  un  ouvrage  exprès;  mais 
M.  du  Chastelet  qui  en  étoit,  et  qui  répondoit  alors  pour  le  Car- 
dinal à  la  plupart  de  ces  libelles  de  Bruxelles,  fut  prié,  après  la 
proposition  qu'il  en  fit  lui-même  dans  l'Assemblée,  d'ajouter  sur 
ce  sujet  quelques  lignes,  qui  furent  ensuite  lues  et  approuvées 
parla  Compagnie  ;  les  pièces  de  l'abbé  de  Saint-Germain  contre 
le  cardinal  de  Richelieu,  ajoute  Pellisson,  ont  été  imprimées 
depuis  en  deux  volumes,  après  la  mort  du  feu  roi  Louis  XIII. 
Les  réponses  de  M.  du  Chastelet  étoient  dans  une  pièce  qu'il 
n'acheva  point,  étant  prévenu  par  la  mort,  et  qui  n'a  point  été 
imprimée  » 

Celte  pièce  devait  faire  partie  d'un  recueil  de  documents 
destiné  à  faire  suite  à  celui  que  du  Chastelet  publia  au  com- 
mencement de  463o.  Car  le  laborieux  conseiller  d'État  n'ou- 
bliait pas  les  intérêts  de  son  maître  au  milieu  de  ses  travaux 
académiques,  et,  pour  mieux  combattre  les  libelles  qui  sortaient 
chaque  jour  de  l'officine  de  Bruxelles,  il  eut  l'idée  de  réunir 
en  corps  d'ouvrage  toutes  les  brochures  mises  au  jour  depuis 
sept  ou  huit  ans  par  les  familiers  de  Richelieu.   Ce  volume. 


PAUL    HAY    DU    CHASTELET  55 

qui  devait  ainsi  présenter  au  public  une  défense  complète  de 
la  politique  du  roi  et  par  conséquent  de  celle  du  cardinal  et 
de  ses  ministres,  parut  en  1633,  sous  le  titre  de  :  Recueil  de 
diverses  pièces  pour  servir  à  rhistoire  (4).  Il  n'est  pas  besoin 
de  dire  que  toutes  les  brochures  de  Paul  du  Chastelet  s'y 
trouvaient  reproduites,  en  compagnie  de  celles  de  Jean  de 
Sirmond,  du  P.  Joseph,  de  Silhon,  de  Balzac,  de  Richelieu 
lui-même  ;  aussi  le  débit  du  recueil  fut-il  considérable  :  deux 
éditions.  Tune  in-folio,  l'autre  in-4°,  s'épuisèrent  rapidement, 
et  les  amis  du  cardinal  en  publièrent  une  autre  en  1643,  enri- 
chie de  beaucoup  de  nouveaux  documents. 

Du  Chastelet  avait  placé  en  tête  une  préface  apologétique 
de  83  pages,  dans  laquelle  il  résumait  tous  les  éloges  de  la 
politique  de  Richelieu  qu'on  trouve  épars  dans  le  recueil,  et 
présentait  un  tableau  peu  flatté  des  procédés  calomniateurs 
des  libellistes  de  Bruxelles.  Le  style  de  celte  préface  est,  de 
l'aveu  même  de  Pellisson,  «  magnifique  et  pompeux,  peut-être 
jusqu'à  l'excès  »  ;  et  malgré  les  progrès  que  les  séances  acadé- 
miques avaient  fait  remarquer  dans  le  talent  littéraire  du 
conseiller  d'État,  nous  ne  serions  pas  étonné  que  la  plume  de 
Costary  fût  pour  quelque  chose  :  nous  n'en  citerons  que  ce 
passage,  qui  renferme  une  comparaison  originale  et  qui  pré- 
cise nettement  le  but  de  la  compilation  : 

((  Je  suis  bien  de  l'avis  de  ceux  qui  diront  qu'il  n'y  a  rien  en 
ce  ramas,  que  tous  les  gens  de  la  campagne  ne  sçachent  aussi 
bien  que  ceux  de  la  cour.  Je  confesse  que  ce  ne  sont  que  les 
mesmes  tesmoignages,  que  le  Prince  a  desja  rendu  de  sa  douleur 
publique,  et  comme  les  larmes  qu'il  n'a  voulu  cacher  à  personne, 
lorsque  la  perte  de  ses  subjels  et  le  trouble  de  sa  maison  les  ont 
fait  sortir  de  ses  yeux.  Ce  ne  sont  que  les  anciennes  marques,  et 
les  premières  déclarations,  qu'il  a  faites  de  ses  plus  grands  tra- 
vaux: mais  rien  ne  les  pouvoit  si  bien  sauver  de  l'oubly  que  cet 
assemblage,  qui  fera  durer  la  bonne  odeur  de  sa  réputation,  et 
qui  rendra  sa  gloire  éternelle.  Toutes  les  sueurs  des  plantes  qui 


(1)  Ce  recueil  esl  anonyme.  Nous  possédons  l'édition  de  1640  publiée 
sans  nom  de  lieu  ni  d'éditeur.  10-4°. 


o6  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

porteiU  le  baulme,  toutes  les  gouttes  qu'elles  pleurent,  n'auroient 
pas  cel'e  merveilleuse  qualité  qui  parfume  et  qui  conserve  tout, 
si  on  les  séparoit  quand  elles  tombent  ;  mais  depuis  qu'elles  ont 
lait  un  corps,  elles  prennent  ensemble  une  forme  nouvelle  ; 
chaque  siècle  en  augmente  le  prix  et  la  douceur,  et  plus  elles 
vieillissent,  mieux  elles  se  défendent  de  la  corruption  et  de  la 
puissance  du  temps.  » 

Nous  regrettons  fort  que  les  limites  imposées  à  ce  travail  ne 
nous  permettent  point  de  donner  une  analyse  complète  et  de 
citer  beaucoup  de  passages  originaux  de  la  longue  préface  de 
du  Chastelet,  son  meilleur  ouvrage  apologétique.  Balzac,  après 
l'avoir  reçue,  écrivait  à  l'auteur  une  lettre  de  huit  pages, 
comme  il  savait  en  écrire,  et  dans  laquelle  nous  remarquons 
ce  préambule  flatteur  : 

«  Monsieur,  c'est  un  grand  effort  de  mémoire  de  se  souvenir 
de  moy  à  la  cour:  mais  c'est  un  effet  de  la  bonlé  divine  de  faire 
pleuvoir  des  délices  au  désert.  Depiiis  la  manne,  il  ne  s'y  est  rien 
veu  de  semblable  à  ce  que  vous  m'avez  envoyé  ;  et  si  vous  vous 
obligiez  de  m'y  fournir  une  telle  nourriture,  quarante  ans  d'exil  à 
cet  ordinaire  me  seroient  quarante  ans  de  félicité.  Pour  parler 
en  termes  plus  vulgaires,  vostre  présentes!  inestimable  :  et  pour 
m'aider  à  vous  en  dire  mon  opinion,  j'ay  esté  contraint  de  cher- 
cher des  comparaisons  dans  le  Ciel,  à  cause  que  les  choses  infé- 
rieures n'en  sont  que  des  images  mal  peintes.  Vous  luy  faites 
tort.  Monsieur,  de  luy  donner  le  nom  de  préface  :  mais  vous  en 
ferez  beaucoup  plus  à  l'ouvrage  devant  lequel  vous  le  voulez 
mettre.  Si  les  dehors  sont  si  riches,  et  s'il  paroist  tant  de  magni- 
ficence s';r  la  porte  :  que  restera-il  pour  les  galeries  et  pour  les 
cabinet^,  et  quel  doit  esire  le  palais  qui  puisse  estre  digne  de 
cette  entrée?  Je  voy  bien  que  c'est  une  marque  de  grandeur,  mais 
j'ay  peur  aussi  que  ce  ne  soit  un  défaut  de  proportion  :  et  n'es- 
tant pas  possible  que  la  suite  esgale  le  commencement,  on  vous 
accusera  d'estre  perturbateur  de  l'ordre  des  choses,  et  de  faire 
changer  de  place  à  la  perfection  qui  ne  doit  paroistre  que  la 
dernière,...  etc..  » 

En  revanche,  Tabbéde  Saint-Germain,  qui  se  trouvait  mal- 
traité d'importance  dans  cet   opuscule,  en  qualité  «  d'aspic 


PAUL    IIAY    nu    CHASTELET  5/ 

irrité....  rampant  dans  une  terre  étrangère...;  flamand  pas- 
sionné pour  l'Espagne....;  calomniateur  hardi  et  dange- 
reux   dont  réloquence  trompeuse  est  comparable,  au  juge- 
ment d'un  des  plus  grands  saints  de  l'Église  grecque,  à  la 
queue  du  pan,  qui  d'un  costé  se  monstre  toute  dorée,  toute 
céleste  et  chargée  d'un  nombre  infiny  d'yeux,  et  qui  de  l'autre 
est  fade,  desteinte,  et  sans  aucune  beauté  qui  la  puisse  rendre 
agréable!...  etc..  »  Saint-Germain,  dis-je,  ne  put  contenir 
sa  colère,  et  pour  imiter  l'apologiste  du  cardinal,  réunit  tous 
ses  pamphlets  en  un  volumineux  recueil  (1),  avec  une  préface 
virulente,  dans  laquelle  on  lisait  : 

«  L'insolence  de  celuy  qui  a  fait  imprimer  in-folio  dans  un 
grand  volume  les  diverses  pièces  pour  servir  à  V histoire  du 
tenips,  nous  a  obligé  à  mettre  en  un  corps  tous  les  livres  que 
nous  confessons  avoir  faits,  afin  de  laisser  dans  les  cabinets  des 
curieux  les  réponses  aux  libelles  ditTamatoires,  que  plusieurs 
corrompus  ont  composé  contre  le  respect  qui  est  deu  à  la  nais- 
sance du  Roy.  Ces  esprits  (que  je  peux  appeler  malins  et  fols)  ont 
esté  semblables  aux  milans.  Si  ces  oiseaux  tripiers  et  sots  voyent 
voler  un  duc,  ou  un  hibou,  auquel  le  fauconnier  a  attaché  une 
queiie  de  renard,  ils  descendent  du  plus  haut  de  l'air,  pour 
fondre  sur  ce  qu'ils  croyent  estre  un  monstre:  mais  ils  sont 
attrappés,  lorsqu'on  lasche  le  sacre  après  eux,  qui  les  poursuit 
dans  les  nues,  et  à  coup  de  bec  les  ramène  battant  jusques   en 

terre !!!  »  Et  ailleurs:  o  Penses-tu  donc,  sieur  ïlay,  qu'il  soit 

possible  au  cardinal  de  Richelieu  de  t'estimer  escrivain  véritable, 
juge  équitable  et  son  serviteur  bien  acquis?  L'advocat  Vibius 
Gallus  ayant  souvent  contrefait  le  fol,  le  devint  à  la  fin  :  lu  ne 
seras  jamais  vrayment  zélé  pour  le  cardinal  on  le  contrefaisant  : 
toutes  les  caresses  qu'il  te  fait,  lorsqu'il  employé  dans  les  com- 
missions ton  injustice,  et  ton  effronterie  dans  les  escrits,  ne 
peuvent  mettre  dans  son  esprit  qu'il  se  doive  fier  au  lien.  Je 
sçay  bien  que  dans  ses  railleries  il  t'appelle  son  lévrier;  et  il  a 

(I)  Recueil  de  pièces  pour  la  défense  de  la  reyne  mère  du  roy  Irès- 
ctircslicn  Lojis  MU,  par  mossiic  Mathieu  do  Morguos,  siciir  de  Saiiil- 
Germain,  pK^Jicalcur  du  roy  cl  aumônier  de  la  rcync  iviore.  —  Nous 
possédons  «  la  dernière  Odilion,  sur  la  dcnii;ïrc  copie,  imprimée  i  .V.nvcrs, 
1643,  in-.i«.  n 


58  L\   BRETAGNE   A   l'aCADÉMIE 

raison:  car  tu  es  celuy  de  ses  bourreaux,  lorsque  tu  es  juge  ; 
et  en  escrivant  pour  luy  tu  es  son  lévrier  d'attache,  mais  assez 
maladroit !  » 

Nous  laisserons  le  lecteur  choisir  entre  Balzac  et  Saint-Ger- 
main. —  Richelieu  fut  reconnaissant,  et  dans  l'année  même, 
du  Chastelet  reçut  une  double  récompense.  Plusieurs  bio- 
graphes assurent  que  sa  préface  lui  fut  payée  dix  mille  écus. 
Nous  voulons  bien  le  croire,  mais  nous  n'en  avons  pas  retrouvé 
la  preuve  originale.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  certain,  c'est  que 
vers  le  mois  de  septembre,  Richelieu,  partant  avec  le  roi 
Louis  XIII  et  le  comte  de  Soissons,  pour  l'expédition  de 
Champagne,  emmena  du  Chastelet  avec  lui  et  lui  donna  l'in- 
tendance de  justice  dans  l'armée  royale.  Nous  ne  raconterons 
pas  tous  les  événements  de  ce  voyage  :  la  maladie  de  Riche- 
lieu, le  siège  et  la  prise  de  Saint-Mihiel,  les  opérations  du 
maréchal  de  la  Force  et  du  cardinal  duc  de  la  Valette,  le 
séjour  de  la  cour  à  Château-Thierry....  etc.,  etc..  Il  paraît 
que  pendant  ce  séjour  à  l'armée,  notre  académicien  s'occupa 
autant  de  stratégie  que  de  l'intendance  de  justice,  car  nous 
lisons  ce  passage  dans  la  correspondance  de  Richelieu  au 
secrétaire  d'État  Bouthilier  :  «  De  Ruel,  ce  9  septembre  1635. 
—  Je  vous  envoie  une  lettre  du  sieur  du  Chastelet  que  je 
trouve  très-considérable  :  le  Roy  y  mettra  ordre  s'il  luy  plaist, 
car  à  mon  jugement  il  a  raison.  Le  vray  but  qu'on  doit  avoir 
est  de  chasser  le  duc  Charles,  et  Eslain  (près  Verdun)  Démé- 
rite pas  que  M.  de  Vaubecourt  s'y  amuse....» 

Quoi  qu'il  en  soit,  du  Chastelet  ne  devait  pas  retirer  grand 
profit  de  sa  campagne  :  il  y  gagna  une  fièvre  quarte,  et  le 
6  avril  1636,  il  mourut,  à  l'âge  de  «  quarante-trois  ans  et 
cinq  mois,  par  la  faute  des  médecins,  à  ce  qu'on  a  prétendu, 
dit  Pellisson,  et  pour  avoir  été  trop  saigné  (1).  » 

(1)  Dans  une  lettre  du  12  avril,  adressée  à  Belin,  médecin  à  Troyes, 
Guy  Patin  dil  simplement  :  «  M.  du  Chastelet  mourut  ici  d'hydropisie,  il  y 
a  aujourd'hui  huit  jours.  »  {Lettres  de  Guy  Patin.  Edition  Reveillé  Parise, 
1. 1,  p.  36.) 

Il  n'est  pas  hors  de  propos  de  remarquer  de  quelle  façon  Mathieu  de 
Morgues  annonça  cette  mort  aux  lecteurs  de  ses  pamphlets  :  «  Sage  lec- 


PAUL    HAY   DU    CHASTELET  59 

Cette  mort  prématurée  fut  aussi  douloureusement  ressentie 
au  palais  Cardinal  que  dans  la  république  des  lettres  ;  et  dans 
une  des  séances  du  mois  de  février  d688,  l'Académie,  pour 
honorer  la  mémoire  et  les  talents  du  maître  des  requêtes, plaça 
ses  œuvres  dans  le  catalogue  des  livres  les  plus  célèbres  de 
notre  langue,  dont  les  passages  seraient  pris  comme  citation 
dans  le  fameux  dictionnaire.  —  M.  Yilleraain  fait  h  ce  sujet 
une  observation  piquante  en  remarquant  que  du  Chastelet  et 
Bardin,  à  qui  l'Académie  fit  cet  honneur,  devinrent  de  cette 
façon  autorités  souveraines  pour  la  langue,  de  même  que  les 
empereurs  romains  devenaient  des  dieux  après  leur  trépas. 
Quelques  mois  auparavant,  on  avait  donné  pour  successeur 

leur,  —  au  coir.mencemcnt  de  cet  ouvrage,  je  vous  ay  donné  quelques 
advis,  je  suis  obligé  à  la  fin  d'en  adjousler  un.  J'ay  sceu  que  mes  véri- 
tés ont  touché  si  vivement  le  sieur  du  Chastelet,  qu'après  un  estonnemcnt 
et  retraite  de  plusieurs  jours,  sa  santé  a  esté  tellement  altérée,  que  dans 
quelques  mois  il  est  mort  en  la  vigueur  de  son  aage  dune  hydropisie, 
provenue  de  sa  mélancholic.  Je  proteste  devant  Dieu  que  mon  intention 
n'a  point  esté  d'arrcster  sa  vie,  mais  d'arrester  sa  plume;  ny  de  le  perdre, 
mais  de  le  corriger.  J'ay  esléatlverli,  que  devant  son  départ  de  ce  monde 
il  avoit  eu  regret  de  l'avoir  rempli  de  calomnies  et  de  railleries  contre  la 
reyne  mère  du  roy,  et  plusieurs  personnes  de  condition.  Je  me  suis  res- 
jouy  avec  les  anges  de  sa  pénitence,  et  j'ay  eu  un  extresme  desplaisir,  de 
ce  que  son  petit  jugement  avoit  si  mal  conduit  son  grand  esprit,  qui 
s'estoit  abandonn''  à  la  corru[)tion  du  siècle  et  à  son  inclination  de  mes- 
dire;  elle  s'emportoit  si  fort,  qu'il  a  esté  expédient  de  luy  donner  un 
caveçon  ;  j'ay  bien  recognu  qu'il  Tavoit  blessé.  Une  de  ses  lettres  escrites 
au  marquis  de  la  Meilleraye,  lorsqu'il  csloit  au  siège  de  Louvain,  estant 
tombée  entre  mes  mains,  j'ay  veu  qu'il  conjure  ce  bon  seigneur,  son 
intime  amy,  de  faire  brûler  dans  la  place  de  Bruxelles  tous  les  escrits 
qui  l'ont  deschiré  et  mesmes  leur  auteur.  Il  asseure  pourtant  que  M.  le 
cardinal  luy  a  dit,  qu'il  engraissoit  en  lisant  ce  qu'il  appelle  mcsdisances; 
mais  je  croy  que  Son  Emminencc  le  voyant  enfler  d'eau,  taschoit  de  luy 
persuader  qu'il  se  remplissoil  de  graisse.  La  charité  m'empesche  do 
publier  cette  lettre,  dans  laquelle  on  voit  beaucoup  de  bassesses,  quel- 
ques mocqueries,  principalement  conire  les  sieurs  de  Charnacé  et  de 
Miroménil,  et  des  grandes  salies  (.pour  saillies)  d'un  esprit  esgaré.  Comme 
Dieu  ordonna  des  affaires  des  I^ays-l!as  autrement  que  le  sieurdu  Chaste- 
let ne  croyoit,  aussi  sa  sainte  providence  disposa  bienlost  après  de  sa 
vie,  cl  ne  voulut  pas  qu'elle  fust  réservée  pour  un  exemple  de  la  justice 
du  roy.  Dieu  l'a  faite  :  je  l'ay  prié  pour  cette  àinc,  qui  a  exerce  ma 
patience,  mon  esprit  et  ma  maiu.  » 

Nous  croyons  inutile  d'accompagner  de  commentaires  cette  ironi(iue 
oraison  funèbre. 


60  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

h  (lu  Chastclel  Nicolas  Perrot  crAblancourt,  prosateur  élé- 
gant, dont  les  nombreuses  traductions  d'auteurs  grecs  et 
latins,  furent  connues,  de  son  temps,  sons  le  nom  de  Belles 
infidèles  {\) . 

Pellisson  résume  en  deux  lignes  le  portrait  de  Paul  du 
Chaslelet.  C'était,  dit-il,  «  un  homme  de  bonne  mine,  d'un 
esprit  ardent  et  fort  résolu,  qui  parloit  et  écrivoit  fort  bien  et 
aimoit  avec  une  passion  démesurée  les  exercices  de  l'Aca- 
démie. »  Ajoutons  qu'il  avait  l'esprit  vif  et  mordant,  l'huntieur 
très-satirique  (2),  et  le  caractère  plus  indépendant  qu'on  ne 
pourrait  le  croire  au  premier  abord,  de  la  part  d'un  familier 
du  cardinal.  Plusieurs  biographes  insinuent  même  que  Riche- 
lieu, qui  craignait  ce  mélange  de  satire  et  d'indépendance,  le 
retint  toujours  près  de  lui,  sans  lui  confier  de  missions 
importantes,  afin  de  pouvoir  le  maîtriser  plus  facilement,  et 
l'avoir  directement  sous  sa  main.  On  pourrait  le  croire, 
quand  on  sait  que  Bautru,  qui  n'était  qu'un  bouffon  plai- 
sant, fut  envoyé  comme  ambassadeur  en  Espagne  et  en  An- 
gleterre. 

Paul  du  Chastelet  laissa  deux  fils,  dont  l'aîné,  appelé  Paul 
comme  son  père,  et  plus  tard  maître  des  requêtes  comme  lui, 
s'est  fait  un  certain  nom  dans  le  monde  des  lettres  (3),  et  a 

(1)  Voir  noire  élude  sur  Pcrrol  d'Ablancourt.  Paris,  Menu,  1877,  \n-S<\ 

(2)  Pellisson  dit  qu'il  a  vu  de  lui  une  «  satire  cruelle  et  sanglante  contre 
un  magistral  sous  le  nom  de  ***.  »  E-t-ce  le  magistral  dont  le  nom  est 
caché,  ou  bien  la  satire  était-elle  signée  d'un  pseudonyme?  Ce  qu'il  y  a 
de  certain,  c'est  que  personne  n'a  vu  celte  satire  depuis  Pellisson,  et  que 
probablement  elle  est  restée  manuscrite. 

(3)  Paul  H,  né  en  1620,  élail  le  seul  enfant  que  Paul  du  Chastelet  eût 
conservé  de  son  premier  mariage  avec  Marguerite  de  Renouaid.  Il  eut 
trois  enfants  du  second  lit  :  Madeleine  née  en  1626,  Jeanne  née  en  1628  et 
Jean  né  en  1630.  Madeleine  Dauguechin  de  Yerdilly  et  sa  mère  Made- 
leine Galoppe  survécurent  à  Paul  I^r.  L'abbé  de  Chambon,  exécuteur 
testamentaire  de  son  frère,  devint  le  tuteur  de  ses  neveux.  Tous  habi- 
taient depuis  longtemps  la  même  maison,  rue  du  Cimetière,  paroisse 
Saint-André-des-Arcs.  —  Nous  trouvons  ces  détails  dans  la  copie  d'un 
curieux  inventaire  du  mobilier  de  la  succession,  que  nous  a  communi- 
quée M.  Arthur  de  la  Borderie,  d'après  l'original  conservé  au  château 
du  Chaslelet  dans  les  archives  actuelles  des  Hay  des  Nétumières.  Cet 
inventaire  est  fort  étendu  et  nous  n'essayerons  pas  d'en  reproduire  ici 


PAUL    IIAY    DU    CIIASTKLET  61 

donné  lieu,  bien  involontairement  sans  doute,  à  une  grosse 
méprise  littéraire  au  sujet  de  Tacadémicien. 

Le  jeune  Paul  s'était  fait  connaître  de  bonne  heure  en  pu- 
bliant, dès  16i3,  sept  ans  après  la  mort  de  son  père,  des 
Observations  sur  la  vieet  la  mort  du  maréchal  cTOrnano  (l). 
Vingt  ans  plus  tard,  en  16C4,  ses  talents  ayant  acquis  plus  de 
maturité,  il  donna  au  public  un  traité  de  rEducation  de 
Monseigneur  le  Dauphin,  qui  fut  remarqué  par  les  penseurs 
et  que  l'abbé  d'Olivet  cite  dans  ses  notes.  Or,  en  1666,  parut 
un  livre  dont  nous  tenons  à  transcrire  le  titre  exact  :  Histoire 
de  Bertrand  du  Guesclin,  connestable  de  France  et  des 
royaumes  de  Léon^  de  Castille,  de  Cordoue  et  de  Séville^  duc 
deMolines,  comte  de  Longueville,  composée  nouvellement  et 
donnée  au  public  avec  plusieurs  pièces  originales  touchant  la 
présente  histoire;  celle  de  France  et  d'Espagne  de  ce  temps-là^ 
et  particulièrement  de  Bretagne;  par  messire  P.  H.,  sei- 
gneur D.  C.  —  Au  Roy.  —  A  Paris,  chez  Louis  Bil- 
laine,  etc....  1666,  avec  privilège  du  Roy.  (1  vol.  in-folio.) 

Tous  les  biographes,  sans  en  excepter  un  seul  (2),  citent  cet 
ouvrage  comme  une  œuvre  posthume  de  Tacadémicien,  con- 
seiller d'État,  Paul  Hay,  seigneur  du  Chastelet.  Nous  préten- 

les  108  articles,  malgré  l'altrait  que  nous  a  présenté  certain  lit  de  velours 
cramoisi  à  ramages  rehaussé  de  franges  d'or.  Nous  nous  bornerons  à 
dire  qu"on  y  mentionne  un  carrosse,  aussi  de  velours  cramoisi,  estimé 
300  livres;  que  les  espèces  monnayées  s'élèvent  à  7,000  livres  en  or; 
que  la  vaisselle  d'argent  est  cotée  pour  3,841  livres  pour  IG"  marcs 
pesants,  à  :23  livres  le  marc;  enfin  que  tous  les  bijoux  sont  estimés  à  la 
somme  de  1400  livres  :  il  est  vrai  de  dire  qu'un  «  anneau  d'or  où  est 
enchâssé  ung  diamant  espais  »  n'y  compte  que  pour  50  livres,  et  ijue  des 
boutons  dor  a  diamants  ne  sont  cotés  que  chacun  3  livres;  ce  qui  donne 
un  faible  taux  de  l'argent  à  cette  époque 

(1)  M.  Hauréau  croit  que  ce  doit  être  une  œuvre  posthume  de  l'acadé- 
micien. Cela  est  possible,  mais  il  en  faudrait  des  preuves;  et  nous  n'accep- 
tons pas  celle  qui  consiste  à  dire  que  Paul  II  appelle  ['Histoire  de 
DugucscUn,  publiée  en  IGOG,  son  coup  d'essai,  puisqu'il  donna  en  1664 
un  traité  sur  VÉducalion  du  Dauphin,  qui  est  bien  de  lui. 

(2)  Nous  écrivions  ceci  en  1872  :  la  même  année,  M.  Hauréau  publiait 
le  tome  IV  de  son  Histoire  lillérnirc  du  Maine,  dans  lequel  il  soutient  la 
même  thèse  que  nous.  Nous  sommes  heureux  de  pouvoir  nous  rencontrer 
celte  fois,  au  sujet  du  Chasickt,  avec  le  savant  académicien,  dont  nous 
n'avons  connu  l'ouvrage  qu'après  notre  publication. 


62  LA    BRETAGNE   A    L ACADÉMIE 

dons  réfuter  cette  opinion,  dont  la  responsabité  doit  remonter 
à  l'abbé  d'Olivet. 

Il  suffisait  de  lire  avec  quelque  attention  le  titre  de  l'ouvrage 
pour  y  remarquer  ces  deux  mots  fort  clairs  :  composée  nou- 
vellement ;  or  Paul  du  Chastelet  l'académicien  était  mort  depuis 
bientôt  trente  ans,  et  le  privilège,  daté  du  1"  mai  1666, 
s'exprime  ainsi  : 

«  Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  etc.. 

«  Nostre  amé  et  féal  Paul  Hay,  chevalier,  seigneur  du  Chas- 
telet,  nous  a  fait  remonstrer  qu'il  a  remis  de  nouveau  au  jour 
VHistoire  de  messire  Bertrand  du  Guesclin,  connestable  de 
France,  laquelle  il  désireroit  faire  imprimer  ;  et  comme  nous 
voyons  que  l'étude  des  sciences  est  un  des  plus  considérables 
ornements  d'un  grand  royaume,  et  que  ceux  où  on  les  a  cultivées 
ont  esté  les  plus  florissans,  et  qu'il  est  très-important  que  nos 
sujets  et  principalement  les  gentilshommes  s'y  appliquent  pour 
se  rendre  d'autant  plus  dignes  des  emplois  dûs  à  leur  naissance  ; 
et  voulant  appuyer  de  nostre  puissance  et  aulhorité  ceux  de 
nostre  noblessse  qui  aiment  les  lettres,  et  par  leur  exemple  four- 
nir la  mesme  envie  à  tous  les  autres  :  A  ces  causes,  désirant  favo- 
riser le  bon  dessein  de  nostre  amé  et  féal  Paul  Hay,  chevalier, 
sieur  du  Chastelet,  fils  de  nostre  amé  et  féal  Paul  Hay,  seigneur 
dudit  lieu,  conseiller  d'Estat  du  feu  roy  d'heureus  mémoire, 
Louis  le  Juste,  nostre  très-honoré  seigneur  et  père,  maistre  des 
requêtes  ordinaires  de  son  hostel,  lequel  marche  sur  les  traces 
que  son  dit  père  luy  a  laissées  par  les  beaux  ouvrages  qui  restent 
de  lui, 
a  Nous  avons  permis  et  permettons,...  etc..  » 

11  résulte  bien  clairement  de  cette  pièce  que  l'auteur  de 
Y  Histoire  de  Bertrand  Du  Guesclin  est  le  second  Paul  Hay, 
chevalier,  seigneur  du  Chastelet,  maître  des  requêtes  en  1666, 
fils  de  l'académicien,  et  non  pas  l'académicien  lui-même  ;  mais 
il  est  peu  probable  que  l'abbé  dOlivet  et  ceux  qui  l'ont  suivi 
se  soient  donné  la  peine  de  feuilleter  le  volume  jusqu'à  la  der- 
nière page.  Que  n'ont-ils  au  moins  lu  la  préface  ?  L'auteur  de 
ce  morceau  y  parle  comme  auteur  réel  de  ce  livre,  et  non  pas 
comme  simple  éditeur  ;  «  Vous  verrez,  mon  cher  lecteur,  dès 


PAUL    HAY    DU    CHASTELET  63 

l'entrée  de  cette  histoire,  qu'en  l'écrivant  je  n'ay  désiré  que  de 
vous  procurer  un  amusement  utile  et  agréable....  Il  y  a  plu- 
sieurs endroits  de  cet  ouvrage,  qui  devroient  être  retouchés  et 
où  vous  aurez  besoin  d'indulgence  pour  moy....  Il  s'est  aussi 
glissé  plusieurs  fautes  dans  l'impression,  auxquelles  je  vous 
prie  de  prendre  garde,  suivant  qu'elles  ont  esté  marquées  à  la 
fin  de  cet  ouvrage.  »  Ceci  nous  paraît  décisif  :  comment  du 
Chastelet  aurait-il  pu  faire  imprimer  une  errata  trente  ans 
après  sa  mort  ?  Or  c'est  bien  l'auteur  du  livre  qui  parle  en 
ce  passage. 

Nous  avons  donc  beaucoup  de  peine  à  croire  que  M.  de 
Kerdanet  ait  pu  voir  l'édition  de  1635,  qu'il  mentionne 
dans  ses  Notices  chronologiques  sur  les  écrivains  de  Bretagne; 
M.  Levot  assure,  il  est  vrai,  qu'elle  n'est  indiquée  dans 
aucune  biographie  ni  bibliographie,  et  se  hâte  d'ajouter 
qu'on  s'accorde  à  reconnaître  que  la  première  édition  parut 
trente  ans  après  la  mort  de  l'auteur  (1).  Pour  nous,  notre 
opinion,  appuyée  sur  le  livre  même,  est  assez  solidement 
établie  pour  que  nous  puissions  affirmer  que  l'histoire  de  Du 
Guesclin  appartient  au  fils  de  l'académicien,  11  est  possible 
que  du  Chastelet  le  père  ait  rassemblé  une  partie  des  docu- 
ments, lorsqu'il  vivait  encore,  mais  son  fils  seul  les  a  rais  en 
œuvre. 

On  sait,  du  reste,  que  l'histoire  dont  il  s'agit,  diffuse,  sur- 
chargée de  digressions  et  donnant  beaucoup  de  prise  à  la 
critique  historique,  car  l'auteur  y  a  mêlé  le  roman  et  l'histoire, 
n'en  reste  pas  moins,  en  dehors  des  parties  empruntées  trop 
servilement  à  la  chronique  du  quatorzième  siècle,  une  mine 
de  renseignements  précieuse  à  fouiller.  Elle  contient  une 
quantité  considérable  de  documents  et  de  pièces  justificatives, 
amoncelés  à  Tappcndice  :  lettres  de  provision,  quittances, 
monstres,  lettres,  traités  et  ordonnances  qu'on  ne  rencontre 
que  là  ;  en  1693,  on  en  fit  une  seconde  édition  in-4''. 

Deux  ans  après  la  publication  de  l'histoire  de  Du  Guesclin, 
Paul  11  du  Chastelet  fit  imprimer  un  Traité  de  la  Guerre^ 

(i)  Lcvol,  Biographie  bretonne.  Vannes,  Cauticran  i8o2,  2  vol.  in-8". 


64  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMFE 

puis  en  1669  une  œuvre  de  plus  haute  portée,  intitulée  :  La 
Politique  de  France.  Cet  ouvrage,  qui  parut  à  Cologne,  eut 
plusieurs  éditions,  et  l'une  d'elles  fut  imprimée  à  Amsterdam 
ou  à  Lyon,  sous  le  titre  de  troisième  volume  du  Testament 
politique  du  cardinal  Richelieu.  Cela  l'honore  beaucoup. 
«  On  l'attribue  communément,  dit  un  bibliographe  (1;,  à 
Paul  Hay,  seigneur  du  Chastelet,  mort  conseiller  d'Etal  en 
1636,  à  qui  on  a  donné  le  nom  de  marquis,  parce  qu'on  l'a 
cru  par  erreur  de  la  famille  illustre  de  Lorraine,  qui  porte  le 
même  nom....  »  Nous  ferons  remarquer  que  la  terre  du 
Chastelet  près  Vitré,  dont  l'académicien  conseiller  d'État 
avait  été  seigneur  après  son  père,  fut  réellement  érigée  en 
marquisat  par  lettres  patentes  de  1682  en  faveur  de  son 
fils.  —  Pourquoi  donc  cet  acharnement  à  priver  celui-ci  de 
tout  ce  qui  lui  appartient? 

Paul  II  n'eut  pas  d'enfants,  et  son  frère  Jean  continua  la 
postérité,  aujourd'hui  éteinte,  de  l'académicien. 

(1)  Dans  noire  première  édition,  nous  avons  nommé  ici  M.  Prospor 
Levot.  Nous  devons  une  réparation  d'tionneur  à  l'crudit  auteur  de  l'/7/s- 
toire  de  Brest  et  de  tant  d'articles  estimés  de  la  Biographie  bretonne. 
Celle  phrase  n'est  pas  de  lui,  et  c'est  par  inadvertance  que  son  nom  s'esl 
trouvé  sur  celle  de  nos  fiches  qui  portait  cette  citation. 


II 

DANIEL  HAY  DU  CHASTELET 


ABBÉ      DE     CHAMBON 


(1596-1671] 


Les  documents  contemporains  sont  h  peu  près  muels  sur 
cet  obscur  immortel,  frère  du  brillant  polémiste,  dont  nous 
avons  précédemment  retracé  Thistoire  :  aussi  aurons-nous 
fort  peu  de  chose  à  ajouter  aux  quelques  détails  que  nous 
avons  déjà  donnés  sur  Daniel,  à  l'occasion  de  son  frère.  Nous 
savons  qu'il  naquit  le  23  octobre  1596,  quatre  ans  après 
Paul,  et  que  destiné,  en  qualité  de  cadet  de  famille,  à  l'état 
ecclésiastique,  il  obtint  de  bonne  heure  de  la  munificence  du 
duc  de  la  Trémouille,  baron  de  Vitré,  l'abbaye  de  Chambon, 
dépendant  de  la  vicomte  de  Thouars,  sur  les  confins  du 
Poitou. 

A  vingt-cinq  ans,  il  était  déjà  prieur  de  Notre-Dame  de 
Vitré,  et  doyen  de  l'église  collégiale  de  Laval,  où  son  père 
était  lieutenant  civil  et  criminel  ;  aimant  fort  la  solitude,  il 
vivait  très-retiré  près  de  son  père,  et  quoiqu'il  passât  à 
Laval  j)Our  controversiste  habile  et  grand  mathéma- 
licien,  sa  renommée  ne  franchissait  guère  le  petit  cercle  de 
ses  intimes.  Lorsque  .son  frère  eut  fixé  sa  situation  au  conseil 
du  roi,  près  du  cardinal  de  Richelieu,  Daniel  fit  qiiel(|ues 
apparitions  à  Paris,  et  grâce  à  Paul  entra  en  relations  scieu- 


66  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

tifiques  et  littéraires  avec  les  principaux  personnages  de  la 
république  des  lettres  :  il  travaillait  beaucoup  et  entassait  de 
nombreux  manuscrits  sur  ses  deux  études  favorites,  la  contro- 
verse et  les  mathématiques  ;  mais  aucun  de  ses  travaux 
n'avait  encore  émigré  de  son  cabinet  chez  le  libraire,  lors- 
qu'au mois  de  février  1635,  Paul  du  Chastelet  pria  ses 
confrères  de  l'Académie  naissante  de  vouloir  bien  admettre 
Daniel  dans  la  compagnie  :  Paul  avait  déjà  rendu  d'éminents 
services  aux  académiciens;  on  comptait  sur  son  appui  au 
palais  Cardinal  :  aucune  voix  ne  s'éleva  contre  sa  proposition 
et  l'abbé  de  Chambon  fut  reçu,  le  26  février.  Il  était  temps, 
car  l'Académie  comptait  déjà  trente-sept  membres,  et  le  nombre 
fatidique  de  quarante  allait  bientôt  résonner  à  l'oreille  des 
nouveaux  candidats. 

Daniel  du  Chastelet  suivit  fort  assidûment  pendant  plusieurs 
années  les  travaux  des  séances  académiques.  Chapelain, 
écrivant,  le  14  janvier  1639,  à  son  ami  Godeau,  Tévêque  de 
Grasse,  lui  racontait  ainsi  «  les  exercices  de  la  troupe  » ,  terme 
railleur  qui  lui  était  assez  familier  :  «  Vous  n'en  saurez  donc 
autre  chose,  sinon  qu'elle  s'assemble  chez  l'abbé  de  Châtillon, 
naguère  de  Bois-Robert;  que  l'abbé  de  Bourzeys  y  préside, 
que  l'abbé  deCérisy  n'y  vient  plus  parce  qu'on  n'y  harangue 
plus,  et  que  l'abbé  de  Chambon  n'y  vient  que  pour  travailler 
ses  Bretons,  à  l'ombre  de  son  Commiltimus.  » 

Qu'éiait-ce  que  ce  travail  sur  les  Bretons?  Nous  n'avons  pu 
le  découvrir,  car  il  n'est  resté,  du  moins  à  notre  connaissance, 
aucune  trace  des  manuscrits  de  l'abbé.  D'un  autre  côté,  la 
requête  des  dictionnaires,  échappée  à  la  verve  jalouse  du 
célèbre  Ménage,  nous  apprend  que  Daniel  du  Chastelet  fut  un 
des  défenseurs  des  adverbes,  proscrits  dans  la  fameuse  querelle 
du  Car  : 

Mais,  grâce  à  l'abbé  Chambon, 
A  Sirmond,  au  Père  Bourbon, 
Au  sieur  Godeau  le  paraphraste, 


Ces  mots  ont  été  maintenus. 


DANIEL    HAY    DU    CHASTELET  67 

Enfin,  la  R\j maille  sur  les  célèbres  bibliotières  de  Paris, 

publiée  en  1649  par  «  le  Gyrouargue  Simpliste  »,  déclare 
(lue 


La  curiosité  de  Cliambon 
Est  un  ramas  utile  et  bon. 


Ce  qui  semble  indiquer  chez  l'abbé  une  passion  bibliographique 
sérieuse  ;  mais  en  dehors  de  ces  petits  détails,  nous  sommes 
très  peu  éclairés  sur  sa  carrière  silencieuse,  et  nous  ne  pen- 
sons pas  que  ce  soit  h  lui  qu'il  faille  appliquer  la  dédicace  de 
certains  vers  bachiques  conservés  dans  les  manuscrits  de 
Conrart  : 

Gourmand  et  généreux  Chambon, 
En  l'honneur  du  divin  jambon 
Dont  le  nom  seulement  m'altère 
Ordonne  qu'on  me  face  taire 
El  que  le  verseur  d'Hypocras 
Ne  dise  ni  demain  ni  cras 
Quand  plus  instamment  je  le  somme 
De  m'en  fournir  toute  ma  somme... 
A  toy,  général  des  ivrongnes  ! 
Observe  bien  toutes  les  trongnes, 
Qui  dans  ce  palais  enchanté 
S'enluminent  à  ta  santé..,  etc.  (t). 

En  revanche,  une  lettre  non  datée,  de  Costar,  peut  nous 
apprendre  en  quelle  haute  estime  le  défenseur  de  Voiture 
tenait  les  talents  modestes  du  frère  de  son  ancien  patron; 
mais  elle  ressemble  beaucoup  trop  aux  dédicaces  pompeuses 
de  ce  temps  pour  qu'on  puisse  prendre  ces  éloges  à  la 
lettre.  En  l'absence  d'autres  documents  plus  complets  sur 
notre  académicien,  on  nous  pardonnera  de  la  citer  tout 
entière  : 

(1)  Bibliothèque  de  l'Arsenal.  Recueil  Conrart,  IX,  1013. 


G8  L\    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

«  A  Monsieur  l'abbé  de  Chambon,  officiai  du  Mans, 
«  Monsieur, 

«  Il  vous  a  plu  autrefois  de  me  promettre  beaucoup  d'amiiié, 
en  ronsidéralion  de  M.  vostre  frère  qui  m'hunoroit  de  ses  bonnes 
glaces.  Dep  lis  ce  temps-là,  je  ne  vous  en  ay  point  fait  souvenir, 
et  quelque  inlérest  que  j'eusse  à  ne  perlre  pas  un  si  grand  bien  , 
je  n'ay  point  pris  de  soin  de  le  conserver,  et  je  m'en  suis  tenu  à 
vostre  générosité.  Cependant,  Monsieur,  je  suis  devenu  Provin- 
cial, ot  d'une  province  où  vous  tenez  un  d'S  premier^  rangs.  Il  y 
a  tant  d'honneur  à  estre  aimé  de  vous,  et  tant  de  honte  à  n'en 
eslre  pas  connu,  principalement  à  un  homme  qui  fait  prv>fession 
des  lettres,  que  je  n'ay  pu  me  défendre  de  dire  en  beaucoup 
d'endroits  que  je  ne  vous  estois  pas  indifférent.  J'appréhende 
qu'on  n^  m'ait  crû  trop  véritable,  et  que  dans  cette  opinion, 
quelqu'  s-uns  de  mes  a-nis  ne  m'emploient  auprès  de  vous.  Ce  me 
seroit  une  grande  douleur  si  vous  les  désabusiez,  et  s'ils  rrcon- 
naisàO'ent  que  je  m'e^tois  vanté  à  faux.  J'ay  donc  jugé,  Monsieur, 
que  la  première  recommandation  que  je  me  ferois,  devoit  estre 
pour  moy-même,  et  qu'il  fall  >it  que  j'apprisse  de  vous  d'abord 
comment  j'estois  en  vostre  esprit.  Il  est  si  beau,  qu'il  y  a  pu 
d'honnestes  gens  qui  ne  taschent  d'y  entrer,  et  qu'il  n'y  a  point 
de  si  p  tite  place  qui  n'y  soit  bien  disputée.  Miindez-moi  s'il 
vous  plai4,  Monsieur,  celle  que  vous  avez  agréable  que  j'y 
tienne,  et  ce  que  m'a  valu  la  faveur  des  morts,  et  le  bonheur 
peut-eslre  d'estre  approuvé  de  quelque  auire  personne  que  vous 
estimez.  La  meilleure  raison  que  j'ay  de  bien  espérer,  c'est  qu'il 
me  semble  que  je  suis  le  même  que  j'estois  quand  vous  me 
Jesmoignastes  la  premier .^  fois  de  la  bonne  volonté,  et  que  vous 
me  fîstes  la  faveur  de  me  recevoir  pour  vostre  très-humble  ser- 
viteur... 0 

La  suscription  nous  apprend  que  Daniel  du  Chastelet  avait 
ajouté  à  tous  ses  titres  ecclésiastiques  celui  d'official  du  Mans  ; 
et  l'on  sait  que  cette  charge  avait  une  grande  importance, 
car  l'ofticial  était  un  juge  d'Église  qui  exerçait  la  juridiction 
ordinaire  de  1  evêque  ou  de  l'archevêque.  Il  fallait  être  licencié 
ou  docteur  en  théologie  pour  occuper  cette  fonction;  et  tous 
les  clercs  du  diocèse  étaient  justiciables  du  tribunal  de  Toffi- 


DANIEL  HAY    DU    CHASTELET  69 

cialité.  Quanta  l'abbaye  de  Chambon,  c'était,  dit  le  Gallia 
Christiana,  un  monastère  du  Poitou,  voisin  de  la  Scie  en 
Brigon,  de  l'orilre  de  Saint-Benoit  et  placé  sous  le  patronage 
de  la  Vierge.  Elle  avait  été  enrichie  par  les  libéralités  des 
vicomtes  de  Thouars  ;  mais  elle  était  si  obscure,  qu'à  peine  les 
savants  auteurs  de  cette  compilation  peuvent  en  citer  quel- 
ques abbés.  Le  seul  qu'ils  mentionnent  avant  Daniel  du 
Chasielet,  est  Georges  delà  Trémouille  en  1559  ;  nous  ne 
savons  s'il  fut  le  prédécesseur  immédiat  de  l'académicien  ; 
dans  ce  cas,  il  serait  mort  fort  vieux,  et  Daniel  aurait  été 
nommé  très-jeune  ablre  du  monastère.  Nous  nous  heurtons 
partout  à  des  problèmes. 

Enfin  le  savant  Gabriel  Naudé,  et  après  lui  M.  Moreau, 
dans  sa  Bibliographie  des  Mazarinades,  attribuent  à  l'abbé 
de  Chambon  un  pamphlet  daté  du  4  mars  1649  et  qui  fut 
imprimé  chez  Robert  Sara,  en  une  feuille  in-4",  sous  le  titre 
A'Advis  à  la  Reynesur  la  conférence  de  Ruel.  La  signature 
ne  porte  que  les  trois  initiales  E.  B.  P.  qui  ne  sont  nullement 
celles  de  notre  académicien  ;  mais  l'autorité  de  Naudé,  qui  l'ut 
bibliothécaire  de  Mazarin,  est  suffisante  pour  qu'il  y  ail  lieu 
de  citer  au  moins  celle  pièce,  sans  néanmoins  en  garantir  la 
paternité  d'une  manière  absolue.  Le  style  en  est  énergique 
et  les  commentaires  sont  inutiles.  Si  l'abbé  de  Chambon  est 
bien  l'auteur  de  ce  document,  qui  le  ferait  ranger  parmi  les 
plus  ardents  frondeurs,  on  avouera  que  l'exemple  de  son  frère 
eut  peu  d'influence  sur  sa  conduite  politique,  mais  on 
reconnaîtra  que  l'esprit  satirique  était  de  famille  chez  les 
du  Chastelet  : 

«  Madame,  voicy  le  coup  de  partie  qui  doit  décider  de  grandes 
affaires.  Jusques  icy,  le  Roy  règne  paisiblement,  Vostre  Majesté 
est  régente  (1),  et  Paris  en  estât  et  en  volonté,  et  mesme  en 
impatience  de  revoir  I  ientost  l'un  et  lauire.  Il  ne  faut  qu'un 
seul  moment  et  une  résoliition  mal  prise  pour  renverser  toutes 

(I)  M.  Moreau  a  reproduit  celle  pièce  dans  son  Choix  de  Mazarinadcs, 
l.  I,  p.  293,  mais  sans  rcspccler  la  ponclnalion  (juc  nous  reproduisons 
ici  d'après  l'original  qui  fait  partie  de  notre  collection  de  documents 
académiques. 


"tO  LA    BRETAOE    A    l'aCADÉMIE 

ces  choses,  puisqu'elles  sont  en  leur  ppnchant,  et  que  la  monar- 
chie de  France  est  si  vieille,  que  le  mo'ndre  accident  la  peut 
mettre  (1)  à  son  dernier  période.  Jusques  à  cette  heure,  Madame^ 
le  conseil   d'enhaut  a  creu  que  le  Parlement  avoit  tort  ;  je  ne 
diray  point  ma-ntenant  ce  qui  m  est,  mais  tous  les  peuples  de 
France  soustiennent  le  contraire,  et  ils   sont  bien  résolus  de 
maintenir  que  l'authorité  du  Roy  ordinaire,  et  l'extraordinaire 
mesme,  estendue  jusques  où  les  nécessitez  d'une  longue  guerre 
la  pouYoieni  raisonnablement  porter,  n"a  point  esté  violée.  Cet 
intérest  public  joint  peut-esire  à  celuy  de  quelques  particuliers, 
produira  avec  le  temps  d'esiranges  monstres,  et  qui  pourroieni 
aussi  bien  renverser  dps  royaumes  comme  des  maisons  bour- 
geoises, et  àrs  chaumières  de  paysans.  Il  semble,  Madame,  que 
le  ciel  depuis  trente  ans  ait  conjuré  la  ruine  de  toutes  les  mo- 
narchies.  C'est  pour  quoy  il  faut  éviter  soigneusement  ce  qui 
peut  donner  lieu  à  des  révo'uiions  si  funestes.  Quant  le  bon  pilote 
voit  que  la  tempeste  est  trop  forte,  il  abbaisse  les  voiles  :  Faites- 
en  de  mesme.  Madame,  ne  risquez  point  le  tout  pour  une  petite 
l'arlie,  et  n'obligez  point  le  Roy  à  conquérir  des  villes  en  France 
comme  il  fait  en  Espagne.  Cela  arrivera  néantmoins,  Madame,  si 
vous  continuez  d'oster  le  pain  et  la  paix  aux  Parisiens,  puisqu'ils 
seront  forcez  de  rechercher  l'un  et  l'autre  par  les  armes.  Et 
comme  les  affaires  ne  finissent  jamais  par  où  elles  commencent, 
Dieu  seul  peut  cognoistre  les  accidens  qui  en  pourront  survenir, 
mais  les  hommes  et  les  rois  mesmes  les  doivent  bien  appré- 
hender. Quoy  qu'il  en  soit,  qui  joiie,  bazarde,  et  qui  fait  la  guerre, 
peut  aussi  tost  perdre  que  gagner.   Le  subject  armé  contre  son 
maistre  devient  son  égal,  et  Tautborité  d'un  prince  est  bien 
heurtée  plus  furieusement  par  des  canons  que  par  des  remon- 
trances. Or,  Madame,  le  remède  à  tous  ces  inconvéniens,  est  de 
choisir  promptement  les  moindres  ;  c'est-à-dire,  de  ne  point 
rejelter  les  propositions  très-humbles  de  Messieurs  les  Députez, 
crainte   que  les  peuples   affamez   ne  perdant  légitimement  le 
respect  qu'ils  doivent  à  Yostre  Majesté  ;  et  crainte  aussi,  que  ces 
révolutions    si   merveilleuses,    et   si    préjudiciables  à   tant   de 
royaumes,  n'achèvent  leurs  cours  au  préjudice  du  vostre,  si  vous 
ne  luy  donnez  bientost  la  paix,  en  mettant  fin  à  toutes  ces  guerres, 
tant  domestiques  qu  estrangères.  —  E.  R.  P.  » 

(1)  M.  Moreau  cilc  :  «  peut  la  mettre.  » 


DANIEL    HAY    DU    CIIASTELET  71 

Tel  est  le  corps  du  délit.  La  pièce,  on  le  voit,  est  audacieuse  ; 
mais  elle  contient  une  phrase  :  Le  suhject  armé  contre  son 
maistre  devient  son  égal,  qui  nous  semble  peu  en  harmonie 
avec  le  caractère  de  Tabbé  de  Cliambon  :  cela  seul  suffirait 
pour  nous  faire  mettre  en  doute  l'attribution  de  Naudé. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  Daniel  du  Chastelet 
mourut  plus  de  vingt  ans  après,  à  Laval,  le  20  avril  1671. 
L'abbé  d'01ivet,qui  nous  apprend  cette  date,  rapporte  que  son 
neveu,  Paul  II  du  Chastelet,  l'auteur  du  Traité  de  Véducalion 
de  M^^  le  Dauphin,  devenu  héritier  de  ses  manuscrits,  n'y 
connaissant  rien,  et  ne  voulant  pas  qu'un  autre  les  débrouillât, 
prit  le  parti  de  les  jeter  au  feu.  Nous  croyons  plutôt  qu'il 
faut  attribuer  cet  acte  de  vandalisme  à  Jean  Hay,  marquis  du 
Chastelet,  frère  et  héritier  de  Paul  II.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  en 
résulte  que  Daniel  du  Chastelet  est  un  des  rares  académiciens 
dont  il  ne  nous  reste  absolument  rien  d'authentique,  pas 
même  une  phrase.  Son  successeur  à  l'Académie  fut  Bossuet, 
qui  se  borna,  dans  son  discours  de  réception,  à  faire  un 
éloge  pompeux  du  grand  cardinal  et  de  l'institution  acadé- 
mique en  général,  sans  adresser  un  seul  mot  de  souvenir  à 
son  humble  prédécesseur.  Le  directeur  Charpentier,  qui  lui 
répondit,  suivit  un  si  noble  exemple. 


m 

JEAN    CHAPELAIN 


1595-1674) 


«  Il  a  tort,  dira  Tun  ;  pourquoi  faut-il  qu'il  nomme? 

Attaquer  Chapelain  !  ah  !  c'est  un  si  bon  homme  ! 

Balzac  en  fait  l'éloge  en  cent  endroits  divers. 

11  est  vrai,  s'il  m'eût  cru,  qu'il  n'eût  point  fait  de  vers, 

Il  se  tue  à  rimer  :  que  n  écrit-il  en  prose  ?  » 

Voilà  ce  que  l'on  dit.  Et  que  dis-je  autre  chose? 

En  blâmant  ses  écrits,  ai-je  d'un  style  affreux 

Distillé  sur  sa  vie  un  venin  dangereux? 

Ma  muse  en  l'attaquant,  charitable  et  discrète, 

Sait  de  l'homme  d'honneur  distinguer  le  poète. 

Qu'on  vante  en  lui  la  foi,  r honneur,  la  probité, 

Qu'on  prise  sa  candeur  et  sa  civilité  ; 

Qu'il  soit  doux,  complaisant,  officieux,  sincère  : 

On  le  veut,  j'y  souscris,  et  suis  prêt  à  me  taire. 

Mais  que  pour  un  modèle  on  montre  ses  écrits. 

Qu'il  soit  le  mieux  rente  de  tous  les  beaux  esprils; 

Comme  roi  des  auteurs  qu'on  Télève  à  l'empire; 

Ma  bile  alors  s'échauffe,  et  je  brûle  d'écrire. 

Et,  s'il  ne  m'est  permis  de  le  dire  au  papier. 

J'irai  creuser  la  terre,  et,  comme  ce  barbier. 

Faire  dire  aux  roseaux  par  un  nouvel  organe  : 

«  Midas,  le  roi  Midas,  a  des  oreil'es  d'âne.  »...  (1) 

(1)  Boilcau,  Satire  I\,  IGG7. 


74  LA    BRETAGNE    A    l'ACADÉMIE 

Tel  est  le  portrait  sous  lequel  Jean  Chapelain  sera  connu 
de  la  postérité  la  plus  reculée,  car  les  œuvres  de  Boileau  seront 
lues  tant  qu'il  existera  des  lettres  françaises  !  Hélas  !  cette 
tirade  n'est  pas  la  seule  dans  laquelle  le  satirique  ait  déchargé 
sa  bile  contre  le  malheureux  auteur  de  la  Pucelle  :  le  nom 
de  Chapelain  revient  à  tout  propos  sous  la  plume  mordante; 
et  si,  par  un  repentir  passager  de  ses  excès  de  verve,  il  rend 
justice  à  rhomme  privé,  on  sent  néanmoins  Tironie  cruelle 
qui  perce  à  travers  ses  vers  doucereux.  L'un  deux  surtout  nous 
semble  fort  méchant  : 

Il  se  tue  à  rimer  :  que  n'écrit-il  en  prose? 

Comme  si  Chapelain  n'avait  jamais  donné  au  public  que 
des  poésies  ! 

Nous  n'essayerons  point  de  défendre  le  talent  épique  de  Cha- 
pelain, du  moins  en  ce  qui  concerne  la  versification  ;  mais 
Boileau  devait  savoir,  puisqu'il  écrivait  sa  IX^  Satire  en  1667, 
que  depuis  quarante  ans  sa  victime,  oracle  à  bon  droit  con- 
sulté par  tous  les  écrivains  et  gens  de  lettres,  en  matière  de 
goût  et  de  critique,  avait  écrit  autant  de  prose  que  de  vers.  La 
préface  de  V Adone  et  les  Sentiments  sur  le  Cid  avaient  eu 
jadis  un  très  brillant  succès,  et  la  volumineuse  correspon- 
dance de  Chapelain  avec  tous  les  savants  et  littérateurs  fran- 
çais et  étrangers  existe  encore  pour  attester  la  sûreté  de  son 
jugement,  la  pureté  de  sa  diction,  et  l'influence  considérable 
qu'il  exerça  sur  son  époque.  Cette  correspondance,  il  est  vrai, 
n'a  jamais  été  imprimée  qu'en  fragments  et,  malgré  son  impor- 
tance, elle  devait  attendre  jusqu'à  nos  jours  que  le  gouver- 
nement lui-même  prit  la  résolution  de  l'édite^' (!};  maison 
sait  que  les  manuscrits  étaient,  au  xvii''  siècle,  aussi  connus 
que  les  livres.  —  «  Que  n'écrit-il  en  prose  ?  m  —  constitue 
donc  à  nos  yeux  une   injustice  impardonnable  ;  combien  de 

(1)  Le  comité  des  Travaux  historiques,  institué  près  du  ministère  de 
l'Instruction  publique,  a  confié  récemment  l'édition  des  lettres  de  Chape- 
lain à  l'un  de  ses  correspondants  les  plus  érudits,  M.  Tamizey  de  Lar- 
ro  jue.  Tout  nous  fait  espérer  que  le  premier  volume,  vivement  attendu 
par  le  monde  littéraire,  pourra  Ijicntôt  paraître. 


JEAN    CHAPELAIN  75 

bacheliers  ne  croient-ils  pas  sur  la  foi  de  ce  vers  gravé  dans 
toutes  les  mémoires,  que  Chapefiiin  n'a  jamais  produit  que 
la  pesante  Pucelle!  Or,  avoue  Voltaire  lui-même,  «  il  avait 
une  littérature  immense,  et,  ce  qui  peut  surprendre,  c'est 
qu'il  avait  du  goût  et  qu'il  était  un  des  critiques  les  plus 
éclairés.  »  Et,  vers  la  même  époque,  l'abbé  d'Olivet  terminait 
ainsi  sa  notice  sur  Chapelain  : 

«  Un  homme  donc  à  qui  le  cardinal  de  Richelieu,  le  cardinal  de 
Mazarin  et  M.  Colbert  n'ont  pu  refuser  leur  confiance  ;  un  homme 
qui  eut  relation  avec  tous  les  savants  de  son  temps,  et  qui  ne  fut 
le  rival  d'aucun,  mais  l'ami  et  le  confident  de  tous,  le  directeur 
de  leurs  études,  le  dépositaire  de  leurs  intérêts;  un  homme  que 
l'ambition  n'a  point  tenté,  que  les  faveurs  des  grands  n'ont  point 
ébloui,  que  les  richesses  n'ont  point  tiré  de  son  premier  état, 
que  la  satire  même  n'a  point  aigri;  un  tel  iiomme,  dis-je,  ne 
niéritoit-il  pas  d'être  chéri  et  loué,  comme  en  effet  il  l'a  été  pai 
Balzac,  par  Sarrasin,  par  Ménage,  par  Vaugelas,  par  messieurs 
du  Port-Royal,  et  par  un  si  grand  nombre  d'écrivains  illustres, 
que,  si  je  les  nommois  tous  ici,  on  croiroit  que  je  fais  un  cata- 
logue de  tout  ce  qu'il  y  en  a  eu  et  dedans  et  dehors  le  royaume. 
On  s'étonnera  peut-être  de  me  voir  tant  de  zèle  pour  la  mémoire 
do  M.  Chapelain.  J'en  dirai  naïvement  le  motif.  C'est  qu'ayant  lu 
plusieurs  volumes  de  ses  lettres  manuscrites,  où  son  àme  se 
découvre  à  fond,  je  lui  paye,  sans  avoir  égard  aux  préjugés,  le 
tribut  d'estime  que  je  crois  lui  devoir  (1)...  » 

Il  y  a  en  effet  deux  personnalités  complètement  distinctes 
dans  Chapelain  :  l'une,  imposante  et  majestueuse,  emprun- 
tant sa  physionomie  à  une  véritable  royauté  littéraire  ;  l'autre, 
au  contraire,  grotesque  et  misérable,  relevant  plus  encore  des 
satires  de  Boileau  que  du  poème  de  la  Pucelle.  Nous  pourrons 
les  étudier  à  loisir  chacune  à  leur  tour,  car  ce  malheureu.v 
ouvrage  n'ayant  paru  que  fort  tard  dans  la  longue  carrière  de 
notre  poète,  son  existence  se  divise  tout  naturellement  en 
deux  périodes  bien  caractérisées  qui  formeront  les  deux  prin- 

(1)  V.  Pellisson  et  d'Olivet,  Histoire  de  V Académie.  Edition  Livet. 
Didier,  I808,  in-S». 


"6  L\    liHETAGNE    A    L  ACADEMllî 

cipaux  chapitres  de  celte  notice  :  Chapelain  avant  la  Pucellc, 
et  Chapelain  après /a  Pucelle.  N'y  a-t-il  pas  aussi  un  Victor 
Hugo  avant  les  Chansons  des  rues  et  des  bois,  et  un  Victor 
Hugo  après  les  Chansons  ?  L'Homme  qui  rit  est  loin  des 
Odes  et  Ballades. 

L'abbé  Goujet,  Théophile  Gautier,  Victor  Cousin,  MM.  Gui- 
zot,  Saint-Marc  Girardin  (1)  et  bien  d'autres  critiques  (2), 
ont,  à  diverses  époques,  consacré  leur  plume  à  faire  revivre  la 
mémoire  de  Chapelain  ;  nous  aurons  occasion  de  les  citer 
quelquefois  et  nous  n'avons  pas  l'espoir  d'égaler  leur  élé- 
gante érudition  ;  maisaucun  d'eux  n'a  étudié  le  côté  intime  et 
familier  de  l'existence  du  poète  ;  nous  chercherons  surtout  à 
remplir  cette  lacune,  à  l'aide  de  nombreux  matériaux  inédits 
que  possède  la  Bibliothèque  nationale. 

(1)  Voy.  Bibliothèque  française,  lome  XVII.  —  Les  Grotesques.  —  La 
Société  française  au  XVll'^  siècle  daprès  le  grand  Cijrus.  —  CorneUle  et 
son  temps.  —  Souvenirs  de  littérature  et  de  voyages. 

(2)  Sans  compter  Huct  el  Perrault  au  xviie  siècle,  il  faut  compter  au 
xvme  li'Olivel,  Niccron  el  le  chevalier  de  Cubières;  —  et  de  notre  temps  : 
MM.  Fcillet,  Asselineau,  Romey,  Ed.  de  Barthélémy,  Maynard,  Taslet, 
Ralhery,  Duchesne,  Muller,  etc.,  etc. 


PREMIERE     PARTIE 


CHAPELAIN  AVANT  LA  PUCELLE 


I.   Jeunesse  et  débuts  de  Chapelain. 

Jean  Chapelain  naquit  à  Paris  le  5  décembre  1595,  sur  la 
paroisse  de  Saint-Méry,  de  Séi)astien  Chapelain,  notaire  du 
Roi  au  Chastelet,  et  de  Jeanne  Corbière,  fille  de  Michel  Cor- 
bière, ami  particulier  de  Ronsard  (1  ).  Aussi  tous  les  biographes 
décernent-ils  à  l'envi  Fépithète  de  Parisien  à  Fauteur  de  la 
Pucelle.  Mais  il  ne  suffit  pas,  selon  nous,  d'être  né  à  Paris 
pour  être  Parisien,  et  nous  refusons  complètement  cette  qua- 
lité au  rude  et  granitique  poète  des  «  sourcilleux  rocs  «  et 
des  «  inébranlables  cimes».  Chapelain  était  Breton,  ce  qui 
pourrait  jusqu'à  un  certain  point  expliquer  sa  manière  poé- 
tique, si  son  compatriote  Brizeux,  le  doux  chantre  de  Marie, 
n'avait  puisé  aux  mêmes  sources  premières  ses  suaves  mélo- 
dies. Vient-il  à  la  pensée  de  quelqu'un  d'appeler  Parisiens  les 
Coislin  ou  les  Rohan  des  deux  siècles  derniers,  presque  tous 
nés  à  Paris  ?  Et  la  Bretagne  ne  réclame-t-elle  pas  à  bon  droit 
pour  sa  gloire  les  illustres  personnages  que  ces  deux  familles 
ont  donnés  à  la  France?  Ce  qui  s'applique  aux  grands  noms 
doit  s'appliquer  aussi  bien  aux  plus  humbles. 

Or  Chapelain,  dit  l'abbé  Goujet,  qui  avait  consulté  les 
papiers  conservés  par  les  héritiers  du  poète,  «  éloit  d'une 
famille   originaire  d'auprès    de  Tréguier ,   ville    en    basse 

(I)  Voy.  Jal,  Dictionnaire  critique. 


78  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

Bretagne  (1),  dont  on  assure  que  la  noblesse  n'a  jamais  été 
contestée,  et  dont  un  cadet,  après  avoir  suivi  le  roi  Fran- 
çois I"""  dans  ses  différentes  expéditions,  étoit  venu  prendre 
alliance,  et  s'habituer  dans  laBauce(2).  » 

Il  y  avait,  en  effet,  au  xvii«  siècle,  dans  les  deux  petits 
évéchés  de  Saint-Brieuc  et  de  Tréguier,  qui  forment  aujour- 
d'hui une  partie  du  département  des  Côtes-du-Nord,  plusieurs 
familles  nobles  du  même  nom  de  Chapelain,  mais  d'armes 
différentes  ;  un  Chapelain  de  la  Ville-Guérin  fut  syndic  de 
Saint-Brieuc  en  1603  ;  et  dans  la  commune  d'Hillion,  un 
Chapelain, mort  il  y  a  quelques  années, se  vantait  de  descendre 
àe  l'un  des  aïeux  du  père  de  la  Pucelle  (3\  En  remontant 
plus  haut,  le  renseignement  de  l'abbé  Goujet  concorde  exac- 
tement avec  une  note  du  P.  Toussaint  de  Saint-Luc,  qui 
signale,  dans  ses  mémoires  sui^  la  noblesse  de  Bretagne,  des 
Chapelain,  sieurs  de  Kerézoult,  paroisse  de  Ploumiliiau,  en 
Tévèché  de  Tréguier,  comme  figurant  aux  réformations  depuis 
1481  jusqu'en  1513.  Ils  portaient  d'argent  à  trois  bandes 
de  gueules  au  franc  canton  de  mesme,  chargé  d'une  étoile 
d'argent  (4),  et  furent  sans  doute  les  ancêtres  de  notre  aca- 
démicien. Parmi  eux  nous  connaissons,  d'après  un  ancien 
manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Saint-Brieuc,  dans  lequel  sont 
conservées  «  les  monstres  généralles  des  nobles  ennoblis 
tenans  fiefs  nobles  et  ayant  suite  aux  armes  de  Févesché  de 
Tréguier,  etc.»,  un  Guillo  le  Chapelain,  de  Ploumiliiau,  cité 
en  1419  avec  la  mention  «  archer  en  brigadine  ».  En  1421, 
ce  Guillo  est  représenté  par  Jehan  le  Chapelain,  son  fils,  et 
son  fief  est  coté  à  25  livres  de  rente.  Dans  les  réformes  de 
1535  et  de  1553,  un  Chapelain  possède  encore  la  terre  de 
Kerésoult  ;  mais  nous  n'avons  pas  recueilli  de  renseignements 
suffisants  pour  recomposer  sa  filiation.  Il  serait  cependant  inté- 

(1)  Et  non  en  basse  Normandie  comme  on  lit  dans  les  Grotesques,  de 
Th.  Gautier. 

(2)  V.  Goujet,  Bibliothèque  française,  XVII,  3oi. 

(3)  De  cette  branche  il  n'est  resté  qu'une  fille,  Moi«  Pouhaër,  dont  le 
fils  aîné  est  mort  président  des  Chambres  à  la  cour  d'appel  de  Rennes. 

(4)  Voy.  Toussaint  de  Saint-Luc,  l.  III,  et  Pol  de  Courcy,  Nobiliaire  de 
Bretagne. 


JEAN    CHAPELAIN  79 

ressant  de  retrouver,  par  suite  de  quels  événements  le  cadet, 
soldat  de  François  P^aprèss'ètre  marié  dans  la  Beauce,  eut  pour 
descendants  des  notaires  au  Chastelet  de  Paris  (1'.  Ce  qu'il  y 
a  decertain,  c'est  qu'en  1586  le  père  de  notre  poète  acheta 
l'étude  du  notaire  parisien  Jean  Brigand,  et  qu'il  la  fit  pros- 
pérer. Sébastien  Chapelain,  dit  M.  Jal,  dont  les  patientes 
recherches  sont  devenues  si  précieuses  depuis  les  désastres  de 
la  Commune  de  1871,  «  était  un  des  conseillers  du  Roi,  notaire 
au  Chastelet,  qui  jouissait  de  la  meilleure  renommée.  Il  suffit 
de  parcourir  son  minutier  ou  seulement  le  répertoire  des 
actes  rédigés  par  lui  pour  s'en  convaincre.  Toutes  les  illus- 
trations du  temps  venaient  à  son  étude  :  toutes  ont  laissé  de 
leur  passage  chez  Chapelain  des  traces  intéressantes  pour 
l'histoire  (2).  »  Sébastien  avait  un  frère,  Jacques  Chapelain, 
comme  lui  notaire  au  Chastelet,  et  leur  père  avait  exercé  la 
même  charge. 

Un  an  après  avoir  acquis  l'élude  de  W  Jean  Brigand, 
Sébastien  épousa  Jeanne  Corbière  ;  et  l'année  suivante,  le 
23  juillet  1388,  une  petite  fille  vint  au  monde,  qu'on  appela 
Marie,  du  nom  de  sa  grand'mère  maternelle.  Jeanne  Corbière 
tint  rancune  à  la  Providence  de  lui  avoir  donné  une  fille.  Elle 
avait  connu  le  poète  Ronsard,  dont  son  père  était  l'un  des 
intimes  amis;  elle  se  rappelait  encore  l'éclat  dont  la  muse 
vendomoise  avait  brillé  à  la  cour  des  Valois  et  les  honneurs 
de  toute  espèce  que  les  grands  lui  avaient  rendus  :  ce  souvenir 
assiégeait  sans  cesse  son  imagination  maternelle  ;  elle  désirait 
de  toute  son  âme  un  fils,  et  son  vœu  le  i)his  cher  était  que  ce 
fils  fût  poète.  La  naissance  d'une  fille  vint  déranger  tous  ses 
projets,  et  le  poète  si  désiré,  celui  qui,  a  par  une  ironie  san- 
glante de  la  nature  »  (3),  devait  être  l'auteur  de  hi.  Pacelle, 
attendit  sept  ans  la  lumière.  Jean  Chapelain  naquit  le  o  dé- 
cembre! 595,  avec  «une  complexion  si  délicate,  causée  par  une 

(1)  11  existe  encore  des  Chapelain,  en  Plouniiiliau  et  dans  une  paroisse 
voisine,  Pl.\siin,  bien  déchus,  il  est  vrai,  de  leur  ancienne  splendeur  :  ils 
soni  ouvriers,  les  uns  couvreurs,  les  autres  journaliers. 

(2j  Jal,  Dulionnaive  critique. 

(3)  Th.  Gautier,  les  Grotesques,  p.  215. 


80  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIË 

chute  que  sa  mère  avait  faite  dans  le  sixième  mois  de  sa  gros- 
sesse,qu'on  douta  longtemps  si  on  pourrait  l'élever  »  [i),mais 
il  se  fortifia  bientôt  et  n'eut  pas  à  se  plaindre  delà  fortune, 
puisqu'il  ne  mourut  qu'à  soixante-dix-neuf  ans.  Il  est  inutile 
d'ajouter  que  sa  naissance  fut  saluée  avec  enthousiasme  par 
Jeanne  Corbière,  qui,  deux  ans  après,  lui  donna  un  frère 
appelé  Jean  comme  lui  (8  janvier  lo98),  puis  deux  sœurs, 
Anne  (H  juillet  1600)  et  Catherine  (22  avril  1603). 

Dès  l'âge  de  cinq  ans,  Chapelain  apprit  à  lire  et  à  écrire, 
«  et  à  six  ans  il  fut  confié  à  un  maître  de  pension  où  il  perdit 
deux  années  par  la  faute  de  ceux  qui  se  chargèrent  de  lui 
apprendre  la  langue  latine,  et  qui  surent  mal  profiter  de  ses 
heureuses  dispositions  ».  Témoin  de  cet  insuccès,  maître 
Sébastien,  qui  ne  voyait  rien  de  plus  enviable  que  sa  profes- 
sion de  notaire  royal,  et  qui  destinait  son  fils  à  lui  succéder 
dans  sa  charge,  «  voulut  lui  faire  abandonner  toute  autre 
étude  que  celle  qui  pouvoit  le  conduire  à  ce  but  »  .  Le  carac- 
tère tranquille  et  prudent,  l'esprit  doux  et  méthodique  de 
l'enfant  semblaient  du  reste  mettre  d'accord  les  idées  prosaïques 
du  bon  notaire  avec  la  nature  de  son  fils  ;  mais  Jeanne  Cor- 
bière, toujours  poursuivie  par  le  souvenir  de  la  gloire  de 
Ronsard,  «  s'opposa  aux  vues  de  son  mari,  et  le  fit  consentir 
de  mettre  leur  fils  sous  la  discipline  d'un  régent  particulier 
qui  enseignoit  chez  les  Carmes-Biilettes  »  (2).  Maître  Sébas- 
tien dut  se  résigner  plus  tard  à  céder  son  élude  à  l'un  de  ses 
gendres. 

Chapelain,  après  avoir  passé  environ  deux  ans  dans  l'école 
des  Carmes-Biilettes,  oîi  il  fit  très-peu  de  progrès,  en  fut  retiré 
pour  être  envoyé  en  troisième  au  collège  de  Lisieux.  Il  avait 
alors  dix  ans  ;  il  en  demeura  deux  dans  ce  collège, 
d'où  il  sortit  presque  aussi  peu  avancé  qu'il  était  en  y  rentrant, 
pour  devenir  le  pensionnaire  du  savant  Frédéric  MoreU 
doyen  des  lecteurs  du  Roy,  dont  la  maison  était  alors  l'école 
la  plus  célèbre  de  l'Université.  Outre  les  leçons  qu'il  y  recevait, 


(1)  Goujcl,  Bihl.  françoise,  XVII,  3bl. 

(2)  Goujel,  XVII,  3dl,352. 


JEAN    CHAPELAIN  Si 

il  allait  encore  au  collège  de  Montaigu  prendre  celles  de 
Valens,  et  au  collège  de  Calvi,  celles  du  célèbre  Nicolas 
Couibon,  l'un  des  meilleurs  poètes  latins  de  ce  temps  et  plus 
tard  le  collègue  de  son  élève  à  l'Académie  française  ;  on  sait 
que  cet  original  avait  un  tel  mépris  pour  les  vers  français,  qu'il 
s'imaginait,  disait-il,  boire  de  l'eau  en  les  lisant;  triste  régal 
pour  un  homme  qui  aimait  fort  le  vin  et  la  bonne  chère  ^1). 
Enfin,  pour  compléter  la  liste  des  maîtres  de  Chapelain,  il 
faut  encore  citer  ce  passage  d'une  lettre  qu'il  écrivait  le 
23  avril  1634  au  comte  de  Fiesque  :  «  Avec  votre  permission, 
je  vous  ferai  souvenir  ici  de  la  rigidité  stoïque  de  feu  M.  Le- 
large,  notre  adorable  précepteur.  »  Sous  la  direction  de  ces 
hommes  de  talent,  Chapelain  prit  plus  d'intérêt  à  l'élude  et 
s'efforça  de  répondre  aux  aspirations  ambitieuses  de  sa  mère. 
Aussi,  lorsqu'il  retourna  au  collège  de  Lisieux  pour  suivre  le 
cours  de  philosophie,  profila-t-il  de  ses  loisirs  pour  apprendre 
de  lui-même  et  sans  professeur  les  langues  italienne  et  espa- 
gnole, qu'il  posséda  depuis  parfaitement. 

Vers  cette  époque,  c'est-à-dire  vers  la  lin  de  l'année  ICI  I , 
Marie,  sa  sœur  aînée,  épousa  Jean  de  Mas,  qui  habitait  alors 
près  de  Sainl-Élienne  du  Mont  et  devait,  trois  ans  plus  tard, 
venir  s'établir  dans  l'étude  de  maître  Sébastin,  à  la  mort  de 
celui-ci.  Deux  mois  après,  Anne,  qui  n'avait  pas  encore  atteint  sa 
douzième  année,  fut  mariée  à  André  Belot,  procureur  au  grand 
conseil  du  roi  (2).  Jean  avait  alors  seize  ans  passés  ;  il  devait 
songer  lui-même, ou  bien  à  gravir  les  sentiers  éjiineux  du  Par- 
nasse pour  réaliser  les  projets  maternels,  ou  bien  à  choisir 
une  carrière.  En  homme  pratique  et  réfléchi,  Jean  se  tourna 
vers  la  médecine,  étude  cependant  peu  faite  pour  inspirer  un 
nourrisson  des  Muses,  et  suivit  les  cours  des  plus  habiles 
docteurs  de  la  Faculté  de  Paris.  Il  serait  peut-être  devenu 
l'une  des  gloires  du  corps  médical  de  celle  époque,  comme  un 
autre  Jean  Chapelain,  originaire  de  Montpellier;  et  plus  tard 


(I)  Voir  noire  (^ludc  sur  Nicolas  Bourbon  :  Revue  de  Champagne    cl  d 
Brie,  Juin-Novembre  1877.  —  Tirage  à  pari  :  I».iris,  H.  Menu,  I87S,  in-S» 
('/)  Voy.  .I:il,  Dictionnaire  crilique. 

6 


82  LA    BRETAGNE   A   l'aCADÉMIE 

il  aurait  pris  place  à  l'Académie  française  entre  les  docteurs 
Gureau  de  la  Chambre  (1)  et  Pillet  de  la  Mesnardière  (2)  : 

Mais  son  astre  en  naissant  V avait  formé  poète, 

et  Chapelain  dut  accomplir  sa  destinée  malgré  lui. 

Comme  il  se  disposait  à  prendre  les  degrés,  en  1614,  son 
père  vint  à  mourir,  «  dans  un  âge  peu  avancé,  dit  l'abbé 
Goujet,  et  laissant  un  bien  trop  modique  pour  que  le  fils  pût 
parvenir  sans  beaucoup  de  peine  au  but  qu'il  se  proposoit.  » 
Chapelain  abandonna  la  médecine.  Le  futur  académicien  allait 
donc  entrer  dans  la  vie  militante,  avec  des  connaissances  lit- 
téraires et  scientifiques  fort  étendues  :  il  savait  le  latin,  le 
grec,  l'italien,  l'espagnol  et  possédait  les  éléments  de  toutes 
les  sciences  naturelles.  Mais  quel  parti  prendre  ?  et  de  quel 
côté  tourner  ses  rêves  d'ambition?  Pendant  qu'il  délibérait 
sur  cette  grave  question,  M.  de  Sourdéac,  évêque  de  Laon, 
vint  à  son  secours,  en  lui  proposant  la  place  de  gouverneur 
auprès  du  jeune  baron  du  Bec,  dernier  fils  du  marquis  de 
Vardes,  à  la  seule  condition  de  lui  apprendre  la  langue  espa- 
gnole. Chapelain  se  rendit  aussitôt  en  Normandie  pour 
rejoindre  le  baron,  qu'il  accompagna  en  plusieurs  provinces 
de  France  et  qu'il  quitta  au  bout  de  quelques  mois,  à  la  suite 
d'un  mécontentement.  La  fortune  le  favorisa  davantage  dans 
le  choix  d'un  second  protecteur,  etl'évèque  d'Orléans,  M.  de 
l'Aubespine,  le  fit  entrer  chez  le  marquis  de  la  Trousse, 
alors  capitaine  de  la  Porte  du  roi  et  depuis  grand  prévost  de 
France,  pour  se  charger  de  la  conduite  de  deux  de  ses  fils. 
Chapelain  n'avait  guère  alors  que  vingt  ans  :  il  en  demeura 
dix-sept  dans  cette  maison,  de  1615  à  1632,  et  s'y  fit  telle- 
lemenl  estimer,  que  M.  de  la  Trousse  ne  tarda  pas  à  lui  con- 
fier la  direction  de  ses  propres  affaires  et  à  se  régler  même 

(1)  Voir  noire  étude  sur  les  commensaux  du  chancelier  Séguier,  et 
notre  brochure  sur  Marin  et  Pierre  Cureau  de  la  Chambre.  Le  Mans, 
Pellechat,  1877,  in-S". 

(2)  Cet  académicien,  plus  adorateur  d'Apollon  que  d'Esculape,  et  l'un 
des  oracles  de  l'hôtel  de  M^^  de  Sablé,  fut  reçu  docteur  en  la  faculté  de 
médecine  de  Nantes. 


JEAN   CHAPELAIN  83 

sur  ses  avis.  Quelques  extraits  de  la  correspondance  inédite 
de  Chapelain  avec  les  enfants  du  capitaine  de  la  Porte,  lors- 
qu'ils furent  libres  de  tutelle,  montreront  plus  exactement 
quelle  influence  paternelle  exerça  toujours  sur  ses  élèves  ce 
caractère  droit,  sage  et  discret.  Les  deux  fils  de  Sébastien  le 
Hardy,  marquis  de  la  Trousse,  étaient  François,  sieur  de  la 
Trousse,  qui  épousa  plus  tard  Henriette  de  Coulanges, tante  de 
M'"'^  de  Sévigné,  et  François,  sieur  du  Fay,  qui  devint  gou- 
verneur de  Roses  et  maréchal  de  camp.  Ils  avaient  une  sœur, 
qui  épousa  M.  de  Flamarens.  Lorsque  l'aîné  des  deux  jeunes 
gens  mourut,  en  1638,  Chapelain  écrivait  à  Balzac  :  «  Ce 
gentilhomme  estoit  comme  mon  enfant.  Je  m'estois  de  tout 
temps  intéressé  dans  son  honneur  et  dans  sa  fortune  ;  j'en 
estois  tendrement  et  respectueusement  aimé  (1).  »  Et  vers  la 
même  époque  il  adressait  les  deux  lettres  suivantes,  l'une  au 
chevalier  de  la  Trousse  (M.  du  Fay)  alors  à  l'armée,  l'autre  à 
la  jeune  marquise  de  Flamarens.  On  remarquera  tout  parti- 
culièrement le  ton  de  la  dernière,  affectueux  et  touchant. 
M.  Livet,  qui  avait  parcouru  cette  correspondance  avant  qu'elle 
passât  du  cabinet  de  M.  Sainte-Beuve  à  la  Bibliotèque  natio- 
nale, dit  que  Chapelain  s'y  montre  comme  un  ami,  un  frère 
aîné  donnant  à  ses  élèves^des  conseils  même  sur  l'emploi  et  la 
direction  de  leur  fortune.  Il  y  a  du  père  aussi  dans  ces  sages 
avis,  et  l'on  trouverait  difficilement,  au  commencement  du 
xvii^  siècle,  pareils  rapports  entre  personnes  de  qualité  si  dif- 
férente. H  est  de  bon  ton  de  sourire  un  peu  quand  on  pro- 
nonce le  nom  de  Chapelain.  On  ne  raillera  plus  quand 
on  aura  lu  ces  fragments,  que  nous  pourrions  multiplier  à 
l'envi  : 

«  A  M.  le  chevalier  de  la  Trousse. 

«  Monsieur,  —  j'ay  eu  une  consolation  bien  grande  de  vosire 
souvenir  et  du  soin  que  vous  avez  voulu  prendre  de  me  dinner 
de  vos  nouvelles.  Je  me  resjoùis  avec  vous  de  ce  que  la  première 
lois  que  vous  avés  vcu  les  ennemis  vous  leur  avcs  donné    la 

(i)  Corrcsp.  ms.  do  Cliapoiaiii.  —  Dibl.  nat.  F.  Fr.  uouv.  acq.  n»  IS8."j-90. 
G  vol.  in-i".  Anni'C  1638. 


84  LA    BRETAGNE    A  l'aCADÉMIE 

chasse  et  encore  quels  ennemis  !  Gela  me  fait  bien  espérer  de  la 
suilte  (le  vos  avcinlures  dans  la  profession  que  vous  avés  em- 
brassée par  vostre  propre  choix  et  je  commence  à  croire  que 
Dieu  vous  en  a  inspiré  la  pensée,  voyant  qu'il  vous  la  rend  heu- 
reuse d'abord  et  dans  une  action  aussi  signalée  que  celle  de  la 
fuitte  du  Victorieux.  Vous  me  ferés  faveur  de  me  continuer  les 
avis  des  choses  que  fera  vostre  armée  et  principalement  si  elle 
continue  à  relever  nostre  honneur  par  ses  bons  succès,  comme 
je  me  le  promets.  Mais  il  ne  faut  pas  que  ce  soit  en  vous  incommo- 
dant ny  en  vous  destournant  de  vos  moindres  devoirs  que  je  vous 
conseille  de  ne  négliger  en  aucune  sorte,  laissant  tout  pour  cela 
et  ne  vous  espargnant  aucune  des  peines  des  moindres  soldats, 
puisque  c'est  par  ce  degré  qu'on  s'eslève  aux  premières  charges, 
lorsqu'on  y  monte  avec  honneur.  Vous  n  avés  pas  besoin  d'estre 
exhorté  à  cela  y  estant  porté  par  vostre  propre  inclination  ver- 
tueuse, non  plus  qu'à  entretenir  W^  vos  proches  par  vos  lettres 
et  par  vos  soins,  à  quoy  j'apprens  que  vous  ne  manques  point, 
dont  je  vous  loue  extrêmement.  Madame  du  Fay  m'a  monstre 
plus  d'une  lettre  des  vostres  et  je  ne  doute  point  que  vous  n'ayés 
écrit  à  M'  et  à  M'""  de  Verthamon  qui  ne  vous  seront  pas  des 
appuis  inutiles,  si  vous  les  cultivés  bien.  Je  prie  Dieu  qu'il  vous 
conserve,  et  demeure,  Monsieur,  vostre,  etc.,  — 30  juin  4639.  » 

«  A  Madame  la  marquise  de  Flamarens,  à  Buzet. 

«  Madame,  —  j'ay  receu  vostre  lettre  du  vingt  mars,  ce  7=  avril, 
et  je  veux  croire,  puisque  vous  ne  me  parlés  plus  de  vostre  mala- 
die, que  vous  n'avés  plus  que  celle  de  vostre  grossesse,  dont  je 
ressens  beaucoup  de  consolation.  Il  est  vray  que  je  ne  m'en 
rcsjoûis  qu'en  tremblant,  ne  sçachant  point  si  ma  créance  est 
assés  bien  foniée,  et  si  vostre  bonté  ne  me  veut  point  espargner 
de  mauvaises  nouvelles,  en  me  taisant  ce  que  peut  estre  vous 
souffres.  Il  y  a  quinze  jours  que  je  vous  escrivis,  par  la  voye  de 
Bourdeaux,  en  response  à  une  des  vostres  et  ma  lettre  alla  dans 
le  paquet  de  M"  du  Fay  à  qui  je  conseillay  de  prendre  désormais 
cette  voye  puisque  vous  escriviés  de  Buzet  et  que  vous  y  déviés 
faire  vos  couches.  Nous  continuerons  de  vous  faire  sçavoir  de 
nos  nouvelles  par  là,  jusqu'à  ce  que  vous  nous  donniés  un  ordre 
contraire,  à  quoy  vous  ne  manquerés  pas,  s'il  vous  plaist,  et  de 
bonne  heure,  lorsque  le  temps  en  sera  venu.  J'ay  seu  par  des 


JEAN    CHAPELAIN  85 

lettres  que  M«  du  Fay  a  receu  de  vostre  mary  pour  quelque 
argent  qu'il  luy  envoyoit,  que  Toloze  le  retenoit  encore.  Mais  il 
doit  maintenant  estre  de  retour  auprès  de  vous  et  avoir  donné 
ordre  à  une  lettre  de  change  de  1,500  livres,  s'il  m'en  souvient 
bien,  qu'il  luy  mandoit  parBourdeaux,  et  dont  elle  est  en  peine, 
pour  ne  l'avoir  point  encore  receue.  J'apprens  avec  beaucoup  de 
joye  l'application  qu'il  a  à  ses  affaires  et  le  soin  qu'il  en  prend. 
Et  certes  il  ne  sçauroit  faire  chose  qui  luy  soit  plus  profitable 
pour  le  présent  et  pour  l'advenir.  Quant  à  vous,  je  n'ay  rien  à 
vous  dire  là-dessus,  si  non  que  vous  continuiés  dans  la  disposi- 
tion où  je  vous  ayveue,  et  croyés  moy  qu'une  Dame  de  vostre 
condition  et  de  vostre  âge  se  fait  grand  honneur  quand  elle  s'em- 
ploye  sérieusement  à  ses  interests  domestiques  et  qu'elle  se  fait 
grand  tort  quand  elle  les  néglige.  Par  ma  propre  expérience,  je 
sçay  qu'il  n'y  a  pas  de  vray  repos  dans  le  monde,  quand  l'on  n'a 
pas  mis  un  bon  ordre  dans  sa  maison  et  que  Ton  ne  mesure  pas 
bien  la  dépense  selon  la  recette.  Vous  me  pardonnerés  bien  ces 
avertissemens,  Madame,  qui  procèdent  d'un  bon  principe  et  tout 
à  fait  désintéressé.  Au  reste,  Dieu  vous  envoyé  une  occasion 
d'exercer  vostre  vertu  et  vostre  charité  à  laquelle  il  est  à  propos 
que  vous  employiés  tout  ce  que  vous  en  aurés,  pour  la  consola- 
tion de  la  personne  qui  a  tout  quitté  pour  vous  suivre  et  qui  a  fait 
une  perte  depuis  six  mois  la  plus  grande  qu'elle  pouvoit  faire 
sans  exception.  Vous  entendes  bien  par  là  que  je  veux  dire  Ma- 
demoiselle de  la  Bouchardière  qui  avoit  bien  raison  de  se 
plaindre  qu'elle  ne  recevoit  point  de  nouvelles  de  chés  son  père, 
puisqu'il  a  pieu  à  Dieu  de  l'appeler  dès  le  mois  de  septembre 
passé,  comme  je  l'appris  il  y  a  six  jours  par  une  lettre  que 
m'escrivit  l'un  de  ses  enfans,  accompagnée  de  deux  autres,  l'une 
à  vous  et  l'autre  à  elle,  et  que  vous  trouvères  dans  ce  paquet.  Il 
me  prioit  de  vous  les  faire  tenir  et  de  consoler  M"*"  sa  sœur  sur 
un  accident  si  funeste.  C'est  ce  que  j'essaye  de  faire  par  celle  que 
je  luy  escris,  mais  il  faut  que  sa  principale  consolation  vienne  de 
vous  et  qu'elle  trouve  dans  vostre  bienveillance  tout  ce  que 
l'amitié  de  son  père  lui  pouvoit  apporter  de  bien  et  de  contente- 
ment. Elle  en  est  digne  par  son  aflliclion  :  elle  en  est  digne  par 
ce  qu'elle  a  fait  pour  vous  tesmoigner  l'affection  qu'elle  avoit  à 
votre  service  :  et  autant  que  je  puis  juger  des  personnes,  il  me 
semble  qu'elle  en  est  aussi  digne  par  sa  propre  vertu,  qui  m'a 
paru  tousjours  fort  grande.  Mais  je  voiA  fais  tort  de  vous  exhor- 


86  LA    BRETAOE   A    l'aCADÉMIE 

ter  à  ce  devoir  par  tant  de  paroles,  comme  si  vous  ne  faisiés  pas 
tousjours  les  choses  d'obligation  sans  en  estre  sollicitée  que  par 
vostre  propre  courage.  Je  finiray  donc  par  vous  prier  que  M.  vostre 
mary  trouve  icy  mes  très-humbles  baisemains  et  vous  dire  que  je 
suis  véritablement,  etc.  —  7  avril  1639(1).  » 

Telles  étaient  les  relations  du  maître  et  des  élèves  ;  elles 
font  honneur  à  l'un  autant  qu'aux  autres,  et  si,  laissant  de 
côté  le  point  de  vue  moral,  nous  prenions  le  loisir  de  consi- 
dérer celte  correspondance  au  point  de  vue  littéraire,  nous 
n'aurions  pas  de  peine  à  justifier,  eu  égard  à  l'époque  de 
rénovation  de  la  langue  française  vers  laquelle  elle  fut  écrite, 
comment  Chapelain  fut  l'une  des  lumières  de  l'Académie 
française  dès  sa  fondation. 

Les  dix  premières  années  du  séjour  de  Chapelain  chez 
M.  de  la  Trousse  furent  assez  agitées  :  son  engagement 
l'obligeait  à  suivre,  en  effet,  tantôt  ses  élèves,  plus  souvent 
leur  père,  dans  les  différents  voyages  que  la  cour  fit,  vers 
cette  époque,  à  Nantes,  à  l'île  de  Ré,  à  la  Rochelle,  etc.  ;  et 
l'on  sait  que  Sa  Majesté  Louis  XIII  était  plus  souvent  en 
campagne  que  tranquille  en  son  Louvre.  Dans  ces  voyages, 
on  était  quelquefois  exposé  à  courir  des  aventures,  car  la 
guerre  rendait  les  routes  peu  sûres  contre  les  rencontres  de 
partisans.  Aussi  était-il  bon  d'être  armé.  C'est  pourquoi 
M.  de  la  Trousse  fit  donner  à  Chapelain  une  charge 
d'archer  delà  prévôté,  charge  qui  conférait  non  seulement  le 
droit,  mais  l'obligation  de  porter  l'épée.  Une  variante  de  la 
fameuse  parodie  du  C/iape/am  decoi7/e  fait  allusion  à  cette 
circonstance  et  raille  le  pauvre  poète  d'avoir  pris  cette  allure 
guerrière  : 

cuâpelain. 

Tout  beau  !  j'étois  archer,  la  chose  n'est  pas  feinte  ; 
Mais  j'étois  un  archer  à  la  casaque  peinte  : 
Mon  justaucorps  de  pourpre  et  mon  bonnet  fourré 
Sont  encor  les  atours  dont  je  me  suis  paré  ; 

(1)  Corresp.  nis.  de  Chapelain.  —  Bibl.  naU,  loc,  cil. 


JEAN    CHAPELAIN  87 

Hoqueton  diapré  de  mon  maître  la  Trousse, 

Je  le  suivois  à  pied  quand  il  marchoit  en  housse  (1). 

Le  malicieux  Tallemant  des  Réaux  prétend,  dans  les 
Historiettes,  que  Chapelain  «  portoit  une  espée  pour  faire  le 
gouverneur,  et  mesme  depuis,  quoy  qu'il  ne  fust  plus  chez  ces 
messieurs,  il  ne  laissoit  pas  de  la  porter.  Ses  parents, ne  sçachant 
comment  la  lui  faire  quitter,  prièrent  Boutard  de  luy  en 
parler  ;  mais  au  lieu  de  cela,  il  s'avisa  d'une  bonne  invention  : 
il  Ht  que  quelqu'un  qui  feignoit  d'avoir  esté  appelé  en  duel 
prît  Chapelain  pour  son  second,  qui  dez  ce  moment  là,  pendit 
son  espée  au  croc  (2).  »  Il  faut  quelquefois  citer  avec  pré- 
caution, quand  il  s'agit  de  Tallemant,  et  le  caractère  de 
Chapelain  ne  nous  semble  guère  celui  d'un  homme  à  porter 
l'épée  pour  faire  le  gouverneur.  Sa  noble  extraction  bretonne 
lui  donnait  le  droit  de  la  porter  ;  et  quant  à  la  plaisanterie 
dont  parle  le  chroniqueur,  elle  eut  lieu  bien  avant  que 
Chapelain  eût  quitté  la  maison  de  M.  de  la  Trousse.  Xe 
Menagiana  la  fixe  positivement  à  l'époque  du  siège  de  la 
Rochelle,  c'est-à-dire  vers  1628,  et  la  rapporte  ainsi  :  «  On 
a  voulu  engager  M.  Chapelain  à  se  battre  en  duel.  C'étoit 
pour  se  mocquer  de  luy.  Étant  au  siège  de  la  Rochelle,  avec 
son  élève,  on  s'adressa  à  lui  pour  servir  de  second  dans  un 
duel.  11  fît  paroistre  d'abord  qu'il  acceptoit  le  party;  mais 
sur  ce  qu'on  luy  dit  qu'on  luy  donnoit  un  homme  qui  de 
trente  combats  avoit  quinze  fois  tué  son  homme,  il  n'eut  plus 
tant  d'ardeur  et  refusa  de  se  battre  (3).  »  On  sait  qu'à  cette 
époque  les  seconds  liraient  l'épée  comme  les  deux  adversaires 
eux-mêmes;  mais,  remarque  M.  Guizot,  les  gens  de  lettres 
ne  se  croyaient  pas  alors  obligés  à  la  bravoure,  et,  de  tous 
les  hommes  de  lettres,  Chapelain  était  le  plus  pacifique  (4). 
Il  arriva  bien  d'autres  désagréments  au  célèbre  Voiture,  et 
parmi  les  poètes  de  la  première  Académie,  il  en  était  peu  qui 

(1)  Voy.  Menagiana.  Edit.  La  Monnoye,  II,  78. 

(2)  Tallemant,  flistorielle.s.  Edil.  Techcncr,  in-i-2,  11,471-170. 

(3)  Menagiana.  Eilit.  16H8,  p.  298. 

(4)  Guizot,  Corneille  et  son  temps,  p.  313. 


88  L\    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIE 

fussent  toujouis  prêts,  comme  Gombaiid,  k  faire  honneur  h  la 
rapière  de  leurs  aïeux  fl). 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  plaisanterie  de  duel  qu'il  trouva  de 
fort  mauvais  goût,  guérit  Chapelain  de  toute  ambition  martiale  ; 
il  quitta  cette  épée  quMl  portait  depuis  dix  ans  par  affectation 
ou  pour  sa  défense,  résilia  sa  charge  d'archer  et  comprit  que 
désormais  les  travaux  littéraires  devaient  seuls  occuper  ses 
pensées.  Du  reste,  il  ne  faudrait  pas  croire  qu'il  les  eût  négli- 
gés depuis  son  entrée  dans  la  maison  delà  Trousse,  en  1615  ; 
lors  (ue  l'aventure  du  siège  de  la  Rochelle  lui  arriva,  sa  répu- 
tation d'homme  de  lettres  était  en  bonne  voie,  et  déjà  l'on 
annonçait  en  lui  le  successeur  de  Malherbe.  Dès  les  premières 
années  de  son  séjour  k  la  cour.  Chapelain 

Avait  senti  Au.  ciel  l'influence  secrète, 

et  s'était  livré,  timidement  il  est  vrai,  aux  inspirations  de  la 
muse.  Peut-être  n'étaient-ce  que  des  velléités  d'obéissance  filiale! 
Cependant,  dit  l'abbé  d'Olivet,  «  il  résista  par  prudence  k  cette 
tentation.  Il craignoit  que  s'ils'étoit  une  fois  donné  pour  poëte, 
la  calomnie  ne  vînt  k  lui  attribuer  tôt  ou  tard  quelqu'une  de 
ces  imprudentes  satires  qui  sont  dans  les  cours  la  ressource 
ordinaire  des  mécontents  et  des  fous.  Mais  il  ne  laissoit  pas 
de  s'appliquer  sourdement  k  la  poétique,  et  il  est  le  premier 
de  nos  François  qui  ait  songé  à  en  faire  une  étude  sérieuse. 
Car  jusque-lk  nos  poètes,  contents  de  savoir  les  règles  de  la 
versification,  se  figuroient  qu'à  cela  près  tout  étoit  arbitraire 
dans  leur  art  (:2).  »  Cette  dernière  remarque  a  le  privilège  de 
nous  étonner  un  peu,  car  on  ne  nous  persuadera  point  que 
Malherbe,  qui  était  alors  dans  tout  l'éclat  de  sa  gloire,  se 
contentât  de  connaître  les  éléments  de  la  prosodie.  Ce  qui  est 
certain,  c'est  que  le  jeune  gouverneur  de  MM.  de  la  Trousse 
poussa  fort  loin  l'étude  de  l'art  poétique  et  passa  bientôt  pour 
un  maître  en  ces  matières  :  il  se  lia  très-intimement  k  cette 

(1)  Voir  notre  étude  sur  Gombauld.  Paris, .^ubry,  iSTe.in-So.  (Extraite  de 
a  Revue  cC Aquitaine.) 

(2)  D'Olivet,  Hiiit.  de  l'Acad.  Edit.  Livet,  11,  127. 


JE.VN    CHAPELAIN  89 

époqijft  avec  le  grand  Malherbe,  avec  le  gentilhomme-poète 
Gombauld,  favori  de  Marie  de  Médicis,  avec  le  puriste  Vaiigelas, 
avec  Faret,  l'auteur  de  r Honnête  Homme  et  l'un  des  meilleurs 
prosateurs  de  ce  temps.  Ses  entretiens  fréquents  et  sérieux 
avec  ces  célébrités  de  la  littérature  contemporaine  contribuèrent 
beaucoup  à  mûrir  son  jugement  en  même  temps  qu'à  assurer 
la  justesse  de  sa  critique.  Tallemant  raconte  que  Chapelain 
demandait  un  jour  conseil  à  Malherbe  sur  la  manière  d'écrire 
qu'il  fallait  suivre  :  —  Lisez  les  livres  imprimés,  répondit  le 
réformateur  du  Parnasse,  avec  sa  brusque  franchise,  et  ne 
dites  rien  de  ce  qu'ils  disent  (1). 

Ce  fut  probablement  vers  ce  temps  que  Chapelain  traduisit 
de  l'espagnol  en  français,  la  Vie  de  Guzman  <£ Alfarache, 
roman  de  Mathéo  Aleman,  employé  sous  Philippe  II  à  la  cour 
des  comptes  de  Madrid.  Une  traduction  qui  parut  à  celte 
ép0(iue  lui  a  été  attribuée  par  la  plupart  des  biographes  : 
mais  elle  n'est  pas  signée,  et  Chapelain  ne  l'avouait  point, 
en  sorte  que  Pellisson,  lorsqu'il  dressa  la  liste  des  ouvrages 
publiés  jusqu'en  l(>o:2  par  l'auteur  de  la  Pucelle,  n'en  fit  pas 
mention,  quoiqu'elle  eût  été  imprimée  fort  longtemps  aupa- 
ravant. M.  Livet  remarque  même  que  «  le  style  de  Guzman 
d'Alf'arache  est  tellement  différent  de  tout  ce  qui  existe  de 
Cliai)elain  en  prose,  qu'il  semble  impossible  qu'il  soit  auteur 
de  celte  traduction  (:2).  »  Mais  la  notoriété  publique  l.i  lui 
attribuait  formellement,  car  dans  la  parodie  du  Chapelain 
décoiffé,  le  satirique  fait  dire  au  malheureux  poète  qui  s'adresse 
à  la  Serre  : 

Si  j'ai  traduit  Gu  zman,  si  j'ai  fait  sa  préface, 
Ton  galiinalhias  a  bien  rempli  ma  place. 

(i)  DesRôaux,  llistorieUes,  1,20-2.  —  «  Ce  même  M.  Chapelain,  coiili- 
iiuc  le  chroniqueur,  le  trouva  un  jour  sur  un  lit  de  repos  qui  chantait  : 

D'où  venez-vous,  Jeanne  ? 
Jeanne,  d'où  venez-vous  ? 

et  ne  se  leva  point  qu'il  n'oust  aclicvL'.  —  J'aimerois  mieux,  luy  dit-il, 
avoir  fait  cela  (pic  toutes  les  œuvres  de  Ronsard.  » 
{-2)  Notes  à  ritistoire  de  t'Acad.,  par  Pellisson.  Edit.  Livet,  11,  126-1-27. 


90^  LA   BRETAGNE  A   l' ACADÉMIE 

L'abbé  de  Marolles  la  lui  donne  aussi  dans  \e  Dénombrement 
des  auteurs  qui  lui  ont  fait  'présent  de  leurs  ouvrages^  et,  ce 
qui  est  encore  plus  décisif,  dit  l'abbé  Goujet,  on  conservait 
précieusement  an  xviii'^  siècle  ,  dans  la  famille  de 
Chapelain,  l'original  de  cette  traduction  écrit  de  sa  propre 
main  (1). 

Il  y  a  donc  ici  un  véritable  problème  bibliographique  à 
résoudre  :  malheureusement  nous  n'en  pouvons  donner  la 
solution  que  sur  des  probabilités  :  car  pour  l'avoir  complète 
et  irréfutable,  il  faudrait  pouvoir  comparer  le  document  cité 
par  l'abbé  Goujet,  et  qui  sans  doute  est  le  même  que  celui 
dont  le  titre  est  indiqué  textuellement  dans  une  liste  autogra- 
phe des  manuscrits  de  Chapelain  publiée  par  M,  Rathery 
dans  le  Bulletin  du  Bibliophile  en  1863,  avec  la  traduction 
imprimée.  Or  le  manuscrit  a  disparu  et  le  livre  seul  nous  reste. 
Mais  il  est  facile  de  se  convaincre,  en  parcourant  seulement 
la  préface  et  quelques  pages  des  deux  volumes,  que  l'opinion 
de  M.  Livet  n'est  pas  celle  d'un  panégyriste  de  parti  pris.  Il 
lui  semble  impossible  que  Chapelain  ait  commis  cette  tra- 
duction. Nous  croyons  pouvoir  déclarer  formellement  qu'elle 
n'est  pas  de  lui.  On  rencontre  de  1621  à  1633  un  grand 
nombre  d'éditions(2)  qui,malgré  la  rudesse  du  style,'attestent 
le  succès  de  l'ouvrage  :  mais  cette  vogue  incontestable  ne 
prouve  guère  en  faveur  du  goût  du  public,  car  jamais  aux 
pires  époques  de  ses  égarements  poétiques,  Chapelain  ne 
produisit  de  vers  pareils  à  ceux  du  «  sonnet  espagnol  où 


(1)  Goujet,  Bibl.  franc,  XVII,  p.  354. 

(2)  La  première  édition  parut  en  1621  sous  ce  titre  :  «  Le  Gueux  ou  la 
vie  de  Guzman  d'Alfarache;  image  de  la  vie  humaine,  en  laquelle  toutes 
les  fourbes  et  toutes  les  meschancetés  qui  se  pratiquent  dans  le  monde 
sont  plaisamment  et  utilement  descouvertes;  version  nouvelle  et  fidèle 
d'espagnol  en  françois.  »  Paris,  in-8<^.  —  Le  traducteur  n'avait  donné  là 
que  la  première  partie  du  roman  dont  la  seconde  parut  en  1625,  intitulée  : 
«  Le  Voleur  ou  la  vie  de  Gu%man  d'Alfarache,  pouriraict  du  temps  et 
miroir  de  la  vie  humaine,  ou  toutes  les  fourbes,  etc.  »  Paris  in-8o.  — 
Puis  il  y  eut  une  édition  dès  deux  volumes  en  1632,  à  Paris  chez  Le  Gras; 
une  autre  en  1633  à  Rouen,  chez  Jean  de  la  Mare;  et  nous  eu  connais- 
sons une  troisième  imprimée  chez  Rigaud  à  Lyon,  en  1639. 


JEAN    CHAPELAIN  91 

Guzman  est  introduit  parlant  de  sa  vie  »  et  que  le  traducteur 
«  a  tourné  ainsi  »  : 

Ça  bas  nay  sans  parent,  qui  le  ply  salutaire 
M'eussent,  comme  ils  dévoient,  dès  le  berceau  donné, 
Ma  jeunesse  eut  le  Vice  à  Père  destiné 
Et  mon  âge  viril  eut  la  Fortune  à  Mère 

Cela  vous  suffit-il,  ami  lecteur?  Passons  à  la  prose.  C'est 
peut-être  une  déclaration  assez  curieuse  que  l'on  rencontre 
dans  V avertissement,  qui  a  fait  attribuer  l'œuvre  à  Chapelain. 
Parlant  des  critiques  au  jugement  desquels  il  veut  déférer 
pour  son  style,  le  traducteur  hasarde  cette  profession  de  foi  : 

«  Les  habiles  sont  en  petit  nombre  que  je  rens  mes  juges,  me 
soumettant  entièrement  à  leur  censure,  avec  protestation  de 
tenir  pour  bien  condamné  ce  qu'ils  condamneront  :  et  entre  ceux 
que  je  tiens  tels,  il  se  parle  d'une  vertueuse  assemblée  de  gens 
doctes,  faisant  profession  particulière  d'examiner  et  d'indiquer 
les  livres,  pour  le  langage  notamment  ;  et  y  met-on  telles  per- 
sonnes et  de  tel  renom,  qu'il  y  auroit  conscience  à  ne  pas  adjous- 
ter  foy  en  tout  et  partout  à  ce  qu'elles  resoudroient  de  ces  ma- 
tières, ^'il  paroissoil  quelque  chose  d'escrit  d'eux  dessus.  On  me 
les  a  nommez  Puristes,  comme  gens  qui  recherchent  la  pureté 
de  la  langue  françoise  et  qui  sont  sur  le  dessein  de  la  repurger 
de  mille  superfluitez  affectées,  lesquelles  en  offusquent  la  grâce  et 
la  beauté.  Je  ne  sçache  rien  de  plus  ressemblant  à  l'Académie 
florentine  de  la  Crusca,  sinon  qu'il  y  a  plus  de  modestie  et  de 
bénignité.  Or,  c'est  une  généreuse  entreprise  et  la  bonne  opinion 
que  j'ay  des  entrepreneurs,  m'en  fait  espérer  quelque  chose  de 
grand  et  de  profitable  au  public  ;  leur  mérite  authorisera  leurs 
préceptes,  qui  ne  sont  pas,  je  m'asseure,  fondez  que  sur  de 
solides  raisons  :  je  n'ay  qu'un  desplaisir  en  cela,  qu'il  n'en  a  rien 
paru  encore,  car  le  moyen  m'est  osté  de  suivre  leurs  règles  et 
leurs  décisions.  A  faute  desquelles  j'ay  dressé  ma  façon  d'escrire 
suivant  l'usage  et  les  escrivains  mieux  receus,  entre  les  quels  je 
nommeray  par  honneur  ces  deux  grandes  lumières  du  siècle, 
Monsieur  du  Vair  cl  Monsieur  d'Urfé,...  etc.  » 

11  est  certain  qu'on  peut  voir  dans  ce  passage  une  allusion 
aux  réunions  littéraires  qui  se  tenaient  chez  Conrart  et  qui 


92  LA    BRETAGNE    A    l' ACADÉMIE 

furent  le  berceau  de  l'Académie  française.  Mais  Chapelain 
aurait-il  ainsi  parlé  d'un  cercle  dont  il  était,  comme  nous  le 
verrons  bientôt,  le  personnage  le  plus  influent  ?  Et  voyez 
comme  il  aurait  profité  des  conseils  de  cette  «  assemblée  de 
gens  doctes  »  !  Est-il  possible  de  reconnaître  sa  prose  dans 
cette  première  phrase  du  Guzman  : 

«  Le  désir  que  j'avois,  lecteur  curieux,  de  te  faire  le  discours 
de  ma  vie,  me  pressoit  si  fort  de  te  le  commencer  (sans  m'ar- 
rester  à  dire  auparavant  quelques  particularitez,  lesquelles  en 
faisant  l'origine  première,  il  est  bon  que  tu  sçaches,  tant  pour  ce 
qu'elles  luy  sont  essentielles,  que  pour  ce  qu'elles  n'ont  pas  peu 
en  soy  de  quoy  fentretenir  joyeusement)  que  j'oubliois  à  boucher 
un  trou  par  où  quelque  philosophe  crotté  eusl  peu  entrer  sur 
moy,  m'accusant  de  barbarisme  et  me  convainquant  de  péché 
pour  n'avoir  procédé,  selon  les  reigles  de  la  définition  à  la  chose 
définie,  et  pour  n'avoir  raconté  premier  que  de  moy,  de  mes  père, 
mère  et  confuse  origine,  ce  qui  (si  l'on  avoit  à  en  parler)  seroit 
sans  doute  et  plus  agréable  et  mieux  receu  que  quoy  que  je  te 
puisse  dire  de  mes  choses,...  etc.  » 

Jamais  on  ne  nous  persuadera  que  Chapelain  ait  écrit  de 
pareille  prose  :  et  pour  qu'on  n'objecte  pas  qu'il  a  pu  ne 
composer  que  la  préface,  beaucoup  moins  embrouillée,  et  se 
borner  à  éditer  une  traduction  plus  ancienne  de  la  première 
partie  du  Guzman,  nous  pourrions  citer  tel  passage  de 
l'avertissement  où  l'auteur  se  vante  d'avoir  refait  tout  le 
travail  de  son  prédécesseur  :  mais  il  vaut  mieux  donner  pour 
témoignage  ce  début  de  la  seconde  partie  qui  jamais  encore 
n'avait  été  traduite  en  français  : 

«  Tu  as  repeu  et  reposé,  debout  amy,  je  te  resveille,  si  en 
cette  journée  tu  as  agréable  que  je  serve  et  te  face  compagnie  : 
et  bien  qu'il  nous  en  reste  encore  une  autre  à  faire,  que  parmy 
tant  de  halliers  et  de  ronces  je  te  vas  préparant  pour  t'en  con- 
duire à  la  fin  bienheureuse,  je  croy  pourtant  que  le  chemin  de 
cette-cy  te  sera  moins  fascheux,  sur  l'asseurance  que  je  te  donne 
de  te  mener  où  loge  ton  désir...  » 


JEAN    CHAPELAIN  93 

Mais  il  est  inutile  de  nous  surcharger  de  ce  galimatias  qui 
prouve  de  la  manière  la  plus  évidente  que  ces  deux  volumes, 
fort  rares  aujourd'hui  et  très-recherchés  des  bibliophiles,  ne 
sont  pas  dus  à  la  plume  de  Chapelain.  Nous  croyons  donc, 
jusqu'à  preuve  directe  du  contraire,  que  le  futur  académicien 
composa  effectivement  une  traduction  du  roman  de  Guzman 
d'Alfarache  et  qu'il  en  communiqua  le  manuscrit  à  quelques- 
uns  de  ses  amis,  mais  qu'il  ne  le  livra  point  à  l'impression  : 
la  traduction  anonyme  lui  fut  attribuée,  même  pendant  sa 
vie,  par  quelques  bibliographes,  parce  qu'on  savait  qu'il  avait 
travaillé  à  pareille  œuvre.  Si  le  Guzman  n'avait  eu  qu'une 
seule  édition,  nous  pourrions  supposer  chez  Chapelain  une 
certaine  pudeur  littéraire  qui  l'eût  conduit  à  renier  un  ouvrage 
inavouable  au  point  de  vue  du  style  :  loin  de  là,  ce  fut  un 
livre  à  succès,  et  ses  nombreuses  réimpressions  à  l'époque  de 
la  maturité  du  talent  de  Chapelain,  n'auraient  pas  vu  le  jour 
sans  d'énergiques  protestations  de  sa  part,  s'il  en  avait  été 
réellement  l'auteur.  Celui-là  seul  qui  découvrira  le  manuscrit 
original  de  Chapelain  signalé  par  l'abbé  Goujet,  pourra 
donner,  en  comparant  les  deux  textes,  la  solution  définitive 
de  l'énigme. 

II.  «  La  Préface  de  l'Adone.  »  —  L'Ode  à  Richelieu 
(1623-1632) 

La  fortune  ne  tarda  pas  à  présenter  à  Chapelain  une  occa- 
sion de  faire  briller  les  connaissances  critiques  que  ses  longues 
études  lui  avaient  acquises.  Ce  fut  une  véritable  révélation, 
car  il  affectait  en  quelque  sorte  à  la  cour  de  ne  lire  que  pour 
s'amuser,  et  Malherbe,  Gombauld,  Vaugelas  et  Faret,  seuls 
confidents  de  ses  travaux,  n'ayant  point  divulgué  ses  talents, 
on  ne  le  regardait  que  comme  un  courtisan  ordinaire  ;  aussi 
la  Préface  de  rAdone  fit-elle  grand  bruit  dans  le  monde. 

Ceci  se  passait  vers  1G;23, 

«  Quoique  dès  lors,  dit  l'abbé  d'Olivct,  l'Italie  n'eût  point  mal 
débrouillé  la  poëtiquc  d'Aristote,  cependant   le  cavalier  Marin 


94  LA   BRETAGNE    A    L ACADEMIE 

ii'avoit  suivi  que  son  caprice  dans  son  Adone.  Il  vint  à  la  cour  de 
France,  où  étoient  Malherbe  et  Vaugelas,  qu'il  pria  d'entendre 
la  lecture  de  ce  poëme,  avant  que  d'en  risquer  l'impression.  Ils 
lui  proposèrent  d'appeler  un  jeune  homme  de  leur  connoissance 
qui  savoit  aussi  bien  qu'eux  l'italien  et  mieux  qu'eux  la  poétique. 
C'étoit  M.  Chapelain.  11  trouva  dans  ce  poëme  d'excellentes  par- 
ties, mais  qui  n'alloient  pas  à  faire  un  tout  ;  que  le  sujet  étoit 
mal  pris,  mal  conduit  ;  que  néanmoins  l'on  pouvoit,  à  l'aide 
d'une  préface  raisonnée,  jeter  de  la  poussière  aux  yeux  et  préve- 
nir les  critiques.  Il  parla  en  homme  si  éclairé  que  ses  trois  audi- 
teurs le  jugèrent  seul  capable  d'exécuter  ce  qu'il  proposoit.  Et 
cette  préface,  qu'enfin  ils  arrachèrent  de  lui,  fut  le  premier  ou- 
vrage par  où  il  se  laissa  connoître  ;  ouvrage  qui  ne  suffiroit  pas 
aujourd'hui  pour  établir  la  réputation  d'un  auteur,  mais  qui, 
dans  un  temps  où  personne  n'éloit  au  fait  de  la  poétique,  fut 
regardé,  même  parmi  les  gens  de  lettres,  comme  une  nouveauté 
d'un  grand  prix  (1). 

V Adone  parut  en  16:23,  avec  la  préface  du  jeune  critique, 
et  bientôt  le  nom  de  Chapelain  fut  connu  et  exalté  dans  toutes 
les  ruelles,  dans  tous  les  cercles  littéraires  et  précieux.  Ce 
poème  {V Adonis  est  à  peu  près  le  seul  ouvrage  de  Marini  qui 
soit  connu  en  France,  ou  du  moins  qui  ait  en  notre  pays  une 
certaine  réputation, malgré  le  reproche  que  font  les  Italiens  au 
célèbre  cavalier  d'avoir  été  Fauteur  de  la  décadence  de  la 
poésie  italienne,  par  le  goût  nouveau  qu'il  introduisit  d'en- 
flure puérile  et  de  pompe  vide  de  sens.  Marini  composait  avec 
une  grande  facilité,  et  si  l'on  trouve  quantité  de  beaux  vers 
dans  ses  œuvres,  il  faut  les  chercher  au  milieu  de  longueurs 
interminables.  VAdoiiis,  qui  valut  à  Fauteur  une  gratifica- 
tion de  cent  mille  florins,  de  la  part  de  Marie  de  Médicis,  ne 
se  distingue  guère  de  ses  autres  productions.  On  Fa  qualifié 
de  poème  héroïque,  mais  ce  n'est  qu'un  ouvrage  de  caprice 
et  de  fantaisie,  divisé  en  vingt  livres  ou  vingt  chants  beaucoup 
trop  longs,  remplis  d'idées  singulières,  d'images  peu  natu- 
relles et  de  tirades  où  l'on  ne  trouve  que  la  même  pensée  (2\ 

(1)  D'Olivet,  Illst.  de  VAcad.  Edit.  Livet,  II,  128. 

(2)  Aussi  les  traducteurs  français  n'ont-ils  jamais  eu  la  patience  d'arri- 
ver jusqu'à  la  fin  du  poème.  Le  président  Nicole  traduisit  le  premier  chant 


JEAN    CHAPELAIN  9o 

C'est  là  qu'entre  autres  bizarreries,  on  voit  Vénus  pendant 
son  voyage  en  Asie,  s'apiloyer  sur  le  sort  de  ces  pays  où  le 
croissant  s'établira  un  jour  sur  les  ruines  de  la  croix  ;  c'est  là 
qu'on  trouve  au  jardin  des  plaisirs  une  fleur  décrite  en  huit 
stances,  parce  qu'elle  porte  sur  ses  feuilles  tous  les  instru- 
ments de  la  passion  de  Jésus-Christ,  etc.  L'Adonis,  en  un 
mol,  présente  le  type  le  plus  complet  de  ce  faux  goût  dans  les 
images,  de  cet  amour  de  la  pointe,  de  l'antithèse  et  des  con- 
cetti,  de  ce  mélange  du  sacré  et  du  profane,  qui  pendant 
quelques  années  eut  une  intluence  réelle  et  déplorable  sur  la 
poésie  française.  M.  Guizot  applique,  quelque  part,  à  cette 
manière  poétique  le  nom  de  marlnisme.  On  peut  la  recon- 
naître en  plein  épanouissement  dans  la  Métamorphose  des 
yeux  de  Philis  en  astres,  de  l'abbé  de  Cérizy  {{). 

D'après  cet  exposé,  on  voit  que  le  jeune  critique  avait 
besoin  de  jeter  dans  la  préface  pas  mal  de  «  poussière  aux 
yeux  »  du  lecteur,  comme  il  le  disait  lui-même,  pour  lui  faire 
accepter  le  poème  de  VAdone.  C'est  ce  qu'il  entreprit  dans  un 
long  discours,  en  forme  de  lettre,  adressé  à  M.  Favereau  (2): 
préface  fort  savante,  il  est  vrai,  mais  que  Ménage  lui- 
même,  l'un  des  admirateurs  de  Chapelain,  trouvait 
beaucoup  plus  gauloise  que  française.  Le  président  Nicole  en 
fait  un  éloge  assez  bizarre,  en  tête  de  sa  traduction  du  premier 
livre  de  Y  Adonis  :  il  pense  que  ce  «  discours  a  justifié  le 
poème  du  cavalier  Marin  de  sa  nouveauté  et  de  ses  licences  ; 
et  que  s'il  ne  l'a  point  fait,  un  autre  ne  pourra  le  faire.  »  On 

en  stances  de  dix  vers  :  un  anonyme  en  a  donné  en  1667  douze  livres  en 
vers  alexandrins;  mais  nous  ne  sachions  pas  que  personne  ait  jamais 
traduit  complètement  cet  énorme  in-folio. 

(1)  Voir  notre  étude  sur  ce  petit  poème,  au  III«  livre  de  notre  histoire 
du  Chancelier  Pierre  Séguier. 

{■i)  «  Lettre  ou  discours  de  M.  Chapelain  à  Monsieur  Favereau,  conseiller 
du  Roy  en  sacourdesaydcs,  perlant  son  opinion  sur  le  ])Oèmc(ÏAdonis  du 
cavalier  Marino,  »  en  16  pages  in  folio,  placées  à  la  suite  de  la  dédicace 
italienne  de  «  VAdone  poema  del  cavalier  Marino,  alla  Majesta  Christia- 
nissima  di  Lodovico  il  Dccimotcrzo,  Re  di  Francia  cl  di  Navarra,  congli 
argomenli  del  Conte  l'ortuniano  Sanvitale,  et  l'Allogorie  di  Don  Loronzo 
Scoto,  —  In  Parigi,  presso  Oliviero  di  Varana.  »  1623.  In-folio,  3  ff.  et 
580  pp. 


96  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

ne  réussira  jamais,  en  effet,  à  justifier  ce  qui  n'est  pas  même 
excusable  (1). 

Pour  bien  juger  ce  premier  ouvrage  de  Chapelain,  il  faut 
se  mettre,  quant  au  fond,  exactement  au  point  de  vue  auquel 
il  s'est  placé.  Ce  discours,  considéré  isolément,  fait  peu 
d'honneur,  par  la  nature  même  du  poème  qu'il  défend,  au 
goût  littéraire  de  son  auteur;  mais  il  faut  bien  se  souvenir 
que  Chapelain,  dans  la  conférence  dont  nous  avons  parlé, 
avait  vivement  critiqué  Marini,  qu'il  lui  avait  montré,  h  côté 
de  ses  traits  heureux  et  de  ses  passages  vraiment  poétiques, 
des  défauts  en  grand  nombre  et  de  nature  à  lasser  la  patience 
d'un  lecteur  de  goût  ;  il  faut  se  souvenir  que  le  poète  italien, 
effrayé  de  ses  critiques,  lui  avait  demandé  une  préface,  pour 
disposer  le  critique  en  sa  faveur;  que  Malherbe  et  Vaugelas 
s'étaient  joints  à  ses  prières;  qu'enfin  le  jeune  érudit  n'avait 
cédé  qu'après  une  longue  résistance.  C'était  donc  une  sorte 
de  gageure,  et  l'on  ne  doit  pas  considérer  cette  préface  comme 
le  critérium  des  idées  de  Chapelain  sur  la  'poétique. 

Après  un  long  préambule  à  la  louange  de  M.  Favereau  (2), 
Chapelain  divise  sa  dissertation  en  deux  chapitres,  l'invention 
et  le  style  du  poëme,  puis  il  subdivise  le  premier  en  trois 
points  :  la  nouveauté  de  V espèce,  l'élection  du  suject,  et  la  foy 
quon  %j  peut  adjouster. 

11  démontre  d'abord  que  la  nouveauté  de  celte  invention 
n'a  rien  de  contraire  à  la  nature  du  poëme  épique  et  qu'elle 
a  pu  licitement  être  introduite  comme  une  nouvelle  espèce, 
composée  sous  le  genre  de  l'épopée  ;  qu'une  action  pacifique 
arrivée  en  temps  de  paix,  peut  devenir  le  sujet  d'un  poëme 
épique,  aussi  bien  qu'une  guerre  ou  une  expédition  militaire, 
quoiqu'on  n'en  eût  pas  encore  vu  d'exemple  jusqu'alors;  et 
qu'ainsi  la  poésie  aura  des  obligations  infinies  à  Marin  d'avoir 
introduit  chez  elle  une  nouveauté  si  louable,  d'avoir  étendu 
ses  bornes  si  heureusement,  et  d'avoir  ainsi  augmenté  son 
domaine  et  son  ressort.  Quelle  superbe  invention,  en  effet, 

(1)  Goujet,  Dm.  franc. ,\IU,  99. 

(2)  Ce  conseiller  à  la  cour  des  aides  était  fort  érudit.  Balzac  lui  a 
adressé  plusieurs  de  ses  lettres. 


JliAiN    CHAPELAIN  97 

que  cette  nouvelle  espèce  d'épopée  pacifique  (pi'oii  pourra 
désormais  opposer  à  l'héroïque  dans  le  genre  épique  de  même 
que  le  comique  et  le  tragique  sont  deux  espèces  différentes, 
contenues  sous  le  genre  dramatique,  en  sorte  que  le  pacifique 
sera  inférieur  à  riiéroïque  dans  l'épopée,  comme  le  comitiue 
Test  au  tragique  dans  le  drame  ! 

Après  en  avoir  donné  les  règles  qu'il  a  cru  pouvoir  tirer  de 
la  pratique  du  cavalier  Marin  dtxnsV Adonis,  comme  Aristote 
avait  formé  les  siennes  sur  le  modèle  d'Homère  et  de  Sophocle, 
Chapelain  entreprend  de  justifier  le  choix,  qu'il  appelle,  en 
terme  de  l'art,  élection  delà  fable.  Il  prétend  que  cette  élec- 
tion est  fort  bien  proportionnée  au  dessein  de  Marini,  et  que 
tout  ce  qu'il  emploie  tend  parfaitement  au  but  qu'il  s'est  pro- 
posé :  car  l'action  du  poème  est  illustre,  pacifique,  «  plus 
simple  qu'intriguée,  toute  d'amour,  assaisonnée  des  douces 
circonstances  de  la  paix  et  du  sel  modéré  des  facéties  ;  » 
enfin  c'est  un  véritable  poème  épique,  qui  tient  le  milieu 
entre  Vhéroïque  et  le  roman,  c'est-à-dire  entre  les  extrémités 
de  l'excellence  de  la  première  espèce  et  de  l'imperfection  de 
la  seconde. 

Quant  au  troisième  point,  la  foi  ou  la  créance  qu'on  peut 
donner  au  sujet,  ce  que  les  maîtres  appellent  la  vraisemblance, 
elle  se  trouve,  suivant  Chapelain,  au  plus  haut  degré  dans 
Y  Adonis,  «  veu  que  l'Ecriture  mesme  fait  mention  des  pleurs 
répandus  pour  Adonis,  et  que  selon  les  anciens  rhapsodieurs 
ou  mythologi^tes  il  n'y  a  aucune  fable,  spécialement  de  celles 
des  déitez,  qui  n'aye  eu  son  fondement  sur  quelque  événement 
véritable.,  (l).  » 

Puis  Chapelain  fait  tous  ses  efforts  pour  prouver  que 
VAdo7iis  réunit  toutes  les  principales  conditions  des  poèmes 

(1)  «D'ailleurs,  ajoulc-l-il,  le  poëmc  de  Marin  ne  laisserait  pas  cfêlrc 
régulier,  et  ne  devrait  pas  même  perdre  la  loi  et  la  créance,  quand  mémo 
la  vérité,  qui  n'est  nullement  de  l'essence  do  U  poésie,  ne  se  rencontre- 
rait point  dans  sa  liction,  parce  que  la  vraisemblance  peut  subsister  dans 
la  seule  imagination  des  lecteurs,  indépendamment  de  la  vérité,  et  sans 
être  appuyée  sur  aucun  Tondoment  solide.  Et  il  n'est  pas  fort  rare  do 
trouver  de.';  t'abies  invétérées  ([ui  semblent  ovoir  acquis  dans  les  csprils 
d'autant  plus  de  probabilité  qu'elles  sont  plus  éloignées  de  la  vérité  de 
rhisloirc.  » 


98  LA    BRETAG.NE  A   I.ACADÉMIE 

épiques  qui  sont  reçus  ui)iverseîlement  ;  et  que,  pour  celles 
dont  on  le  trouve  dépourvu,  il  ne  les  pouvait  pas  avoir  sans 
aller  contre  les  règles  de  la  convenance  et  de  la  bienséance 
que  demande  ce  genre  d'écrire;  il  étudie  la  diversité  et  la 
merveille  de  la  constitution  de  la  fable,  mais  il  relève  particu- 
lièrement le  style  de  l'ouvrage,  dont  la  première  partie,  qui 
consiste  dans  les  pensées  ou  conceptions,  est  si  sublime  et  si 
noble,  à  son  gré,  qu'il  ne  peut  imaginer  «  qu'il  en  soit  jamais 
tombé  de  pareilles  en  entendement  humain.  C'est  là,  dit-il, 
que  le  Marini  a  véi'italjlement  transporté  la  diversité  et  la 
merveille  que  les  autres  poètes  se  contentent  de  rechercher 
dans  l'invention  des  choses  seulement.  »  Et  pour  ce  qui  est 
de  l'expression  et  de  la  locution,  qui  fait  Taulre  partie  du 
style,  il  prétend  que  sa  diction  en  est  si  pure,  si  naturelle, 
«  si  thoscane  et  si  choisie,  qu'il  n'y  eust  oncques  poëte,  en 
quelque  idiome  que  ce  soit,  qui  eust  ce  don  plus  accomply  ;  » 
et  qu'il  n'a  point  encore  trouvé  son  pareil  dans  ces  derniers 
siècles,  «  soit  pour  la  douceur,  soit  pour  la  gravité,  soit 
pour  les  saillies  et  les  boutades  vraiment  poétiques.  » 

Et  maintenant,  dit-il,  en  terminant,  à  31.  Favereau,  «  si 
l'affection  que  vous  portez  au  cavalier  Marin  vous  faisoit 
trouver  que  je  l'eusse  maigrement  loué  icy,  souvenés-vousque 
vous  ne  m'avés  point  donné  cette  charge  :  et  pensez  que  pre- 
nant la  plume  pour  vous  contenter,  mon  intention  n'a  point 
esté  de  la  couronner,  mais  de  vous  faire  savoir  succinctement 
que  je  sçavois  pourquoy  il  méritoit  la  couronne.  » 

Tout  cela  est  fort  spécieux,  fort  savant,  rempli  d'érudition, 
L'Ecriture  sainte  y  est  citée  à  côté  des  anciens  rhapsodistes  : 
Lucain,  Stace,  Silius  Italicus,  y  marchent  à  côté  d'Aristote  : 
l'invention  du  poème  pacifique  ne  manque  pas  d'originalité  ; 
mais  M.  Guizot  n'a-t-il  pas  raison  de  trouver,  dans  ce  fatras 
de  grands  mots  et  de  grandes  périodes,  une  certaine  barbarie 
gauloise  qui  semble  rappeler  le  style  de  notaire  (i'i? 

a  Un  rien,  dit  l'abbé  irOlivet,  détermine  souvent  la  vocation 
d'un  écrivain.  (Juand  M.  Chapelain  vit  le  succès  de  sa  disserta- 

(J)  Guizot,  Corneille  et  son  teiups,  pp.  3ii-31o. 


JliAN    CHAPELAIN  99 

lion,  il  se  crut  appelé  à  l'aire  un  poëine  épi(iue.  D'ailleurs,  les 
discours  que  sa  mère  lui  avoil  tenus  sur  la  gloire  des  grands 
poêles,  ne  s'étoient  pas  elïacez  de  son  esprit.  Il  arrêta  donc  son 
sujet  ;  mais,  naturellement  moins  vif  que  judicieux,  il  employa 
d'abord  cinq  années  de  suite  à  le  méditer,  et  ne  fit  son  premier 
vers  qu'après  avoir  ébauché  le  tout  en  prose.  Tant  de  flegme 
peut-être  n'annonce  pas  cet  enthousiasme  qui  fait  qu'un  poêle  ne 
sauroit  attendre,  pour  rimer,  (}ue  sa  raison  ait  si  longtemps  déli- 
béré sur  ce  que  son  imagination  entreprend.  Peut-être  même 
que  la  sécheresse  et  la  dureté  (lu'on  reproche  au  poëme  de  la 
Pucelle,  viennent  de  ce  que  l'auteur  commença  si  tard  à  versifier. 
Car  la  méchanique  du  vers  demande  une  habitude  prise  de  jeu- 
nesse. Les  faveurs  dont  le  Parnasse  m'honore,  disoit  Malherbe, 
«  non  loin  de  mon  berceau  commencèi'ent  leur  cours  »  ;  au  lieu 
que  M.  Chapelain,  lorsqu'il  mit  la  main  à  l'œuvre,  passoit  trente- 
quatre  ans(l).  » 

Telle  fut  l'origine  de  la  PuceUe. 

Ce  fut  pendant  qu'il  travaillait  à  son  plan  en  prose,  ((ue 
Chapelain,  vers  1627,  fut  admis  à  l'hôtel  de  Rambouillet. 
Tout  a  été  dit  sur  ce  cercle  célèbre,  où  se  donnait  rendez-vous 
ce  qu'il  y  avait  de  plus  raffiné  dans  la  société  polie  des  grands 
seigneurs  et  des  gens  de  lettres.  Un  grand  nombre  d'assem- 
blées littéraires  de  ce  genre  brillaient  alors  dans  Paris  :  on  se 
réunissait  dans  la  mansarde  de  ^l"*-^  de  Gournay,  la  fille  d'al- 
liance de  Montaigne,  chez  Colletet,  chez  Malherbe,  chez  la 
vicomtesse  d'Auchy,  chez  Chapelain  lui-même...;  vers  celle 
époque  se  formait  la  société  Conrart,  qui  devint  le  berceau  de 
l'Académie,  et  quelques  années  plus  tard,  les  samedis  de 
M"''  deScudéry  obtinrent  un  renom  mérité.  Mais  de  tous  ces 
cercles,  aucun  n'eut  une  réputation  aussi  universelle,  aucun 
ne  réunit  une  société  aussi  choisie,  que  celui  de  l'hôtel  de 
Rambouillet,  leur  père  à  tons.  Nous  renvoyons  aux  savantes 
études  de  Rœderer,  de  Guizof,  de  V.  Cousin,  de  Gérusez,  de 
MM.  Ed.  de  Barthélémy,  Fournel,  Aubineau  et  Livet,  les  lec- 
teurs ([ui  voudraient  en  apprécier  rintlueucc  et  en  connaître 
l'histoire.  Ce  qui  nous  importe,  c'est  d'y  retrouver  Chapelain. 

(1)  D'Olivet,  Ilist.de  VAcad.  Edit.  Livel,  t.  II,  p.  1-28,  129. 


100  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIE 

Depuis  longues  années  déjà,  3Ialherbe,  qui  avait  daigné 
composer  ranagraninie  d'Arthénice  pour  remplacer  le  nom 
moins  harmonieux  de  Catherine,  Gombauld,  le  poète  favori 
de  Marie  deMédicis,  et  Racan,  leur  élève,  étaient  admis  dans 
Finlimité  de  la  marquise  ;  ce  trio  de  poètes  de  noble  naissance 
représenta  pres(|ue  seul,  pendant  près  de  dix  ans,  l'élément 
littéraire  des  réunions,  puis  la  roture  y  fut  admise  ;  Voiture 
et  Conrart  devinrent  les  oracles  de  l'hôtel,  et  le  petit  Antoine 
Godeau,  présenté  par  ce  dernier,  prit  place  chez  la  marquise 
eu  qualité  de  nain  de  la  princesse  Julie,  préludant  par  des 
vers  galants,  suivis  delà  traduction  du  Cantiquedes cantiques, 
aux  études  sérieuses  qui  devaient  le  conduire  aux  sièges  épis-  ' 
copaux  de  Grasse  et  de  Vence.  Marini  fréquentait  aussi  le 
cénacle  dont  son  poème  lui  avait  ouvert  les  portes,  et  lorsque 
le  cavalier  mourut  en  16:26,  Chapelain,  qui  avait  été  son 
introducteur  devant  le  public,  recueillit  sa  succession  dans  la 
chambre  bleue.  Il  y  fut  présenté  par  les  Arnauld  (1",  avec 
lesquels  il  était  lié  depuis  quelque  temps  et  qui  rivalisaient  de 
galanterie  avec  les  plus  illustres  de  la  petite  cour.  Tallemant 
des  Réaux,  qui  ne  perd  jamais  l'occasion  de  railler,  raconte 
d'une  manière  assez  plaisante  la  première  réception  de  Cha- 
pelain, et  s'étend  fort  longuement  sur  le  costume  peu  élégant 
qu'il  portait  alors. 

0  II  fut  introduit  à  l'hôtel  de  Rambouillet,  vers  le  siège  de  la 
Rochelle  (1627).  M^"^  de  Rambouillet  m'a  dit  qu'il  avoit  un  habit 
cuuime  on  en  porloil  il  y  avoit  dix  ans  ;  il  esloit  de  satin  colom- 
bin,  doublé  de  panne  verte,  et  passemenlé  de  petits  passements 
rolombin  et  vert  à  œil  de  perdrix.  Il  avoit  toujours  les  plus 
lidicules  bottes  du  monde  et  les  plus  ridicules  bas  à  bottes  ;  il  y 
avoit  du  réseau  au  lieu  de  dentelle.  Depuis,  il  ne  laissa  pas 
d'estre  aussy  mal  basty  en  habit  noir  (2)...  » 

Mais  le  talent  fait  toujours  pardonner  l'habit;  or,àla  répu- 
tation de  critique  que  lui  avait  acquise  la  préface  de  ï Adone, 


il)  Tallemant,  Historicités,  t.  tl.  p.  isi. 
(2)  TcMiemant,  l.  IT,  p.  i7o   476. 


JEAN    CHAPELAIN  iOl 

le  jeune  gouverneur  au  salin  colombin  joignait  déjà  celle  de 
poète;  car,  malgré  ses  efforts  pour  arrêter  l'essor  de  sa  muse, 
quelques  pièces  de  vers  lui  étaient  échappées,  «  dont  la  plus 
grande  partie,  dit  Goujet,  étoit  due  à  l'amour  qui  Tavoit  sur- 
pris mais  non  séduit  entièrement,  dans  la  fréquentation  du 
grand  monde  ,1)  :  »  aussi  devint-iî  bientôt  le  rival  de  ses 
maîtres,  et  lorsqu'il  eut  fait  connaître,  peu  de  temps  après  la 
mort  de  Malherbe,  son  Ode  au  cardinal  de  Richelieu  (qui  ne 
fut  cependant  imprimée  qu'en  1033  (2',  on  n'hésita  pas  à  le 
proclamer  le  successeur  du  grand  poète.  L'hôtel  de  Rambouil- 
let, dont  il  fut  toujours  l'hôte  le  plus  assidu,  le  considéra  dès 
lors  comme  une  de  ses  lumières,  et  tous  les  gens  de  lettres, 
acceptant  les  arrêts  d'Arthénice,  vinrent  en  foule,  pendant 
plus  de  trente  ans  d'une  royauté  littéraire  incontestée,  lui 
demander  des  conseils  et  lui  soumettre  leurs  ouvrages. 

VOdeà  Richelieu  passait  encore,  au  siècle  dernier,  pour 
l'un  des  meilleurs  morceau.\de  la  poésie  française,  grâce  peut- 
être  à  Boileau,  qui,  devant  le  peu  de  succès  de  ses  strophes 
sur  la  ))rise  de  Namur,  avouait  que  Chapelain.  «  avoit  fait 
autrefois  une  assez  belle  ode.  »  Cette  assez  belle  ode  nous 
paraît  aujourd'hui  d'une  froideur  et  d'une  correction  remar- 
quables ;  mais  elle  excita  parmi  les  contemporains  un  tel 
enthousiasme,  elle  fut  si  longtemps  vantée  comme  un  des 
chefs-d'œuvre  de  la  poésie  lyrique,  qu'il  est  impossible,  ne 
serait-ce  qu'à  titre  historique,  de  la  passer  sous  silence. 

On  sait  que  le  cardinal  de  Richelieu,  devenu  premier  mi- 
nistre en  1624,  aimait  à  attirer  près  de  lui  les  gens  de  lettres, 
dans  l'espoir  que  ses  prévenances  seraient  récompensées  par 
des  ouvrages  à  sa  louange  :  il  se  fit  présenter  Chapelain,  goûta 
fort  la  solidité  de  son  jugement,  et  ce  fut  pour  reconnaître  son 
favorable  accueil,  que  le  jeune  ci  iiicjue  composa  celte  odi^ 
fameuse  où  le  procédé  méthodique  remplace  l'inspiration.  Elle 
.se  compose  de  trente  strophes  de  dix  vers  chacune  :  c'est  tout 
un  poème  ;  et  l'on  comprend  qu'il  soit  difficile  de  maintenir 

(1)  Goujet,  i.  XVII,  p.  358. 

(2)  Elle  parut  pour  la  promièrc  fois  dans  le  recueil  de  Boisroborl,  iiili- 
tuiéit"  Sacrifice  des  Muses  ait  cardinal  de  P.ichelieu. 


102  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIE 

pendant  trois  cents  vers  le  souffle  lyrique  à  une  égale  puis- 


sance. 


Grand  Richelieu,  de  qui  la  gloire 

Portant  des  rayons  éclatans, 

De  la  nuit  de  ces  derniers  temps 

Éclaircit  l'ombre  la  plus  noire  ; 

Puissant  esprit  dont  les  travaux 

Ont  borné  le  cours  de  nos  maux, 
Âccomply  nos  souhaits,  passé  nostre  espérance  ; 
Tes  célestes  vertus,  tes  faits  prodigieux, 
Font  revoir  en  nos  jours,  pour  le  bien  de  la  France, 
La  force  des  héros  et  la  bonté  des  dieux  (4). 

On  reconnaît,  dès  ce  début,  une  versification  correcte,  à 
Tallure  assez  facile;  mais  bientôt  le  poète  sent  lui-même  son 
impuissance  :  devant  tant  de  grandeur,  «  il  trouve  en  luy 
trop  de  faiblesse  »,  et  puisqu'il  n'a  le  feu  divin  ni  d'Homère 
ni  de  Virgile,  il  se  retire  de  la  scène  et  suppose  qu'il  ren- 
contre, le  long  des  rives  du  Permesse,  la  troupe  des  nourris- 
sons des  Muses  qui  méditent  pour  le  cardinal  «  des  chansons, 
—  dignes  de  l'ardeur  qui  les  presse;  »  —  et  pendant  de 
longues  strophes. 

Ils  chantent  quel  fut  ton  mérite, 
Quand,  au  gré  de  nos  matelots, 
Tu  vainquis  lefc  vents  et  les  flots 
Et  domtas  l'orgueil  d'Anphitrite. 


—  Ils  chantent  les  riches  trophées 
Des  dépouilles  de  nos  mutins, 
Quand  de  nos  troubles  intestins 
Les  flames  furent  étouffées. 


Ils  chantent,  etc. 


Le  procédé  est  fort  peu  varié,  ce  qui  rend  l'absence  de  mou- 
vement aussi  complète  que  possible  ;  c'est  le   triomphe  de  la 

(i)  Recueil  i\e  Barbin,  t.  IV,  p.  39,  00. 


JEAN    CHAPELAIN  103 

monotonie.   L'une  de  ces   interminables  strophes  présente 
néanmoins  une  valeur  véritable  : 

Ils  chantent  nos  courses  guerrières, 

Qui,  plus  rapides  que  le  vent,  , 

Nous  ont  acquis,  en  te  suivant, 

La  Meuse  et  le  Rhin  pour  frontirres  ; 

Ils  disent  qu'au  bruit  de  tes  faits, 

Le  Danube  creut  désormais 

N'esire  pas  en  son  antre  assuré  de  nos  armes  ; 

Qu'il  redouta  le  joug,  frémit  dans  les  roseaux, 

Pleura  de  nos  succès,  et,  grossi  de  ses  larmes, 

Plus  viste  vers  l'Euxin  précipita  ses  eaux. 

Cependant  le  poète  laisse  là  les  nourrissons  du  Permesse, 
et,  livré  à  lui-même,  il  semble  se  ranimer;  «  sa  muse  lui 
ordonne  cVèlever  la  v  nx.  »  Balzac  admirait  beaucoup  la 
strophe  suivante,  dans  laquelle,  après  avoir  rendu  justice  à  la 
modestie  du  ministre  qui  rapporte  au  roi  la  gloire  des  ses 
grandes  actions,  le  poète  voit  en  Piichelieu  l'étoile  brillante, 
salut  du  pilote  égaré  : 

Toutefois  en  toy  l'on  remarque 

Un  feu  qui  luit  séparément 

De  celuy  dont  si  vivement 

Resplendit  notre  grand  monarque  ; 

Comme  le  pilote  égaré 

Voit  en  l'Ourse  un  feu  séparé 
Qui  brille  sur  sa  route  et  gouverne  ses  voiles. 
Cependant  que  la  lune  accomplissant  son  tour 
Dessus  un  cliar  d'argent  environné  d'étoiles 
Dans  le  sombre  univers  représente  le  jour. 

Certes,  Boilean  n'avait  plus  le  souvenir  de  cette  comparaison 
harmonieuse,  lorsqu'il  s'écriait  dans  son  indignation  contre 
les  vers  duis  et  rocailleux  de  la  Pacello  : 

Maudit  soit  l'auteur  dur,  dont  l'âpre  et  rude  verve. 
Son  cerveau  tenaillant,  rima  malgré  Minerve, 


104  U    BRETAGNE    A    l' ACADÉMIE 

Et  de  son  lourd  marteau  marlelantle  bon  sens, 
A  fait  de  méchants  vers  douze  fois  douze  cents. 

On  trouve  encore  de  bons  passages  dans  la  seconde  partie 
de  VOde  à  Richelieu,  et  Th.  Gautier  cite  avec  éloge  cette 
chute  de  strophe,  qu'il  trouve  d'une  grande  beauté  [\). 

Tu  laisses  contre  toi  murmurer  sur  la  terre  : 
Ainsi  le  haut  Olimpe,  à  son  pied  sablonneux 
Laisse  fumer  la  foudre  et  gronder  le  tonnerre, 
.    Et  garde  son  sommet  tranquille  et  lumineux. 

Enfin,  nons  devons  constater  que  le  souvenir  de  Marini 
laisse  parfois  échapper  une  antithèse  au  poète  : 

Soudain  tu  te  répans  en  des  grâces  diverses  ; 
Tu  n'en  as  que  la  fleur,  nous  en  avons  le  fruit  ; 
Recevant  les  faveurs,  aussi  tost  tu  les  verses, 
Et  le  bien  qui  te  cherche  en  mesme  temps  te  fuit. 

Mais  Chapelain  sacrifie  rarement  au  plaisir  de  la  pointe  :  h 
peine  pourrait-on  compter  deux  ou  trois  chutes  de  ce  genre 
dans  toute  Tode  ;  et  c'est  une  modération  dont  il  faut  lui  tenir 
compte,  car  ces  sortes  d'opposition  étaient  alors  fort  à  la 
mode,  et,  trop  souvent  répétées,  comme  elles  le  sont  dans 
plusieurs  pièces  très-nppréciées  à  cette  époque,  elles  produisent 
l'effet  le  plus  déplorable. 

VOde  à  Richelieuîul  reçue  avec  un  véritable  enthousiasme 
par  les  contemporains,  et  pendant  de  longues  années,  on  cita 
ce  petit  ouvrage  comme  un  modèle.  Tallemant  des  Réaux  lui  • 
même  en  porte  un  jugement  favorable  dans  ses  Historiettes  : 

«.  Chapelain,  dit-il,  a  toujours  eu  la  poésie  en  teste,  quoiqu'il 
n'y  soit  point  né  :  il  n'est  guère  plus  né  à  la  prose,  et  il  y  a  de 
la  dureté  et  de  la  prolixité  à  tout  ce  qu'il  fait.  Cependant  à  force 
de  relaste,  il  a  fait  deux  ou  trois  pièces  raisonnables  :  le  Réveil 
de  la  lionne,  la  plus  grande  partie  de  Zirphce  (:2),  et  la  princi- 

(1)  Les  Grotesques,  p.  '2o3. 

(2  Nous  parlerons  plus  tard  de  ces  deux  poésies. 


JEAN    CHAPELAIN  105 

pale,  VOde  au  Cardinal  de  Richelieu,  que  je  devois  mettre  la 
première.  MM.  Arn2ult(car  il  cajolloit  jusqu'au  docteur  alors 
au  collège),  et  quelques  autres  de  ses  amis,  luy  firent  faire  tant 
de  changements  à  cette  pièce,  qu'elle  parvint  à  l'élat  où  on  la 
voit;  et  sans  difficulté,  c'est  une  des  plus  belles  de  notre  langue. 
J'y  trouve  pourtant  trop  de  raison,  trop  de  sagesse,  si  j'ose  ainsy 
dire  :  cela  ne  sent  pas  assez  la  fureur  poétique,  et  peut-être  est- 
elle  trop  longue  (1). 

Il  serait  fastidieux  de  citer  tous  les  critiques  qui,  pendant 
tout  le  cours  du  xvii^  siècle,  célébrèrent  à  l'envi  l'ode  de 
Chapelain  (2).  Le  principal  est  Balsac  qui  écrivait  au  poète  : 

«  Rien  ne  me  console  si  agréablement  des  beaux  jours  que  je 
pers  que  la  belle  ode  que  vous  m'avez  envoyée.  KUe  m'a  ravy 
presque  p.irtout.  Le  choix  et  l'arrangement  des  mots,  la  slructtir  e 
et  rharmonifi  de  la  composition,  la  grandeur  modeste  des  pen- 
sées, leur  force  qui  ne  se  sent  d'aucune  rudesse  :  tout  cela  est 
di;;ne  de  la  bonne  aniiquilé.  En  certains  endroits  vous  ne 
m'avez  pas  seulement  touché,  vous  m'avez  émeu  :  l'agitation  du 
poëte  passe  jusquos  au  lecteur,  et  il  n'y  a  point  de  trompette 
dont  le  son  soit  plus  haut  ny  plus  esc'atant  que  celuy  de  vosire 
lyre  : 

...  Quand  la  révolte  dans  son  fort. 

Par  une  affreuse  et  longue  mort, 
Paya  si  chèrement  l'usure  de  ses  crimes  : 
Et  que  ses  boulevars  enfin  assujettis. 
Contre  les  appareils  des  armes  légitimes 
Implorèrent  en  vain  le  secours  de  Thétis, 


Ils  chantent  l'effroyable  foudre 
Qui,  d'un  mouvement  si  soudain, 
Partit  de  ta  puissante  main 
Pour  mettre  Pignerol  en  poudre  ; 

(l)  ïallemanl,  l.  IV,  p.  t7S. 

(,2)  L'un  des  derniers  l'ut  le  célèbre  Perrault,  qui  en  |nrla  avec  grand 
éloge  dans  sa  Lellrc  à  M.  Desprénux,  en  réponse  au  diacours  de  l'Ode,  el 
dans  une  aulre  lettre  qu'on  lui  allribuc.  dans  laquelle  il  fait  un  parallèle 
de  l'ode  de  Chapelain  el  de  celle  de  Hoilcau,  sur  la  prise  de  Namur.  (Voy. 
Recueil  depièces  d'Iiisl.eldc  lill.,  derabbèGranet,1738.IV,p.  180-197.) 


106  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

Ils  disent  que  tes  bataillons 

Comme  autant  d'espais  tourbillons 
Ebranlèrent  ce  roc  jusques  dans  ses  racines. 
Que  mesme  le  vaincu  l'eust  pour  libérateur, 
Et  que  tu  luy  bastis  sur  ses  propres  ruines 
Un  rempart  éternel  contre  l'usurpateur... 

«  Ou  je  ne  me  connois  point  en  ver?,  ou  ceux  cy  parviendront 
jusqu'à  la  plus  esloignée  postérité.  Ils  seront  alléguez  pour 
preuves  et  pour  tesmoignage  dans  le  conseil  des  derniers  rois 
qui  commanderont  à  la  lerre.  Peut  esire  mesme  qu'ils  serviront 
de  loy  et  de  juj^cment,  aussi  bien  que  ceux  d'Homère,  par  l'au- 
thorilé  de  l'un  (lesquels  on  arresta  une  grosse  guerre  qui  s'alloit 
allumer  entre  la  sei^^neurie  de  Mégare  et  celle  d'Athènes.  Je 
scay  bien,  pour  itioy.  que  je  n'aftendray  point  vostre  mort  à 
vous  mettre  au  nombre  de  mes  autheurs,  ot  qu'autant  de  fois 
qu'en  ma  présence  il  se  parlera  du  siège  de  La  Rochelle,  du 
Pas-de-Suze  forcé...  de  la  prise  et  de  la  garde  do  Pignerol, 
autant  de  fois  je  citeray  les  divines  paroles  que  vous  en  avez 
escrites....  »  (l) 

Tel  est  le  ton  général  de  la  critique  contemporaine  ;  car  les 
lettres  de  Balzac  devenues  classiques,  on  accepta  comme  un 
arrêt  irrévocable  la  consécration  du  chef-d'œuvre.  An  milieu 
de  ce  concert  de  louanges,  Costar,  le  futur  défenseur  de 
Voilure,  fut  seul  à  entonner  une  noie  discordante.  Malgré  le 
succès  de  son  œuvre,  Chapelain  avait  hésité  très  longtemps  à 
la  publier;  elle  courut  en  manuscrit  dans  les  cercles  littéraires 
pendant  cinq  ou  six  ans,  et.i2e_pai"ilt  en  brochure  qu'en  1637, 
rééditée  vers  1660.  Après  la  première  publication,  Costar, 
qui,  jeune  encore,  cherchait  un  moyen  d'arriver  h  la  fortune 
en  faisant  du  bruit, éleva  la  voix  contre  l'opinion  générale  (2)  : 

(1)  Balzac,  Lettres  diverses.  Paris.  Billaine,  1661,  t.  H,  p.  338. 

(2)  «  Par  uno  oslrangc  démangeaison  d'esprit,  dit  Tallemant,  et  pensant 
se  faire  connoistre  en  cflect,  mais  non  pas  pour  tel  qu'il  se  croyoit  eslre; 
il  n'y  avoit  (jue  de  la  chicanerie;  et  ce  qui  ne  se  [>ouvoil  excuser  sans 
avoir  jamais  veu  M.  Chapelain,  et  sans  avoir  rien  ouy  dire  qua  son 
avantage,  il  s'écrioil  en  un  endroit  :  —  «  Jugez,  après  cela,  si  SI.  de  Lon- 
(■  gucvillen'a  pas  bien  do  l'argent  de  reslCj  de  donner  deux  mille  livres 
«  de  pension  à  un  homme  comme  cela!  » 


JEAN    CHAPELAIN  107 

mais  son  aulorilé  était  fort  peu  de  chose  dans  le  monde 
littéraire,  et  l'on  trouve  dans  les  FJistoriettes  un  piquant 
récit  de  la  noble  vengeance  de  Chapelain,  à  la  suite  de  laquelle 
Costar  vint  tout  en  larmes  lui  demander  merci  (I). 

Après  cette  rétractation  et  jugement  assez  favorable  de 
Boileau,on  peut  donc  affirmer  que  la  réputation  de  l'Ode  à. 
Bichelieune  souffrit  pas  de  contradicteurpendant  le  xvii'" siècle. 
Au  xviii"  siècle,  Fabbé  Goujet  la  citait  encore  avec  éloge, 
et  pou  de  temps  avant  la  Révolution,  un  anonyme,  qui  s'achar- 
nait contre  la  mémoire  de  Boileau,  osa  même  écrire  dans  une 
lettre  au  marquis  de  Ximénès  :  «  L'ode  est  de  tous  les  genres 
de  poésie  celui  qui  demande  le  plus  de  talent  dans  un  poète, 
celui  qui  suppose  le  plus  d'inspiration  et  par  conséquent  de 
génie.  Boileau  n'a  jamais  fait  que  de  mauvaises  odes,  et  celle 
que  Chapelain  a  adressée  au  cardinal  de  Richelieu  est  très- 
belle.  Donc  Chapelain  était  plus  poète  que  Boileau  ^2}.  » 

(1;  «  Coslar,  dit  le  chroniqueur,  reconnut  bien  qu'il  n'avoit  rien  fait 
qui  vaille  de  s'allaquer  à  des  personnes  donl  la  ri''putalion  esloit  eslablie. 
fil  avait  aussi  dénigré  Godeau.)  !1  change  donc  de  batterie  et  se  met  à 
courtiser  Voiture  plus  qu'il  n'avoit  tait  par  le  passô,  afin  que,  par  son 
moyen,  il  peut  avoir  accez  à  la  cour  et  réparer,  s'il  pouvoit,  sa  faute. 
Un  jour  que  M.  Chapelain  nstoit  avec  Voilure,  Costar  y  vint,  et  n'ayant 
pas  été  averti  que  c'esloit  M.  Chapelain,  ils  s'entretinrent  longtemps  sans 
que  jamais  l'offensé  qui  le  reconnaissoil  fort  bien,  list  semblant  de  le 
connoistre.  Enfin  Chapelain  s'en  alla,  et  Costar  qui  l'avoit  Irouvé  d'agré- 
able conversation,  demanda  à  Voiture  qui  il  estoit.  —  C'est,  luy  dit 
Voilure,  M.  Chapelain,  cet  homme  que  vous  avez  tant  eslrillé.  —  Costar 
fit  le  désespéré  d'avoir  désobligé  un  si  honneste  homme,  et  pria  Voiture 
(le  faire  en  sorte  que  M.  Chapelain  lui  pardonnast;  (\uc  c'càioienl  drlict a 
jitventutis  :  notez  qu'il  avoit  trente-huit  ans  quand  il  fisl  cette  jeunesse. 
Voilure  y  travailla,  et  Chapelain,  pour  assoupir  cette  querelle  et  ne  plus 
faire  parier  le  monde,  souffrit  cette  réconciliation.  Costar  alla  donc  le 
trouver,  et  se  mit  à  genoux  devant  luy.  Chapelain  honteux  de  cette 
ridicule  soumission,  tournoit  la  létc.  —  Ah!  Monsieur,  luy  dit  l'autre, 
regardez  l'état  où  je  suis.  —  Car,  comme  s'il  avoit  eu  un  robinet  à  chacun 
de  ses  yeux,  il  jetta  sur  l'heure  une  grande  abondance  de  larmes.  C'est 
un  fort  bon  comédien.  Chapelain  cette  fois  là  fut  tout  à  fait  déferré,  et 
ne  sça\oit  ([ue  luy  dire,  linfin  Inm  (niihiliosu.i  imber  cessa,  quand  il  phU 
à  Dieu.  Avec  tout  cola,  Coslar  ne  persuada  personne,  cl  n'a  jamais  pu 
passer  pour  sincère.  »  (Tallemant,  IlislGricUcs,  t.  IV,  p.  142,  li;V) 

(2)  Lettre  à  M.  le  marquis  de  Ximencs  sur  l'influence  de  Boileau  en 
littérature.  Paris,  17X7.  Laulcur  Cbl  le  chevalier  de  Cubiércs. —  Palnié- 
zeaux  a  réédité  en   1802  la  letlre  à  Ximénés  avec  une  réfuialion  de  Dau" 


408  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

Or  il  est  tout  à  fait  faux,  remarque  La  Harpe  répondant  à 
la  brochure  du  chevalier  de  Cubières,  que  Tode  soit  le  genre 
de  poésie  qui  demande  le  plus  de  talent,  et  personne,  dans  le 
dernier  siècle,  ne  s'était  avisé  de  placer  Malherbe  au-dessus 
du  grand  Corneille...  Enfin,  cette  ode  de  Chapelain  est-elle 
en  effet  très-belle,  comme  on  nous  le  dit?  «...  Elle  a  quelques 
telles  strophes,  mais  le  plus  grand  nombre  pèche  par  le  pro- 
saïsme, par  les  chevilles,  par  une  longueur  monotone.  La 
marche  en  est  exacte  mais  froide  ;  les  idées  se  suivent,  mais 
ne  procèdent  point  par  des  mouvements  lyriques  (1)...  « 
Nous  nous  en  tiendrons  au  jugement  de  La  Harpe,  tout  en 
convenant  de  sa  sévérité. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  Richelieu  se  montra  fort  re- 
connaissant envers  Chapelain  de  réclal  qui  rejaillissait  sur 
lui  du  succès  non  contesté  de  l'ode  composée  en  son  honneur? 
Depuis  ce  temps,  l'auteur  eut  toujours  ses  entrées  les  plus 
libres  chez  lËminence,  qui  aimait  à  s'entretenir  avec  lui,  et 
ne  dédaignait  pas  de  lui  demander  des  conseils  sur  ses  œuvres 
littéraires.  Chapelain  fit  bientôt  partie  du  petit  comité  «  de 
personnages  distingués,  »  qu'il  chargeait,  suivant  des  Réaux, 
de  retoucher  ses  discours  imprimés.  Richelieu  songea  même 
il  utiliser  les  talents  de  Chapelain,  pour  le  plus  grand  bien  de 
ses  missions  diplomatiques.  En  -1032,  François,  comte  de 
Noailles,  ayant  été  nommé  à  l'ambassade  de  Rome,  le  P.Joseph, 
ce  fameux  capucin  confident  du  cardinal  et  qu'on  nommait 
l'Éminenoe  grise,  résolut,  de  concert  avec  M.  le  Clerc  du 
Tremblay,  son  frère,  dont  Chapelain  était  connu  et  estimé,  de 
faire  nommer  le  poète  secrétaire  de  l'ambassade.  Richelieu 
ayant  donné  son  assentiment  à  ce  projet,  M.  du  Tremblay  se 
chargea  d'obtenir  le  consentement  de  Chapelain  ;  mais  ce  ne 
fut  pas  sans  peine;  car  Chapelain,  dont  le  caractère  tranquille 
s'accommodait  fort  de  l'existence  douce  et  paisible  que  sa 
renommée  littéraire  lui  avait  acquise   au  milieu  des  gens  de 


nou  et  une  réplique  de  Cubières,  sous  le  tilre  générai  de  :  Boileau  juge 
par  ses  amis  et  par  ses  ennemis. 
(1)  La  Harpe,  Cours  de  liiteralure,  édit.  stéréotype,  t.  VI,  p.  306-308. 


JEAN    CHAPELAIN  109 

lettres,  voyait  sans  enthousiasme  s'ouvrii'  devant  lui  une 
carrière  qui  l'éloignait  entièrement  du  genre  de  vie  de  ses 
rêves.  11  n'osa  point  cependant  refuser  catégoriquement,  vit 
le  P.  Joseph  à  Saint-Germain  où  se  tenait  alors  la  cour,  et, 
suivant  les  avis  du  capucin,  se  décida  ensuite  à  faire  une  visite 
à  M.  de  Noailles.  Le  comte  désirait  beaucoup  les  services  de 
Chapelain  ;  il  avait  môme  déjà  prié  le  président-poète  Maynard 
de  lui  faire  des  ouvertures  à  ce  sujet;  mais  lorsqu'il  sut  que 
Chapelain  lui  était  envoyé  par  le  P.  Joseph,  il  pensa  que  ce 
n'étaitpeut  être  pas  sans  intention  de  la  part  de  la  cour  et  craignit 
que  le  protégé  du  cardinal  no  fût  plus  attaché  aux  intérêts  de 
l'Éminence  qu'aux  siens.  11  lui  fit  faire  en  conséquence  des 
propositions  si  peu  convenables  par  Maynard, que  Chapelain, 
enchanté  de  trouver  un  motif  honnête  de  se  débarrasser  de  ces 
offres,  répondit  qu'il  n'irait  jamais  à  Rome  aux  conditions 
qu'on  exigeait  de  lui  1).  On  ne  lui  proposait  d'être,  en 
effet,  (pie  le  secrétaire  de  Tanibassadeur,  et  non  ])lus  secré- 
taire d'ambassade,  ce  l[m  était  bien  différent.  Celle  rupfui'C 
fâcha  le  P.  Joseph  et  M.  du  Tremblay,  que  Chapelain  eut 
soin  d'en  informer.  Le  comte  de  Noailles  sentit  lui-même 
qu'il  avait  eu  tort,  et  craignant  que  sa  conduite  ne  le  mit 
mal  dans  l'esprit  du  cardinal  de  Richelieu,  il  tenta,  quinze 
jours  après,  de  renouer  la  négociation  qu'il  avait  rom- 
pue. Les  visites  recommencèrent  :  on  fit  de  nouvelles  pro- 
positions ;  mais  plus  Chapelain  voyait  le  nouvel  ambassa- 
deur, i)lus  il  craignait  de  s'engager  avec  lui  :  «  ayant  pris 
«  enfin  une  ferme  résolution  de  ne  point  le  suivre,  il  en  fit 
«  goûter  les  raisons  au  cardinal  de  Richelieu,  qui,  pour  le 
«  dégager  plus  honnêtement,  déclara  qu'il  le  retenoit  à  son 
«  service   j^).  » 

Nous  trouvons  sur  toute  cette  affaire  quelques  détails  inté- 
ressants dans  une  lettre  inédite  que  Chapelain  adressait  vers 
cette  éi)oque  (1G33  ,  au  favori  de  Richelieu,  le  célèbre  ai)bé 
de  Boisrobert. 


1,1)  V.  Goujci,  Bihl.  franc.,  i.  Wll.p.  ;^o«,  ;«». 
"2)  Ibid. 


110  LA    BRETAGNE    A    l' ACADÉMIE 

«Depuis  vostre  parlement  de  Paris,  la  plus  forle  occupation  que 
j'aye  eue  a  esté  la  correction  de  mon  ode  suivant  l'intention  de 
M^^  le  cardinal.   Mais  il  faut  que  je  vous  avoue  que  ce  qui  m'est 
arrivé  de  nouvelles  affaires  domestiques  jointes  avec  l'inquiétude 
où  vous  m'avés  veu  pour  l'employ  de  Rome  m'a  du  tout  empes- 
clîé  de  travailler  à  cet  ouvrage  comme  je  croy  le  pouvoir  faire  et 
comme  la  grandeur  du  sujet  le  désire.   Maintenant   comme  le 
succès  en  dépend  uniquement  du  repos  de  mon  esprit  et  qu'il  est 
impossible  que  je  l'aye  tant  que  je  me  tiendray  engagé  à  cet  em- 
ploy,  je  vous  ay  envoyé  ce  laquais  exprès  pour  vous  conjurer  par 
l'amitié  fulelle  que  vous  m'avés  promise  et  tesmoignée  jusqu'icy, 
de  supplier  très-humblement  M^''  le  cardinal  qui  luy  plaise,  si 
j'ay  fait  quelque  chose  qui  luy  ayt  esté  agréable,  non  seulement 
de  me  dispenser  de  ce  voyage, mais  de  faire  sçavoir  à  M.  de  Noailles 
(ju'il  m'a  retenu  en  France  soit  pour  le  service  du  roy,  ou  autre 
chose,  soit  pour  celuy  de  M^'''  le  cardinal  mesme.  L'un  ou  l'autre 
de  ces  moyens  me  dégage  avec  honneur  de  cette  affaire  laquelle 
je  ne  puis  achever,  et  met  M.  de  Noailles  à  couvert  des  discours 
qui  en  pourroienl  estre  faits.  Je  tiendray  l'un  ou  l'autre  à  faveur 
extresme,  mais  je  vous  confesse  qu'il  seroit  bien  plus  selon  mon 
inclination  et  bien  plus  à  mon  avantage,  si  M^Me  cardinal  l'envoyé 
d'un  aveu  et  permette  que  je  me  dise  partout  arreslé  par  luy  pour 
son  propre  service.  En  ce  cas  j'essaierois  de  jie  paroistre  pas  du 
tout  indigne  de  cette  grâce  que  néanmois  je  luy  demande  simple- 
ment sans  luy  vouloir  estre  à  charge  ni  de  pension,  ni  d'appoin- 
tement  :  et  demeurant  dans  les  simples  termes  de  passer  dans  le 
monde  pour  estre  à  luy  et  pour  le  servir  avec  zèle  et   passion  en 
tout  ce  qui  luy  plairoit  de  m'ordonner...  La  résolution  estant  prise 
en  mon  esprit  pour  mille  raisons  de  ne  point  aller  à  Rome,  vous 
m'espargnerez  une  rupture  fascheuse  avec  M.  de  Noailles,  que 
j'honore  et  désire  servir  en  toute  occasion,  et  me  mettrés  en 
estât  d'aschever  la  pièce  qu'il  a  jugée  pouvoir  n'estre  pas  tout  à 
fait  indigne  de  luy  »  (1)...  etc. 

La  rupture  n'eut  pas  lieu  entre  M.  de  Noailles  et  Chapelain, 
car  le  poète  écrivit  à  Tambassadeur  une  longue  cpître  de 
corapliments,  dès  son  arrivée  à  Rome  en  1634.  Ce  fut  May- 
nard  qui  partit  avec  M.  de  Noailles  pour  la  ville  éternelle,  et 
pendant  celte  mission  les  deux  poètes  entretinrent  ensemble 

(1)  Bibl.  nat  ,  Corresp.  ms.  de  Chapelain:  1"  vol.,  année  1633. 


JEAN    CHAPELAIN  111 

une  correspondance  suivie,  qui  témoigne  de  la  constance  de 
leur  amitié.  Les  lettres  de  Chapelain  sont  restées  manuscrites, 
mais  celles  de  Maynard  ont  été  publiées  (1)  :  elles  constatent 
que  les  deux  amis  se  tenaient  Fuu  l'autre  au  courant  de  tous 
les  événements  littéraires  qui  se  passaient  à  Rome  et  à  Paris. 

III.    L'Académie  française.  —Les  S''utimeuls  sur  le  CUL 
(1629-1638). 

Vers  cette  épocjue,  Cliapelaiii  contribua   pour    une  large 
part  à  la  fondation  de  l'Académie  française. Depuis  Tannée  16*29, 
il  assistait  assidûment  aux  réunions  littéraires  qui  se  tenaient 
cliez  Conrart  et  dans   lesquelles  un  petit  nombre   d'amis  de 
choix  s'entretenaient  des  nouveaux  ouvrages  qui  paraissaient 
au  jour;  c'étaient    Godeau,    Malleville,  Gombauld,  les  deux 
Habert,  l'élite  en  un   mot   des  poètes  de  l'époque.  Pendant 
trois  ans  ce  petit  cercle  goùla  sans  aucun  trouble  le  charme 
de  réunions  paisibles  oii  régnait,  unie  à  une  cordiale  simpli- 
cité, la  plus  grande  liberté  d'allures  ;    mais  une  indiscrétion 
■  de  Malleville  y  vint  bientôt  jeter  l'inquiétude.  On   sut    quels 
plaisirs  fins  et  délicats  l'on   trouvait  chez  Conrart  :  d'autres 
gens  de  lettres  voulurent  être  admis  à  Thonueur  d'y  prendre 
part,  et  Faret,Desmaretz,  Boisrobert,  vinrent  grossir  la  petite 
troupe.  De  Boisrobert  à  Richelieu  il  n'y  avait  pas  loin  ;  et  le 
cardinal,  apprenant  de  la  bouche  de  son  favori  un  secret  qui 
commençait  à  rivaliser  avec  celui  de  la  comédie,  résolut   de 
tirer  parti,  pour  sa  plus  grande  gloire,  de  la  petite  réunion. 
Ériger  une  simple  assemblée  de  gens  de    lettres   en  corps 
académique  constitué,  chargé  de  maintenir  la  pureté    de  la 
langue  et  d'en  tixer  les  règles,  llatter  l'amour-propre  de  ce 
nouveau  tribunal  littéraire,  évoquer   devant  lui   les  grandes 
questions  de  haute  crili((ue  et  de   goût  raffiné  ([ui  s'agitent 

(1)  Voir  les  Lcllres  du  président  Maijnurd.  Paris,  Toussaint  Quincl, 
1632,  in- 1",  publiées  par  son  ami  FloUo  eldôrliôcs  au  duc  de  Joyeuse.  — 
Maynard  envoyant  une  IclU'e  à  Balzac  par  l'entremise  de  Chapelain, 
écrivait  à  celui-ci  :  «  Je  vous  regarde  loiis  deux  comme  mes  maislres.  cl 
Thoniicur  que  vous  me  faites  do  maymer  est  l'uuicjue  source  de  ma  joye 
eldc  ma  vanité...  ->  lisse  corrigeaionl  mutuellement  leurs  vers. 


ll;2  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

dans  la  république  des  lettres,  se  l'attacher  par  des  faveurs  ou 
des  privilèges,  et  de  cette  manière  exercer  une  influence  puis- 
sante sur  la  classe  d'esprit  la  pi  us  indépendante  et  la  plus  cha- 
touilleuse de  l'État  ;  n'y  avait-il  pas  là,  pour  un  premier  minis- 
tre avide  de  tout  concentrer  sous  sa  direction  suprême,  le  germe 
d'une  idée  féconde  en  heureux  résultats?  Et  ne  pourrait-on  con- 
vertir ainsi  à  de  meilleurs  sentiments  plusieurs  ennemis  poli- 
tiques égarés  parmi  les  habitués  des  réunions  deConrart(l)?... 
Fîichelieu,  vers  la  fin  de  l'année  1633,  fit  donc  demander, 
par  l'intermédiaire  de  Boisrobert,  aux  amis  de  Conrart,  «  s'ils 
ne  voudroient  point  faire  un  corps  et  s'assembler  réguliè- 
rement, et  sous  une  autorité  publique,...  offrant  à  ces 
Messieurs  sa  protection  pour  leur  compagnie  qu'il  feroit 
établir  par  lettres  patentes,  et  à  chacun  d'eux,  en  particulier, 
son  affection  qu'il  leur  témoigneroit  en  toutes  rencontres  (2).  » 
Cette  proposition  jeta  la  confusion  dans  ce  cercle  heureux  et 
calme,  où  «  sans  bruit,  ?ans  pompe  et  sans  autres  lois  que 
celle  de  l'amitié,  on  goûtoit  ensemble  tout  ce  que  la  société 
des  esprits  et  la  vie  raisonnable  ont  de  plus  doux  et  de  plus 
charmant.  »  On  craignit  que  cet  honneur  signalé  ne  vînt 
troubler  la  douceur  et  la  familiarité  des  conférences,  et  comme 
deux  des  amis  de  Conrart  étaient  attachés  au  service  du  duc 
de  La  Rochefoucauld  et  du  maréchal  de  Bassompierre,  ennemis 
particuliers  du  cardinal,  on  hésita  longtemps  sur  la  réponse 
qu'on  rendrait  au  ministre  et  l'on  fut  sur  le  point  de  refuser. 

«  A  la  fin  pourtant,  dit  Pellisson,  il  passa  àropinion  contraire, 
qui  étoit  celle  de  M.  Chapelain,  car  comme  il  n'avoit  ni  passion 
ni  intérêt  contre  le  Cardinal,  duquel  il  étoit  connu  et  qui  lui  avoit 
même  témoigné  l'estime  qu'il  faisoit  de  lui,  en  lui  donnant  une 
pension;  il  leur  représenta  qu'à  la  vérité  ils  se  fussent  bien  pas- 
sés que  leurs  conférences  eussent  ainsi  éclaté;  mais  qu'en  l'état 
où  les  choses  se  trouvoienl  réduites,  il  ne  leur  étoit  pas  libre  de 
prendre  le  plus  agréable  de  ces  deux  partis  ;  qu'ils  avoient  affaire 

(1)  Nous  traitons  plus  spécialement  cette  question  délicate  de  la  fonda- 
lion  de  l'Académie  dans  un  volume  actuellement  sous  presse  que  nous 
publions  en  collaboralion  avec  M.  I::d.  de  Barthélémy  sur  Valcnlin  Conrart, 
à  la  librairie   académique   Didier  et  C'"^. 

(2)  Pellisson,  Hist.  de  rAcad.,  édit.  Livet,  t.  I,  p.  18. 


JEAN    CHAPELAIN  ll3 

à  un  homme  qui  ne  vouloit  pas  médiocrement  ce  qu'il  vouloit,  et 
qui  n'avoit  pas  été  accoulumé  de  trouver  de  la  résistance,  ou  de 
la  soulîrir  inipunément  ;  qu'il  tiendroit  à  injure  le  mépris  qu'on 
feroit  de  sa  protection,  et  s'en  pourroit  ressentir  contre  chaque 
particulier  ;  que  du  moins  puisque  par  les  lois  du  royaume  toutes 
sortes  d'assemblées  qui  se  faisoient  sans  autorité  du  Prince 
estoient  défendues,  pour  peu  qu'il  en  eût  envie,  il  lui  seroit  ton 
aisé  de  faire,  malgré  eux-mêmes,  cesser  les  leurs  et  de  rompre, 
par  ce  moyen,  une  société  que  chacun  d'eux  désiroit  être  éter- 
nelle... » 

Ou  sait  comment  Richelieu  reconnaissant  fit  dire  aux  douze 
amis,  par  Boisrobeit,«  qu'ils  s'assemblassent  corn  me  de  coût  urne 
et  qu'augmentant  leur  compagnie,  ainsi  qu'ils  le  jugeroienl  à 
propos,  ils  avisassent  entre  eux  quelle  forme  et  quels  liens  il 
seroit  bon  de  lui  donner  à  l'avenir  d)...  »  C'est  ainsi  qu'on 
dut  à  l'influence  de  Chapelain  l'acceptation  de  l'idée  première 
de  la  fondation  de  l'Académie  française.  Nous  ne  relèverons 
qu'une  petite  erreur  dans  le  récit  de  Pellisson.  Le  chroniqueur 
dit  que  le  poète  recevait  alors,  depuis  quelque  temps,  une 
pension  du  cardinal  ;  nous  aurons  occasion  de  montrer  plus 
loin  que  l'auteur  de  YOde  à  Richelieu  n'en  reçut  une,  pour 
la  première  fois,  qu'en  1636,  c'est-à-dire  trois  ans  après  les 
événements  qu'on  vient  de  rapporter;  mais  il  est  certain  qu'il 
jouissait  déjà  d'une  haute  faveur  près  du  cardinal,  et  sachant 
bien  que  Boisrobert  raconterait  à  son  maître  tout  ce  qui  se 
serait  passé  dans  la  conférence,  il  voulut  probablement  se 
créer  un  nouveau  titre  à  la  confiance  du  ministre. 

Depuis  l'année  163:2,  du  reste,  il  était  en  possession  du 
titre  et  de  la  charge  de  secrétaire  du  Roi  2',  et  c'est  i)eut- 
être  cette  circonstance  qui  a  causé  l'erreur  de  Pellisson  :  les 
privilèges  attachés  au  titre  de  secrétaire  du  Roi  valaient  bien, 
à  eux  seuls,  la  pension  ({ue  le  poète  reçut  plus  tard  de  Riche- 

(1)  Pellisson,  t.  I,p.  i:i,  1(5. 

(:2)  Ainsi  qu'on  peut  lo  voir  dans  un  acte  du  7  juin  103-2,  cilé  dans  le 
Dicli'mnaire  critique  de  M.  .lai,  landis  (lue,  dans  un  aclc  dalr  du  mois 
prcccdenl.  Chapelain  ne  porte  ijue  le  lilrc  do  »  secrétaire  de  Mcssire  Sébas- 
tien le  Hardy,  seigneur  de  la  Trousse.  « 


114  LA    BRETAGNE    A   l'aCADÉMIE 

lieu.  En  devenant  ainsi  officier  royal,  Chapelain  prit  congé 
de  MM.  de  la  Trousse,  dont  il  abandonna  le  service,  et  quit- 
tant, pour  le  même  motif,  l'appartement  qu'il  occupait  dans 
leur  hôtel,  rue  Vieille  du  Temple,  il  vint  s'établir  rue  des 
Ménestriers,  où  deux  actes  des  mois  de  juin  et  de  décembre 
1633  fixent  sa  résidence;  mais  il  ne  resta  pas  longtemps 
dans  cette  nouvelle  demeure,  car  nous  le  retrouvons,  très-peu 
de  temps  après,  avec  l'Académie,  rue  des  Cinq-Diamants,  où 
il  transporta  ses  pénates  pour  se  rapprocher  de  la  maison  de 
son  beau-frère  le  procureur  Faroard,  qui  avait  épousé,  le 
13  mai  1630,  sa  sœur  Catherine,  et  qui  demeurait  dans  les 
environs  de  Saint-Méry,  comme  le  notaire  Jean  de  Mas.  Ce 
^ut  là  que  Chapelain  ébaucha  le  plan  du  fameux  dictionnaire. 
Nous  n'avons  pas  l'intention  d'entrer  ici  dans  de  longs 
détails  sur  les  travaux  de  l'Académie  naissante  élaborant  ses 
statuts  et  ses  projets  d'études  ;  les  curieux  en  trouveront  le 
récit  dans  l'élégante  et  fidèle  histoire  de  Pellisson  :  nous 
dirons  seulement  que  Chapelain  fut  l'un  des  plus  laborieux 
parmi  les  membres  des  diverses  commissions  et  des  plus 
écoutés  parmi  ceux  qui  proposaient  des  idées  fécondes  et 
pratiques  : 

«  Ce  seroit  ici  le  lieu,  écrivait-il  à  Balzac,  le  10  mars  103-4,  de 
vous  parler  de  l'Académie  dont  Monseigneur  le  cardinal  s'est 
depuis  peu  rendu  le  promoteur,  et  qu'il  autorise  de  sa  protec- 
tion.... Je  suis  de  cette  compagnie  par  grâce;  et,  par  cet  honneur, 
je  trouve  mes  charges  redoublées,  ne  jugeant  pas  qu'il  me  fust 
bienséant  d'estre  de  ce  corps,  et  de  ne  pas  contribuer  à  sa  per- 
fection tout  ce  qui  seroit  en  ma  puisssance;  si  chacun  y  apporte 
autant  de  zèle  que  moi,  je  puis  dire  sans  vanité  que  nous  ferons 
quelque  diose  de  mieux  et  de  plus  utile  que  toutes  les  académies 
ensemble.  A  moins  que  de  se  proposer  cet  avantage,  je  vous  avoue 
que  je  tiendrois  mon  temps  perdu,  etc.  (1).  » 

Chapelain  mettait  ses  actes  en  parfaite  harmonie  avec  ces 
paroles  ;  car  le  jour  même,  20  mars  1634,  une  séance  acadé- 

(1)  Bibl.  nat.,  Corresp.  de  Chapelain,  année  1631.  — Celte  lettre  a  olé 
publiée  par  M.  Livet  à  la  suite  de  riiistoirede  Pellisson,  t.  I,  p.  362,363. 


JEAN    CHAPELAIN  i\H 

mique  fort  intéressante  s'était  tenue,  dans  laquelle  on  proposa 
de  décider  quelle  serait  la  fonction  de  rAcadémie  : 

«  M.  Chapelain,  dit  Pellisson,  représenta  qu'àson  avis  elle  devoit 
être  de  travailler  à  la  pureté  de  notre  langue  et  de  la  rendre 
capable  de  la  plus  haute  éloquence;  que  pour  cet  effet,  il  falloil 
premièrement  en  légler  les  ternies  et  les  phrases,  par  un  ample 
dictionnaire  et  une  grammaire  fort  exacts  qui  lui  donneroient 
une  partie  des  ornements  qui  lui  manquoient;  et  qu'ensuite  elle 
pourroit  acquérir  le  reste  par  une  rhétorique  et  une  poétique, 
que  Ton  composeroit  pour  servir  de  règle  à  ceux  qui  voudroient 
écrire  en  vers  et  en  prose.  Cet  avis,  qui  tomhoit  sous  le  sentiment 
de  tous  les  autres  académiciens,  fut  généralement  suivi;  et  parce 
que  M.  Chapelain  s'étoil  étendu  sur 'la  manière  dont  on  devoit 
travailler  au  dictionnaire  et  à  la  grammaire,  il  fut  prié  d'en  dres- 
ser un  plan,  qui  fut  vu  depuis  par  la  Compagnie  et  sur  lequel  il 
fut  ordoimé  qu'il conféreroit  avec  Messieurs  deBourzeys,  deCom- 
bauld  et  de  Gomberville  (1)...  » 

Au  mois  de  mai  de  la  même  année,  Chapelain  fut  chargé 
d'examiner  avec  Godeau,  Habert  et  Desmaretz,  le  projet  d'or- 
ganisation que  Faret  avait  dressé,  et  sur  lequel  le  cardinal 
avait  indiqué  quelques  modifications  k  introduire;  au  mois  de 
décembre,  avec  trois  autres  commissaires,  du  Chastelet,  Gom- 
bauld  et  Faret,  il  dut  compulser  les  mémoires  que  chaque 
académicien  avait  composés  sur  le  projet  des  statuts,  et 
«  prendre  de  chacun  ce  qu'ils  trouveroient  de  meilleur....» 
On  voit  que  l'Académie  n'était  pas  pour  lui  une  sinécure, car, 
outre  cela,  il  assistait  fort  assidûment  aux  séances  et  nous  le 
voyons  se  plaindre  dans  plusieurs  de  ses  lettres  de  ce  que  ses 
confrères  n'imitaient  pas  assez  son  exemple.  Du  30  octobre 
1634  au  30  avril  1G35,  pendant  six  mois  entiers,  puis  de 
nouveau  du  3  juillet  au  3  décembre  i63o,  les  assemblées  se 
tinrent  même  toutes  les  semaines  dans  .sa  propre  maison  rue 
des  Cinq-Diamanls  (^2)  ;  et  Pellisson,  après  avoir  demandé  la 

(1)  rcllisson,  t.  I,  p.  -28. 

(2)  Ancienne  voie  de  Paris  paralU-lo  à  la  rue  Sainl-Marlin,  aujourd'hui 
emportée  par  le  l)oulevard  Sôbaslopol  cl  qui  allait  de  la  rue  des  Lombards 
à  larue  Aubry-le-Boucher.  —  Jusqu'à  la  mort  de  hiclielieii,  les  séances 


116  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

permission  de  «  mêler  les  choses  plaisantes  aux  sérieuses,  » 
raconte  à  ce  sujet  une  assez  curieuse  aventure  qui  montre 
avec  quelle  défiance  la  nouvelle  institution  fut  reçue  par  le 
public,  à  cause  de  ses  attaches  ministérielles  (1). 

Ce  fut  pendant  que  les  assemblées  se  tenaient  dans  sa 
maison  que  Chapelain  prononça,  le  6  aoiitl63o,  un  discours 
assez  original,  dont  le  titre  était  peu  galant  de  la  part  d'un 
habitué  de  l'hôtel  de  Rambouillet.  Chaque  académicien  débi- 
tait alors,  à  son  tour  de  rôle,  une  harangue  de  son  choix  dans 
chacune  des  réunions  de  la  compagnie.  Chapelain  parla 
«  contre  l'Amour,))  et  nous  regrettons  fort  que  son  discours 
n'ait  jamais  été  imprimé  :  car  on  n'en  connaît  que  cette  courte 
analyse  dans  laquelle  Pellisson  nous  apprend  que,  «  par  des 
raisons  ingénieuses,  dont  le  fond  n'est  pas  sans  solidité,  l'au- 
teur lâche  d'ôter  à  cette  passion  la  divinité  que  les  poètes  lui 


de  rAcadéiiiie  furent  eu  clïet  très-mobiles  et  de  jour  et  de  lieu;  on  se 
réunissait  tantôt  chez  l'un,  tantôt  chez  l'autre,  chez  Conrart,  chez  Desma- 
relz,  chez  le  maître  des  requêtes  Habert  de  Montraor,  chez  Boisrobert, 
chez  Gomberville,  et  ce  fut  seulement  lorsque  le  chancelier  Séguier 
devint  protecteur  à  la  mort  de  lUchelieu,  (ju'on  s'assembla  régulièrement 
dans  son  hôtel.  Cette  nouvelle  situation  dura  (rente  ans,  et  quand  après 
la  mort  de  Séguier  le  roi  prit  le  protectorat  pour  lui-même,  les  séances 
ne  se  tinrent  plus  qu'au  Louvre.  —  Voir  à  ce  sujet  notre  histoire  du 
chancelier  Séguier. 

(1)  Les  envieux  n'épargnèrent  à  l'Académie  naissante  ni  railleries  ni 
satires.  On  l'accusait  d'inventer  des  mois  nouveaux  et  de  vouloir  impo- 
ser dos  lois  à  des  clioses  (|ui  n'en  pouvaient  recevoir.  «  Le  peuple  aussi, 
et  les  personnes,  ou  moins  éclairées  ou  plus  déliantes,  à  qui  tout  ce  qui 
venoil  du  Ministre  étoit  suspect,  ne  savoienl  si  sous  ces  flcur.s  il  n'>  avoit 
point  de  serpent  de  caché,  et  appréhendoienl  pour  le  moins  que  cet  éta- 
blissement ne  fût  un  nouvel  appui  de  sa  domination,  que  ce  ne  fussent 
dei  gens  à  ses  gages,  payés  pour  soutenir  tout  ce  qu'il  feroit  et  pour 
observer  les  actions  et  les  sentiments  des  autres.  On  disoit  même  qu'il 
retranchoit  quatre-vingt  mille  livres  de  l'argeni  des  boues  de  Paris,  pour 
leur  donner  deux  mille  livres  de  pension  à  chacun,  et  cent  autres  choses 
semblables.  Un  corlain  marchand  de  Paris  avoit,  dit-on,  fait  déjà  le  prix 
d'une  maison  assez  commode  pour  lui  dans  la  rue  des  Cinq-Diamants, 
où  logeoitM,  Chapelain,  chez  qui  l'Académie  s'assembloit  alors.  Il  prit 
garde  qu'à  certains  jours  il  y  avoit  grand  abord  de  carrosses;  il  en 
demanda  la  cause  et  l'apprit;  en  même  temps  rompit  sou  marché,  sans 
en  rendre  autre  raison,  sinon  qu'il  ne  vouloit  point  se  loger  dans  une  rue 
où  il  so  faisoit  toutes  les  semaines  une  cadéinie  de  monopoleurs .  » 


JEAN    CHAPELAIN  H7 

ont  attribuée  (1).  »  Dans  les  deux  séances  suivantes,  Desma- 
relz  et  Pierre  de  Boissai  répliquèrent  vivement  par  une  apo- 
logie, l'un,  de  l'amour  des  esprits,  l'autre,  de  l'amour  des 
corps  ;  mais  leurs  discours  sont  perdus  comme  le  j)remier,  et 
de  ce  tournoi  littéraiie  rien  n'est  |)arvenu  à  la  postérité.  Tout 
ce  que  nous  pouvons  en  dire,  c'est  que  Chapelain  nei;arda  |)as 
grand  amour-propre  ail  sujet  de  sa  harangue,  car  il  écrivait 
vers  cette  époi(ue  à  Balzac:  «  Le  discours  que  j'ay  fait  ii  la 
compagnie  est  long  et  mauvais,  deux  raisons  qui  vous  doivent 
détourner  de  l'exposer  à  une  vue  aussi  délicate  que  la  vôtre. 
C'est  pourquoy  j'attendray  des  ordres  plus  précis  de  vous  pour 
vous  l'envoyer  (2).» 

Laissons  donc  le  discours  contre  l'amour  et  arrivons  au 
travail  académique  capital  de  Chapelain,  à  la  célèbre  critique 
du  Cid.  Mais  avant  de  rappeler  ce  procès  mémorable,  il  est 
bon  de  dire  quelques  mots  de  ce  que  nous  pourrions  nommer 
la  carrière   dramatique  de  Chapelain. 

Ricbelieu,  on  lésait,  raffolait  de  théâtre;  non  seulemenlil 
avait  attaché  près  de  sa  personne  un  comité  de  cinq  auteurs, 
chargés  de  fournir  des  comédies  et  des  tragédies  à  la  scène  du 
Palais-Cardinal,  mais  encore  il  imaginait  lui-même  des  plans 
d'ouvrages  dramatiques  et  composait  des  tirades  entières  que 
les  cinq  devaient  polir  et  achever  (3).  Ov  Chapelain  n'était  pas 
étranger  à  ces  travaux.  Piichelieu  aimait  beaucoup  às'eiiirr- 
tenir  avec  le  poète  qui  l'avait  si  pompeusement  célébré,  et 
comme  notre  académicien  faisait  jjrofession  d'avoir  poussé 
jusque  dans  ses  derniers  retranchements  l'étude  des  règles  de 
l'art  poétique,  le  cardinal  l'appelait  aux  conférences  qu'on 
tenait  au  palais  sur  les  })ièces  de  théâtre,  et  lui  soumettait  les 
plans  qu'il  avait  élaborés.  L'abbé  d'Olivet  rapporte  qu'un 
jour  Chapelain  démontra,  devant  ses  auditeurs  profondément 
surpris,  qu'il  était  indispensable  d'observer,  dans  la  conduite 
d'un  ouvrage  dramatique,  la  règle  des  trois  unités  de  temps, 

(1)  Pcllisson,  i.  I,  p.  Tf>. 

(:2)  Bibl.  nal.,  Corr.  de  Chapelain.  —  Lettre  déjà  ciiée  par  M.  Livcl. 
—  Pellisson,  l.  I,  p  366 

(3)  Voir  noire  étude  sur  Deumaretz,  dans  la  Revue  liisioriqitr,  nobi- 
liaire et  biographique  :  Mai-Décembre  1878. 


118  LA    BRETAGNE   A   LACADÉMIE 

(le  lieu  et  d'aclion,  dequis  fort  longtemps  tombée  en  désué- 
tude; et  de  fait,  Gombauld  dans  Amarante,  Mairet  dans 
Sophonisbe,  Desmaretz  dans  les  Visionnaires,  furent  les  pre- 
miers à  la  remettre  en  honneur,  vers  cette  époque  ;  mais  leurs 
premiers  efforts  n'avaient  pas  encore  fait  loi,  et  peu  de  poètes 
dramatiques  se  doutaient  de  Timportance  des  unités.  Il  est  même 
possible  que  Desmaretz  n'en  ait  fait  usage  dans  ses  Vision- 
naires que  sur  le  conseil  de  Chapelain,  qu'il  voyait  fort  sou- 
vent chez  le  cardinal,  et  le  Segraisiana  n'hésite  pas  affirmer 
que  notre  poète  «  fut  cause  que  Ton  commença  à  observer  la 
règle  des  vingt-quatre  heures  dans  les  pièces  de  théâtre.  » 
Quoi  qu'il  en  soit,  Richelieu  fut  tellement  enchanté  d'apprendre 
de  si  belles  choses,  qu'il  accorda,  Boisrobert  y  aidant,  une 
pension  de  mille  écus  au  nouveau  législateur  do  la  scène  (1). 
pensant  bien  que,  non  content  de  tracer  les  règles  delà  poé- 
tiquedu  théâtre,  il  aborderait  lui-même  les  ouvrages  dramati- 
ques dont  toute  la  cour  lui  attribuait  déjà  la  collaboration. 

«Le  cardinal,  dit  en  effet  Pellisson,  faisoit  représenter  les  comé- 
dies des  cinq  auteurs  devant  le  roi  et  devant  toute  la  cour,  avec 
de  très-magnifiques  décorations  de  théâtre.  Ces  messieurs  avoient 
un  banc  à  part,  en  un  des  plus  commodes  endroits  ;  on  les  nom- 
moit  même  quelques  fois  avec  éloge,  comme  on  fit  à  la  repré- 
sentation des  Tuileries^  dans  un  prologue  fait  en  prose,  où,  entre 
autres  choses,  l'invention  du  sujet  fut  attribuée  à  M.  Chapelain, 
qui  pourtant  n'avoit  fait  que  le  reformer  en  quelques  endroits; 
mais  le  cardinal  le  fit  prier  de  prêter  son  nom  en  cette  occasion, 
ajoutant  qu'en  récompense  il  lui  prêteroit  sa  bourse  en  quelque 
autre  {'2).  » 

Mais  Chapelain  n'était  pas  toujours  aussi  accommodant 
envers  le  cardinal,  et  le  poète  était  bien  aise  de  faire  sentir 
quelquefois  son  indépendance.  Lorsque  Richelieu  entreprit  de 
publier  la  Grande  Pastorale, 

(1)  «  Je  reçois  les  effets  de  votre  recommandation,  écrivait  Chapelain, 
le  3  décepabrc  1636  à  Boisrobert,  par  l'ordre  que  vous  vous  estes  fait 
donner  touchant  la  pension  dont  il  plaît  à  Son  Eminence  de  me  gratifier, 
sans  en  avoir  été  sollicité  que  par  votre  générosité  seule.  » 

(-2)  Pellisson,  t.  1.  p.  83,  86. 


JEAN    CHAPELAIN  119 

«  Il  voulut,  raconte  encore  Pellisson,  que  M.  Chapelain  la  revît, 
et  qu'il  y  fit  des  observations  exactes.  Ces  observations  lui  furen 
rapporîées  par  M.  de  Boisrobert,  et,  bien  qu'elles  fussent  écrites 
avec  beaucoup  de  discrétion  et  de  respect,  elles  le  choquèrent 
et  le  piquèrent  tellement,  ou  par  leur  nombre  ou  par  la  con- 
noissance  qu'elles  lui  donnoient  de  ses  fautes,  que  sans  achever 
de  les  lire,  il  les  mit  en  pièces.  Mais  la  nuit  suivante,  comme  il 
il  étoit  au  lit  et  que  tout  dormoit  chez  lui,  ayant  pensé  à  la  colère 
qu'il  avoit  témoignée,  il  fit  une  chose  sans  comparaison  plus  esti- 
mable que  la  meilleure  comédie  du  monde,  c'est  qu'il  se  rendit 
à  la  raison.  Car  il  recommanda  que  l'on  ramassât,  et  que  l'on 
collât  ensemble  les  pièces  de  ce  papier  déchiré,  et  après  l'avoir 
lu  d'un  bout  à  l'autre,  et  y  avoir  fait  grande  réflexion,  il  envoya 
éveiller  M.  de  Boisrobert,  pour  lui  dire  qu'il  voyoit  bien  que 
Messieurs  de  l'Académie  s'entendoient  mieux  que  lui  en  ces  ma- 
tières, et  qu'il  ne  falloit  plus  parler  de  cette  impression.  » 

L'influence  de  Chapelain  sur  Richelieu  fut  bientôt  telle,  qu'il 
fut  chargé  de  préparer  en  quelque  sorte  le  travail  des  cinq 
auteurs.  Il  leur  livrait  les  canevas  tout  prêts,  et  ceux-ci  n'avaient 
à  se  préoccuper  que  de  la  versification.  Nous  aimons  à  croire 
que  Pierre  Corneille,  l'un  des  cinq,  bizarrement  fourvoyé 
dans  cette  galère,  travaillait  toujours  d'après  sa  propre  inspi- 
ration ;  mais  il  est  certain  que  le  célèbre  Piotrou,  dont  le 
Venceslas  est  encore  au  répertoire  de  la  Comédie  française, 
dut  passer  sous  ces  Fourches  Caudines,  que  lui  imposait  la 
nécessité.  Chapelain  affirme  en  effet,  très-nettement,  dans 
une  lettre  du  17  février  1633,  être  l'un  des  pères  d'une  comédie 
dont  il  avait  fourni  le  sujet  et  la  disposition,  et  dont  Rotrou 
avait  fait  les  vers.  Deux  ans  après,  le  24  janvier  lG3o,  il  écrit 
à  Boisrobert  qu'il  compose  pour  le  cardinal  le  plan  d'une 
comédie  d'apparat,  et  que  la  crainte  de  ne  pas  réussir  le  rend 
malade  :  «  Vous  saurez,  dit-il  encore  en  mars  Ui3t),  au  comte 
de  Guichc,  qu'il  y  a  quinze  jours  que  je  travaille  sans  discon- 
tinuation au  plan  et  continuation  d'une  tragi-comédie  que 
M™®  de  Combalet  m'a  fait  l'honneur  de  vouloir  de  moi,  et 
que  l'instance  qui  m'a  été  faite  de  sa  part  ne  souffre  pas  que 
je  perde  un  moment.  »  On  sait  que  M""^  de  Combalet  était  nièce 


4^0  LA    URETAOE    A    l'aC^HKMIE 

de  Richelieu...  Chapelain  fut  donc  auteur  lui-même,  et  l'abbé 
Goujet  cite  de  lui  un  assez  grand  nombre  d'ouvrages  drama- 
tiques, qui  malheureusement  n'ont  jamais  vu  le  jour  :  «  un 
Ballet  des  déesses  pour  la  guérison  d\Alcidiane  ;  un  plan  de 
Zaide,  tragi-comédie  ;  Lucidor  ou  le  Combat  d'amour,  tragi- 
comédie  ;  ordre  et  argument  de  la  comédie  intitulée  :  la  Ja- 
louse de  soi-même  ou  les  Coquettes;  Chrysante  ou  le  Vœu 
rompu,  plan  d'une  pièce  de  théâtre;  plan  d'une  comédie  inti- 
tulée la  Villageoise,  etc.  (i'  »  Nous  ajouterons  à  celte  énu- 
mération  le  plan  d'une  autre  comédie,  Marulle  ou  la  Sage 
jalouse,  dont  l'indication  se  trouve  à  la  suite  des  précédentes, 
dans  une  liste  des  œuvres  manuscrites  de  Chapelain,  com- 
posée par  lui-même  et  publiée  en  1863,  dans  le  Bulletin  du 
hibliophile,  par  M.  Rathery.  Le  tout  est  accompagné  d'une 
dissertation  sur  la  poésie  dramatique.  Il  est  fâcheux  que 
Chapelain  n'ait  pas  tenté  d'affronter  la  scène;  cette  abondance 
de  sujets  ébauchés  dénote  une  certaine  fécondité  d'invention, 
et  si  le  poète  avait  suivi  cette  voie,  au  lieu  d'entreprendre  son 
interminable,  poème,  peut-être  aurait-il  pu  transmettre  à  la 
postérité  un  nom  moins  chargé  de  railleries  et  d'épigrammes  ! 
Mais  ce  qu'il  nous  importe  de  constater,  c'est  que,  par  ses 
études  et  par  ses  h'aî;flî/j:,  Chapelain  se  trouvait  armé  de  toutes 
pièces  pour  se  faire  le  champion  dramatique  du  cardinal: 
aussi  l'abbé  d'Olivet  remarque-t-il  que  Richelieu  «  lui  donna 
pleine  autorité  sur  tous  les  poètes  qu'il  avoit  à  ses  gages,  et 
quand  il  voulut  que  le  Cid  fût  critiqué  par  l'Académie,  il  s'en 
reposa  principalement  sur  lui  (2).  »  Chapelain  sut  se  tirer 
avec  honneur  de  ce  pas  difficile. 

Se  dégageant  tout  d'un  coui»  de  rornière  tracée  par  ses 
devanciers,  et  se  délivrant  de  la  tutelle  imposée  par  la  colla- 
boration du  comité  de  cinq  auteurs,  Pierre  Corneille  avait,  en 
d636,  par  sa  tragi-comédie  du  Cid,  posé  la  pierre  angulaire 
de  notre  immortel  édifice  tragique.  Le  succès  de  cette  pièce 
fut  extraordinaire  :  «.  On  ne  se  pouvoit  lasser  de  la  voir,  on 

(1)  Goujel,  Bibl.  p-anc,  t.  XVII,  p.  388,  389 

(2)  Pellisson  et  d'Olivet,  t.  Il,  p.  130.  131. 


,IKAN    CHAPELAIN 


421 


n'enleiifloit  autre  chose  dans  les  compagnies,  cliacun  en  savoil 
quelque  partie  par  cœur,  on  la  faisoit  apprendre  aux  enfants 
et,  en  plusieurs  endroits  de  la  France,  il  éloit  passé  en  pro- 
verbe dédire  ;  Cela  est  beau  comme  le  Cid {{).))  Le  cardinal, 
auteur  lui-même,    fut-il    simplement  jaloux  de  l  œuvre  d'un 
rival,  ou  bien  craignait-il,  comme  a  prétendu  le  démontrer, 
dans'un  récent  discours  de  réception  à  l'Académie,  un  esprit 
brillant  fort  ami  du   parodoxe  (2),  que  sa   politique  ne  fût 
compromise  par  l'exaltation  du  caractère  espagnol,  nous  n'en- 
trerons pas  ici    dans   cette   discussion  qui  nous  conduirait 
encore  à  examiner  avec  M.  Livet  si  Richelieu  ne  voulut  pas 
tout  simplement  vaincre  les  résistances  parlementaires  à  l'en- 
registrement des  lettres  patentes  par  la  démonstration  pra- 
tique de  l'utilité  littéraire  de  la    nouvelle  institution.    Selon 
nous,  les  systèmes  absolus  sont  souvent  téméraires  en  pareils 
sujets.  11  y  eut  probablement  quehiue  chose  de  tout  cela  dans 
la  détermination  du  cardinal  et  les  historiens  qui  ne  l'ont  con- 
sidéré qu'à  un  point  de  vue  exclusif  lui  ont  sans  doute  prêté, 
chacun  de  leur  côté,  le  motif  qui  rentrait  le  mieux  dans  l'esprit 
de  leur  système.  Nous  sommes  cependant  assez  porté  à  croire 
qu'une  pareille  résolution  dut  avoir,   au  fond,   un   point  de 
départ  politique.  Nous  étudierons  quelque  jour  l'influence 
directe  de  Richelieu  sur  la  littérature  de  son   temps  :  nous 
analyserons  les  œuvres  auxquelles  il  eut  une  part  active,  en 
particulier  les  pièces  dramatiques  des  cinq  auteurs,  ou  celles 
de  Desmaretz  de   Saint-Sorbin;  et  nous  montrerons  que  tou- 
jours et  partout  l'idée  dominante  qui  poursuit  sans  cesse  le 
premier  ministre,  est  l'apologie  de  sa  politiiiue  aussi  bien  a 
l'intérieur  qu'au  dehors  du  royaume.  Or,  au  moment  du  plus 
grand  succès  du  Cid.  les  Espagnols  venaient  de  lui  infliger 
un  échec  sérieux  devant  Corbie. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain, c'est  que  Scudéry,  un  véritable  rival, 

(1)  Pélissoii,  l.  1,  V-  Ht).  .  .,    <•    , 

-■>}  Tout  ce  passa-c  du  discours  de  M.  Alexandre  Dumas    merilo  foii 

raûcnlion  au  point  de  vue  de  l'histoire  politique  et  llllcrau-c,  mais  la 

r('i)lique  de  M.  d'Haussonville  n'est  pas  moius  rcniarquable.  -  Voir  aussi 

l'opuscule  de  M.  Edouard  Fournicr  :  Corneille  à  la  Butte  Sanit-Roch. 


^22  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉ.MIE 

ouvrit  le  feu  conlre  Corneille,en  publiant  dès  1636  des  Obser- 
vations sur  le  Cid,  auxquelles  le  poète  offensé  répondit  fière- 
ment par  son  Excuse  à  Ariste.  La  lutte  ainsi  engagée  promet- 
tait de  devenir  fort  vive  :   après  force  brochures  composées 
par  les  deux  adversaires  et  par  les  spectateurs  intéressés  de 
la  galerie,  Scudéry  crut  trancher  le  débat  en  demandant  dans 
une  Lettre  à  nilustre  Académie   que  la   docte    compagnie, 
érigée  en  tribunal  littéraire,   prononçât  sur  la  valeur  de  ses 
critiques  et  sur  le  mérite  de  l'ouvrage  critiqué  [\).  En  même 
temps,  il  posait  la  même  prétention  dans  plusieurs   lettres 
écrites  à  Chapelain,  comme  au  juge  le  plus  éclairé  en  sujet  si 
dehcat.    Pellisson    insinue    que  Richelieu   n'avait   pas  été 
étranger  à  celte  proposition.  Cela  nous  paraît  très-probable. 
En  tout  cas,  il  en  fut  fort  aise  et  Ton  voyait  assez,  dit  le  chro- 
niqueur, le  désir  du  cardinal,  que  l'Académie  prononçât  sur 
cette  matière;  mais  la  compagnie  répondait  que  par  ses  sta- 
tuts  et^  par  les   lettres  de    son  érection  «  elle  ne  pouvoit 
juger  d'un  ouvrage  que  du  consentement  et  de  la  prière  de 
Tauieur.  »  On  sait  comment,  pour  vaincre  ses  scrupules,  Ri- 
chelieu, qui  «  avoit  ce  dessein  en  tête,  »  fit  écrire  à  Corneille, 
par  Roisrobert,  plusieurs  lettres   consécutives  et  comment 
l'auteur  du  C/(/ répondit  de  guerre  lasse  :  «  Puisque  cela  doit 
divertir  son  Emminence,  je  n'ai  rien  à  dire.  »  Il  n'en  fallait 
pas  davantage,  suivant  l'opinion  du  cardinal,  pour  fonder  la 
juridiction  de  l'Académie,  qui  pourtant  se  défendait  toujours; 
enfin  Richelieu  s'expliqua  ouvertement,  disant  à  l'un  de  ses 
domestiques  :  a  Faites  savoir  à  ces  Messieurs  que  je  le  désire, 
et  que  je  les  aimerai  comme  ils  m'aimeront...  »  On  reconnut 
alors  qu'il  n'y  avait  plus  moyen  de  reculer,  et  dans  la  séance 
du  16  juin  1637,  on  décida  que  trois  commissaires  seraient 
nommés  pour  examiner  le  Cid  et  les  Observations   contre  le 
Cid;  ils  le  furent  en  effet,  à  la  pluralité  des  voix,  au  scrutin 
secret,  et  le  vote  désigna  Bourzeys,  Chapelain  et  Desmaietz. 

On  avait  élu  trois  commissaires;  mais  c'était  sans  doute  pour 
ne  pas  placer  Chapelain  sur  nu  piédestal  trop  élevé  au  milieu 

(l)  Voy.  Taschereau,  Vie  de  ComeiUe,  p.  79. 


JEAN    CHAPELATIS 


123 


(le  la  république  des  lettres  :  ses  deux  acolytes  ne  figuraient 
à  côté  de  lui  que  pour  la  forme,  et  seul  l'auteur  de  la  pré- 
face de  VAdone  rédigea  le  rapport  demandé  par  la  compa- 
gnie. Nous  en  trouvons  une  preuve  certaine  dans  une  curieuse 
îettre  qu'il  écrivait  à  Balzac  le  13  juin  1637,  en  lui  rendant 
compte  de  tout  ce  qui  venait  de  se  passer,  et  en  ailirmant 
sans  détour  son  admiration  pour  l'œuvre  de  Corneille  : 

«...  J'apprends  aussi  avec  plaisir  que  le  Cid  ait  fait  en  vous 
le  mesme  effet  qu'en  tout  noslre  monde.  La  matière,  les   beaux 
sentimens  que  l'Espagnol    luy  avoit  donnés    et  les    ornemens 
qu'a  ajoutés   nostre  poète   françois,  ont  mérité   l'applaudisse- 
ment du  peuple   et  de   la   cour,    qui    n'estoient  point  encore 
accouslumés  à  de  telles  délicatesses.  Il  est  bien  vray,  entre  nous, 
que  le  Cid  se  peut  dire  heureux  d'avoir  été  traité  par  un  François 
et  en  France,  où  la  finesse  de  la  poésie  du  théâtre  n'est  point 
encore  connue.   En  Italie,  il  eût  passé  pour  barbare,  et  il  n'y  a 
point  d'Académie  qui  ne  l'eût  banni  des  confins  de  sa  juridiction: 
ce  qui  a  donné  beau  jeu  à  M.  de  Scudéry,  ce  rival  de  Corneille, 
de  lui  objecter  les   fautes  que  vous  verrez  remarquées  dans  les 
•   volumes  que  je   vous  envoie,   auquel   le  bon  Corneille  a  mal 
répondu  dans  la  lettre  en  forme  d'apologie  qui  y  est  jointe,  quoi- 
qu'elle soit  verte  et  que  par  endroits  il  ait  monstre  beaucoup 
d'esprit.  Maintenant,  ces  chaleurs  de  poètes  nous  embarrassent, 

et  ne  croyez  pas  que  je  me  moque  :  l'affaire  est  passée  en 

procès  ordinaire,  et  moi,  (jui  vous  parle,  en  ai  esté  le  rapporteur^ 
et  en  dois  parler  encore  à  la  première  séance  sur  pièces  nouvel- 
lement produites.  Dieu  veuille  que  nous  en  sortions  plus  à  noslre 
honneur  que  ceux  qui  nous  ont  rendu  juges  souverains  et  régu- 
liers par  leur  déférence  !...  » 

Et  le  22  août  de  la  même  année  : 

«  Monsieur,  toutes  ces  choses  que  vous  supposez  estre  en  moy 
pour  bien  traiter  la  matière  du  Cid  me  manquent;  et  ce  travail  ne 
pouvoit  estre  donné  à  un  plus  pauvre  homme  que  moi  ni  moins 
capable  de  satisfaire  à  l'atlenie  du  public  :  mais  ni  ce  défaut,  m 
le  temps  que  celle  courvée  m'a  emporté  et  m'emportera,  ne  sont 
pas  les  choses  les  plus  fascheuses  que  j'y  trouve.  Je  ne  crains  pas 
d'estre  blasmé  de  mal  escrire,    ni  ne  suis  pas  si  chiche  de  mes 


^^^  '-^    BRETAGNE    A    I.  ACADÉMIE 

heures  que  je  ne  les  puisse  employer  sans  autre  utilité  que  de 
plaire  a  celu,  qui  peut  tout  sur  moi.  Ce  qui  m'embarrasse  el  avec 
beaucoup  de  fondement,  est  d'avoir  à  choquer  et  la  cour  et  la 
ville,  les  grands  et  les  petits,  l'une  et  l'autre  des  parties  contes- 
tantes, et  en  un  mot  tout  le  monde  en  me  choquant  moi-mesme 
snr  un  sujet  qui  ne  devoif  point  estr<'  traité  par  nous...  ,. 

Aussi  cherche-t-il  à  calmer  par  de  nombreuses  missives 
1  impatience  de  Sciidéry  qui  le  pressait  de  donner  son  rapport 
Quand  il  fut  prêt,  on  l'envoya  d'abord  au  cardinal.  Richelieu 
l'ouva  que  la  substance  en  était  bonne,  «  mais  qu'il  falloit  v 
jeter  quelques  poignées  de  fleurs.  »  Il  le  renvova  donc  apos- 
lille  en  çept  endroits  différents,  de  la  main  de  Citols,  son 
premier  médecin  :  et  l'abbé  de  Cérisv,  l'auteur  précieux  de  la 
^hthamorphosed,syeuxde  Philis  en  astres,  fut  chargé  de 
semer  les  fleurs  dans  le  mémoire;  malheureusement  l'abbé  se 
montra  très-prodigue  de  l'assortiment  d'antithèses  et  d'orne- 
menls  qu'il  possédait  dans  son  arsenal  :  cette  fois  le  cardinal 
liouva  qu'on  avait  outrepassé  le  but  :  il  ordonna  de  suspendre 
1  impression  et  voulut  que  Sérizay,  Chapelain  et  Sirmond 
vinssent  le  trouver  pour  qu'il  pût  leur  mieux  expliquer  son 
intention. 

«  Or  Chapelain,  rapporte  Pellisson,  voulut,  à  ce  qu'il  m'a  dit, 
excuser  M.  de  Cérisv  le  plus  doucement  qu'il  put  ;  mais  il  reconnut 
.d  abord  que  cet  homme  ne  vouloit  pas  être  contredit.  Car  il  le  vit 
s'échauffer  et  se  mettre  en  action  jusque  là  que  s'adressant  à  lui, 
il  le  prit  et  le  retint  tout  un  temps  par  ses  glands,  comme  on  fait 
sans  y  penser,  quand  on  veut  parler  fortement  à  quelqu'un  et  le 
convaincre  de  quelque  chose.  La  conclusion  fut,  qu'après  leur 
avoir  expliqué  de  quelle  façon  il  croyoit  qu'il  falloit  écrire  cet 
ouvrage,  il  en  donna  la  charge  à  M.  Sirmond,  qui  avoit  en  effet 
le  style  for!  bon  et  fort  éloigné  de  toute  affectation  [i).  » 

Ainsi  la  petite  résistance  et  les  observations  de  Chapelain 
lui  enlevaient  la  rédaction  définitive  du  mémoire  ;  mais  le  tra- 
vail de  Sirmond  ne  satisfit  point  encore  le  cardinal,  qui,  en 
désespoir  de  cause,  fut  obligé  de  revenir  au  premier  auteur 

(1)  Pellisson.  1. 1,  p.  92.  _  Voir  notre  élude  sur  Sirmond ':loc.  cit. 


JEAN    CÎIAl'ELU.N  125 

de  la  critique,  et  Chapelain   «  reprit  tout  ce  qui  avoit  été  fait, 
tant  par  lui  que  par  les  autres,  de  quoi  il  composa   l'ouvrage 
tel  qu'il  est  aujourd'liui,  qui,  ayant  plu  h  la  compagnie  et  au 
cardinal,  fui  publié  bientôt  après,  fort  peu  différent  de  ce  qu'il 
étoil  la  première  fois.  »  Dans  (juinze  jours,  écrivait  Chapelain, 
le  12  novembre  1637,  à  son  ami  Godeau,  récemment  nommé 
évêque  de  Grasse,  Camusat  vous  enverra    le  procès  du  Cid, 
('.  qu  enfin  nous  avons  été  contraints  de  donner  au  i)uljlic  :  » 
«  ces  henoils  sentiinens  de  rAcadétnie,d\?,i\i\.-'û  le  20  décembre 
à  Balzac,  qui  m'ont  tant  de  fois  mis  en  colère,  et  tant  de  fois 
fait  désirer  d'estre  aussi  loin  de  Paris  que  vous.  »  Et  le  24  dé- 
cembre, à  M.  de  Saint-Chartres  :  «  Vous  aurez  sans  doute 
reçu  le  travail  de  l'Académie   sur  le  Cid,  et  reconnu  par  là 
qu'il  n'y  a  rien  d'impossible  à...  (Richelieu)  ;  car  cette  publi- 
cation étoit  une  des  plus  difficiles  choses  à  nousfaire  exécuter 
qu'aucune  qu'il  ait  encore  entreprise.  Mais  est  facliun  quod- 
cumque  cupit.  » 

Le  public  recul  avec  approbation  les  Sentiments  de  C Aca- 
démie sur  le  Cid  : 

«  Ceux-là  même,  dit  Pellisson,  qui  u'étoieul  pas  de  sou  avis  ne 
laissèrent  pas  de  la  louer;  et  l'envie  ({ui  alteiidoit  tle[)uis  si  long- 
temps quelque  ouvrage  de  celte   compagnie   pour   la  mettre  en 
pièce,  ne  toucha  point  à  celui-ci.   Pour  moi  je  ne  sais  si  les  plus 
l'ameuses  académies  d'Italie   ont  rien  produit  de  meilleur  ou 
d'aussi  bon  en  pareilles  rencontres. .....   Que  si  vous  examinez 

ce  livre  de  près,  vous  y  trouverez  un  jugement  fort  solide,  auquel 
il  est  vraisemblable  que  la  postérité  s'arrêtera;  beaucoup  de  savoir 
et  beaucoup  d'esprit,  sans  aucune  alTectalion  dans  l'un  ni  l'autre  ; 
el  depuis  le  commencement  jusqu'à  la  lin  uiie  liberté,  et  une  mo- 
dération tout  ensemble  (|ui  ne  se   peuvent  assez  louer ;  nii 

style  mâle  et  vigoureux  dont  Fcleiiauce  na  rien  de  gène  ni  de 
contraint  ;  des  termes  choisis,  mais  sans  scrupule  et  sans 
enflure,  etc.  (1).  » 

Ainsi  jugea  la  critique  contemporaine.  11  est  vrai  ([ue  Pcl- 
lisson  s'est  déclaré  l'apologiste  en  titre  de  l'Académie,  et  ([u'il 

(I)  Pcliissoii,  t.  1,  p.  ou.  iuo. 


126  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

écrivait  en  1653,  c'est-à-dire  moins  de  vingt  ans  après  ces 
événements,  avant  l'apparition  de  la  Pucelle,  et  par  consé- 
quent à  l'époque  où  l'auteur  des  Sentimens  était  encore  en 
pleine  possession  d'une  royauté  littéraire  incontestée.  Veut-on 
maintenant  l'opinion  de  Chapelain  lui-même  sur  son  ouvrage? 
Il  écrivait  à  Balzac  le  23  janvier  1638  : 

((  Je  ne  suis  pas  marri  que  les  Sentimens  de  V Académie  ne 
vous  aient  pas  déplu, puisque  je  suis  contraint  de  vous  avouer  que 
j'y  ay  la  plus  grande  part, ru  grand  détriment  de  mes  plus  grandes 
affaires;  mais  afin  de  ne  dérober  pas  l'honneur  à  qui  il  appar- 
tient, il  est  à  propos  que  vous  sçachiez  que  MM.  de  Cérisy  et 
Gombautont  contribué  aussy  aux  fleurs  et  aux  ornemensde  cette 
pièce,  et,  quand  vous  croirez  que  ce  qui  vous  a  plu  est  d'eux,  je 
ne  croiray  pas  que  vous  me  faites  beaucoup  de  tort.  Cela  veut  dire 
que  si  vous  m'avez  débité  pour  auteur  de  ce  jugement  auprès  de 
M.  le  duc  de  La  Rochefoucauld,  il  ftiut  vous  en  dédire  en  partie, 
et  faire  droit  à  nos  amis,  en  expliquant  ce  que  vous  avez  pro- 
noncé en  général.  Au  reste,  si  vous  me  demandez  ce  qui  m'en 
semble,  je  vous  confesserai  que  j'en  tiens  le  biais  de  lintroduc- 
tion  adroit,  ayant  à  choquer  le  jugement  de  la  cour  et  du  peuple  ; 
que  j'en  crois  la  doctrine  solide,  et  qu'à  mon  avis  la  modération 
et  r équité  y  régnent  partout.  Avec  tout  cela,  je  vous  protesteray 
que  j'aimerois  mieux  avoir  fait  la  lettre  que  vous  avez  faite  sup 
cela  que  nos^r;^  volume,  continuant  à  vous  dire  que  c'est  un  des 
ouvrages  plus  accomplis  qu'on  ait  vus  dans  ces  derniers  temps.  » 

Et  le  21  février  : 

«  Pour  ce  qui  est  des  Sentimens  de  V Académie,  si  vous  y  es- 
timez autre  chose  que  Texorde  et  la  péroraison,  je  n'en  serois 
pas  marri,  puisqu'ils  sont  tous  de  moi,  et  que  c'est  ce  qui  me 
semble  le  plus  solide;  et  quand  vous  ne  feriez  cas  que  de  ces 
deux  parties,  je  ne  laisserois  pas  d'en  être  bien  aise  puisque  de 
celles-là  même  toute  la  contexture,  toute  l'idée  et  tout  le  raison- 
nement sont  de  mon  cru,  et  qu'une  bonne  partie  des  pensées  et 
de  l'expression  m'appartiennent.  Avec  tout  cela,  je  suis  ravi  qu'on 
l'attribue  à  tout  le  corps,  ou  à  ces  messieurs  que  je  vous  ai  nom- 
més, par  les  raisons  que  je  crois  vous  avoir  touchées  et  qui  me 
tiennent  lieu  de  raison  d'Étal...,  etc.  » 


JEAN    CHAPELAIN  127 

Les  Sentiments  ne  furent  livrés  au  public  par  l'imprimeur 
Camuzat  qu'en  1638,  en  un  volume  in-S".  Ils  ont  été  réim- 
primés plusieurs  fois  depuis  et  Von  a  toujours  estimé  cet  ou- 
vrage, à  cause  de  son  indépendance  et  de  son  impartialité 
relatives  dans  la  situation  délicate  où  il  fut  composé.  Voltaire, 
qui  s'est  plu,  dans  ses  commentaires,  h  rabaisser  la  gloire  de 
Corneille,  s'écrie  dans  un  élan  d'enthousiasme  :  «  On  n'a 
jamais  jugé  avec  plus  de  goût  »  ;  et  de  nos  jours  Théophile 
Gautier  a  dit  en  parlant  de  la  brochure  de  Chapelain  :  «  Cette 
critique,  juste,  décente  et  honnête,  lui  lit  et  lui  fait  encore 
honneur.  C'est  certainement  une  des  meilleures  et  des  plus 
sensées  qu'on  ait  faites...  (1)  » 

Ce  n'est  cependant  pas  une  raison  pour  ériger  les  5e7ifîme/i/6' 
en  chef-d'œuvre,  et  La  Harpe,  dans  son  Cours  de  littérature, 
auquel  nous  renvoyons  le  lecteur,  en  a  fait  une  fort  juste  criti- 
que dans  laquelle  il  les  traite  comme  un  modèle  d'impartialité 
et  de  modération  plutôt  que  de  justesse  et  de  bon  goût.  «  Cet 
ouvrage,  dit-il,  fait  honneur  aux  connaissances  et  à  res|)rit  de 
Chapelain  ;  malgré  quelques  traits  qui  sentent  l'affectation  et 
la  recherche  alors  trop  à  la  mode,  les  pensées  et  le  style  ont 
en  général  de  la  dignité.  On  y  rend  un  légitime  hommage  au 
talent  de  Corneille  :  le  cardinal  en  fut  mécontent,  et  c'était  en 
faire  l'éloge.  Mais  est-il  vrai  que  le  sujet  ne  soit  pas  bon,  parce 
qu'il  est  moralement  invraisemblable  que  Chimène  consentit 
h  épouser  le  meurtrier  de  son  père  le  même  jour  où  il  l'a  tué? 
et  Chapelain,  qui  avait  étudié  la  poétique  plus  en  savant  qu'en 
homme  de  goût,  ne  s'est-il  pas  complètement  trompé  en  don- 
nant raison  à  Scudéry  sur  ce  qu'on  appelle  en  poésie  drama- 
tique les  mœurs,  en  soutenant  surtout  que  Chimène  «  est, 
contre  la  bienséance  de  son  sexe,  amante  trop  sensible,  fille 
trop  dénaturée,  et  qu'elle  est  au  moins  scandaleuse,  si  elle 
n'est  pas  dépravée  ?  » 

On  peut,  il  est  vrai,  pardonner  une  telle  sévérité  en  pré- 
sence de  celte  déclaration  qu'on  rencontre  à  la  fin  des  Senti- 
ments : 

(I)  Th.  Gautier,  les  Grotesques,  p.  :260, 


i^H  LA    BRETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

«  La  véhémence  et  la  naïveté  des  passions,  la  force  et  la  délica- 
tesse de  plusieurs  des  pensées  et  cet  aigrement  inexplicable  qui 
se  mêle  dans  tous  les  dé*"auts  du  Cid,  lui  ont  acquis  un  rang 
considérable  entre  les  poèmes  françois  de  ce  genre  qui  ont  le 
plus  donné  de  satisi'action.  Si  son  auteur  ne  doit  pas  toute  sa 
réputation  à  son  mérite,  il  ne  la  doit  pas  toute  à  son  bonheur,  et 
la  iSature  lui  a  été  assez  libérale  pour  excuser  la  Fortune  si  elle 
lui  a  esté  prodigue  (l).  ■» 

M.  Guizot,  d'un  autre  côté,  explique  fort  justement,  dans 
son  étude  sur  Corneille,  comment  en  dehors  iiième  delà  crainte 
de  blesser  soit  l'auteur  du  Cid,  soit  Richelieu,  Chapelain  dut 
jirendre  le  parti  de  louer  et  de  blâmer  à  la  fois.  Ce  n'était  pas 
dans  les  idées  d'une  littérature  mesurée  su-  les  bienséances 
de  la  société  que  l'on  pouvait  apprendre  à  juger  les  chefs- 
d'œuvre  d'un  art  essentiellement  populaire;  et  des  écrivains 
accoutumés  h  débattre,  d'après  les  règles,  le  mérite  d'un  son- 
net, devaient  sentir  toutes  ces  règles  bouleversées  lorsqu'il 
s'agissait  de  les  appliquer  aux  plus  impérieux  mouvements  du 
cœurhumain;  aussi  dut-on  savoir  gré  aux  académiciens  d'ad- 
mirer, comme  membres  du  public,  ce  qu'en  leur  qualité  de 
juges  on  les  croyait  tenus  de  condamner  '•2). 

Et  l'on  s'explique  facilement  ainsi  comment  Balzac,  étonné 
de  voir  à  la  fois  dans  le  jugement  de  Chapelain  le  blâme  et 
la  louange,  lui  décocha  l'épithète  de  circonspectisslme.  «  La 
sagesse,  écrivait-il  à  l'auteur,  est  le  caractère  universel  de 
tous  vos  écrits,  vous  êtes  circonspectissime  dans  les  moindres 
actions  de  votre  vie.  »  Qu'on  en  juge,  du  reste,  par  ce  passage 
des  Sentiments:  il  s'agit  de  juger  la  première  scène  du  cin- 
quième acte,  dans  laquelle  Chimène,  entraînée  par  la  passion, 
s'offre  à  Rodrigue  comme  le  prix  de  sa  victoire.  «  Cette  scène, 
dit  Chapelain  après  l'avoir  disséquée,  a  toute  l'imperfection 
qu'elle  sçauroit  avoir  si  l'on  considère  la  matière  comme  fai- 
sant une  partie  essentielle  de  ce  poème;  mais,  en  récompense, 
en  la  considérant  à   part  et  détachée  du   sujet,   la  passion 

(1)  SenliinenLs  sur  le  Ctc/,  édil.  Coignard,  1701,  in-1-2.  p.  126,  127. 

(2)  Guizot,  Corneille  et  non  temps,  190. 


JEAN    CHAPELAIN  129 

qu'elle  contient  nous  semble  fort  bien  touchée  et  fort  bien  con- 
duite, et  les  expressions  dignes  de  beaucoup  de  louanges  (1).» 
Tel  est  le  caractère  essentiel  de  l'ouvrage  de  Cliapclain  : 
un  mélange  de  critiques  et  d'éloges  présentant  un  ensemble 
satisfaisant  de  modération  consciencieuse  et  d'adroite  impar- 
tialité, de  manière  à  ne  blesser  aucune  des  deux  parties 
adverses.  En  somme,  on  ne  saurait  trop  louer  FAcadémie  elle- 
même  et  Chapelain  d'avoir  su,  dans  ce  procès  délicat, 
défendre  leur  indépendance  contre  la  volonté  déclarée  du 
cardinal. 

Ce  fut  vers  cette  époque  que  l'Académie  s'occupa  sérieu- 
sement de  préparer  le  projet  du  fameux  Dictionnaire.  Vau- 
gelas  ayant  offert  h.  la  Compagnie  ses  Observations  sur  la 
langue  française,  on  le  chargea  d'en  conférer  avec  Chapelain, 
et  l'on  ordonna  «  que  tous  deux  ensemble  ils  donneroient  des 
mémoires  pour  le  plan  et  pour  la  conduite  de  ce  travail  (2).  » 
Les  mémoires  de  Vaugelas  furent  très-courts  et  se  bornèrent 
à  un  aperçu  général  ;  mais  Chapelain  représenta  le  long 
projet,  sérieusement  étudié,  qu'il  avait  déjà  mis  en  avant  dès 
le  premier  établissement  de  l'Académie,  et  dans  lequel  il 
exposait  en  particulier  : 

«  Que  le  dessein  de  l'Académie  étant  de  rendre  la  langue  capa- 
ble de  la  dernière  éloquence,  il  falloit  dresser  deux  amples  traités, 
l'un  de  rhétorique,  l'autre  de  poétique;  mais  (jue,  poursuivre 
Tordre  naturel,  ils  devroientêlre  précédés  par  une  grammaire,  qui 
Iburniroil  le  corps  de  la  langue  sur  lequel  sont  fondés  les  orne- 
ments de  l'oraison  (du  discours)  et  les  figures  de  la  poésie  :  ({ue  la 
grammaire  comprenoit,  ou  les  termes  simj)les,  ou  les  phrases 
reçues,  ou  les  constructions  des  mois  les  uns  avec  les  autres; 
qu'ainsi,  avant  toute  chose,  il  falloit  dresser  un  dictionnaire  (jui 
fût  comme  le  trésor  et  le  magasin  des  termes  siuq)les  cl  des 
phrases  reçues,  après  lequel  il  ne  resteroit,  pour  achever  la 
grammaire,  qu'un  traité  exact  de  toutes  les  parties  de  l'oraison 
et  de  toutes  les  constructions  régulières  et  irrégulicrcs  avec  la 
résolution   des  doutes  qui  peuvent  naître  de  ce  sujet  ; 

(I)  Les  sentiments  de  l'Atail.  sur   ie  Cul,  étlil.  CoignarJ,  1701,   iii-l-2, 
p.  70. 
(-2)  Pcllibson,  l.  I,  p.  loi. 

9 


130  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

«Que  pour  le  dessein  du  dictionnaire,  il  falloit  faire  un  choix  de 
tous  les  auteurs  morts  qui  avoient  écrit  le  plus  purement  en  notre 
langue,  et  les  distribuer  à  tous  les  académiciens,  afin  que  chacun 
lût  attentivement  ceux  qui  lui  seront  échus  en  partage,  et  que 
sur  des  feuilles  différentes  il  remarquât,  par  un  ordre  alphabé- 
tique, les  dictions  et  les  phrases  qu'il  croiroit  françoises,  citant  le 
passage  d'où  il  les  auroit  tirées;  que  ces  feuilles  fussent  rappor- 
tées à  la  Compagnie,  qui,  jugeant  de  ces  phrases  et  de  ces  dic- 
tions, recueilleroit  en  peu  de  temps  tout  le  corps  de  la  langue 
et  inséreroit  dans  le  dictionnaire  les  passages  de  ces  auteurs  ; 

«  Que  ce  dictionnaire  se  feroit  en  un  mesme  corps  en  deux 
manières  différentes  :  la  première  suivant  Tordre  alphabétique 
des  mots  simples,  soit  noms,  soit  verbes,  soit  autres,  qui  méritent 
le  nom  de  racines,  qui  peuvent  avoir  produit  des  composés,  des 
dérivés,  des  diminutifs,  et  qui  d'ailleurs  ont  des  phrases  dont  ils 
sont  le  fondement;  qu'en  cette  manière,  après  avoir  mis  chaque 
mot  simple  avec  une  marque  pour  faire  connoistre  de  quelle 
partie  d'oraison  il  seroit,  on  mettroit  tout  de  suite  les  composés, 
les  dérivés,  les  diminutifs  et  les  phrases  qui  en  dépendent  avec 
les  autorités 

ce  Qu'en  la  seconde  manière,  tous  les  mois  simples  ou  autres 
seroient  unis  en  confusion  dans  l'ordre  alphabétique,  avec  le 
seul  renvoi  à  la  page  du  grand  dictionnaire,  où  ils  seront  expli- 
qués... etc.,  etc.  (1).  » 

Chapelain  n'avait  rien  négligé  dans  .son  étude,  et  si  Ton 
achève  la  lecture  du  projet  rapporté  par  le  chroniqueur 
de  l'Académie,  on  aura  une  idée  de  la  précision  avec  laquelle 
cet  homme,  exact  et  méihodiiiue  par  excellence,  conduisait 
tous  ses  travaux.  Ce  plan  fut  approuvé  par  l'Académie  et  l'on 
résolut  d'abord  de  le  suivre  ponctuellement.  On  commença 
donc  un  catalogue  des  livres  les  plus  célèbres  en  notre  langue, 
tant  en  vers  qu'en  prose.  Mais  on  fut  rebuté  bientôt  par  le 
travail  et  la  longueur  des  citations;  et  l'on  résolut,  après 
plusieurs  délibérations,  «  par  l'avis  même  de  M.  Chapelain, 
qui  avoit  donné  le  premier  cette  pensée,  qu'on  ne  niarqueroit 
point  les  autorités  dans  le  Dictionnaire,  si    ce  n'est  qu'en 

(1)  Pellisson,,  1. 1,  p.  102-104 


.lEAX     CHAPELAIN  i31 

y  travaillant  on  trouvât  bon  <lc  ciier,  sur  les  phrases  qui 
seroient  douteuses,  quelque  auteur  célèbre  qui  en  auroit 
usé..  (1).  » 

Nous  n'oserons  cependant  pas  assurer  que  Chapelain  ait 
consenti  si  facilement  à  l'abandon  de  sa  première  idée  :  car 
on  trouve  dans  une  lettre  de  Patru  au  chanoine  Maucroix, 
un  passage  qui  contredit  un  peu  le  récit  de  Pellisson.  Avocat 
fameux  et  grammairien  excellent,  Patru  avait  toujours  plaidé 
la  cause  des  citations,  et  voyant  que  l'Académie  les  abandon- 
nait, il  appuya  de  tout  son  pouvoir  le  projet  formé  par  ses 
deux  secrétaires  Cassandre  et  Richelet,  d'un  dictionnaire 
extrait  des  pages  des  bons  auteurs.  «  Cette  idée  leur  est  ve- 
nue, dit  Patru  à  Maucroix,  sur  ce  que  l'Académie,  contre 
mon  avis,  qui  fut  toujours  celui  de  Chapelain  et  de  beaucoup 
d'autres,  persiste  dans  sa  résolution  de  ne  point  céder...  ("2)  » 
Telle  fut  l'origine  du  dictionnaire  de  Piichelet. 

Quoi  qu'il  en  soit, les  autres  idées  du  projet  de  Chapelain 
furent  suivies  avec  le  plus  grand  soin  par  Vaugelas,  chargé 
spécialement  de  préparer  les  cahiers  du  Dictionnaire,  et  l'on 
pourra  lire  dans  VHistoire  de  V Académie,  par  Pellisson, 
l'éloquent  plaidoyer  du  chroniqueur  en  faveur  de  l'œuvre 
académique.  A  partir  de  ce  moment,  l'auteur  du  projet  de 
dictionnaire  vit  s'étendre  indéfiniment  les  horizons  de  sa 
renommée  littéraire,  et  devint  le  rival  de  Conrart  dans 
l'arbitrage  de  toutes  les  questions  épineuses  de  la  république 
des  lettres.  Deux  des  principaux  grammairiens  de  ce  temps, 
Ménage  et  le  P.  Bonheurs  dans  leurs  Observations  et  leurs 
Remarques  sur  la  langue,  invoquent  à  tout  propos  son  auto- 
rité, principalement  en  matière  de  vieux  mots  et  de  néolo- 
gismes,  tels  que  vcnusfè,  nrbaniic,  sublimité  {3).  Et  c'est 
sans  doute  pour  rendre  hommage  à  cette  consécration  de  la 
haute  criiique  de  Chapelain  par  l'opinion  générale,  que 
Saint-Evremont  lui  donne  un  rôle  des  plus  actifs  dans  lascène 

(1)  Pellisson,  t.  I,  p.  lOo,  106. 

(2)  Pellisson  et  croiivel,  t.  Il,  p.  îiiV 

(3)  Ce  dernier  mol  avait  tic  employé  pour  la  première  l'ois  par  Chape- 
lain clans  une  lellre  à  Balzac, 


13:2  LA    itlŒTAGiNE    A    l'aCADÉMIE 

delà  comédie  des  Académistes,  où  Ton  discute  la  valeur  des 
mots  qu'il  faut  conserver  dansla  langue  ou  rejeter  de  son  sein. 
«  Le  peuple  se  réjouit  aux  dépens  de  l'Académie,  écrivait 
Chapelain  à  Maynard  le  28  avril  1638,  et  s'entretient  d'une 
comédie  manuscrite  où  nous  sommes  la  plupart  introduits 
personnages,  à  ce  qu'on  dit,  peu  agréablement  '1).  »  Le 
long  monologue  dans  lequel  Chapelain  composait  péniblement 
des  stances  amoureuses,  lui  fut  en  effet  particulièrement 
sensible;  mais  pouvait-il  se  fâcher  de  la  scène  des  mots 
discutés  en  séance  où,  sauf  un  misérable  hiatus  qui  se  glisse 
maladroitement  dans  son  discours  au  chancelier  : 

Monseigneur,  les  doctes  Pucelles 
Qu'on  m'a  toujours  vu  adorer 
iS'ont  point  de  guirlandes  si  belles 
Dont  ils  puissent  vous  honorer 


son  rôle  est  celui  d'un  vrai  modérateur  de  la  langue?  Après  la 
clôture  de  la  discussion  sur  les  mots  or  et  autant,  que  Godeau 
veut  proscrire,  Chapelain  et  Silhon  engagent  le  dialogue 
suivant  : 

Chapelalx.  —  //  comte,  il  nous  appert,  sont  termes  du  barreau, 
Que  leur  antiquité  doit  porter  au  tombeau. 

SiLHOx.        —  J'estime  en  Chapelain  la  bonté  de  nature 

Qui  veut  donner  aux  mots  même  la  sépulture. 

Chai'elaln.  —  Horace  les  fait  naître  et  puis  les  fait  mourir  (2); 
Sans  quelque  métaphore  on  ne  peut  discourir. 

(1)  El  deux  mois  après,  il  disait  à  Balzac  :  «  Qualche  acioperalo  s'est 
avisé  de  faire  rire  les  crociieteurs  aux  dépens  de  noire  sénat  liltéraire, 
car  il  ne  fait  point  rire  les  honnêtes  gens.  11  a  fiiil  une  mauvaise  farce 
où  nous  représentons  tous,  et  jusqu'à  M.  le  chancelier  même,  ce  qui  a 
fail  sujiprimer  la  pièce,  parce  qu'on  menaçoit  d'un  voyage  en  Bastille 
celui  qui  s'en  aviseroil  le  compositeur.  C'est,  à  vous  parler  sérieusement 
une  maigre  bouffonnerie  et  qui  ne  nous  fail  point  de  lort.. .  »  La  comédie, 
de  Sainl-Evremont  ne  fut  imprimée  que  quinze  ans  plus  tard;  elle  est 
assez  mordante,  et  presque  tous  ses  traits  portaient  juste. 

(2)  m  silvœ  foliis  pionos  mutantur  in  atinos 
Prima  cadunl  :  ita  vcrborum  vêtus  interit  celas, 
EL  juvenum  rilu  ftoreut  modo  nata,  vigenlquc. 

lion,  de  Arte poelica. 


JEA^'    CHAPELAIN  \HH 

SiLHAN.        —  Les  mots  peuvent  mourir;  mais  jamais  métaphore 
N'avaitdressé /o?nZ>ert/i  pour  de  tels  morts  encore. 

LaTroupe.  —  Ilconstc,  il  nom  appert,  doivent  être  abolis, 
Mais  on  ne  les  voit  pas  encore  ensevelis  (1). 

Cela  fit  beaucoup  rire;  mais  il  n'y  avait  pas  là  de  traits  à 
causer  grande  blessure. 

Nous  terminerons  la  liste  des  travaux  académiques  de  Cha- 
pelain pendant  cette  période,  en  disant  que  deux  de  ses  con- 
frères, Bardin  et  Philippe  Habert,  étant  morts  en  1637,  le 
premier  noyé  dans  une  rivière  en  voulant  sauver  M.  d'Hu- 
mières,  le  second  enseveli  sous  la  chute  d'une  muraille  au 
siège  d'Émery,  l'Académie  le  chargea  de  composer  les 
épitaphes  en  vers  de  ces  illustres  défunts.  Pellisson  n'a  con- 
servé que  l'épitaphe  de  Bardin,  l'un  des  plus  oubliés  des 
quarante  fondateurs  de  l'Académie  française  et  l'un  des  moins 
dignes  de  cet  oubli,  car  .son  Lycée,  ouvrage  sage  et  estimable 
qui  devait  d'abord  s'appeler  VHonnesie  Homme,  comme  le 
livre  de  Faret,  aurait  dû  lui  assurer  une  place  honorable 
parmi  les  moralistes  du  wii*"  siècle. 

Bardin  repose  eu  paix  au  creux  de  ce  tombeau; 

Un  trépas  avancé  le  ravit  à  la  terre, 

Le  liquide  élément  lui  déclara  la  guerre 

Et  de  ses  plus  beaux  jours  éteignit  le  flambeau. 

Mais  son  esprit  exempt  des  outrages  de  l'onde, 

S'envola  glorieux,  loin  des  peines  du  monde, 

Au  palais  immortel  de  la  félicité. 

Il  eut  pour  but  l'honneur,  le  savoir  pour  partage, 

Et  quand  au  foiul  des  eau\  il  fut  précipité. 

Les  vertus  avec  lui  firent  toules  nauffrage  (2). 

On  admira  beaucoup  la  c'nil.:»  de  ceiie  épilaphe,  sans 
songer  que  la  pensée  en  était  fausse  par  essence,  car  elle 
suppose  que  Biirdin  était  le  seul  homme  vertueux  sur  terre; 
mais  on  recherchait  bien  plus  à  cette  époque  la  forme  que  le 

(1)  Saint-Evremonl.  Œuvres.  Kdit.  do  I.onrlrcs,  1700,1.  J,  p.  13,  ii. 
(-2)  V.  Pellisson,  (.  I,  p.  Km. 


134  LA  BRETAGNE  A  L  ACADÉMIE 

fond,  et  loi'siiie  la  forme  se  présentait  avec  des   couleurs 
séduisantes,  on  l'admirait  sans  réserve. 

L'épitaphe  de  Philippe  Habert,  l'énergique  auteur  du  Temple 
de  lamort  (1),  n'a  pas  eu  Thonneur  d'être  conservée  par  Pel- 
lisson,  ni  par  les  nombreux  recueils  de  poésies  diverses  de  ce 
temps  ;  mais  Chapelain  l'avait  recopiée  de  sa  plus  belle  main 
dans  le  cahier  de  ses  poésies  manuscrites,  et  nous  l'avons 
retrouvée  dans  l'un  des  volumes  légués  par  Sainte-Beuve  à  la 
Bibliothèque  nationale,  à  la  suite  de  la  correspondance.  C'est 
un  sonnet  dont  la  chute  est  quelque  peu  mariniste. 

Habert,  qui  sur  la  terre  eut  une  âme  céleste 
Et  n'aspira  jamais  qu  au  céleste  séjour, 
Par  l'infernale  poudre  a  vu  son  dernier  jour, 
Et  son  corps  sans  figure  est  ce  qui  nous  en  reste. 

L'Univers  plaint  son  sort,  la  France  le  déteste, 
La  Parnasse  de  cris  en  résonne  à  l'entour; 
Le  lycée  en  murmure,  et  l'armée  et  la  cour 
Le  nomment  àl'envy  déplorable  et  funeste. 

Luy  seul,  dans  ce  malheur,  bien  que  son  triste  corps. 
Par  mille  esclats  meurtri,  endurast  mille  morts, 
.N'accusa  pohit  le  feu  qui  consuma  sa  vie  ; 

Et  certes  au  seul  corps  il  fut  injurieux  : 
L'àme  l'esprouva  doux,  car  suyvant  son  envie 
Le  feu  mesme  d'enfer  la  porta  dans  les  cieux. 

Il  faut  avouer,  après  l'énumération  rapide  que  nous  avons 
faite  de  ces  divers  travaux,  que  si  Chapelain  a  pu  écrire  à 
Godeau,  le  24  décembre  1638,  ce  billet  laconique  et  déses- 
péré :  «  L'Académie  languit  et  perd  le  temps  à  l'ordinaire  », 
lui  seul  était  en  droit  de  proférer  pareils  reproches,  car  on  ne 
pouvait  les  retourner  contre  lui,  et  de  tous  les  premiers  aca- 
démiciens, il  fut  certainement  le  plus  actif  et  le  plus  laborieux. 

(1)  Voyez  sur  ce  poème  et  sur  son  auteur,  notre  chapitre  xvii  du  groupe 
académique  du  chancelier  Sèfiuier,  intilulé  :  Germain  Habert  abbé  de 
Cérisy.  Germain  était  frère  de  Piiilippe,  et  la  première  Académie  comptait 
encore  parmi  ses  membres  un  de  leurs  cousins  Habert  de  Montmor, 
bibliopliile  émérite,  sur  lequel  nous  avons  publié  eu  1872  une  étude  dans 
le  flibliophile  français. 


JEAN    CHAPELAIN  135 

La  récompense  de  celte  ardeur  au  travail  ne  se  fit  pas 
attendre.  Les  Se-ntimcnts  sur  le  Cid  et  le  projet  du  Diction- 
naire mirent  le  sceau  à  la  réputation  littéraire  de  Chapelain, 
qui  devint  Fliomme  le  plus  consulté  de  France  et  de  Navarre, 
et  lorsque  Tode  de  Richelieu  eut  été  imprimée  sous  le  magni- 
fique habit  in-4°  en  1637,  presqu'en  même  temps  qu'une  para- 
phrase du  psaume  Miserere  ([\\\  rivalisait  de  méthodique  correc- 
tion avec  celles  de  Godeau,  de  Desmarclz  et  de  l'abbé  de  Cérisy, 
sa  renommée  devint  universelle.  Aussi  le  vers  de  Boileau  : 

Comme  roi  des  auteurs  qu'on  Télève  à  l'empire, 

doit-il  être  pris  sans  exagération  dans  le  sens  le  plus  littéral. 
On  savait  qu'il  préparaitdéjà  son  fameux  poème  de /a  Pucelle, 
et,  dans. l'attente  de  ce  qui  devait  être  la  merveille  des  mer- 
veilles, on  n'hésitait  pas  à  proclamer  chefs-d'œuvj'e  les  petites 
pièces  froides  et  correctes  que  sa  muse  laissait  s'envoler  de 
temps  en  temps  à  tous  les  vents  du  Parnasse. 

Balzac  lui-môme,  malgré  son  infatuation,  subissait  vis-à-vis 
d'an  pareil  rival  la  pression  de  l'opinion  publique  et  termi- 
nait ainsi  l'un  de  ses  discours  : 

«  Le  sage  et  sçavant  Monsieur  Chapelain  sçait  ce  que  j'ignore 
et  ce  que  la  pluspart  des  docteurs  ne  sçavent  pas  bien  ;  il  pénètre 
dans  la  plus  noire  obscurité  des  connoissances  anciennes  :  il  a  le 
secret  des  premiers  Grecs.  S'il  vouloit,  Monsieur,  il  nous  pourroit 
rendre  les  livres  de  la  poétique  que  le  temps  nous  a  ravis  ;  au 
moins  il  ne  luy  seroit  pas  difficile  de  réparer  les  ruynes  de  celuy 
qui  reste:  et  s'il  a  esté  dit  avec  raison  qu'Arisîe  estoit  le  génie 
de  la  Nature,  nous  pouvons  direaussy  justement  qu'en  cette  ma- 
tière, M.  Chapelain  est  le  génie  d'Ariste.  » 

Et  dans  une  lettre  datée  du  14  septembre  1040,  il  lui 
écrivait  : 

«  L'importance  est  de  sçavoir  que  je  suis  vosfre  favory,  car  il 
est  certain  que  vous  estes  Roy,  o 

C'est  sans  don  le  dans  ce  passage  de  Balzac  que  Boileau 
prit  l'idée  du  vers  célèbre  qu'il  jeta  si  impitoyablement  à  la 
face  du  pauvre  roi  tombé. 


136  LA    BRETAGNE    A    l'aCâDÉMIE 

Il  fallait  bien,  du  reste,  que  cette  réputation  de  critique 
consommé  dans  tous  les  sujets  littéraires  eût  jeté  de  profondes 
racines  dans  tous  les  esprits  pour  que  Baillet,  qui  écrivait, 
à  la  fin  du  xvii'^  siècle,  ses  Jugemens  des  saoans,  c'est-h-dire 
après  la  chute  du  colosse  et  après  les  satires  de  Boileau, 
ait  pu  résumer  ainsi  ce  qu'on  pensait  de  Téminent  académi- 
cien, vers  la  fin  du  règne  de  Louis XIII. 

«  M.  Chapelain,  dit -il,  sembloit  avoir  succédé  à  la  réputation  de 
3Ialherbe  depuis  la  mort  de  cet  auteur,  et  l'on  publioit  haute- 
ment par  toute  la  France  que  c'étoit  le  prince  des  poètes  françois 
et  qu'il  avoil  même  autant  d'avantage  sur  Malherbe  que  le  poème 
épique  en  a  sur  le  lyrique  et  sur  les  autres  genres  de  poésie. 
C'est  ce  qui  paroit  par  les  tesmoignages  de  diverses  personnes 
qui  ont  observé  ce  qui  se  passoit  sous  le  ministère  des  cardinaux 
de  Richelieu  et  Mazarin.  M.  Gassendi,  qui  étoit  son  ami,  en  a 
parlé  dans  les  mesmes  sentiments,  disant  que  les  muses  fran- 
çoises  avoient  trouvé  leur  consolation  et  une  compensation  avan- 
tageuse de  la  perte  qu'elles  avoient  faite  à  la  mort  de  Malherbe, 
dans  la  personne  de  M.  Chapelain  qui  s'estoit  mis  dès  lors  à  la 
place  du  défunt  et  s'étoit  rendu  l'arbitre  delà  langue  et  de  la  poésie 
françoise.  M.  de  Sorbière  n'a  point  fait  difficulté  d'avancer  qu'il 
était  parvenu  à.  la  gloire  de  Virgile  pour  le  poëme  héroïque  ; 

Jialzac  en  fait  l'éloge  en  cent  endroits  divcrts, 

pour  me  servir  de  l'hyperbole  poétique,  et  l'on  peut  dire  que  plu- 
sieurs ont  cru  que  c'étoit  parler  à  la  mode  que  de  parler  comme 
lui  au  sujet  de  M.  Chapelain, 

('  La  chose  qui  a  le  plus  imposé  au  public  est  l'opinion  où  l'on 
étoit  de  la  rare  connoissance  qu'il  avoit  des  règles  de  l'art  poé- 
tique et  du  génie  de  notre  langue  jointe  à  beaucoup  d'érudi- 
tion, à  un  grand  fond  de  probité,  qui  étoit  accompagné  de  toutes 
les  qualités  qui  composent  Thonneste  homme  dans  le  monde. 
Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Chapelain  a  vécu  près  de  trente  ans  dans 
cette  glorieuse  réputation,  sans  que  ses  petites  pièces  de  vers  y 
eussent  donné  la  moindre  atteinte...  et  peut-être  y  seroit-il  encore 
aujourd'hui  s'il  ne  s'étoit  point  lassé  d'impatienter  le  public  dans 
l'attente  de  sa  Piicelle  et  s'il  n'avoit  été  vaincu  par  le  désir  d'ac- 
quitter sa  parole  (1)...  » 

(1)  Baillet,  Jugements  des  savatis,  t.  V,  p.  278. 


JEAN    CHAPELAIN  137 

Cela  s'explique  assez  facilement  si  l'on  se  reporte  i)ar  la 
pensée  à  celle  époque  de  ti-ansition  où  l'art  tout  entier 
consistait  uniqueinenl  dans  la  méthode  et  dans  raj)plication 
rigoureuse  des  règles  affirmées  par  les  maîtres.  Toutes  les 
préfaces  des  poèmes  épiques  de  ce  temps,  et  Dieu  sait  s'ils 
furent  nombreux,  permettent  de  constater  au  dernier  degré 
celte  confiance  absolue  dans  l'obéissance  passive  aux  pres- 
criptions de  l'école,  et  celui  qui  possédait  le  mieux  la  con- 
naissance des  poétiques  et  des  règles  devait  nécessairement 
passer  pour  le  premier  des  poètes  et  des  écrivains. 

Aussi  M.  Guizot  n'hésile-t-il  pas  à  affirmer  que  toute  la 
période  de  la  vie  de  Cliapelain  qui  s'écoula  depuis  la  fonda- 
tion de  l'Académie  justiu'à  rappariiion  de  la  Pucelle,  en 
16oo,  fut  une  période  «  de  gloire  sans  mélange  (1).  »  On 
n'en  doutera  point  quand  nous  aurons  dit  quelques  mots  de 
sa  correspondance,  et  l'on  reconnaîtra  qu'il  devint,  dès  1037, 
s'il  ne  l'était  déjà  avant  l'Impression  des  Sentiments  sur  Je 
Ciel,  «  l'oracle  de  presque  tous  les  gens  de  lettres  et  en  jtar- 
liculier  des  poètes  de  son  temps.  » 


IV.    La  Correspondaace  littéraire  de  Chapelain. 

L'abbé  Goujel  ne  pouvait  se  lasser,  au  milieu  du 
xvii'' siècle,  de  proclamer  son  admiration  devant  la  multi- 
tude de  lettres  que  Chapelain  était  obligé  d'écrire  à  tous 
ceux  (|ui  le  consultaient  sur  des  sujets  littéraires  de  toute 
espèce  :  «  J'en  ai  vu,  dit-il,  dix  gros  volumes  in-4''  qui  vont 
d'année  en  année  depuis  le  18  septembre  1632  jusqu'au 
22  octobre  1673,  c'est-à-dire  jusque  vers  la  fin  de  sa  vie. 
Racine  lui-même  dans  sa  jeunesse  avoit  recours  à  ses  avis  et 
s'en  trouvoit  bien.  »  Le  continuateur  de  Pellisson,  l'abbé 
d'Olivet,  avait  parcouru  avant  le  savant  bibliographe  la  plus 
grande  partie  des  lettres  de  Chapelain  mises  à  sa  disposition 
par  les  héritiers  du  poète  :  comme  lui,  il  avait  été  frappé  de 

(1)  Guizot,  Corneille  el  non  temps,  p,  323. 


438  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

rimportance  de  cet  immense  recueil  et  ce  fut  sous  Timpression 
immédiate  de  sa  lecture  qu'il  écrivit  le  passage  apologétique 
remarquable  que  nous  avons  cité  dans  notre  introduction. 
De  nos  jours,  M.  Livet,  qui  put  en  étudier  cinq  volumes 
dans  la  bibliothèque  de  31.  Sainte-Beuve,  en  a  cité  avec 
éloge  de  nombreux  fragments  dans  ses  diverses  publications, 
et  s'est  servi  de  ces  lettres  précieuses  pour  composer  son  inté- 
ressante notice  sur  l'hôtel  de  Rambouillet  ;  M.  P.  Clément 
en  a  donné  quatre-vingt-dix,  touchant  spécialement  la  litté- 
rature et  les  gens  de  lettres,  à  la  suite  des  lettres  de  Colbert  ; 
MM.  Rathery  et  Boulron  ont  reproduit  celles  que  Chapelain 
écrivit  à  M"n1e  Scudéry,  la  Sapho  moderne  :  M.  de  Lens, 
celles  qu'il  adressa  au  célèbre  voyageur  Dernier  ;  M.  Tas- 
chereau  en  a  publié  un  gi'and  nombre  en  appendice  à  la 
dernière  édition  de  son  Histoire  de  Corneille;  M.  Livet,  eu 
appendice  à  VHistoire  Je  V Académie  par  Pellisson  ;  enfin 
Ylsoç/raphte  et  V Amateur  dSautograpJies  ont  donné  dans 
plusieurs  de  leurs  livraisons  des  lettres  à  Dati  où  à  d'autres 
illustres,  et  M.  le  Minisire  de  l'Instruction  publique  a  récem- 
ment chargé  l'un  des  érudits  les  plus  distingués  parmi  les 
correspondants  du  Comité  des  travaux  historiques,  M.  Taraizey 
de  Larroque,  de  publier  [)Our  la  collection  des  Documents 
inédits  sur  Vhistoire  de  France,  les  cinq  volumes  légués  par 
M.  Sainte-Beuve  à  la  Bibliothèque  nationale. 

Cette  rapide  énuméralion  bibliographique  suffirait  au 
besoin  pour  constater  l'intérêt  capital  qui  s'attache  à  celle 
correspondance  au  point  de  vue  de  l'histoire  littéraire  du 
xvii*"  siècle.  Nous  avons  eu  nous-mème,  à  plusieurs  reprises, 
rheureux  privilège  de  pouvoir  parcourir  cette  importante 
portion  du  trésor  signalé  par  l'abbé  Goujet,  qui  lui  avait 
fait  de  larges  emprunts  pour  restituer  la  véritable  physio- 
nomie d'une  foule  de  poètes  fort  oubliés  ;  nous  en  avons 
rapporté  la  même  impression  que  tous  nos  devanciers  et  nous 
n'hésitons  pas  à  déclarer  que  la  publication  de  ces  le/tres 
rendra  immédiatement  à  leur  auteur  le  lustre  littéraire 
que  la  Pucelle  et  les  épigrammes  de  Boileau  lui  ont  fait 
perdre.  On  ne  subjugue  pas  ainsi  pendant  près  d'un  demi- 


JEAN    CHAPELAIN  139 

siècle  les  plus  hautes  personnalités  de  la  littéi'alure  et  de  la 
science  en  France  et  h  Télranger,  lorsqu'on  ne  possède  pas 
une  véritable  valeur  personnelle.  Or  voici  les  noms  des 
principaux  correspondants  de  Chapelain  dès  Tannée  1033  : 
Godeau,  Balzac,  Malleville,  Boisroberl,  Vaugelas,  de  Peyrosc, 
Bautru,  Gassendi,  Conrart,  MM.  du  Tremblay,  de  Colanges, 
de  Corcelles,  de  Montauzier,  de  Fiesque,  de  Sales,  de  G  ni- 
che, d'Elbène,  les  Arnaud,  le  P.  Joseph,  le  P.  Senaud, 
M"''  de  Gournay,  etc.,  etc.,  auxquels  viennent  se  joindre 
bientôt  :  Maynard,  Saint-Amand,  Méziriac,  La  Lane, 
Bourzeis,  Bouchard,  Bacon,  Le  Febvre,  Lancelot,  Ileinsius, 
Hnygens,  Grevius,  Dati,  Hévélius,  le  marquis  de  Gcsvres,  le 
maréchal  de  Brézé,  le  duc  et  la  duchesse  de  Longueville,  le  car- 
dinal Beiitivoglio,  M"^deScudéry,  M"°  Paulct...,  tous  les  noms 
les  plus  illustres  delà  république  des  lettres  au  xvii*'  siècle. 

Après  MM.  Livet,  Clément  et  Balhery,  détachons  encore 
quelques  perles  de  ce  riche  écrin,  en  attendant  queM.de 
Larroqne  nous  l'offre  tout  entier.  Voici  d'abord  une  consul- 
tation littéraire  fort  curieuse,  donnée  par  Chapelain  à  Bois- 
robert  pour  le  cardinal,  qui  avait  projeté  de  publier  une 
sorte  d'opéra  représenté  avec  succès  à  Rome  à  la  gloire  de  la 
France.  On  sait  que  l'opéra  n'était  pas  encore  connu  chez 
nous  à  cette  époque. 

((  De  Paris,  ce  11  février  1G39.  —  Modestie  à  part,  puisque 
Mp""  le  commande,  et  sans  mettre  en  question  si  mon  avis  est 
considérable  sur  le  sujet  dont  vous  m'avez  communiqué  de  son 
ordre,  je  vous  diray  franchement  ce  qu'il  m'en  semble.  J'ay  leu 
la  pièce  de  théâtre  italienne  et  je  vous  avoiie  que,  pour  tragi- 
comédie  régulière,  elle  m'a  paru  fort  défectueuse,  soit  dans  la 
disposition,  et  mesme  dans  la  pluspart  des  mouvemeiis  qui  sont 
attribués  à  ces  personnages.  11  est  vray  que  c'est  la  trailter  avec 
trop  de  rigueur  que  de  la  vouloir  juger  dans  la  sévérité  des 
bonnes  règles,  si  son  aulheur  n'a  eu  autre  dessein  que  de  faire  une 
pièce  de  magnilicence  et  non  d'art,  et  s'il  se  peut  dire  plustost  un 
ballet  qu'une  comédie,  comme  sont  toutes  celles  qu'ils  font  main- 
tenant pour  les  chanter  :  en  ces  sortes  de  pièces,  l'art  de  la  comé- 
die n'eu  est  pas  la  fin, mais  celuy  de  la  musique,  eU'on  peut  dire 


140  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

d'elles  qu'elles  sont  faittes  seulement  pour  soustenir  et  donner 
corps  à  do  beaux  airs,  ainsy  que  nous  avons  oiiy  chanter  autrefois 
plusieurs  ouvrages  de  poésie  qui  passoient  à  la  faveur  des  airs  que 
Guédron  avoit  faits  dessus,  et  nous  avons  veu  que  l'oreille  amusée 
par  le  chant  ne  s'apercevoit  pas  du  défaut  des  paroles.  Ce  n'est 
pas  que  le  Rinuccini,  qui  est  l'inventeur  de  ces  espèces  de 
représentations  n'ait  fait  trouver  les  grâces  de  la  poésie  parmy 
les  charmes  de  la  musique,  mais  il  est  le  seul  qui  y  ait  réussy  : 
et  encore  se  renconlre-t-il  que,  pour  l'invention  et  la  disposition 
des  deux  pièces  qu'il  a  faittes  en  ce  genre,  ce  n'est  comme  rien  ; 
et  pour  la  scène  et  l'harmonie,  à  peine  méritent-elles  le  nom  de 
comédies...  Maintenant,  celle-ci  estant  de  beaucoup  au-dessous 
de  celles  du  Rinuccini  et  ne  devant  que  fort  peu  au  poêle  comme 
poète,  puisque  S.  E,  commande,  je  vous  diray  que  je  ne  croy 
pas  qu'elle  réussisse  imprimée,  c'est-à-dire  destituée  de  la 
magnificence  dans  laquelle  Rome  l'a  veu  représenter,  sans  la 
multitude  d'acteurs  et  d'habits,  les  divers  changemens  de  scène 
et  l'harmonie  des  voix  et  des  iiistrumens.  Entons  cas,  si  on  la 
devoit  imprimer,  il  vaudroit  bien  mieux  que  ce  fust  au  lieu  où 
elle  a  esté  veûe  et  où  l'image  de  son  esclat  est  encore  dans  la 
mémoire  et  dans  l'imagination  de  tous  les  honnestes  gens  qui,  la 
relisant,  se  la  figureroient  encore  comme  présente  etluy  pourroient 
conserver  sa  réputation.  Il  y  auroit  encore  cela  d'avantageux, 
s'imprimant  à  Rome,  que  nous  ne  paroistrions  point  avoir 
accueilli  avec  avidité  une  chose  faitte  pour  nous  obliger,  et  que  si 
la  chose  est  glorieuse,  nous  la  devrions  plustost  à  la  bonne  volonté 
des  Italiens  pour  nous  qu'à  nostre  sollicitude.  Une  des  choses  qui 
m'engagent  autant  à  la  publier  à  Rome,  c'est  qu'on  n'imprime 
guères  ces  sortes  de  pièces  qu'avec  des  figures  du  théâtre  et  de  ses 
divers  changemens, et  que  les  dessins  de  ces  figures, outre  qu'ils  sont 
à  Rome,  se  font  beaucoup  mieux  encore  par  les  Italiens  que  par 
nous.  Outre  que  le  débit  de  la  pièce,  pour  la  gloire  du  nom  fran- 
cois,  est  bien  plus  nécessaire  en  Italie  qu'en  France,  qui  n'a  pas 
besoin  d'en  estre  persuadée.  Voilà  en  sorte  mon  petit  sentiment 
de  ce  long  ouvrage,  dont  vous  tirerés  ce  que  vous  jugerés  qui 
pourra  estre  agréable  à  S.  E.,  afin  de  le  luy  rapporter  (l)-..  » 

Voilà  bien    le  modèle    de   la  critique  calme,    honnête  et 
patriotique,  et   l'on   n'a  guère  le  droit  de  s'étonner,  en  pré- 

(I)  Corr.  inédile  de  Chapelain,  onno  1639. 


.lEAN    CHAl'ELAIN  141 

sence  de  pareilles  consultalioiis  qui  se  présentent  fort  nom- 
breuses dans  la  correspondance  de  Chapelain,  que  Voltaire 
ait  pu  écrire  dans  ses  notes  au  Temple  du  goût  :  «.  A  Tépoque 
de  Voiture,  Chapelain  passait  à  bon  droit  pour  le  plus  grand 
génie  de  son  temps  (1;.  »  Cette  attitude  pleine  d'indépendance 
devant  le  cardinal,  n'est  pas  l'un  des  caractères  les  moins 
honorables  qui  distinguent  la  crili(iue  de  Chapelain  ;  elle 
nous  fait  pardonner  ce  qui  pourrait  paraître  trop  courtisan 
dans  ce  projet  d'un  monument  à  élever  au  premier  ministre, 
dont  s'occupait  le  chancelier  Séguier. 

((  Du  5  décembre  1G40.  —  Monsieur,  vousavés  bien  creu  sans 
doute  que  je  n'avois  pas  besoin  d'esîre  exhorté  à  un  travail  qui 
regardoit  l'honneur  de  Ms'  le  Cardinal  et  le  service  de  Me""  le 
Chancelier.  Un  seul  de  ces  noms  illustres  me  pouvoit  faire  entre- 
prendre des  choses  plus  difficiles  encore,  et  l'un  et  l'autre  ont 
pour  moy  un  naturel  aiguillon  qui  me  sollicite  continuellement 
de  contribuer  à  leur  gloire  et  à  leur  contentement  tout  ce  ((ui 
dépend  de  ma  foiblesse.  Et  pleustà  Dieu  qu'en  ce  que  j'ay  resvé 
sur  le  mémoire  que  vous  m'avés  donné  vous  trouvassiés  autant  de 
succès  que  j'ay  trouvé  de  plaisir,  et  que  mes  imaginations  res- 
pondissent  à  la  dignité  des  sujets  et  au  désir  que  j'ay  eu  ({u'elles 
n'en  fussent  pas  indignes.  Mais  pour  venir  au  Hiit,  le  premier  et 
le  second  tableau  ne  pouvant  estre  mieux  figurés  que  par  les 
fables  que  vous  m'avez  dittes,  pour  le  troisième  qui  doit  repré- 
senter S.  E.  connue  surintendant  de  la  marine,  je  voudrois  ûiire 
un  Eole  présenté  par  Junon  à  Neptune  pour  avoir  les  vents  sous 
son  pouvoir.Il  faudroit  peindre  Neptune  au  bord  d'un  antre  marin, 
présentant  à  Eole  une  fourche  à  deux  pointes  avec  des  freins  et  des 
mors,  et  Iny  montrant  le  roc  ((ui  sert  de  prison  aux  venis  pour 
les  gouverner.  Celle  figure  donneroil  tous  les  rapports,  tant  de  la 
puissance  sur  la  mer  ([ue  de  la  persoimo  (jui  avoit  contribué  à  la 
faire  obtenir.  Si  toutes  fois  les  choses  (jui  sont  depuis  arrivées 
empeschoienl  M.  le  Chancelier  d'y  faire  entrer  Junon,  il  ne  fau- 
droit mettre  dans  le  tableau  que  Neptune  et  Eole  comme  il  a  esté 
marqué.  —  Pour  le  (pialriesiuc  (jui    doit  représenter  la  desfaite 

(I)  Noies  au  Temple  du  yoùl.  —  Limporlance  esl  de  sçavoirqucje 
suis  voslre  favory,  répéterons-nous  avec  Balzac,  car  il  est  cerlaiu  que 
vous  estes  rov.  » 


14:2  LA    BllETAGNE   A    l' ACADÉMIE 

des  Anglois  en  Ré,  j'aurois  pensé  à  la  fable  de  Niobé  et  de  ses 
enfants  tués  à  coups  de  flèches  par  Apollon  et  par  Diane  vengeant 
Latone  et  se  vengeant  eux-mesmes  de  l'audace  de  cette  reyne  qui 
luy  disputoit  les  honneurs  divins.  D'un  costé  Niobé  représenteroit 
l'Angleterre,  et  ses  troupes  dosfliittes  seroient  figurés  par  ses 
enfans  tués;  de  l'autre  Latone  représenteroit  la  France  qui  ver- 
roit  avec  joye  Apollon  du  haut  d'un  costeau  tuant  ses  ennemis,  et 
Apollon  seroit  la  figure  du  roy  et  Diane  celle  de  S.  E.,  laquelle, 
comme  Diane   ne   luyt  que  du  feu  de  son  frère,  reconnoist  aussy 

son  esclat  et  sa  puissance  de  Sa  Majesté Pour  le  cinquiesme, 

qui  doit  représenter  la  prise  de  La  Rochelle,  j'ai  creu  qu'on  pou- 
voit  faire  un  Apollon  qui  tue  le  grand  serpent  Python..,,  etc.  (1).  » 

Mais  nous  ne  suivrons  pas  Chapelain  dans  tout  le  détail  de 
ses  ingénieuses  allégories  :  ceci  nous  suffit  pour  constater 
que  le  critique,  tout  indépendant  qu'il  fût,  savait  être  recon- 
naissant, et  les  lettres  précédemment  citées  au  chevalier  de 
la  Trousse  et  à  la  marquise  de  Flamarens,  nous  ont  appris 
déjà  qu'il  ne  pratiquait  pas  seulement  la  reconnaissance  de 
l'esprit  par  de  simples  paroles,  mais  encore  et  surtout  la 
reconnaissance  du  cœur.  Du  reste,  les  traits  de  son  caractère 
se  complètent  admirablement  par  l'expression  touchante  de 
cotte  belle  épître  à  Godean,  qui,  abandonnant  le  vain  titre  de 
Xain  de  la  princesse  Julie,  était  entré  depuis  peu  dans  les 
ordres,  et  venait  de  recevoir  de  Richelieu,  en  récompense 
de  la  paraphrase  du  cantique  Benedicile,  l'évêchc  de  Grasse 
où  ses  vérins  le  transformèrent,  de  par  ies  arrêts  de  la  société 
précieuse,  en  Maiji  de  Sid'^in   2). 

«Du  15  juillet  1039. — Ma  maladie  a  esté  courte,  grâces  à  Dieu, 
et  ne  m'a  pas  donné  tous  les  moyens  d'exercer  la  patience  chres- 
tienne  à  laquelle  vous  m'exhortes  avec  tant  de  bonté  et  de  charité. 
Les  maux  violens  ne  sont  jamais  de  longue  durée;  ils  terracent 
promplement  ou  sont  proinpteraent  surmontés.  Si  le  mien  eust 
eu  le  mauvais  succès  que  nos  amis  croignoient,  vostre  lettre 
m'eust  trouvé  dans  le  tombeau  et  j'eusse  perdu  ces  bons  avis,les- 

(1)  Corr.  inédite  de  Chapelain,  nmio  IGiO. 

(2)  Voir  notre  étude  sur  Godeau,  dans  la  Revue  du  Monde  catholique: 
2c  semestre  1878. 


.lEAN    CHAPELAIN  143 

quels  je  me  tiens  heureux  de  pouvoir  employer  à  mon  usage  et 
d'en  pouvoir  profiter  à  l'avenir  dans  les  épreuves  de  constance  et 
de  résignation  qu'il  plaira  à  Dieu  de  rn'envoyer.  Vous  sçavés  que 
ce  n'est  pas  aux  seules  afflictions  corporelles  que  ce  remède  est 
propre  et  nous  sommes  en  un  temps  où  il  y  a  lieu  de  l'appliquer 
utilement  et  souvent  à  celles  de  Tesprit.  Les  perles  de  bien  qui 
nous  arrivent  tous  les  jours,  mais  bien  plus  encore  celles  d'amis 
intimes,  outre  les  malheurs  de  la  jjatrie,  nous  sont  un  exercice  de 
douleur  ordinaire  dans  lequel  les  senti  mens  pieux  que  vous  me 
marqués  dans  une  lettre  rencontrent  matière  à  fructifier  soit  pour 
nostre  fermeté,  soit  pour  nostre  consolation.  Je  vous  en  remercie 
donc  de  fout  mon  cœur,  comme  aussy  des  oblations  que  vous 
avés  faictesàDieu  pour  mon  soulap,ement  que  je  ne  doute  point 
qui  n'en  soit  venu  en  la  plus  grande  partie,  je  dirois  en  tout  si  la 
brièveté  de  mon  mal  et  le  long  temps  que  demeurent  les  lettres 
en  chemin  d'ici  à  Grasse  ne  me  laissoient  croire  que  j'estois  à 
demy  guéry  lorsque  vous  receusles  la  nouvelle  qui  vous  fist 
appréhender  ma  mort.  Nous  exerçons  ici  les  œuvres  de  miséri- 
corde par  l'assistance  que  nous  rendons  aux  affligez  :  j'entends  la 
veuve  du  pauvre  Cainusat  (1)  et  toute  la  maison  de  M.  d'Andilly  [-1]. 
—  Je  suis,  etc.  (3).  » 

Si  de  toute  la  collection,  les  lettres  à  Godeau  sont  les  plus 
sympathiques,  la  correspondance  avec  Balzac  est  celle  qui 
présente  au  point  de  vue  historique  et  littéraire  le  plus  sérieux 
intérêt.  On  sait  que  les  réponses  du  grand  épistolicr  de 
France,  comme  il  s'appelait  lui-même,  ont  été  publiées  peu 
de  temps  après  sa  mort,  en  un  joli  volume  elzévirien  [A]  que 
s'arrachent  encore  aujourd'hui  les  bibliophiles  ;  et  l'on  doit 
joindre  aux  six  livres  qui  composent  ce  volume,  l'importante 
publication  de  170  nouvelles  épîtrcs  qu'a  exhumées,  en 
4878,  delà  Bibliothèque  nationale,  l'infatigable  M.  Tamizey 

(1)  huprimcur-librairc  de  l'Académie.  Oa  trouve  plusieurs  lettres  tic 
Chapelain  à  Boisrobert,  en  (aveur  de  la  veuve  Camusat  que  Cramoisy 
voulait  dépouiller. 

(2)  A  cause  de  la  mort  du  lioulenant  Arnaud. 

(3)  Corr.  inôdile  de  Chapelain,  anno  IG3Î). 

(i)  Lellres  l'umilièrcs  de  M.  de  Balzac  à  M.  Chapelain.  A  l>aris,  chez 
Augustin  Courbô,  au  Palais,  etc.,  IGoG,  in-8",ct  1659,  pet.  in-12,  cl  Leyde 
(Elzevicr),  16.")U,  in  12;  Amsterdam,  Kkil.  in-12,  etc. 


144  LA    liKETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

(le  Larroque,  pour  le  dernier  volume  des  Mélanges  historiques 
de  la  Collection  des  documents  inédits  sur  l'histoire  de 
France  (1).  Chapelain  entretenait  Balzac  non-seulement  de 
tous  les  événements  littéraires  qui  survenaient  à  Paris,  des 
nouveaux  ouvrages,  des  candidatures  et  des  réceptions  aca- 
démiques, des  occupations  et  des  travaux  de  la  compagnie, 
mais  eîicore  de  toutes  les  particularités  biographiques  et 
critiques  sur  ses  confrères  et  sur  leurs  familles.  Les  plus 
illustres  y  marchent  de  pair  avec  les  humbles  :  l'hôtel  de 
Rambouillet  y  figure  à  côté  de  la  société  de  Port-Royal, 
avec  laquelle  tous  deux  se  trouvaient  en  relations  de  bonne 
amitié,  et  ce  n'est  pas  un  des  côtés  les  moins  piquants  de 
cette  correspondance,  de  lire  une  sortie  mordante  sur  Voiture, 
il  négligente,  après  des  réflexions  sur  la  conversion  et  la 
retraite  de  M.  Le  Maître,  ou  des  condoléances  sur  la  triste 
situation  de  fortune  du  seigneur  Tuhero  (LaMothe  Le  Vayer; 
et  de  Silhon,  à  la  suite  de  discours  politiques  concernant  la 
conduite  du  ministère  à  l'intérieur  ou  à  l'étranger. 

Le  style  de  ces  lettres  est  en  général  facile,  pur  et  très- 
correct  :  à  peine  y  rencontre-t-on  quelques  tournures  de 
phrases  ou  quelques  expressions  qui  aient  vieilli  ;  il  n'offre 
point  la  pédante  emphase  de  celui  de  Balzac,  dont  la  mono- 
tonie égale  la  majesté,  ni  l'affectation  calculée  de  celui  de 
Voiture,  dont  les  pointes  s'entrecioisent  à  plaisir  ;  mais  sur- 
tout il  n'est  point  surchargé  de  ces  immenses  citations  dont 
l'ermite  de  la  Charente  ne  pouvait  se  passer,  même  dans  les 
lettres  les  plus  familières,  et  dont  l'oracle  de  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet fait  un  si  déplorable  usage  dans  ses  épitres  à  l'archi- 
diacre du  Mans.  Beaucoup  plus  sobre  est  Chapelain,  qui 
hasarde  bien  de  temps  en  temps  quelques  mots  en  langue 
italienne,  voire  en  langue  latine,  mais  qui  n'érige  point  ce 
procédé  en  système:  ce  ne  sont  chez  lui  que  petites  fleurs 
qui  émaillent  le  discours.  «  Qualche  scioperato  s'est 
avisé    de    faire   rire   les   crocheteurs  aux  dépens  de  notre 


(i;  Paris,  impr.  nat.,  18T3,  in-l".  — Ces  lellrcs  s'cleiuienldu  31  août  I6i3 
au  2  décembre  16i7. 


JEAN    CHAPELAIN  145 

sénat  littéraire  »,  dira-t-il  un  jour  à  propos  de  la  comédie 
de  Saint-Evremont  ;  ou  bien,  trouvant  qu'il  ne  réussit  pas  à 
faire  pénétrer  dans  Tesprit  de  ses  confrères  Tardeur  et  le 
zèle  qui  Tan i nie,  il  écrira  :  «  L'Académie  sta  per  tivar  le 
cahe,  tant  elle  est  négligente  et  oiseuse.  »  Une  autre  fois 
il  appellera  Voiture  «  il  négligente,  ou,  si  vous  voulez,  il 
trascurato.  «Il  se  hasardera  même  jusqu'à  dire:  «  Pour  le 
candidat,  c'est  le  même  abbé  (d'Aubignac),  qui,  pensant 
avoir  un  pied  dans  l'Académie,  repulsam  passus  est  en 
faveur  de  M.  Patru »  Mais  ce  sont  ses  plus  grandes  li- 
cences. 

Quant  à  ses  appréciations  sur  les  personnes  et  sur  les 
événements,  Chapelain,  justifiant  Tépithète  de  circonspec- 
tissime  dont  l'avait  gratifié  Balzac,  s'arrange  ordinairement 
de  manière  à  compenser  une  critique  par  une  louange,  se 
tenant  toujours  dans  un  juste  milieu  qui  tempère  la  sévérité 
d'un  jugement  par  une  phrase  flatteuse  pour  la  personne. 
De  cette  façon,  il  est  bien  rare  qu'on  s'attire  des  ennemis 
irréconciliables,  et  c'est  ce  (pii  peut  expliquer  jusqu'à  un 
certain  point  la  grande  considération  dont  Chapelain  a  tou- 
jours joui  parmi  ses  confrères  et  ses  rivaux,  même  après  les 
violentes  attaques  du  satirique.  On  a  déjà  pu  reconnaître  ce 
caractère  particulier  dans  les  passages  que  nous  avons  eu 
occasion  de  reproduire  :  en  voici  un  qui  le  fera  mieux  saisir 
encore.  Chapelain  ayant  rencontré  plusieurs  fois  Saint-Cyran 
chez  M.  d'Andilly,  dépeignit  à  Balzac  les  traits  du  célèbre 
abbé,  et  sa  lettre  se  terminait  ainsi  : 

«  Du  reste,  son  discours  entrecoupé  et  cautclant  et  quelques 
raisonnements  informes  et  à  demi  exprimés,  ne  me  laissèrent  pas 
persuade  (ju'il  fût  si  grand  personnage  que  l'on  mel'avoit  représenté 
et  je  vous  avoue  qu'en  ces  occasions  je  respectai  plus  sa  répu- 
tation que  sa  personne.  Touti'fois  \\  ne  conversoit  pas  pour  me 
plaire,  et  sans  doute  ne  se  soucioit  pas  de  me  donner  bonne  opi- 
nion de"  lui.  Il  peut  être  aussi  aisément  que  sa  santé  ou  l'état  de 
sa  maladie  ne  lui  eût  pas  laissé  tout  l'usage  de  son  esprit,  et,  en 
ces  matières  de  juger  d'autrui,  ma  maxime  est  de  croire  que  les 

10 


146  LA    ni'.ETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

vertus  sont  journalières,  el([u'il  n'y  a  qu'une  longue  pratique  qui 
en  puisse  faire  porter  un  jugement  assuré  (1)...  » 

Chapelain  usait  de  la  même  circonspection  à  l'égard 
des  événements,  et,  lorsqu'il  avait  à  les  apprécier,  il  les 
considérait  souvent  sous  deux  aspects  opposés,  afin  de 
satisfaire  tout  le  monde.  Cela  nous  a  surtout  frappé  dans 
la  lettre  qu'il  écrivait  à  Balzac  au  sujet  de  la  retraite  de 
M.  Le  Maître  : 

«  M,  d'Andilly  el  mademoiselle  Le  Maître,  avec  toutes  les  reli- 
gieuses de  Port-Royal,  dit-il,  l'ont  approuvée  extrêmement,  et 
puisque  notre  ami  étoit  persuadé  que  son  salut  dépendoit  de  ce 
genre  dévie,  j'y  eusse  aussi  bien  donné  les  mains  qu'eux,  s'il  ne 

l'eût  point  pris  si   étrange  que  je  vous  l'ai  mandé mais  cet 

excès  de  zèle  me  coule,  et  je  ne  puis  estimer  bien  sage  le  pieux 
directeur  qui  l'a  poussé  ou  qui  Va.  laissé  aller  à  un  mouvement 
dont  le  principe  est  excellent,  mais  dont  la  suite  est  si  périlleuse, 
au  jugement  des  personnes  qui  sont  plus  dans  ces  sortes  de  pra- 
tiques que  moi.  Je  sais  que  je  philosophe  grossie  renient  eu  ces 
matières,  et  ne  me  fie  pas  de  ma  propre  raison  lorsqu'il  faut 
prononcer  dé finitivemeni  ;  toutefois  je  pense  pouvoir  dire  que  ces 
singularités  sont  ordinairement  ruineuses  à  ceux  qui  les  affectent, 
et  qu'elles  laissent  après  soi  de  longs  et  inutiles  repentirs. 
M.  l'abbé  de  Saint-Nicolas  et  son  jeune  frère  de  Verdun  sont  dans 
ce  sentiment  (:2)...  » 

Cette  profession  de  foi  est  en  même  temps  très  chrétienne 
et  circonspectissime. 

Quand  on  a  parcouru  toute  cette  correspondance  où  Cha- 
pelain s'épanche  si  librement  dans  le  cœur  de  son  ami,  on 
n'est  plus  étonné  que  Balzac,  qui  lui  envoyait  en  cadeau  tous 
les  ans  plusieurs  rames  de  papier  d'Angouléme(3\  l'ait 
appelé  en  plusieurs  passages  «  une  partie,  quoyqne   la  prin- 

(1)  Lettre  du  25  juillet  1638,  publiée  par  Sainte-Beuve.  {Hisl.  de  Port- 
Hoijal.) 

(2)  Lettre  du  25  janvier  1l)38,  ibid. 

(3)  En  revanche  les  sœurs  de  Cliapelain  aclielalenl  quelquefois  des 
étoffes  parisiennes  pour  Balzac. 


.lEAN    CHAPELAIN  147 

cipalle  de  nioi-mesme,  le  bon  démon  de  Balzac,  on  pour 
parler  plus  clirestiennement,  l'ange  gardien  de  Balzac  1),  » 
et  qu'il  ait  pu  écrire  à  Meynard,  dès  le  20  décembre  1631, 
au  début  de  leurs  relations  épistolaires  :  «  Ceux  qui  ne  voyent 
31.  Chapelain  que  par  le  dehors,  le  prennent  pour  un  homme 
fort  poli  et  qui  a  de  très-belles  et  de  très-agréables  qualilez, 
mais  moy  à  qui  il  a  descouvert  ce  qu'il  n'étalle  pas  au  monde, 
je  sçay  qu'il  est  capable  de  très-grandes  choses...  J'adjous- 
feray,  sur  le  subject  de  sa  probité,  que  je  vous  ay  parlé  d'un 
ancien  Romain  et  quejenc  voy  point  d'e.vemple  de  vertu  dans 
la  première  décade  de  Tite-Live  qui  soit  trop  hault  et  trop 
difficile  pour  luy  (2).  » 

Voici  une  preuve  de  cette  vertu.  On  sait  que  Balzac  eut  à 
se  plaindre  de  ilichelieu,  qui  ne  l'avait  pas  trouvé  assez 
souple.  Peu  de  temps  après  la  mort  du  cardinal,  le  14  sep- 
tembre 1043,  Balzac  écrivait  à  Chapelain  :  «  Vous  mesme, 
Monsieur,  n'avés  pas  tant  de  sujet  de  vous  en  louer  que 
vous  pourriez  bien  vous  imaginer,  et  je  sçay  de  science 
qu'il  a  parlé  autrement  qu'il  ne  devoit  du  mérite  de  voslre 
Pucellc,  et  qu'encore  que  vous  fussiez  un  de  ses  pension- 
naires, il  estoit  un  de  vos  envieux,  sed  hœc  hactenus,  hacte- 
nus,  hactenus...  (3)  »  Chapelain  remit  le  tentateur  à  sa  place 
et  défendit  vigoureusement  la  mémoire  de  son  prolecteur, 
car  le  grand  épistolier  lui  répliquait,  le  5  octobre  :  «  Mais 
vous  ne  relaschez  jamais  en  ma  faveur  de  vostre  première 
sévérité.  Vous  n'estes  indulgent  qu'aux  tyrans,  et  parce 
qu'Arnaud  vous  est  cher,  vous  voudriez,  je  croy,  qu'on 
aimast  Tibère  et  Stilicon  pour  l'amour  de  luy  (4\  »  Tant 
d'autres  avaient  déjà  oublié  les  bienfaits  du  cardinal  pour  se 
joindre  à  la  tourbe  de  ses  détracteurs,  que  ce  trait  honorable 
ne  doit  pas  être  oublié.  Du  reste,  la  «sévérité»  de  Chape- 
lain ne  refroidit  en  rien  rinlimiié  des  deux  correspondants, 

(1)  MèUauics  hi!^lori(jiics,  loc.  cil.,  p.  40."). 

(2)  Œuvres  de  Balzac.  Edit.  in-fol.,  t.  f,  p.  ùii.  Passage  cUé  par  M.Ta- 
mizey  de  Larroque  en  laveur  de  Chapelain. 

(3)  Mélanges  historiques,  loc.  cit.,  p.  -tlO. 

(4)  Ibid.,  p.  434. 


148  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉ.MIE 

puisque  Balzac,  un  an  après,  lui  adressait  ces  lignes  :  «...  Je 
ne  sçay  pas  seulement  si  j'escriray  en  latin,  n'escrivant  plus  à 
quiconque  n'est  pas  M.  Chapelain,  que  par  nécessité  ou  par 
humeur  (1).  » 

Nous  renvoyons  à  la  belle  publication  de  M.  Tamizey  de 
Larroque  et  au  volume  elzcvirien,  si  recherché  des  biblio- 
philes, qui  renferme  les  lettres  plus  anciennement  connues 
de  Balzac  h  Chapelain,  ceux  qui  voudraient  approfondir 
davantage  la  nature  des  relations  de  notre  poète  avec  celui 
qu'on  a  appelé  le  réformateur  de  la  prose  française  (2). 
Mais  il  n'est  pas  inutile  d'ajouter  que  dans  l'épître  au  duc 
de  Montauzier  qui  précède  les  Lettres  familières,  l'éditeur 
Girard  s'exprimait  ainsi  :  «  Il  serait  bien  à  souhaiter,  Mon- 
seigneur, pour  l'avantage  de  ce  recueil,  que  M.  Chapelain 
voulust  laisser  voir  en  mesme  temps  les  sages  et  sça vantes 
lettres  qui  ont  souvent  donné  sujet  à  celles-cy.  Qu'il  obli- 
geroit  les  honnestes  gens  !  et  qu'il  y  auroit  de  plaisir  d'en- 
tendre les  jugemens  qu'il  rend  sur  une  infinité  de  choses 
curieuses  !  Elles  sont  dignes  véritablement,  ces  incompa- 
rables lettres,  des  éloges  dont  M.  de  Balzac  les  couronne 
dans  les  siennes  :  et  s'estant  trouvés  en  réserve  dans  ses 
cassettes  jusques  au    nombre  de  cinq  à  six  cens,  j'en  eusse 


(1)  Mélanges  historiques,  loc.  cit.,  p.  ."JTG.  C'est  encore  Balzac  qui  écri- 
vait à  Chapelain(lo  sep.  1636)  :«...  Et  quand  ce  ne  seroit  pas  un  inconnu, 
mais  mon  propre  frère,  qui  auroit  songé  à  vous  fascher,  je  ne  lui  par- 
donnerois  jamais  celle  pensée,  ou  ce  ne  seroit  qu'à  voslre  seule  interces- 
sion. ')  {Lettres  familières,  p.  21.)  —  Et  le  1"  décembre  1639  :  «...  Car 
outre  le  grand  poëte  que  je  reconnois  en  votre  personne,  j'y  trouve 
encore  un  grand  conseiller  d'Etat,  secrétaire,  ambassadeur,  bref,  tout, 
en  toutes  choses,  et  je  n'en  parle  jamais  aulremout  à  ceux  qui  me 
demandent  qui  est  ce  parfait  amy  que  j"ay  à  la  cour  et  cet  homme  de 
qui  je  fais  toute  ma  gloire.  Et  hœc  non  animo  adulalorio  et  ad  aulicas 
cirtes  composito  dicta  sunt.  Jure  tuo  luibes  teslem  qui  sisciens  fallat  etc.  » 
(Ibid..  -209.) 

(^)  On  a  d'autres  lettres  de  Balzac  à  Chapelain  dans  lagiande  édition 
in-fol.  des  œuvres  de  Balzac  publiée  en  166o.  Elles  s'élendent  de  1631 
à  1636.  —  Le  volume  des  Lettres  familières  va  du  1"  juin  1636  au 
28  décembre  1641.  —  Enfin  la  publication  de  M.  Tamizey  s'étend  du 
31  août  1643  au  2  décembre  1617.  En  tout  26S  lettres  de  Balzac  à 
Chapelain. 


JEAN    CHAPELAIN  149 

volontiers  dressé  un  monument  superbe  à  la  mémoire  de  mon 
amy,  sans  l'instance  queceluy  qui  les  a  écrites,  m'a  faite  deles 
luyrenvoyer.il  a  fallu  luy  complaire,  M?',  bien  que  jcl'ayefait 
avec  assez  de  répugnance.  Mais  si  vous  usez  de  tout  le  pou- 
voir que  vous  avez  sur  ses  volontés,  et  que  vous  combattiez 
sa  modestie  de  toute  vostre  force,  je  ne  doute  point  qu'il  ne 
vous  accorde  ce  qu'il  m'a  refusé,  et  que  le  monde  ne  vous 
doive  bientôt  un  divertissement  si  profitable...  »  Il  aura  fallu 
plus  de  deux  cents  ans  avant  que  le  vœu  de  l'archidiacre 
d'Ângoulême  se  réalise  ! 

Si  nous  complétons  nos  extraits  de  la  correspondance  de 
Chapelain  par  un  passage  d'une  lettre  à  Boisrobert,  datée  du 
3  août  1634,  et  dans  laquelle  notre  académicien  exhorte  le 
nouveau  chanoine  de  Rouen  à  vivre  avec  sagesse  et  retenue 
dans  son  canonicat,  à  n'y  avoir  pas  surtout  de  familiarité  avec 
les  femmes,  de  peur  «  qu'il  n'oubliai  sa  condition  présente  et 
qu'il  ne  fût  tenté  de  chanter  autre  chose  que  des  psaumes  et 
des  leçons»,  on  auia  une  idée  très  juste  et  très  complète  du 
caractère  de  Chapelain,  et  nous  pourrons  sans  crainte  passer 
de  la  société  Port-royaliste,  que  nous  venons  à  peine  de 
quitter,  à  l'hôtel  de  Rambouillet. 


V.    Chapelain  à  l'hôtel  de  Rambouillet. 

Les  réunions  de  l'hôtel  étaient  très  brillantes  à  l'époque 
qui  nous  occupe;  c'était  le  moment  de  leur  plus  grande 
splendeur,  et  Balzac  qui,  bien  connu  de  réputation  par  la 
marquise,  lui  avait  déjà,  sur  le  conseil  de  Chapelain,  dédié 
plusieurs  ouvrages  sans  l'avoir  jamais  vue,  devait,  à  son 
premier  voyage  à  Paris,  se  faire  présenter  à  la  belle  Artlié- 
nice...  «  Vous  ne  sçauriés  avoir  de  curiosité,  lui  écrivait 
Chapelain,  le  !2-2  mars  1('»38,  pour  une  chose  ([ui  le  mérite 
davantage  que  l'iiôlel  de  Rambouillet.  On  n'y  paile  point 
savamment,  mais  nn  y  parle  raisonnablement,  et  il  n'y  a  [)as 
lieu  du  monde  oii  il  y  ait  plus  de  bon  sens  et  moins  de 
pédanterie...  »  Il  n'est  j)ashor.s  de  propos  de  remarquer,  en 


doO  l-A    BKETAG.NE    A    l' ACADÉMIE 

eiïct,  que  si  le  langage  précieux  dont  Molière  s'est  moqué 
si  s[)iriluellement,  prit  naissance  dans  la  chambre  bleue,  il 
se  développa  surtout  sous  Tinfluence  des  cercles  secondaires 
fondés  à  son  imitation,  de  ceux  où  dominait  l'élément 
bourgeois,  parmi  lesquels  on  doit  compter  en  première  ligne 
le  salon  de  M"'  Scudéry.  Chez  la  divine  Arthénice,  on  avait 
le  goût  des  choses  sérieuses  :  on  lisait  les  ouvrages  nouveaux; 
on  commandait  des  vers  aux  poètes  du  cénacle,  on  jouait 
des  tragédies,  e(,  ce  qu'il  faut  principalement  noter,  Ton 
causait  ;  car  c'est  là,  comme  le  remarque  l'un  des  historiens 
de  l'hôtel,  M.  Livet,  que  naquit,  se  développa  et  se  main- 
tint l'esprit  de  conversation. 

Très  assidu  aux  réunions.  Chapelain  était  l'un  des  plus 
considérés  parmi  les  littérateurs  familiers  de  la  marquise  ; 
il  servait  même  d'intermédiaire  entre  elle  et  ses  amis,  rece- 
vant des  lettres  à  s3n  adresse  et  remerciant  en  son  nom  (l); 
mais  on  lui  en  voulait  beaucoup  de  sa  réserve  vis-à-vis  du 
public  ;  on  ne  s'expliquait  point  que,  si  profondément  versé 
dans  la  connaissance  des  règles  et  des  méthodes,  il  publiât 
si  peu  de  poésies.  Hélas!  la  Pucelle  ne  vint  que  trop, 
quinze  ans  plus  tard,  justifier  en  partie  ce  silence  prudent 
que  lui-même  reconnaissait  volontiers:  «  Je  suis  l'homme 
du  monde  qui  produit  le  moins  »,  écrivait-il,  en  1635,  à 
M.  de  la  Trousse,  et  deux  ans  après  il  disait  à  Balzac  : 
«  Ah  !  croyez-moi,  Monsieur,  je  suis  peu  de  chose,  et  ce 
que  je  fais  est  encore  moindre  que  moy.  Le  monde,  par 
force  et  contre  mon  intention,  me  veut  regarder  comme  un 
grand  poète,  et,  quand  je  ne  serois  pas  tout  le  contraire,  je 
ne  voudrois  pas  encore  que  ce  fût  par  là  qu'on  me  regardât. 
J'ay,  ce  me  semble,  de  quoy  payer  en  chose  meilleure  et 
plus  justement...  (2)  »  Elait-ce  simple  modestie,  était-ce 
défiance  réelle  de  ses  forces  et  prévision  de  ce  vers  de  Des- 
touches  qu'on  a  souvent  attribué  à  Boileau  : 

La  critique  est  aisée  et  l'art  est  difficile....? 

(1)  Livet,  Précieux  et  Précieuses,  p.  76. 
v2)  Cité  par  M.  Livet,  p.  77. 


JEAN    CHAPELAIN  iol 

Nous  croyons  volontiers  qu'avec  son  sens  droit,  Chapelain 
se  rendait  un  compte  exact  de  sa  valeur  poétique,  et  que  ses 
licsitalions  n'avaient  pas  d'autre  source.  Cependant  Moniau- 
zier  entreprit  de  le  forcer  à  rompre  ce  silence,  et  malgré  la 
résistance  du  poète,  il  y  parvint. 

Ce  n'est  pas  une  des  moindres  choses  à  citera  l'honneur 
de  Chapelain,  que  l'intimité  constante  sur  le  pied  de  laquelle 
il  vécut  toujours  avec  le  marquis,  plus  tard  duc  deMontauzicr. 
On  sait  que  pendant  plus  de  douze  ans  celui-ci  fit  une  cour 
assidue  à  la  belle  Julie  d'Angennes,  fille  de  la  marquise  de 
Rambouillet  ;  c'est  dire  qu'aucune  réunion  de  l'hôtel  ne  le 
trouvait  abscnl,  à  moins  qu'il  ne  fût  à  l'armée.  Il  y  fit  con- 
naissance avec  Chapelain,  et  dès  leur  première  entrevue, 
ces  deux  caractères  au  tempérament  honnête,  digne  cl  austère, 
se  sentirent  attirés  l'un  vers  l'autre  par  une  sympathie  qui 
ne  les  quitta  plus.  Quand  le  marquis  se  trouvait  à  Paris,  dit 
M.  Livet,  il  aimait  à  s'enfermer  avec  Chapelain  dans  l'appar- 
tement qu'occupait  celui-ci  chez  son  beau-frère,  le  procureur 
Faroard,  d'abord  rue  des  Cinq-Diamants,  puis  en  1030,  rue 
Salle-au-Comte,  près  des  Filles  Pénitentes,  derrière  l'église 
Saint-Luc  et  Saint-Gilles.  Absents,  ils  laissaient  rarement 
passer  un  courrier  sans  s'écrire,  et,  ])endant  ses  longs  séjours 
en  Alsace,  «Montauzier  trouva  dans  l'amitié  sincère  et  tidèle 
de  Chapelain  de  gi'auds  adoucissements  à  ses  ennuis  amou- 
reux (IV»  C'était  un  excellent  moyen, du  reste,  pour  obtenir 
la  constante  attention  des  hôtes  de  la  chambre  bleue;  et 
Chapelain,  comme  le  prouve  sa  correspondance,  n'avait  garde 
de  laisser  passer  aucune  occasion  de  vanter  les  hauts  faits  du 
jeune  marquis.  C'est  ainsi  qu'ayant  appris  par  un  billet  de 
son  confrère  Silhon,  que  Montauzier  avait,  au  combat  de 
Mulhouse,  tué  deux  cornettes  et  envoyé  leur  étendard  au  duc 
de  Weimar  :  «  Vous  pouvés  juger,  lui  écrivait-il,  si  ce  dis- 
cours m'a  desplu  et  si  j'ay  de  quoy  me  faire  escouter  ii 
l'hostel  d'Arthénice.  »  Le  fait  est  qu'il  en  parla  longtemps  ; 
ses  lettres  ne  tarissent  point  sur  cet  exploit.  M.  Livet  en  a 

(1)  Livet,  Précieux  el  Précieuses,  p.  4-2. 


152  I.A    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

cité  une  charmante,  qui  donne  la  note  exacte  du  ton   de 
riiôtel  : 

«  Monsieur,  il  faut  que  les  coups  que  vous  avés  rués  au  combat 
de  Mulhausen  ayent  esté  bien  rudes,  puisqu'ils  ont  retenti  jus- 
qu'icyetque  le  bruit  qu'ils  ont  fait  a  longtemps  empesché  que 
Ton  entendist  parler  d'autre  chose.  Je  fus  des  premiers  qui  en 
oùissentle  son  et  le  portay  partout  ensuite.  Madame  vostre  mère 
qui  en  avoit  eu  quelque  veut  en  eut  la  confirmation  certaine  par 
moy,  et  la  princesse  Julie  fut  seule  de  toutes  vos  amies  qui  ne 
l'apprist  point  de  moy.  Au  contraire,  elle  m'en  voulut  bien  donner 
advis  par  un  billet  dont  je  vous  envoyé  la  copie...  Au  reste, 
jamais  homme  ne  fut  si  bien  récompensé  de  ses  hauts  faits  que 
vous,  puisque  la  grande  Arlhénice  el  son  illustre  fille  vous  en 
tesmoignent  toutes  deux  leur  joie  avec  autant  d'esprist  et  de 
bonté  qu'on  en  sçauroit  souhaiter.  Si  j'cstois  en  vostre  place,  pour 
avoir  souvent  d'aussi  obligeantes  lettres  que  celles-là,  je  conti- 
nuerois  cette  persécution  de  cornettes  jusqu'à  l'infiny,  et  je 
n'en  laisserois  par  un  en  seureté  dans  toute  l'étendue  de  l'em- 
pire   » 

Qui  reconnaîtrait,  à  ce  style,  l'auteur  dur,  si  impitoya- 
blement bafoué  par  Boileau  ?  Veut-on  le  surprendre  main- 
tenant en  flagrant  délit  de  langage  précieux?  Voici,  sur  le 
même  sujet,  une  lettre  inédite,  adressée  à  la  princesse 
Julie  (novembre  1638),  qui  lui  avait  annoncé  l'événement 
par  un  billet. 

«  Glorieuse  Julie, —  il  y  a  trop  longtemps  que  vous  me  souffres 
en  vostre  cœur  et  que  j'ay  l'honneur  d'approcher  de  vostre  per- 
sonne pour  s'estonner  que  j'aye  pris  quelque  teinture  de  vos 
perfections  et  que  je  sois  devenu  mi  peu  sorcier  dans  la  communi- 
cation  de  la  plus  illustre  enchanteresse  du  monde.  Je  demeure  donc 
d'accord  que  dernièrement  je  devinay  que  vostre  avanturier  d'Al- 
sace s'éloit  trouvé  au  combat  de  Mulhausen.  Et  je  vous  avoiie 
encore,  quoy  que  je  ne  vous  en  descouvrisse  autre  chose  quand  je 
fis  cette  prédiction,  que  j'avois  veu  les  prouesses  qu'il  y  a  faittes  et 
que  je  fus  sur  le  point  de  vous  en  entretenir.  Mais  il  ne  faut  point 
faire  le  fin  avec  les  maistres,  ny  penser  pouvoir  rien  déguiser  à 
une  aussy  grande  devineresse  que  vous.  Je  ne  les  avois  pas  veus 


JEA^    CHAPELAIN  ^^^ 

a^.és  nettement  pour  en  parler  avec  certitude.  Tantôt  il  me  sem- 
bloit  qu'il  n'avoit  tué  .[u  un  ou  tleu>:  cornettes  ei  j'avais  honte  de 
dire  pour  si    peu.   Tantôt  il   me  paroissoit  victorieux  du  duc 
Charles  et  du  mar.iuis  de  Saint-Martin,  et  je  le  croyoïs  voir  sur  le 
champ  de  halaiUe  donnant  la  vie  au   marquis  de    Bassonpierre, 
à    condition    qu'il    viendroil     en    apporter    tous     les     esten- 
dards  à  vos  pieds  avec  une  harangue  en  style  romanesque  pour 
oblenirsa  IVandiise  de  vostre  générosité.  Et  à  vous  dire  vray,  je 
fus  tenté  plus  d'une  fois  de  vous  déhiter  cette  vision,  parce  que 
des  deux  je  la  trouvois  plus  vraisemblahle.  Cependant,  selon  ce 
que  vous  m'avés  mandé,  je  me  trompois  en  l'un  et  en  l'autre,  et 
jereconnoisparlà  que  je  ne  suis  encore  qu'un  devin  a  la  dou- 
zaine, qu'en  matière  importante  on  auroit  torl  de  se  fonder  sur 
mes  oracles,  et  qu'il  faut  aussy  bien  que  je  vous  cède  la  palme  de 
celte  science,  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  accomply  en  Europe  lait 
gloire  de  vous  céder  celle  de  toutes  les  vertus.  ^^ 

Que  si  l'on  veut  bien  lire  après  cela  cette  autre  missive, 
rapportée  par  M.  Livet,  et  dans  laquelle  Chapelain  annonçait 
à  Montauzier  qu'on  dislribuail  a  l'hôtel,  en  réjouissance  de  la 
prise  de  Brisach,  «  au  lieu  du  feu  de  joie  qu'en  fera  toute  la 
France  »,  les  rôles  d'une  comédie  «  de  laquelle  nous  vous 
gardons  le  principal  personnage,  vaillant  et  féroce,  comme 
vous  plein  d'amour  et  de  colÎM-e,  et  dont  le  rôle  vous  plaira 
bien  assurément,  on  M.  le  lieutenant  fera  Famant  pitoyable  et 
moi  je  représentera V  son  fidèle  amy,  etc.,  «  on  reconnaîtra 
que  les  lettres  galantes  de  Chapelain  valent  bien  celles  de 
Voiture.  Apprenez  vite  votre  rôle,  comme  nous  apprenons  les 
nostres,  disait-il  à  Montauzier,  pour  que,  quand  vous  vien- 
drez ici  au  carnaval,  il  n'y  ail  plus  qu'à  nous  habiller  tous  et  a 
monter  sur  le  théâtre  : 

((  Pardonnez,  Monsieur,  les  folies  «lue  tire  de  la  plume  d'un 
homme  assez  sérieux  l'apparence  de  la  conquête  d'une  ville  qui 
doist  eslre  noire  coinimui  salut  et  l'espoir  qu'elle  nous  donne  de 
vous  revoir  bientôt  en  cette  cour.  Je  les  ay  écrites  par  l'ordre  de 
personnes  à  ([ui,  tout  volontaire  que  vous  estes,  vous  n  oseries 
désobéir,  et  pour  qui  l'on  ne  seroit  (|ue  plus  estimable,  quand 
l'on  lomberoil  eu  véritable  folie. 


154  I.A    lU'.ETAGNE    A  l/ ACADÉMIE 

Nous  trouvons  dans  le  recueil  de  la  Bibliothèque  nationale 
un  curieux  post-scrlptuni,  qui  accentue  encore  la  note  intime 
de  SCS  relations  avec  Monlauzier.  Chapelain  est  si  peu  connu 
sous  cet  aspect,  qu'on  nous  pardonnera  cette  dernière  citation  ; 
la  lettre  est  en  j)artie  inédile  et  datée  du  18  juin  1638  : 

«  Sur  le  pointde  fermer  ma  lettre,  labelle  Lyonne(M"''Paulet), 
accompagnée  des  deux  aimables  sœurs  (1)  que  vous  avés  traittées 
en  filles  à  l'ordinaire,  entra  dans  ma  grotte  et  me  vint  rendre  le 
paquet  qui  s'addressoit  à  }.î.  Conrart  et  à  moy.  Elles  s'assirent 
sur  les  sièges  qu'autrefois  vous  avés  foulés,  et  voulurent  voir  le 
lieu  où  reposoient  les  livres  que  nous  avons  quelquefois  feuilletés 
ensemble.  Je  vis  les  belles  plaintes  que  vous  faisiez  à  la  Lyonne 
de  Testât  présent  où  vous  vous  trouvés.  Je  leur  leus  ce  que  vous 
m'enmandiés,  et  toute  la  conversation  se  passa  en  parlant  à  sou- 
hait de  vous.  Et  afin  que  vous  ne  soyés  plus  en  peine  de  ces 
quatre  vers  qui  avoient  esté  remarqués,  je  vous  donne  avis  que  la 
douleur  en  est  passée  et  que  le  nuage  est  dissipé.  Je  croyois  bien 
qu'ils  pouvoient  estre  couchés  d'une  autre  sorte,  mais  j'ay  fort 
maintenu  l'intention  du  j)oëte  et  je  crois  avoir  esté  le  plus  heureux 
de  ceux  qui  ont  entrepris  de  vous  justifier.  —  Vous  estimés  trop 
le  sonnet  que  j'ay  donné  à  la  mémoire  de  M.  de  Rohan.  J'honorois 
fort  sa  vertu,  mais  si  je  l'eusse  autant  chérie  que  celle  de  M.vostre 
frère,  mes  vers  s'en  fussent  sentis  et  je  les  eusse  à  proportion  faits 
aussy  supportables  que  vous  avez  trouvés  ceux  que  je  fis  pour 
un  sujet  pour  moy  plus  lamentable  encore.  Tant  que  seray  à 
Paris  et  qu'il  plaira  à  Lyonne,  c'est-à-dire  à  mon  avis  toujours, 
je  continucray  celte  correspondance  que  vous  me  demandés, 
avec  joye  puisque  vous  le  cioyés  utile  à  vos  affaires,  quand 
mesine  M.  le  duc  de  Longueville  ne  m'obligeroit  pas  à  estre 
n oîiv elli er  \)our\u\.  » 

On  comprendra  facilement,  après  cette  lecture,  comment  il 
fut  impossible  à  Chapelain  de  refuser  à  Montauzier  sa  colla- 
boration pour  cette  fameuse  Guirlande  que  Huet  appelait  le 
chef-d'œuvre  de  la  galanterie.  Julie  professait  une  grande 
admiration  pour  le  roi  de  Suède,    Gustave,  dont  elle  avait 

(1)  Les  deux  demoiselles  de  Clerniont  d'Entragues. 


.IF,AN  cn.vi'ELAi>;  1^^' 

même  le  porlrail  dans  sa  ruelle,  cl  qui  mourut  vers^  celte 
époque.  Chapelain,  à  qui  était  échue  la  Couronne  impériale, 
sup])osa  que  le  prince  était  métamorphosé  en  cette  tleur,  et 
composa  la  célèbre  pièce  que  Huet  proclame  «  sans  contredit 
la  plus  belle  tleur  et  le  plus  beau  madrigal  de  la  Guirlande 
de  Julie  (1).  » 

Je  suis  ce  prince  glorieux 

De  qui  le  bras  victorieux 
A  terracé  l'orgueil  d'un  redoutable  empire  : 
Au  plus  froid  des  climats,  je  me  sentis  brûler 
Par  un  nouveau  soleil  que  l'univers  admire 
Et  ([ue  celuy  des  cieux  ne  sçauroil  égaler. 
Du  rivage  inconnu  de  l'àpre  Carélie 
Où  la  mer  sous  la  glace  est  toute  ensevelie, 
Le  flambeau  de  l'Amour  mes  voiles  conduisant, 
Je  vins  pour  rendre  hommage  à  l'auguste  Julie  ; 
Mais  croyant  ma  couronne  un  indigne  présent 
Je  voulus  conquérir  le  riche  diadème 
Dont  jadis  les  Césars  en  leur  gloire  suprême 

Kurent  le  front  si  reluisant. 
Au  comble  d'un  succès  (lui  les  peuples  étonne, 
"Vainqueur  des  ennemis  et  vaincu  du  malheur, 
Je  rencontre  la  mort  dans  les  champs  de  Bellone. 
L'Amour  vit  mon  désastre  et,  flattant  ma  douleur, 

Me  convertit  en  une  illustre  fleur 
Que  de  V Empire  on  nomme  la  Couronne...,  etc. 

Mais  ce  madrii-al  est  trop  connu  pour  que  neuf  le  citions 
tout  entier.  Huet,  enfermé  tout  un  jour  dans  le  cabinet  de  la 
duchesse  d'Uzès,  avec  le  galant  recueil  pour  toute  distraction, 
prétendait  «  n'avoir  guère  passé  en  sa  vie  de  plus  agréable 
après-dînée.  ))  Nous  engageons  fort  les  curieux  à  continuer 
la  lecture  de  la  pièce  de  Chapelain  dans  la  Guirlande,  et  à 
trouver  dans  cet  exercice  le  même  plaisir  qu'y  trouvait  le 
célèbre  évêque  d'Avranches.  De  tout  le  recueil  il  n'y  a  réelle- 
ment d'irréprochable  que  le  charmant  quatrain  de  Desmarctz 
sur  la   Violette,  et  lluet  lui-même  constate   que,  dans  la 

(1)  HueUanUy  106-107. 


*^^  LA    BRETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

Couronne,  Chapelain  faisait  avancer  des  vaisseaux  guidés  par 
le  flambeau  de  l'Amour,  en  des  parages 

Où  la  mer  sous  la  glace  est  tout  ensevelie. 

Mais  personne  avant  lui  n'avait  fuit  cette  remarque,  tant  on 
recherchait  alors  beaucoup  moins  la  justesse  de  la  pensée  que 
1  élégance  ou  l'ingéniosité  de  sa  forme.  Aussi  le  madrigal  de 
Chapelain,   qui  éclipsa  complètement  ceux  que  3Ialleville  et 
-cudery  avaient  composé  sur  le  même  sujet,  fut-il  déclaré 
chef-d'œuvre  de  par  l'autorité  de  l'hôtel,  et  la  France  accepta 
cet  arrêt,  dont  elle  a  perdu  la  mémoire  depuis  deux  cents  ans 
Le  succès  de  la  Couronne  mit  Chapelain  en  veine  de  poésie 
car  vers  cette  époque  il  composa  pour  l'hôtel  de  Rambouillet 
un  assez  grand  nombre  d'autres  pièces  qui  accrurent  encore 
sa  réputation  :  XtRrcil  de  h.  Lyonne.,  \ Ai^h  de  V Empire  a 
kl  princesse  Julie,   les  Stances  pour  la  loge  de  Zirphée  • 
quelques  récits   pour  des  ballets  ou    divertissements,    une 
Plainte  de  la  France  sur  la   maladie  du  cardinal        etc  • 
petits  ouvrages,  dit  Th.    Gautier,   raisonnablement   pensés' 
écrits  avec  sagesse,  limés  et  polis  soigneusement,  donnant' 
parleur  médiocrité  même,  peu  de  prise  à  la  critique,  colportés 
a  la  ronde  et  vantés  outre  mesure,  de  manière  à  entretenir  la 
cour  et  la  ville  dans  une  respectueuse  admiration    1)    Nous 
citerons  peu  de  vers  de  tous  ces  morceaux,  car  Ton  doit  con- 
venir avec  M.   Cousin,  que  si   Chapelain  a  quelquefois  de  la 
noblesse  et  de  la  force,  il  est  ordinairement  dépourvu  de  grâce 
poétique  :  lorsqu'il  badine  en  vers,  il  est  à  la  fois  lourd  et  trop 
souvent  sans  goût  2).  Pour  égayer  un  peu  notre  étude,  nous 
glanerons  dans  les  Historiettes  de  Tallemant,  quelques  anec- 
dotes au  sujet  de  ces  petites  pièces. 

Le  Récit  de  la  Lyonne,  publié  plus  tard  dans  le  recueil  de- 
Sercy,  avec  le  titre  plus  développé  de  Récit  de  Mad.  P.  au 
ballet  des  Dieux,  représentant  Pastre  du  Lyon,  était  une 

(1)  Th.  Gautier,  les  Grotesques,  p.  2o3,  234. 

(2)  Cousin,  la  Soc.  franc,  au  .XVII^  siècle,  p.  320. 


JEAN    CHAPELAIN  157 

fiction  en  Flionneur  de  M"*^  Paiilet,  l'une  des  beautés 
de  rhôtel,  à  qui  «  l'ardeur  avec  laquelle  elle  aimoit,  son 
courage,  sa  fierté,  ses  yeux  vifs  et  ses  cheveux  trop  dorez, 
avoient  fait  donner  le  surnom  de  Lyonne  ;;1\  » 

Mortels  de  qui  l'esprit  s'estonne, 
Voyant  au  front  d'une  Lyonne 
Esclater  à  l'envy  tant  d'esclals  glorieux, 
Que  personne  ne  s'esmerveille 
De  cette  beauté  nompareille  : 
Je  suis  la  Lyonne  des  Gieux. 

C'est  moy  dont  l'ardente  prunelle 
Au  milieu  du  Ciel  étincelle 
El  produit  des  estez  le  clair  embrasement, 
Bien  qu'une  iable  ridicule 
Veuille  que  le  lyon  d'Hercule 
Aille  en  ma  place  au  Firmament. 

Autrefois,  nymjdie  et  chasseresse, 
Par  ma  force  et  par  mon  adresse, 
Je  regnay  sur  les  monts,  je  regnay  dans  les  bois. 
Et  les  campagnes  solitaires 
Se  reconnurent  tributaires 
De  mon  arc  et  de  mon  carquois  (11),  etc 


Or,  rapporte  Tallemant,  Chapelain  tit  porter  sa  pièce  à  la 
belle  par  un  laquais  de  Godeau  à  qui  on  l'attribua,  à  cause  de 
la  «  grande  amitié  qui  estoit  entre  M""  Paulet  et  Iny.  » 
Godeau  s'en  défendit,  mais  ne  réussit  pas  à  persuader  la 
Lyonne. 

Assez  longtemps  après,  comme  M.  Chajieiaiii  estoit  avec  M"*  de 
Rambouillet,  ils  vienneut  à  parler  do  cela,  et  elle,  luy  pensant 

(1)  Tallemant.  Uislorieltcs,  l.  II,  [).  3-21.  —Voir  sur  M''^  Paulet,  l'inté- 
rcssanU;  éludo  de  M.  Cousin. 

(2)  Recueil  de  Sercy,  t.  V,  p.  ;5'17.  Otlc  pircr'tiiii  se  compose  de  treize 
strophes  est  imprimée  dans  te  recueil  sous  le  nom  de  Monluron,  cl  non 
Monfureau  comme  on  fait  <^crirc,  dans  une  note,  à  M.  Cousin.  On  peut 
comparer  ces  vers  avec  les  stances  de  Sarra-^iu.  Voy.  ses  Œuvres  et  le 
recueil  de  Sercy,  t.  III,  p.  I3i. 


158  LA  ohetagm:  a  l'acauémie 

dire  la  cliose  du  inonde  la  plus  éloignée  de  la  \Taisemblance  :  — 
«  C'est  M.  Gode:iu  ou  vous  qui  avez  fait  celte  pièce?  —  Eh  !  ouy, 
répondit-il,  c'est  moy  qui  Tay  faitte  ;  je  ne  l'ai  jamais  nié.  »  — 
Elle  pensa  tomber  de  son  haut.  —  '<  Je  vous  tromperay,  lui  dit-il, 
encore  :  prenez-y  ^sarde.  » 

((  En  effet,  il  n'y  manqua  pas;  car  quelque  temps  après,  il  tit 
r Aigle  de  l'Empire  à  la  princesse  Julie.  Cette  pièce  fut  envoyée 
à  M°*  de  la  Brosse,  une  des  fdles  de  M™^  la  princesse.  Elle  étoit 
écrite  de  la  main  de  M.  Chapelain,  mais  en  caractères  qui  imitoient 
l'impression.  M.  Godeau  dit  brusquement  que  cela  ne  valoit  pas 
grand'chose.  Il  disoit  plus  vrai  qu'il  ne  pensoit.  On  les  montra  à 
M.  Chapelain  qui,  pour  mieux  jouer  son  jeu,  dit  en  prenant  le 
papier  :  «  Cela  est  donc  imprimé?  »  On  luy  demande  laquelle  il 
aimoit  mieux  avoir  faite  decette  pièce  ou  àe\s.Cou7'onne  impériale, 
qui  esta  peu  près  sur  le  même  sujet  :  il  ne  veut  point  décider... 
Enfin,  comme  on  ne  sçavoit  où  l'on  en  estoit  et  qu'on  ne  pouvoit 
deviner  qui  avoit  fait  cette  pièce,  ils  firent  réÛexion  sur  ce  que 
Chapelain  s'estoit  vanté  de  les  tromper  encore,  et  luy  envoyèrent 
Chavaroche  luy  demander  s'il  n'avoit  point  fait  r  Aigle  de  l'Empire, 
aussi  bien  que  le  récit  de  la  Lyonne.  il  l'avoua,  sur  l'heure,  aussy 
ingénuement  que  l'autre  fois  (1).  » 

Le  ton  et  la  facture  des  nouvelles  stances  eussent  dû  cepen- 
dant ne  pas  permettre  Fiiésitalion  sur  leur  paternité  :  elles 
sont  évidemment  sœurs  des  précédentes,  etîerecueil  deSercy, 
qui  les  publia,  ne  se  fût  pas  compromis  en  les  signant  du 
même  nom  : 

Triomphante  Amazone,  invincible  -Julie 

Que  de  tant  de  vertus  les  cieux ont  embellie; 

Race  des  belliqueux  Romains, 
Garantis  du  trépas  l'aigle  victorieuse 

Dont  la  fortune  glorieuse 
A  veu  sous  son  pouvoir  l'empire  des  humains. 

Vi\  superbe  dragon  que  la  Libique  plaine 

A  nourry  de  venin  sur  sa  l^rùlante  arène 

M'attaque  d'un  horrible  effort  ; 

(Ij  Tallemant,  Historietten:  t.  II,  p.  {81,  -483. 


JEAN    CIIAPLUIN  159 

De  cciUnonids  redoublés  il  m'enlace  les  aisles 

El  par  cent  alleinles  cruelles 
Haste  ma  destinée  et  me  donne  la  mort. 

Ton  généreux  amant,  le  monarque  indomptable 
Qui  vil  trembler  le  Nord  sous  son  fer  redoutable, 
Estait  venu  me  secourir 

Mais  le  destin  Fa  terrassé  au  moment  même  où  il  allait 
triompher, 

Et  sauvant  le  vaincu,  lit  périr  le  vainqueur... 
Accours,  belle  £,nierrièrc,  accours  viste  à  nion  aide 

Au  seul  bruit  de  ta  voix,  ces  magnanimes  Princes 
Viendront  en  un  moment  des  lointaines  provinces 

Pour  rendre  mon  destin  plus  doux 
Et  le  monstre  assailly  par  tant  de  bras  superbes 

De  son  sang  rougira  les  herbes 
Et  tombera  sous  moi  percé  de  mille  coups. 

Franche  de  mes  liens,  de  mes  maux  consolée, 
Alors  pleine  d'ardeur  je  prendray  ma  volée 

Sur  les  terres  ei  sur  les  mers, 
J'iray  des  bords  du  Fibin  jusqu'aux  rives  du  Gange 

Et  rempliray  de  ta  louange, 
Tout  ce  que  le  soleil  esclaire  en  l'univers  (1). 

En  envelop[)ant  ainsi  de  mystère  l'envoi  de  ses  poésies  aux 
hôtes  principaux  de  Thôtel  de  Rambouillet,  Chapelain  ne 
faisait  que  suivre  l'exemple  de  la  marquise,  dont  le  plus  grand 
plaisir,  dit  Tallemant,  était  de  causer  à  ses  invités  des  sur- 
prises. On  connaît  la  jolie  anecdote  de  l'évèque  de  Lisieux, 
Cospéan,  et  des  nymphes  du  jiai'c  de  Rambouillet.  La  loge  de 
Zirpliée  eut  une  origine  analogue. 

«M^^de  Rambouillet  lit  faire  un  grand  cabinet  avec  trois  grandes 
croisées  à  trois  faces  dilférenles,  qui  respondoient  sur  le  jardin 
des  Quinze-Vingts,  sur  le  jardin  de  l'hùtel  de  Chevreuse,  et  sur  le 
jardin  de   l'hôtel  de  Rambouillet.  Elle   le  fît  baslir,  peindre  et 

(I)  Recueil  de  Scrcy.,  l.  V.  p.  1(10-403.  La  pièce  se  compose  de  seize 
stances. 


160  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉ.MIE 

meubler,  sans  que  personne  de  cette  grande  foule  de  gens  qui 
alloit  chez  elle  s'en  fust  aperçeù.  Elle  faisoit  passer  les  ouvriers 
par  dessus  la  muraille,  pour  aller  travailler  de  l'autre  coslé,  car 
ce  cabinet  est  en  saillie  sur  le  jardin  des  Quinze-Vingts....  Un 
soir  donc  qu'il  y  avoit  grande  compagnie  à  l'hostel  de  Rambouillet, 
tout  d'un  coup  on  entend  du  bruit  derrière  la  tapisserie,  une  porte 
s'ouvre,  et  M""  de  Rambouillet,  aujourd'hui  M"*  de  Montauzier, 
vestue  superbement,  paroist  dans  un  grand  cabinet  tout  à  fait 
magnifique,  et  merveilleusement  bien  esclairé.  Je  vous  laisse  à 
penser  si  le  monde  fut  surpris.  Ils  sçavoient  que  derrière  cette 
tapisserie  il  n'y  avoit  que  le  jardin  des  Quinze-Vingts,  et  sans  en 
avoir  eu  le  moindre  soupçon,  ils  voyoient  un  cabinet  si  beau,  si 
bien  peint,  et  presque  aussi  grand  qu'une  chambre,  qui  sembloit 
apporté  par  enchantem.ent.  M.  Chapelain  y  fit  attacher  quel- 
ques jours  après,  secrètement,  un  rouleau  de  vélin  où  estoit 
celte  ode,  où  Zirphée,  reine  d'Argennes,  dit  qu'elle  a  fait 
cette  loge  pour  mettre  Arthénice  à  couvert  de  l'empire  des 
ans  (1) » 

Belles  dames,  francs  chevaliers, 
Que  l'amour  de  l'honneur  et  la  haine  du  vice 

Mènent  tous  les  jours  à  milliers 
Au  superbe  palais  de  la  grande  Arthénice, 
Ne  soyez  point  surpris  d'y  voir  en  un  moment 
Naistre  un  plus  merveilleux  et  plus  rare  édifice  ; 

Il  est  fait  par  enchantement. 


De  ce  magique  bastiment 
La  tour  de  l'univers  fut  l'illustre  modelle  : 

Rien  ne  manque  à  son  ornement, 
La  matière  en  paroist  aussi  riche  que  belle. 
L'univers  s'y  voit  mesme  et  ses  thrésors  divers, 
Mais  s'y  voit  dans  l'aspect  d'une  forme  nouvelle. 

Car  Arthénice  est  l'univers. 

L'univers  n'a  point  de  thrésors. 
De  charmes  ny  d'attraits,  de  pompe  ny  de  grâce 
Que,  soit  de  l'esprit  ou  du  corps, 

(I)  Tallemaiil,  Uisioriettex,  t.  11,  p.  -2T6--2T7. 


JEAN    CIIAl'ELAl.N  161 

Dans  un  degré  parfait  Arthénice  n'embrasse. 
Elle  est  un  nouveau  monde,  au  vieux  monde  pareil, 
Fors  que  le  vieux  encor  parle  nouveau  s'eiïace 
Comme  l'ombre  par  le  soleil 

Cette  incomparable  beauté 
Que  cent  maux  allaquoient  et  pressoient  de  se  rendre, 

Par  cet  édifice  enchanté 
Trompera  leurs  efforts  et  s'en  pourra  détendre. 
Elle  y  brille  en  son  throsne,  et  son  éclat  divin 
De  là  sur  les  mortels  va  désormais  s'espandre 

Sans  nuage,  esclipse  ny  fin. .  .  (l). 

Depuis  cette  époque,  le  cabinet  conserva  toujours  le  nom 
de  Loge  de  Zirphée  que  lui  avait  donnné  Chapelain. 

Le  Recueil  de  Sercij  pourrait  encore  nous  offrir  quelques 
pièces  du  poète  officiel  de  Thôtel  de  Rambonillet,  par  exemple 
les  stances  «  A  la  puissante  princesse  Epicharis,  reyne  des 
Égyptiens.  » 

Reyne  de  ces  peuples  adroits 
Dont  les  vaillantes  mains  au  vol  accoustumées 

Par  nulle  puissance  de  loix 
Jamais  dans  le  combat  ne  furent  désarmées, . .  (:2'. 

ou  le  sonnet  à  M""'  de  Longueville  sur  la  querelle  des 
Jobelins  et  des  Uranisles(3,  ;  mai.:;  tous  ces  morceaux  sont 
connus  des  érudits,  et  l'on  préférera  sans  doute  h  une  mono- 
tone reproduction  (4)  la  pièce  suivante,  que  nous  trouvons,  avec 

(1)  Recueil  de  Sercij,  t.  V,  p.  4[).").  de.  Quinze  slances. 
(3)  II?.,  l.  I,  p.  67,  etc.  Seize  slances. 

(3)  lù.,  t.  I.  p.  UO. 

(4)  Nous  excepterons  ccpciiclanl  ce  sounol  -  A  M.  le  manjuis  de  .Moii- 
lausicr  sur  son  inariai;c  >i  : 

Amoureux  ciicvalicr,  que  mille  iiauls  laits  cfarmcs 
A  regardes  neuf  [)rcux  ont  rendu  renommé, 
Mais  qui  dans  ton  amour,  aimant  sans  cstrc  aimé. 
T'es  si  ion^^emps  nourry  de  soupirs  et  de  larmes. 
Béuy  Tobjct  divin  dont  ic:  cclcslcs  charmes 
D'un  feu  si  véiiément  font  le  cœur  endàmé  ; 
El  b6ny  la  riirucur  dont  lo  sien  s'est  armé, 
Pour  combler  ton  esprit  de  tourments  et  de  liâmes. 

11 


162  LA    BRKTAGNE    A    LACADÉMIE 

plusieurs  autres,  à  la  suite  du  recueil  inédit  de  la  correspon- 
dance de  Chapelain. 

Le  Volontaire. 

Je  me  posssédois  seul,  et,  roi  de  mes  désirs, 

Goustois  les  tranquilles  plaisirs 
Qu'accorde  la  nature  aux  innocentes  ànies. 
Les  orages  d'Amour  ne  Iroubloient  plus  ma  paix 

Etje  n'eslois  plus  désormais 
N'y  serré  de  ses  nœuds,  ni  bruslé  de  ses  fïàmes. 

Lorsque  ce  mesme  Amour,  de  mon  heur  envieux, 

Avec  les  traits  de  vos  beaux  yeux 
A  sous  un  nouveau  joug  ma  volonté  remise; 
Je  souffre  les  tourmens  que  j'ay  desjà  souffers 

Et  voy  dans  de  plus  rudes  fers 
Au  milieu  de  ma  gloire  engager  ma  franchise. 

Ma  libre  volonté  conmiandoit  à  mes  sens, 

Les  éprouvoit  obéissans 
Etconservoit  sur  eux  une  puissance  entière; 
Mais  si  tost  que  j'eus  veu  vos  célestes  beautés, 

Mes  sens  en  furent  enchantés 
Et  ma  volonté  mesme  en  devint  prisonnière. 

Je  ne  suis  plus  à  moy,  mais  sous  un  nom  trompeur 

Les  sacrés  liens  de  mon  cœur 
Se  cachent  aux  regards  profanes  du  vulgaire. 
Je  suis  libre  au  dehors,  au  dedans  engagé; 

Je  suis  et  le  mesme  et  changé, 
Pour  vous  seule  captif  et  pour  tous  volontaire. 

Que  si  je  me  feins  libre  au  fond  de  ma  prison, 
Je  me  le  feins  avec  raison, 

Cet  admirable  objet,  pour  lanl  de  maux  soufferts 
Enlin  par  sa  tendresse  adoucissant  tes  fers 
Donne  à  la  fermcié  la  récompense  deiie. 
Va  noyer  les  douleurs  dans  tes  conlenlements. 
Et  gagne  désormais  la  chambre  défendue 
Ayant  si  bien  passé  l'art  des  loyaux  amants. 

{Hecueil  de  Sercy,  t.  IV,  p.  420.) 


JEAN    CHAPELAIN  168 

Pour  mieux  dissimuler  la  cause  de  mes  gesues. 
Heureux  en  mon  malheur,  si  mes  vœux  escoutanl, 

Vous  vouliés  estre  en  m'imitant 
Libre  pour  tout  le  monde  et  pour  moy  dans  les  chaînes. 

Ce  turent  probablement  toutes  ces  petites  pièces  galantes 
que  Saint-Evremont  eut  en  vue,  lorsque,  dans  sa  Comédie  des 
Académistes,  il  fit  tenir  à  Chapelain  ce  long-  monologue  qui 
commence  le  second  acte,  et  dans  lequel  il  représentait  le 
poète  «  seul,  faisant  des  vers  avec  un  soin  ridicule  et  peu  de 
génie.  » 

Tandis  que  je  suis  seul,  il  faut  que  je  compose 
Quelque  ouvrage  excellent,  soit  en  vers,  soit  en  prose. 
La  prose  est  trop  facile  et  son  bas  naturel 
N'a  rien  qui  puisse  rendre  un  auteur  immortel. 
Mais  d'un  sens  figuré  la  noble  allégorie, 
Des  sublimes  esprits  sera  toujours  chérie. 
Par  son  divin  pouvoir  nos  écrits  triomphans 
Passent  de  siècle  en  siècle  et  bravent  tous  les  ans. 
Je  ([uille  donc  la  prose  et  la  simple  nature 
Pour  composer  des  vers  où  règne  la  figure. 

Qui  vit  jamais  rien  de  si  beau 
(11  me  faudra  choisir  pour  la  rime,  flambeau) 

Que  les  beaux  yeux  de  la  Comtesse! 
(.le  voudrois  bien  aussi  mettre  en  rime,  déesse) 
Qui  vit  jamais  rien  de  si  beau 
Que  les  beaux  yeux  de  la  Comtesse  ? 
Je  ne  croij  point  qu'une  déesse 
Nous  éclairât  d'un  tel  flambeau  !  etc.  (1). 

Mais  laissons  là  le  satirique  et  revenons  à  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet. 

On  doit  se  demander,  en  présence  de  ces  galanteries  de 
Chapelain  et  du  succès  de  ses  pièces  de  vers,  quelle  conte- 

(1)  On  lit  en  note  dans  l'édition  donnée  à  Londres  par  Des  Maizeaux 
en  1706  :  «  D'ordinaire  les  poêles  choisissent  une  dame  distinguée  par  sa 
beaul6  ou  par  son  mérite  pour  l'aimer  en  idée.  Chapelain  avait  pris 
pour  objet  de  ses  vœux  poétiques  la  comtesse  de  Vermeil.  » 


164  I-.V    BHEiAG.NE    A    L'ACAbÉMIE 

nance  il  devait  garder  devant  Voiture,  l'oracle  incontesté  de 
toute  société  précieuse.  Il  ne  paraît  pas  que  les  deux  rivaux  se 
soient  jamais  donné  mutuellement  de  Tombrage,  si  l'on  en 
juge  par  ce  qui  reste  de  leur  œuvre  et  de  leur  correspondance. 
Chapelain  se  plaint  souvent,  dans  ses  lettres  à  Balzac,  de  ce 
que  Voiture,  il  négligente,  se  dispense  beaucoup  trop  facile- 
ment d'assister  aux  séances  de  l'Académie  ;  mais  tout  se  borne 
à  ce  simple  reproche.  Nous  trouvons  même,  dans  une  lettre 
datée  du  8  janvier  1640,  un  trait  qui  honore  singulièrement 
la  nature  de  leurs  relations.  «  Il  y  a  quatre  jours,  écrit 
Chapelain,  que  la  princesse  Julie  m'ayant  retenu  à  faire  les 
roys  chez  elle,  la  première  fois  qu'elle  but  elle  me  porta  votre 
santé  de  fort  bonne  grâce;  jelaportay  ensuite  al  rey  Chiquito, 
(c'est-à-dire  Voiture)  (1),  qui  la  recul  avec  une  apparence 
d'estre  bien  aise  et  m'en  fit  raison  deux  fois.  Après  souper  on 
lut  force  vers  des  uns  et  des  autres,  et  il  fut  parlé  des  vostres 
comme  vous  le  pouvez  souhaiter  i^2\  » 

De  son  côté,  Voiture  n'épargne  pas  les  bons  procédés  à 
l'égard  de  Chapelain.  Nous  en  prenons  pour  témoins  deu: 
lettres  et  un  rondeau  que  nous  trouvons  dans  ses  œuvres 


X 


«  Monsieur,  écrit  Voiture,  le  10  août  1G39,  je  feray  ce  que  vous 
désirez;  si  c'est  pour  l'ainour  de  vous  ou  pour  l'amour  de  M.  de 
Balzac,  je  ne  sçaurois  vous  le  dire  :  et  je  ne  démêlerois  pas  cela, 
quand  j'y  songerois  jusqu'à  demain.  Vous  avez  tous  deux  une  si 
égale  autorité  sur  moy,  que  si  en  mesme  temps  l'un  me  coniman- 
doit  de  manger,  et  l'autre  déboire,  je  mourrois  de  faim  et  de 
soif:  au  moins  selon  les  philosophes.  Car  je  ne  trouverois  jamais 
de  raison  de  me  déterminer  plus  tost  à  Tun  qu'à  Taustre.  Mais  de 
bonne  fortmie,  vous  vous  entendez  si  bien  ensemble,  que  vousne 
me  ferez  jamais  de  commandement  contraire  ;  et  vous  estes  telle- 
ment d'accord,  que  toutes  les  fois  que  je  ferai  ce  que  l'un  me 
commandera,  j'obéiray  à  tous  les  deux.  Je  suis  fasché  de  votre 
clou  et  je  vous  en  plains.  Mais,  à  ce  que  je  puis  juger,  ce  n'est 
rien  au  prix  de  celui  que  j'ay.  Le  mien  est  latus  clavus.  —  Cum 
lato  jJurpura  clavo.  —  Et  si  vous  en  aviez  un  pareil  sur  le  nez, 

(1)  On  sait  que  Voilure  étail  très  petit. 

{■i)  Cité  par  M.  Livet,  Précieux  et  Précieuses.,  p.  38. 


JEAN    CHAPELAIN  165 

VOUS  l'auriez  sur  tout  le  visage.  Il  me  fait  encore  grand  mal. 
Cela  me  dispose  à  vous  aller  voir.  Car,  afin  que  vous  le  sçachiez, 
il  y  a  jus  lali  clavi.  Je  suis,  monsieur....  etc.  (1).  » 

Quel  style  différent  de  celui  de  Chapelain  î  quelle  affec- 
tation, quel  amour  de  la  pointe  et  du  bon  mot,  au  lieu  de  la 
noble  simplicité  des  passages  que  nous  avons  cités  précédem- 
ment! C'est  encore  Voiture  qui  adressait  ce  rondeau  à  un  cri- 
tique de  Chapelain  : 

A  vous  oùir  Chapelain  chapeler 
J'ay  bien  jugé  que  vouliez  quereller, 
Et  que  de  plus  vous  estes  téméraire 
Quand  vous  ose?  un  si  grand  adversaire 
Sans  plus  de  force  au  combat  appeler. 
Lorsque  sa  plume  au  Ciel  le  fait  voler, 
Qu'avec  les  Dieux  il  ose  se  mesler, 
Pensiez-vous  qu'il  se  voulût  distraire 
A  vous  oiiir  ? 

Se  prétendez  ainsi  vous  signaler. 
Vous  ne  srauriez  ses  efforts  esgaler. 
Croyez-moi  donc,  laissez-le  dire  et  faire, 
El  quand  il  parle  apprenez  à  vous  taire, 
Car,  par  justice,  à  lui  convient  parler, 
A  vous,  oiiir  (:2). 

Enfin,  ce  passage  fort  curieux  d'une  lettre  inédile  de  Cha- 
pelain à  Godeau,  nous  montrera  qu'on  s'estimait  réciproque- 

(1)  Œuvres  de  Voilure,  édil.  1058,  p.  3(13.  On  connail  aussi  co  passage 
d'une  lellrc  du  II  juin  lGi-2  :  «  Si  vous  esles  juste,  vous  ne  devez  pas 
trouver  étrange  que  l'on  ayt  peur  en  cscrivanl  a  un  docleur  comme  vous 
éles;  et  certes,  fiuand  il  me  vient  en  la  pensée  que  c'est  au  plus  judi- 
cieux liomiue  de  notre  siècle,  à  l'ouvrier  de  la  Couronne  impériale,  au 
mélamorphoseur  de  la  Lyonnc,  au  père  de  la  Pucellc  que  j'écris,  mes 
cheveux  nie  dressent  en  li  leste  si  fort,  qu'il  semble  d'un  iicrisson.  .Mais, 
d'ailleurs,  (juc  je  i)ense  que  celle  lellrc  s'adresse  au  plus  indulgent  de 
tous  les  liommes,  à  V exeuseur  de  toutes  les  {miles,  ou  loueur  de  tous  les 
ouvraçies,  à  une  colombe,  à  un  agneau,  à  un  mouton,  mes  cheveux 
s'aplàlissenl  lout  à  coup,  plats  comme  d'une  poule  mouillée;  et  je  ne 
vous  crains  non  plus  (pie  rien.  ••  Dècidémcnl,  nous  prèlérons  le  slyle  de 
Chapelain. 

(-2)  Voilure,  Poésies,  p.  104. 


166  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

ment,  tout  en  se  partageant  quelquefois  à  Fliôtel  en  deux 
camps  très  animés  sur  des  sujets  littéraires.  Après  une  com- 
munication sur  Temprisonnement  de  Saint-Cyran  à  Vincennes, 
Chapelain  continue  ainsi  : 

c(  Et  cela  pour  le  sérieux.  Pour  le  jovial  vous  sçaurés,  puisque  la 
princesse  Julie  vous  l'a  voulu  faire  sravoir,  que  M.  Toiture  etmoy 
sommes  en  contestation  sur  la  bonté  des  Supposés  [\)  de  TAriostc, 
moy  tenant  pour  et  luy  contre  formellement.  Cette  excellente  per- 
sonne s'est  trouvée  de  son  avis,  et  M.  de  Balzac  du  mien.  MM.  les 
Arnauld  se  sont  rangés  de  mon  costé  avec  M.  de  Cliavaroche. 
M.  le  marquis  de  Rambouillet  est  de  mes  plus  zélés.  M.  le  mar- 
quis de  Pizani  se  tient  à  son  costé  par  accoustumance.  Madame  la 
marquise  balance  entre  deux  et  croit  qu'elle  n'est  pas  si  bonne 
que  je  dis,  mais  aussy  qu'elle  est  bien  meilleure  qu'ils  ne  disent. 
Notre  Paulet  sollicite  tous  ses  alliés  d'entrer  en  ligne  nouvelle  avec 
elle  sur  ce  sujet,  et  se  porte  pour  chef  de  la  querelle,  encore 
qu'elle  ne  soit  que  seconde  de  Voiture.  Il  y  a  apparence  que  vous 
suyvrés  son  party  et  je  m'y  altens,  et  je  vous  le  pardonne;  car  je 
ne  me  pardonne  pas  à  moy-mesme  de  ne  le  pouvoir  suyvre  et  de 
tenir  plus  tost  pour  la  raison  que  pour  son  goust.  Jugés  donc  à 
son  avantage  sans  examiner  de  si  près  ma  justice  et  son  tort,  et 
si  vous  m'en  croyés  sans  lire  la  pièce  mesme,  car  cela  sera  plus 
galant  et  pour  une  si  peu  importante  prévarication,  l'équité  ne 
s'en  estimeraguère  blessée,  ny  la  partie  adverse  guère  mal  traittée. 
Que  si  vostre  conscience  estoit  si  délicate  que  de  ne  vouloir  pas 
condamner  contre  vostre  sentiment,  au  moins  gardés-vons  bien 
de  la  condamner  quand  vous  trouveriés'qu'elle  en  fust  digne. Ilfaut 
espargnerle  sexe;  et  moy-mesme,  en  celte  dispute,  depuis  qu'elle 
y  est  entrée  pour  une  si  bonne  part,  je  me  suis  réduit,  par  res- 
pect, à  mécontenter  que  nos  juges  prononcent  que,  pour  n'estre 
pas  de  son  opinion,  je  n'aypas  perdu  le  sens....  » 

Voilà  une  manière  fort  galante  de  prendre  parti.  On  sait 
cependant  que  Voiture  s'avoua  vaincu,  et  envoya  à  Chapelain 
une  paire  de  gants,  enjeu  de  ce  tournoi  littéraire  (2).  Quoi  qu'il 

(t)  /  Suppositi,  comédie  de  l'Arioste. 

(2)  Voir  à  ce  sujet  deux  lettres  fort  curieuses  de  Mlle  de  Scudéry  à 
Chapelain  (mars  1639),  publiées  par  MM.  Boulron  et  Rathery  dans  leur 
Yolume  sur  Mlle  de  Scudéry. 


JEAN    CHAPELAIN  167 

en  soit,  de  ces  divers  documents  n'sultela  preuve  de  relations 
fort  courtoises  entre  les  deux  rivaux.  On  se  livrait  bien  quel- 
quefois des  escarmouches  plaisantes  dans  les  salons  de  la 
marquise,  mais  cela  ne  tirait  pas  à  conséquence,  si  l'on  en 
juge  par  les  traits  assez  anodins  que  rapporte  Tallemanf, 
qui  n'aurait  eu  garde  d'en  oublier  de  plus  vifs,  s'il  y  avait  eu 
lieu. 

Nous  terminons  ici  l'histoire  des  rapports  de  Chapelain  avec 
l'hôtel  de  Rambouillet,  dont  l'heure  de  la  décadence  va 
bientôt  sonner.  Montauzier  épousera  la  princesse  Julie,  en 
4645,  et  bientôt  des  malheurs  de  famille  viendront  accabler 
la  marquise,  déjà  fort  attristée  par  Téloignement  de  sa  fille. 
Aussi  bien  une  date  néfaste  a  planté  un  jalon  noir  dans  la 
carrière  de  Chapelain  :  Richelieu  mourut  le  4  décembre  1642 
et  dans  la  tombe  emporta  ses  faveurs. 


VI.  Chapelain  et  ses  protecteurs.  Son  caractère  désintéressé 

L'un  des  derniers  témoignages  du  crédit  de  Chapelain  près 
du  cardinal  de  Richelieu,  avait  été  la  promotion  du  poète  à  un 
bénéfice.  Personne  avant  M.  Jal  n'avait  encore  soupçonné  que 
le  père  de  la  Pucelle  fût  entré  dans  les  ordres  ecclésiastiques; 
mais  des  actes  authentiques  retrouvés  parle  laborieux  auteur 
du  Dictionnaire  critique  de  biographie,  permettent  de  cons- 
tater que  Chapelain,  sans  aspirer  au  sacerdoce,  se  laissa 
enrôler  dans  les  milices  de  l'Eglise  et  consentit  à  devenir  à 
double  titre  le  collègue  de  son  amiBoisrobert.  Balzac  appelait 
familièrement  celui-ci  «  l'abbé  comique,  «  dans  ses  lettres  à 
Chapelain  :  il  eût  pu  décorer  son  fidèle  correspondant  de 
l'épiihète  «  d'abbé  épique,  »  car,  non  content  de  prendre  le 
titre  de  secrétaire  ordinaire  de  la  chambre  du  roy.  Cha- 
pelain arbore  h  la  suite  de  sa  signature,  dans  un  acte  du 
19  décembre  1043,  celui  de  ((  chanoine  prébende  du  Fresne, 
en  l'église  cathédrale  de  Lisieux  »  (1).  En  récompense  de 

(1)  Jal,  Dictionnaire  critique. 


468  LA    BHETAG-NË    A    '..ACADÉMIE 

cette  libéralité,  Cliapelain  composa  une  ode  sur  les  dernières 
paroles  du  cardinal  au  roi;  mais  cet  ouvrage,  dont  il  est  inutile 
de  citer  ici  des  passages,  prouve  beaucoup  plus  sa  pieuse 
reconnaissance  que  son  inspiration  lyrique. 

Richelieu  mort,  vers  quel  protecteur  Chapelain  allait-il  se 
tourner?  Il  avait  depuis  longtemps  accès  et  pension  chez  le 
duc  de  Longueville  ;  mais  les  ministres  pouvaient  avoir,  à  un 
moment  donné,  la  main  plus  libérale  que  les  princes.  En 
allant,  en  compagnie  de  Priézac  et  du  bureau  de  FAcadéraie, 
proposer  au  chanceliei'  Séguier  le  protectorat  de  la  compa- 
gnie. Chapelain  songea  un  instant  à  prendre  près  de  lui  la 
place  qu'il  avait  occupée  au  Palais  Cardinal  ;  mais  Séguier 
logeait  déjà  chez  lui  cinq  académiciens,  Cureau  de  la  Chambre, 
l'abbé  de  Cérisy,  Priézac,  Esprit  et  Ballesdens  (1),  les  entre- 
tenant à  ses  frais  pour  les  aider  dans  leurs  travaux  et  dans  les 
siens  :  le  poète  pensa  avec  raison  que  lui  proposer  d'augmenter 
ces  charges  de  Mécène  j)0urrait  paiaitre  indiscret,  et  il  se 
contenta  de  lui  dédier  un  simple  sonnet  fort  bien  écrit,  que 
nous  avons  extrait  du  volume  manuscrit  de  ses  œuvres,  pour 
le  publier,  en  1874,  dans  notre  histoire  du  chancelier  Séguier. 
Il  se  termine  ainsi  : 

0  siècle,  ù  Tvisne  heureux,  où  les  destins  amys 
Ont  choisi  des  vertus  le  véritable  temple 
Pour  y  faire  parler  l'oracle  de  Thémis  ! 

Ce  tribut  d'hommages  rendu  au  second  protecteur  de 
l'Académie,  Chapelain  se  retourna  franchement  vers  le  succes- 
seur du  grand  Cardinal  :  et  pour  conserver  sa  situation  brillante 
à  la  cour,  il  composa,  à  l'adresse  de  Mazarin,  une  ode 
pompeuse  publiée  plus  tard,  en  1647.  «  Monsieur,  lui  écrivait 
Balzac  le  14  avril  de  cette  année,  vous  me  faites  donc  de  ces 
supercheries!  Vous  composez  des  odes  de  quatre  cent  soixante 
vers,  qui  sont  imprimées  chez  la  veuve  Camusat,  qui  sont 
admirées  à  la  cour,  qui  sont  payées  par  Son  Eminence,  sans 

(1)  Voir  nos  éludes  sur  tous  ces  personnages  au  III^-  livre  de  noire 
histoire  du  Chancelier  Séguier. 


JEAN    CHAPELAIN  469 

que  je  sache  que  vous  ayez  eu  dessein  de  les  composer.  Je  me 
resjouis  exlresmement  de  ces  lieureuses  nouvelles,  bien  que 
j'aye  sujet  d'estre  un  peu  estonné  de  vosire  secret,  et  que  je 
croye  que  Viri,Mie  ne  trailtoil  point  ainsi  Varius...  ?  (1)  » 

Mazai'in  avait  en  effet  généreusement  récompensé  le  poêle, 
et  quoique,  distrait  par  ses  préoccupations  militaires  et  poli- 
tiques, il  se  montrât  généralement  peu  libéral  envers  les 
savants  et  les  gens  de  lettres,  il  fut  si  sensible  aux  vers  de 
Chapelain,  qu'il  lui  donna  une  pension  de  1,500  livres  sur 
l'abbaye  dr  Corbie  qui  était  à  sa  nomination  (2);  ses  largesses 
ne  se  bornèrent  pas  à  cette  première  faveur,  car  notre  acadé- 
micien, dans  un  acte  du  15  mars  1646,  prend  le  litre  de 
consciUer  du  roi/  et  prieur  du  prieuré  de  Saint-Hilaire 
d'Hijères  (3).  Tallemant  dos  Réaux  assure  que  ce  fut  le  secré- 
taire d'Etat,  Hugues  de  Lyoune,  neveu  du  célèbre  diplomate 
Abel  Servien,  membre  ausside  l'Académie  française  et  bientôt 
surintendant  des  finances  (4;,  qui  conseilla  au  poète  de  saisir  sa 
lyre  pour  chanter  Mazarin  comme  il  avait  autrefois  chanté 
Richelieu  :  puis,  lorsque  l'ode  fut  composée,  «  il  dit  tant  de 
bien  de  luy  au  cardinal  que  celuy-cyle  voulut  voir,  et  iuydit, 
comme  il  prenoit  congé  :  —  M.  de  Lyonnc  vous  dira  ce  que 
j'ai  fait  pour  vous  ;  c'est  si  peu  de  chosequej'en  ay  honte  (5\  » 

L'ode  à  Mazarin,  quoiqu'elle  eût  400  vers  et  (ju'ou  l'ait 
traduite  en  latin  et  en  italien,  honneur  peu  mérité  pour  un 
ouvrage  correct  et  froid  comme  tous  les  autres,  n'avait  cepen- 
dant pas  été  le  seul  prétexte  aux  libéralités  du  cardinal;  nous 
avons  tout  lieu  de  croire  que  le  ministre  avait  vu  avec  grand 
plaisir,  dès  son  arrivée  au  pouvoir.  Chapelain  s'entremettre 
près  de  Balzac  pour  obtenir  la  dédicace  de  son  livre  du 
Ministre  d^Etat,  i\m  panit  un  peu  plus  tard  sous  le  nom 


(1;  Lellres  do  Dalzac,  publiées  par  M.  Tamizey  de  Larroqtie,  \oc.  vil., 
p.   iO.'{. 

(-2)  Pcllisson  cldUlivcl,  t.  II,  p.  VM. 

(3)  Jal,  Dictionnaire  cviUquc. 

ii)  Voir  noire  élude  i,wv  Abcl  Servien;   Le  Mans,  Pellccliat,  1878,  in-8% 
porlrail. 

(o)  Tallemant,  Historiettes,  t.  II,  p.  485,   IHd.  —  Le  cliroiiir]ueur  rap 
porte  à.ce  sujet  quelques  détails  assez  curieux. 


^'^  'A    HRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

à'Aristippe.  La  négociation  ne  réussit  point,  il  est  vrai,  mais 
le  premier  ministre  put  dès  lors  apprécier  directement  le 
caractère  droit  et  le  jugement  éclairé  du  critique  et  du  poète. 
Il  le  connaissait,  du  reste,  dopnisplusieurs  années,  car  il  avait 
été  question,  en  d6i0,  de  lui  donner  Chapelain  pour  secré- 
taire, quand  il  alla,  dans  les  provinces  rhénanes,  commencer 
les  longues  négociations  qui  devaient  aboutir  h  la  paix  de 
Westphalie.  Tous  les  biographes  ont  parlé  des  offres  faites  à 
ChapelainpouralleràRomeen  îC32,avec  le  comtede  Noailles, 
et  à  Munster  en  i6-io,  avec  le  duc  de  Longueville;  mais  nous 
ne  sachions  pas  que  personne  ait  encore  signalé  ce  projet  de 
collaboration  avec  Télève  de  Richelieu.  Si  Chapelain  n'a  pas 
fait  une  brillante  carrière  dans  la  diplomatie,  ce  n'est  pas  la 
fortune  qui  lui  refusa  ses  faveurs  ;  car  trois  fois,  elle  vint  le 
prendre  par  la  main  pour  le  conduire  à  des  postes  en  évidence 
qui  lui  eussent  j)eut-ô(re  ouvert,  s'il  avait  voulu  profiter  de  ces 
circonstances,  le  secrétariat  des  Affaires  étrangères.  Or  nous 
lisons  dans  la  correspondance  de  notre  poète,  cette  lettre  fort 
curieuse,  adressée  à  Boisrobert,  le  8  mai  1640  : 

(c  Monsieur,  puisque  mes  indisposilions  ordinaires,  mes  procès  et 
mes  engagements,  ne  me  permettent  en  aucune  manière  d'en- 
tendre à  la  glorieuse  proposition  que  vous  me  fistes  hier,  d'un 
emploi  si  considérable  près  deM.deMazarin,lorsqu'iliraàColo-ne 
plénipotentiaire  du  roy,  j'ay  creu  vous  en  devoir  faire  une  autre 
qui  sera  encore  plus  avantageuse  àmondit  s'"  Mazarin,  et  qui  vous 
apportera  plus  d'honneur  si  Dieu  veut  qu'elle  soit  acceptée.  Après 
avoir  longtemps  pensé  aux  personnes  que  je  ju-eois  les  plus 
propres  pour  le  service  de  mondits-'  dans  la  secrétairerie  de  cette 
grande  commission,  enfin  je  me  suis  arresté  sur  M.  du  Maurier, 
qui  a  le  bien  d'estre  connu  de  vous,  et  qui  fait  profession  d'estre 
de  vos  plus  passionnés  serviteurs,  comme  sur  celui  qui  avoit  le 
plus  les  parties  nécessaires  pour  remplir  dignement  cette  place... 
Il  parle  et  escrit  fort  bien  sa  langue;  il  parle  et  escrit  fort  bien  la 
latine.  Il  entend  et  parle  passablement  l'italienne.  Il  a  vova-é 
entre  l'Italie  et  la  Hollande,  où  il  a  été  élevé  (1),  en  Allemagne, 
buede,  Danemark  et  Pologne,   et  en  a  rapporté   une  médiocre 

(1)  Son  père  avait  été  ambassadeur  en  Hollande. 


JEAN    CHAPELAIN  174 

leinture  do  la  langue  allemande.  Ses  voyages  ont  eslé  faits  avec 
attention  et  utilité,  etc.,  » 

Sur  un  tel  éloge  de  Du  Maurier,  on  n'hésita  pas  à  le  donner 
pour  secrétaire  au  négociateur;  mais,  jusqu'au  jour  delà 
décision.  Chapelain  vécut  dans  une  inquiétude  incessante  qu'il 
dépeignait  fort  noblement  dans  une  lettre  du  10  mai,  au  duc 
de  Longueville,  le  conjurant  de  faire  en  sorte  que  ^lazarin 
le  laissât  jouir  de  la  tranquillité  que  le  duc  lui  avait  procurée. 

«  Le  Roy  ayant  fait  venir  M.  Mazarin  en  cette  cour  pour  se 
servir  de  luy  en  qualité  de  plénipotentiaire  dans  le  traité  de  paix 
qui  se  minutte,  j'appris  il  y  a  quatre  jours  par  une  personne  qui 
est  du  secret,  que  M.  le  Cardinal  et  mondit  sieur  Mazarin  avoient 
jette  les  yeux  sur  moy  pour  secrétaire  de  cette  célèbre  ambassade, 
et  que,  sur  ce  que  cette  personne  avoit  représenté  à  mondit  sieur 
Mazarin  que  malaisément  je  m'y  résoudrois  à  cause  de  l'engage- 
ment que  j'avois  à  vostre  service,  il  lui  respondit  qu'il  n'y  avoit 
rien  d'incompatible  en  cela,  que  ce  n'estoit  qu'une  affaire  de  six 
mois  au  plus,  et  que  s'agissant  du  service  du  Roy  auquel  tout 
autre  devoit  céder,  il  me  le  feroit  plus  tost  commander  par  son 
Eminence.  Je  vous  advoiie,  Monseigneur,  que  cet  avis  me  sur- 
prit estrangement,  et  que  voyant  choquer  par  cette  proposition 
mes  inclinations  et  mon  devoir  en  ce  qui  vous  regarde,  sans  per- 
dre un  moment  pour  délibérer,  je  tesmoignay  à  celui  qui  me 
parloit  que  je  n'y  pouvois  entendre,  et  le  priay  de  le  déclarer  à 
M.  Mazarin,  en  luy  représentant  mon  peu  d'expérience  en  ces 
matières,  mon  peu  de  santé,  Testât  de  mes  affaires  domestiques 
qui  sont  fort  troublées  par  un  procès  qui  m'est  survenu  et  le 
compte  que  je  vous  devois  de  l'ouvrage  que  j'ay  entrepris  et  qui  me 
demande  tout  enlier(i);  le  tout  afin  qu'il  perdist  cette  fantaisie  et 
ne  m'allast  pas  faire  forcera  accepter  ce  secrétariat  par  un  com- 
mandement absolu  de  M.  le  Cardinal.  C'est  tout  ce  que  je  pouvois 
faire  en  cette  flicheuse  rencontre,  et  j'espère  ([ue  cela  fera  retîet 
que  je  désire,  et  que  M.  Mazarin  me  laissera  joiiir  de  la  lran([ui- 
lité  que  vou5  m'avez  donnée. 

(.(.  Mais,  parce  qu'il  n'est  pas  impossible  qu'il  ne  persiste  dans 
son  dessein  et  qu'il  ne  me  fasse  faire  violence,  je  vous  donne 

(I)  Lo  poëme  de  l(/  Pucetle.  Voyez  ci-dessous. 


172  LA  BRETAGNE  A  L ACADÉMIE 

avis,  Monseigneur,  de  la  chose,  afin  qu'il  vous  plaise  m'ortlonner 
promptement  ce  que  j'auray  à  faire  en  ce  cas,  ne  pouvant  ni  ne 
voulant  avoir  de  volonté  que  la  voslre,  et  ne  croyant  pas  que  son 
Eminence  préfère  Tintérêt  de  M.  Mazarin  au  vostre,  si  vous  jugez 
qu'en  cela  il  y  aille  de  vostre  intérêt. . .  » 

Et  le  13  mai,  il  écrivait  à  Balzac  : 

«Je  suis  tout  troublé  d'une  fantaisie  qui  a  pris  à  M.  Mazarin,  de 
me  vouloir  avoir  pour  secrétaire  de  sa  ph'nipoteutiaireiic,  sans 
me  connoistre  et  sans  sçavoir  si  je  le  voulois  ou  le  pouvois,  et  ce 
qui  m'embarrasse,  c'est  qu'il  me  menace  de  me  le  faire  commander 
par  Ms''  le  cardinal  :  qui  seroit  pour  moy  une  extrémité  estrange. 
J'ay  conjuré  cette  lenipeste  d'abord  du  mieux  que  j'ay  peu;  mais 
je  crains  que  ma  conjuration  ne  s'appaise  point,  et  qu'elle  ne  me 
cause  la  guerre  sous  prétexte  de  m'employer  à  faire  la  paix.  L'em- 
ploy  sera  glorieux  et  utile  à  qui  l'aura  :  mais  pour  moy  il  ne  me 
seroit  que  mortel,  el  romproit  le  cou  à  la  Pucelle.  Je  me  recom- 
mande à  Dieu  pour  cela,  etc.  » 

Mazarin,  parvenu  au  pouvoir,  se  rappela  un  si  honorable 
désinléresseraent,  et  prouva  par  sa  pension  qu'il  ne  gardait  pas 
rancune  au  poète  de  son  refus. 

Chapelain  s'adressa  aussi,  vers  cette  époque,  aux  grands  de 
la  Cour  ;  c'était  alors  la  coutume,  on  le  sait,  de  dédier  des 
ouvrages  aux  puissants  du  jour,  afin  d'en  obtenir,  soit  des 
libéralités  pécuniaires,  soit  la  faveur  de  réceptions  honora- 
bles. Autres  temps,  autres  mœurs;  et  nous  aurions  très  mau- 
vaise grâce  à  protester  ici,  comme  on  le  fait  quelquefois, 
contre  des  démarches  qui  paraîtraient  aujourd'hui  indignes  de 
la  gent  littéraire.  Pour  juger  les  faits  historiques,  on  doit 
toujours  essayer  de  se  placer  le  plus  près  possible  du  point  de 
vue  des  contemporains  :  c'est  surtout  en  pareille  matière  que 
le  relatif  joue  un  rôle  important,  et  si  les  principes  absolus 
sont  quelquefois  nécessaires  au  critique  historique,  ils  ont 
besoin  presque  toujours  d'être  corrigés  par  l'influence  des 
temps  et  des  milieux.  Or  l'usage  des  pompeuses  dédicaces 
était  alors  reçu  par  tout  le  monde  :  personne  ne  songeait  à  en 
médire,  et  les  auteurs  les  plus  fiers,  fussent-ils  gentilshommes, 


JEAN    CHAPELAIN  173 

ne  croyaient  en  rien  déroger  en  adressant  leurs  hommages 
aux  grands  de  la  terre.  Chapelain,  d'accord  avec  la  cou- 
tume, composa  donc  deux  odes  en  l'honneur  du  ducd'Enghien, 
qui  devait  s'appeler  plus  tard  le  Grand  Condé,  et  de  son  frère, 
le  prince  de  Conti. 

L'abhé  Goujet  assure  que  la  première  de  ces  deux  pièces  ne 
lui  a  pas  paru  inférieure  à  Fode  en  l'honneur  de  Richelieu  ; 
il  y  trouve  même  en  quelques  endroits  «  plus  de  grandeur  et 
de  sublime  (1).  »  Gel  éloge  est  fort  exagéré  ;  car  les  strophes 
de  Chapelain,  que  le  libraire  Courbé  publia  avec  un  grand 
luxe  typographique,  sont  aussi  correctes  et  aussi  peu  lyriques 
que  les  précédentes  :  le  madrigal  était  beaucoup  mieux  propor- 
tionné aux  efforts  de  son  froid  et  calme  génie.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  qu'elle  plut  fort  au  héros  dont  elle  célébrait  les 
hauts  faits  : 

«  Monsieur  le  Prince,  dit  Tallemant,  sçavoil  par  cœur  toute  l'ode 
t[ue  Chapelain  fit  pourluy;  il  la  porloit  dans  sa  pochette  avant 
qu'elle  fiisl  imprimée...  Cependant  il  n'en  a  jamais  fait  le  moindre 
plaisir  à  M.  Chapelain,  —  L'ode  du  priiiee  de  Conty  qu'il  fit, 
dit-il,  non  par  aucun  intérest,  mais  parce  qu'il  estoit  plainement 
persuadé  du  mérite  de  ce  prince  (voyez  s'il  ne  mentoit  pas  bien, 
où  s'il  ne  se  connoist  pas  bien  en  gens),  ne  luy  produisit  rien 
non  plus.  Ce  n'est  pas  que  le  pauvre  petit  Principion  ne  luy  ayt 
donné  dix  bénéfices;  mais  pas  un  n'a  reussy.  Depuis  le  blocus, 
tout  cela  est  demeuré  là  (:2).  )> 

Tallemant  n'a  été  qu'incomplètement  informé  à  ce  sujet,  et 
les  actes  retrouvés  par  M.  Jal  permettent  d'établir  que  l'ode 
au  princede  Conli  rapporta  plusqne  del'honnenr  au  poète. Le 
prince  était  abbé  de  Cluny,  administrateur  perpétuel  et  supé- 
rieur général  de  l'ordre;  en  cette  qualité,  il  pourvut  Chapelain 
du  prieuré  conventuel  de  Notre-Dame-de-Grand-Champ  au 
diocèse  de  Meaux.  Il  est  vrai  que  le  poète  se  vit  disputer  la 
possession  du  prieuré  par  dom  François,  religieux  profès  et 
prieur  de  Saint-NicoIas-d'Assise-lez-Scnlis,  qui  tenait  Grand- 


(1)  Goujel,  UiOl.  fr.uiç.,  l.  XVII.  p.  ;i72. 
(-2)  Tallemant,  l.Il,  p.  iS6. 


174  LA    UUETAO'E    A    LACAUÉ.MIK 

Champ  de  son  frère  dom  Pierre  Cliappelicr.  La  contestation 
fut  très-longue  entre  Chapelain  et  Chappclier,  mais  enfin,  le 
7  septembre  1648,  intervint  une  convention  par  laquelle  le 
premier  cédait  le  prieuré  à  dom  Claude  de  Sennety,  religieux 
de  Tordre  de  Saint-Benoit,  moyennant  600  livres  de  pension 
viagère,  prélevée  sur  les  revenus  du  prieuré  (1). 

On  comprend,  au  récit  de  cette  affaire,  comment  le  chro- 
niqueur n'a  pas  toujours  été  persuadé  du  désintéressement  de 
Chapelain  ;  mais  il  est  bon  de  se  tenir  en  garde  contre  les 
insinuations  delà  médisance,  en  particulier  contre  les  bruits 
malveillants  suscités  par  la  jalousie  des  contemporains;  et, 
puisque  ce  sujet  se  rencontre  sous  notre  plume,  vengeons  ici  la 
mémoire  de  notre  poète. 

On  a  beaucoup  accusé  Chapelain  d'avarice  ;  on  ne  peut 
cependant  contester  qu'en  beaucoup  de  circonstances  il  ne  se 
soit  effacé  devant  de  plus  besogneux  que  lui.  Tallemant  lui- 
même  est  obligé  de  Favouer  :  «  Boisrobert  voulust  en  ce  temps 
là  (c'était  vers  1640),  faire  donner  h  Chapelain  six  cents 
livres  de  pension  sur  le  sceau.  Chapelain,  qui  se  voyoit  trois 
mille  livres  de  pensions,  en  comptant  celle  du  cardinal,  mais 
qui  n'estoit  pas  à  vie,  le  pria,  à  ce  qu'il  dit,  mais  j'en  doute, 
de  la  faire  donner  à  CoUetet  :  ce  qu'il  fit  (2).  »  La  corres- 
pondance manuscrite  abonde  en  traits,  sinon  identiques, 
au  moins  analogues,  et  l'on  y  constate,  par  exemple,  que 
Gombauld  ressentit  plusieurs  fois  les  effets  de  cette  sollicitude. 
Ce  qui  n'empêche  pas  Tallemant  d'écrire  : 

«  M.  Chapelain  est  un  des  plus  grands  caballeurs  du  royaume; 
il  a  toujours  une  douzaine  de  cours  à  faire.  Il  court  après  un  petit 
bénéfice  de  cent  franc?;.  Il  falloit  qu'outre  ses  pensions  il  eust  de 
l'argent  ;  car  on  voit  dans  les  lettres  de  Balzac,  qu'il  luy  a  mandé 
qu'il  avoit  perdu  huisl  cens  écus  sur  les  pistolles  rognées;  et  je 
scay  pour  en  avoir  veu  le  contrat,  que  M""=  de  Bambouillet  luy 
doit  plus  de  1,600  livres  de  rente  présentement.  Voyez  quelle 
richesse  a  un  homme  comme  luy  !  Cependant,  quelque  maladie 


(1)  V.  Jal,  Dictionnaire  critique. 

(2)  Tallemant,  t.  II,  p.  480. 


JEAN   CHAPELAIN  475 

qu'il  ayt  eue,  bien  loing  d'avoir  un  carrosse,  il  n'a  jamais  eu  assez 
de  force  sur  luy  pour  faire  la  dépense  d'une  chaise,  et  on  dit 
(ju'il  n'a  rien  donné  aux  enfiuis  de  sa  sœur,  quand  on  les  a 
mariez  (1).  » 

Ménage  enchérit  encore  sur  Tallemant  : 

«Nous  étions  mal  avec  M.  Chapelain,  M.  Pellisson  et  nioy; 
M.  Pellisson,  après  sa  conversion,  voulant  se  réconcilier  avec 
luy,  vint  nie  prendre  pour  l'accompagner,  me  disant  qu'il  falloit 
aussi  que  je  me  réconciliasse.  Nous  allâmes  chez  luy  et  nous  nous 
réconciliâmes.  Je  vis  encore  à  la  cheminée  de  M.  Chapelain  les 
mêmes  tisons  que  j'y  avois  vus  il  y  avoit  douze  ans;  je  croy  quils 
ctoient  peinU  [t).  » 

On  n'en  finirait  pas,  s'il  fallait  citer  tontes  les  plaisanteries 
qu'on  a  longtemps  rapportées  sur  l'avarice  du  pauvre  Chapelain, 
11  en  est  même  quelques-unes  d'un  goût  douteux  :  C'est  ainsi, 
dit-on,  que  Chapelain  étoit  appelé  parqnel(iues  académiciens: 
Le  chevalier  de  l'ordre  de  l Araignée,  parce  qu'il  avoit  un 
.  habit  si  rapiécé  et  si  recousu,  que  le  fil  formait  dessus  comme 
une  représentation  de  cet  animal.  «  Etant  un  jour  chez  M.  le 
prince  où  il  y  avoit  une  grande  assemblée,  il  vint  à  tomber  du 
lambris  une  araignée  qui  étonna  la  compagnie  par  sa  grosseur. 
On  crut  qu'elle  ne  pouvoit  venir  de  la  maison,  parce  que  tout 
étoit  d'une  très-grande  propreté.  Aussitôt  toutes  les  dames  se 
mirent  à  dire  d'une  commune  voix,  qu'elle  ne  pouvoit  sortir 
que  de  la  perruque  de  M.  Chapelain,  ce  qui  pouvoit  bien  être, 
puisqu'il  n'avoit  jamais  eu  qu'une  seule  perruque  (3).  n 

Ailleurs,  on  attribue  le  trait  suivant  au  célèbre  Urbain  Che- 
vreau, au  sujet  d'une  fourrure  de  zibeline  que  Chapelain 
l'avait  prié  de  lui  rapporter  de  son  voyage  en  Suède,  et  qu'un 
médisant  lui  dissuada  de  donner  en  cadeau  au  poule,  'en  lui 
disant  :  Vous  êtes  aussi  fou  qu'il  est  avare,  vous  piqucrez-vous 
d'obliger  un  ladre  ?...) 

(1)  Tallemant,  t.  Il,  p,  187. 

(2)  Mcnadiana,  cdit.  citée,  p.  213,  2it. 

(3)  Abbé  Raynal,  Anccdoctes  Ulléraires. 


176  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMiE 

«  Ce  qui  nie  confirma  tout  ce  qu'on  me  dit  pour  son  avarice, 
c'est  que  l'ayant  rencontré  chez  M.  Clozier,  j'appris  iju'il  achetoit 
tous  les  livres  défectueux  qu'il  pouvoit  trouver,  dont  il  transcrivoit 
ou  faisoit  transcrire  les  imperfections,  et  ce  libraire  me  témoigna 
que  bien  souvent,  il  luy  en  vendoil  avec  des  cahiers  entiers  qui 
nianquoient,  et  i[u'il  les  lui  donnoit  presque  pour  rien.  Je  ne  sçay 
si  quelques-uns  ont  jamais  pu  voir  sa  bibliothèque,  mais  il  a  tou- 
jours trouvé  des  excuses  pour  se  défendre  de  me  la  montrer.  Quoi 
({u'il  en  soit,  sa  lésine  le  regarde  seul,  et  ce  n'est  ni  mon  affaire 
ni  celle  des  autres.  A  sa  mesquinerie  près,  il  étoit  bon  homme, 
bon  grammairien,  civil  et  honnête  (1). 

Telle  est  une  partie  de  lacté  d'accusation  dressé  contre 
Chapelain  par  les  anecdoliers  du  xvii''  siècle.  Nous  ne  préten- 
dons pas  disculper  entièrement  notre  académicien  ,  mais  nous 
n'hésitons  pas  à  déclarer  que,  dans  notre  conviction  intime, 
la  plupart  de  toutes  ces  plaisanteries  furent  inventées  après  le 
désastre  du  poème  de  la  Pucelle  ;  cela  est  peu  généreux,  mais 
cela  est  positif,  et  nous  le  prouverons. 

Il  est  certain  que  Chapelain  avait  une  fortune  assez  consi- 
dérable; et  même  sans  le  secours  des  pensions  ministérielles 
ou  princières,  il  aurait  pu  tenir  parmi  les  poètes  fortunés  un 
rang  presque  égal  à  celui  de  Gomberville.  M.  Jal  a  retrouvé 
plusieurs  actes  établissant  que  de  fort  grands  seigneurs 
avaient  recours  à  lui  dans  leurs  besoins;  par  exemple,  un 
reçu  du  "26  octobre  1644  prouve  qu'il  avait  prêté  de  l'argent 
à  «  messire  P.  Charles  de  Luynes  »  et  que  celui-ci  lui  en 
faisait  une  rente  de  «  cinq  mil  soixante-dix  livres,  dix-huit 
sols,  dix-huit  deniers  »  ;  quelque  temps  après,  il  prêtait  à  la 
marquise  douairière  de  Rambouillet,  au  marquis  de  3[onlau- 
zier,  à  sa  femme  Julie  d'Angennes  et  à  Angélique-Clarisse 
d'Angennes  de  Rambouillet,  la  somme  de  30,000  livres  tour- 
nois ;  et  ceux-ci  s'engageaient  à  faire  au  prêteur  une  rente  de 
1,500  livres  -2;. 

Chapelain  était  donc  riche  ;  quant  à  Tusage  qu'il  faisait  de 

(l)  C.hevrssaria,  t.  I,  p.  :26,  27. 
{•2)  V.  Jal,  Dictionnaire  critique. 


JEAN    CHAPELAIN  177 

son  argent,  cela  est  plus  difficile  à  préciser;  il  est  probable 
qu'il  aimait  un  peu  h  thésauriser,  puisqu'on  trouva,  dit-on, 
cinquante  mille  écus  dans  ses  coffres  après  sa  mort;  mais 
quand  on  a  possédé  pendant  cinquante  ans  un  revenu  de  dix 
à  quinze  mille  livres,  cela  n'est  pas  une  preuve  (Vavarice 
sordide;  allons  au  fait.  Nous  savons  qu'il  était  bibliophile,  ce 
qui  nous  permet  sans  peine  de  rectifier  dans  le  vrai  sens  le 
dernier  passage  du  Chevrœana.  Tout  bibliophile  recherche 
des  ouvrages  dépareillés,  pour  en  composer,  avec  les  débris, 
des  exemplaires  irréprochables.  M.  Âsselineau  a  récemment 
mis  en  relief  la  passion  bibliophile  de  Chapelain  (1),  et  cela 
peut  expliquer  bien  des  choses.  De  quoi  ne  se  prive-t-on  pas 
pour  un  beau  livre  !  Mais  écoutons  l'accusé  lui-même. 

Un  de  ses  amis  ayant  été  ruiné  par  le  désastre  de  Fouquet, 
Chapelain  annonçait  à  Godeau  cet  événement,  en  lui  disant 
que  cet  ami  «  avoit  entre  les  mains  la  meilleure  partie  de  son 
bien  )),puis  il  ajoutait  :  «  Bien  m'en  prend  d'avoir  la  ressource 
du  prince  qui  me  défraye  si  noblement,  et  de  me  trouver  muni 
de  la  philosophie  qui  m'a  mis  l'esprit,  il  y  a  longtemps,  au- 
dessus  de  la  fortune.  J'ai  été  beaucoup  plus  ému  d'avoir  vu 
expirer  ma  nièce.  »  Et  quelques  semaines  après  :  «  Ce  n'est 
pas  le  dommage  que  m'a  causé  la  ruine  du  surintendant  qui 
m'a  touché  le  plus...  Je  vous  prie  donc  de  ne  m'en  guère 
plaindre  (2)...  «Harpagon  n'eût  jamais  écrit  de  lettres  pareilles, 
ni  pris  si  philosophiquement  son  parti  de  la  perte  «  du  meil- 
leur de  son  bien.  » 

Mais  si  des  lettres  personnelles  ne  paraissent  pas  des 
témoins  suffisants,  voici  des  faits  positifs  (pii  prouvent  abso- 
lument le  désintéressement  de  Chapelain.  Nous  l'avons  déjà 
vu  refuser  deux  fois  de  magnifiques  situations  comme  secré- 
taire d'ambassade,  d'abord  à  la  suite  du  comte  de  Noailles, 
})uis  à  la  suite  de  Mazarin,  quoique  ces  postes  fussent,  de  son 
aveu,  très  glorieux  et  très  utiles;  plus  tard,  lorsque  Montau- 
zier  fut  choisi   pour  être  gouverneur  du   Dauphin,  tils  de 


1)  Cl:.  Asselineau,  les  Sept  Pèches  capitaux  de  la  lUléraiurc, 
-2)  V.  Livet,  Noies  à  PeJlisson  et  d'Olivet,  l.  II,  p.  137,  138. 

là 


178  LA    BRETAGNE   A    l' ACADÉMIE 

Louis  XIV,  le  duc  jeta  les  yeux  sur  son  vieil  ami  pour  le  faire 
nommer  précepteur  du  prince  ;  il  obtint  même  l'agrément  du 
roi  d'en  parler  h  Chapelain  ;  assurément,  s'il  était  au  monde 
une  place  capable  de  séduire  un  ambitieux  avide  de  faveurs  et 
de  fortune,  c'était  bien  celle-là;  et  cependant  Chapelain 
refusa,  «  alléguant  que  son  grand  âge  le  rendoit  trop  sérieux, 
trop  infirme,  pour  qu'il  pût  se  flatter  d'être  agréable  à  un 
prince  encore  si  jeune  (1).  »  Faut-il  d'autres  marques  d'un 
parfait  désintéressement,  ajoute  l'abbé  d'Olivct,  et  de  quel 
poids,  après  cela,  peuvent  être  les  invectives  de  ces  écrivains 
malintentionnés  ou  mal  instruits,  qui  n'ont  reculé  devant 
aucune  calomnie  pour  flétrir  la  mémoire  du  malheureux  poète? 
Deux  autres  traits  analogues,  racontés  par  l'abbé  Goujet,  se 
rapportent  précisément  à  l'époque  dont  nous  nous  occupons. 

«  J'ai  kl  aussi  dans  ses  lettres  manuscrites,  dit  l'abbé,  qu'on  eut 
dessein  de  l'envoyer  en  Suède,  et  do  le  charger  en  ce  royaume  de 
quelque  commission  importante  et  honorable;  et  dans  ces  mêmes 
lettres  je  le  vois,  plein  de  frayeur  à  cette  nouvelle,  prier  ses  amis 
avec  autant  d'instance  de  faire  manquer  ce  projet  que  d'autres  en 
auroient  pu  employer  pour  le  faire  réussir,  et  se  réjouir  lorsqu'il 
apprend  qu'on  le  laissera  tranquille  à  Paris,  au  milieu  de  ses 
amis,  comme  si  on  l'eût  déchargé  du  fardeau  le  plus  pesant. . . 

«  ...Un  autre  dessein  qu'on  eut  sur  lui  fut  de  l'envoyer  â 
Munster  en  qualité  de  secrétaire  pour  le  traité  de  paix  qui  s'y 
négocia  en  IGiG  et  les  années  suivantes.  Ce  fut  M.  de  Lyonne, 
secrétaire  des  commandements  de  la  reine,  qui  en  fit  la  proposi- 
tion. Ami  de  Chapelain,  et  bien  persuadé  qu'il  seroit  très-utile  à 
M.  de  Servien,  son  oncle,  l'un  des  plénipotienliaires  à  Munster, 
il  en  fit  arrêter  le  choix  par  la  reine  et  par  le  cardinal  Mazarin 
sans  avoir  même  prévenu  celui  que  ce  choix  regardoit.  Mais  il 
doutoii  d'autant  moins  qu'il  refusât  de  s  y  rendr-%  qu'outre  que 
l'importance  de  ce  poste  étoit  très-capable  de  le  flatter,  il  devoit 
plaire  également  à  M.  le  duc  de  Longueville,  qu'on  avoit  aussi 
envoyé  à  Munster,  et  dans  l'intérêt  duquel  M.  de  Lyonne  n'igno- 
roit  pas  que  Chapelain  étoit.  M.  l'abbé  Servien  vint  donc  faire  part 
à  Chapelain  de  ce  qui  se  passoit  et  lui   en   parla  comme  d'une 

(I)  V.  Pellisson  et  d"01ivet.  t,  II,  p.  136. 


JEAN    CHAPlLl.AlN  179 

chose  décidée,  et  pour  laquelle  il  ne  doutoit  pas  qu'il  n'obtînt 
sur-le-champ  son  consentement.  Chapelain  le  donna  on  effet, 
quoique  avec  répugnance;  et  il  en  reçut  iine  lettre  de  l'élicitation 
de  M.  le  duc  de  Longueville.  Mais  au  fond  il  souhaitoit  que  cette 
affaire  manquât  et  son  désir  fut  accompli. . .  (1)  » 

Ayant  appris,  en  effet,  qu'un  parti  accrédité  s'était  formé  à 
Thôtel  de  Longueville  pour  proposer  à  ce  poste  Boulanger, 
premier  secrétaire  du  duc,  et  qu'on  trouvait  mauvais  d'avoir 
vu  ce  projet  traversé  par  le  choix  inopiné  de  la  cour.  Chape- 
lain, malgré  la  résistance  du  duc  (-2),  et  malgré  les  désirs  de 
la  cour,  ({ui  décidément  voulait  faire  de  lui  un  diplomate,  se 
mit  à  la  tète  du  parti  favorable  à  Boulanger,  sollicita  vivement 
pour  son  rival  et  «  ne  quitta  pas  prise  qu'il  ne  l'eiît  fait 
accepter.  Ce  fut  durant  cette  négociation  si  désintéressée  de  sa 
part,  que  M.  le  chancelier  Séguier  lui  envoya  de  son  propre 
mouvement  un  brevet  de  conseiller  d'Etat  (3).  »  Cela  valut 
douze  mille  écus  à  Boulanger  (4),  dit  Tallemant.  Et  l'on  vou- 
drait nous  faire  croire  qu'un  avare  tel  qu'on  dépeint  noire 
poète  aurait  laissé  tout  bonnement  échapper  douze  raille  écus 
qu'il  tenait  déjà  solidement  !  Cela  ne  peut  pas  se  soutenir. 

Certes,  Balzac  ne  prenait  pas  Chapelain  pour  un  avare 
quand  il  lui  écrivait,  le  21  janvier  1644  :  «  Si  vous  me  rendez 
cet  office,  je  ne  pense  pas  que  ce  doive  estre  par  le  moyen  de 
M.  Silhon  ;o),  car,  bien  que  je  Taye  tousjours  connu  vertueux 
et  mon  amy,  néanmoins  la  pauvreté  se  regarde  en  toutes 


(1)  Goujcl,  Qibl.  fr.,  l,  XVlî,  p.  3G7. 

(il  «  Il  alla  trouver  M,  de  Loni^ucvillo,  dit  Tallcmanl,  et  luy  roprôscnta 
que  ce  niHolL  pas  là  le  moyen  d'achever  la  Pticclle.  —  Vous  ferez  bien 
l'un  et  l'autre,  luy  répondit-il.  —  Mais,  Monsieur,  si  je  réussis,  comme 
je  làchcray  de  réussir,  êtes -vous  assuré  ([ue  la  Cour  ne  m'oblige  pas  à 
d'autres  choses  (jui  ne  s'acrortlent  nullement  avec  votre  poème  ?  —  Hien. 
dit  M.  de  Longueville,  laites  donc  que  Boulanger  ayt  vostrc  place...  » 
(Tallemant,  t.  II,  p.  i«o.)  —  Dans  la  lettre  au  duc  de  Longueville,  datée 
de  mai  ItliO,  que  nous  avons  mentionnée  plus  haut,  Cliaiiclain  prétextait 
aussi  son  travail  de  la  Pticclle.  pour  ne  pas  suivre  Mazarin  à  Cologne. 

(3)  Goujet.  Bibl.  fr.,  t.  XVII.  p.  360-369. 

(i)  Tallemant.  l.  II,  p.  i8i. 

(3)  Silhon,  l'auteur  du  Ministre  d'État,  l'un  des  quarante  premiers  aca- 
démiciens. (Voir  notre  notice  sur  Sllli072,  Paris,  Dumoulin,  1876,  in-S^'.) 


180  LA  BRETAG.NE  A  l'aCADÉMIE 

choses,  et,  vous  excepté,  je  n'ay  point  encore  veu  de  docteur 
qui  ne  fust  intéressé  et  qui,  en  matière  de  livres,  servist  fidè- 
lement les  aultres  docteurs    1^...  »  Et  le  17  juillet  suivant  : 

«  Le  messager  d'Angoulesme  qui  part  demain  vous  porte  quatre 
rames  de  papier,  du  plus  beau  qui  se  face  en  ce  pays.  M.  Costar, 
qui  n'est  pas  si  scrupuleux  que  vous,  souffre  que  je  le  régale  tous 
les  ans  de  ces  petits  présens  qui  sont  icy  à  ma  bienséance.  Mais  il 
faut  vous  traiter  à  vostrc  mode,  et  je  vous  manderay  au  premier 
jour  ce  que  je  désire  que  vous  me  donniez  pour  mon  papier,  qui 
arrivera  à  Paris  un  jour  après  cette  lettre.  Il  est  adressé  àM.Cba- 
pelain,  au  logis  de  M.  Rocolet  et  cœt.,  et  doit  arriver  à  Paris  un 
jour  après  cette  lettre...  (2).  » 

Que  dites-vous  d'un  avare  qui  pousse  la  délicatesse  jusqu'à 
vouloir  payer  les  cadeaux  de  papier  que  ses  amis  veulent  lui 
faire?  Quant  à  la  mauvaise  plaisanterie  qu'on  rencontre  dans 
tous  les  recueils  à'Ana,  à  savoir  que  Chapelain,  par  avarice, 
écrivait  toutes  ses  lettres  sur  du  papier  à  chandelle  ou  sur  les 
couvertures  des  paquets  qui  lui  étaient  adressées,  nous  en 
rejetons  absolument  rauthenlicité.  Non-seulement  Chapelain 
écrivait  ses  lettres  sur  le  beau  papier  d'Ângouléme  envoyé  par 
Balzac,  mais  il  les  recopiait  de  sa  propre  main  avec  un  véri- 
bleluxe  calligraphique  sur  des  cahiers  de  premier  choix,  ainsi 
que  tous  les  curieux  peuvent  le  constater  aujourd'hui  à  la 
Bibliothèque  nationale  (3\  Nous  leur  conseillons  de  profiter 
en  même  temps  de  leur  visite  pour  admirer,  au  département 
des  estampes,  le  magnifique  portrait  du  poète,  gravé  par  le 
célèbre  Nanteuil;  ils  auront  peine  à  reconnaître,  dans  sa 
luxuriante  perruque  (4;,  le  nid  d'araignées  de  la  chronique. 

{[)  Lettres  de  Balxac  à  Chapelain,  publiées  par  M.  Tamizey,  loc.  ci  t., p. 8-2. 

(2)  Lettres  de  Balzac  à  Chapelain. 

(3)  Nous  en  possédons  une  forl  curit^usc  dans  notre  collccîion  d'auto- 
graphes. Elle  est  adressée  à  31.  Hcvelius,  bourgmestre  de  Danlzick,  au 
sujet  de  sa  CométOfiraphie  et  plusieurs  passages  attestent  en  Chapelain 
un  bibliophile  consommé.  —  Nous  en  possédons  une  autre,  adressée  à 
M"e  de  Scudéry,  et  dont  nous  parlerons  plus  loin. 

(•4)  Ce  portrait  a  été  reproduit  en  plus  petite  dimension  dans  l'une  des 
livraisons  de  ISTo  du  recueil  illustré  la  Mosaïque;  il  est  accompagné 
d'une  notice  très-impartiale  et  bien  écrite  de  M.  Eugène  Jluller. 


JEAN    CHAPELAIN-  181 

Qu'on  nous  pardonne  ces  détails  qui,  dans  une  autre  occa- 
sion, pourraient  paraître  puérils  :  ils  attestent  que,  seule,  la 
malice  la  plus  noire  a  pu  ternir  ainsila  mémoire  de  Chapelain. 
Nous  avons  nommé  le  duc  de  Longueville  ;  il  est  temps  de 
faire  connaître  plus  intimement  les  relations  de  Chapelain  avec 
le  mari  de  la  célèbre  sœur  des  princes  de  Conti  et  de  Condé. 
Elles  dataient  déjà  d'environ  douze  années,  et  la  faveur  du 
poète  auprès  du  prince  ne  fit  que  s'accroître  jusqu'à  sa  mort. 
On  sait  que  le  duc  de  Longueville  descendait  du  fameux 
Dunois,  l'un  des  compagnons  de  guerre  de  Jeanne  d'Arc;  et 
nous  avons  dit  que  Chapelain  songeait  déjà,  dès  l'époque 
de  son  entrée  à  l'hôtel  de  Rambouillet,  à  composer  son  poème 
de  la  Piicelle.  Vers  l'année  1633,  il  en  avait  complètement 
arrêté  le  plan  définitif  :  il  avait  même  écrit  son  poème  en 
prose  et  s'était  occupé  de  rimer  les  premiers  chants,  lorsque 
M.  d'Andilly,  rapporte  Tallemant,  lui  demanda  les  deux  livres 
([ui  étaient  faits. 

«  Luy,  crut  que  ce  n'estoit  que  pour  les  lire  à  loisir  et  les  luy 
donna.  Ce  n'estoit  pas  seulement  pour  cela,  car  il  avoit  fait  en- 
tendre par  le  moyeu  de  sa  sœur,  M"*-'  le  Maistre,  à  M"^'"  de  Lon- 
.^ueville  et  ensuite  à  Monsieur,  de  quelle  importance  il  luy  estoit 
jiour  l'honneur  de  sa  maison  que  ce  poème  s'achevast.  Or  cette 
mademoiselle  le  Maistre  estoit  fort  bien  dans  l'esprist  de  l'un  et 

(le  l'autre M.  de  Longueville  vit  les  deuxlivres,en  fut  charmé, 

et  dit  à  M.  d'Andilly  qu'il  mouroit  d'envie  d'arresterM.  Chapelain. 
On  fit  ([ue  M.  le  Maistre,  l'avocat,  lui  mena  IVl .  Chapelain,  et, 
après  avoir  causé  quelque  temps  eusemble,  M.  de  Lonijueville 
entre  dans  son  cabinet  avec  M.  le  Maistre,  tire  d'une  cassette  un 
parchemin,  demande  le  nom  de  baptême  de  M.  Cliapelain  et  en 
remplit  le  vuide.M.  le  Maistre,  en  s'en  retournant,  dit  à  Chape- 
lain dans  le  carrosse  :  —  Voilà  un  parchemin  où  il  y  a  quelque 
instruction  pour  votre  dessein,  touchant  le  comte  de  Dunois.  — 
M.  Chapelain  le  prend,  et,  arrivé  chez  lui,  trouve  que  c'estoit  un 
brevet  de  2,000  livres  de  pension  sur  tous  les  biens  de 
M.  de  Longueville,  sans  obliger  M.  Chapelain  à  quoy  que  ce 
soit  (1).  » 

(1  j  Tallemant,  t.  II,  p.  i79-i«0. 


-182  LA  BRETAGNE  A  l'académie 

L'abbé  d'Olivet  ; 4)  rapporte  aussi  cette  anecdote  en  la 
faisant  remonter  à  la  même  époque,  vers  4633,  et  le  Mena- 
giana  de  4693  prétend  méchamment  que  Chapelain  ne  tarda 
si  longtemps  à  donner  la  Pucelle,  que  parce  qu'il  était  payé 
d'une  grosse  pension  par  M.  de  Longueville.  «  11  appréhendoit 
que- ce  prince  ne  se  souciast  plus  de  lui  après  qu'il  auroit 
publié  son  ouvrage  (2).  » 

Sur  la  foi  de  ces  divers  renseignements,  on  avait  toujours 
cru  que  Chapelain  avait  été  pensionné  par  le  duc  pendant  plus 
de  vingt  ans  avant  la  publication  de  son  poème,  lorsque 
M.  Jal  vint,  en  486i,mettreen  doute  l'authenticité  du  parche- 
min cité  par  des  Réaux.  Suivant  ses  calculs,  la  pension  n'avait 
été  payée  que  depuis  la  régence,  et  pour  preuve  il  transcrivait 
tout  entier,  dans  son  Dictionnaire  critique,  un  acte  de  dona- 
tion du  1^'' avril  1645,  retrouvé  chez  M.  le  Monnoyer  parmi 
les  minutes  du  notaire  Jean  de  Mas,  beau-frère  de  Chapelain. 
Nous  ne  contestons  pas  la  valeur  de  l'acte  cité  par  M.  Jal, 
mais  il  nous  semble  qu'il  n'y  a  pas  là  une  preuve  sufiisante 
pour  prétendre  que  «  la  petite  scène  entre  M.  de  Longueville 
et  Jean  Chapelain  n'aboutit  pas  tout  de  suite  au  don  d'un 
brevet  de  pension.  »  Le  contraire  est  d'autant  plus  probable 
qu'il  serait  extraordinaire  que  douze  ans  se  fussent  écoulés 
entre  la  promesse  et  le  brevet.  Or  la  date  indiquée  par  Talle- 
niant  doit  être  exacte  ;  car  l'avocat  Le  Maître,  s'étant  retiré  du 
monde,  n'aurait  pas  pu,  après  1636,  introduire  Chapelain 
chez  M.  de  Longueville.  Il  est  donc  probable  que  le  parchemin 
de  Tallemant  était  bien  un  brevet  de  pension  sous  seing  privé; 
mais  qu'au  moment  où  le  duc deLongueville  partit  pour  les  négo- 
ciations de  la  paix  de  Munster,  Chapelain  qui,  fils, petit-fils  et 
frère  de  notaires,  était  habitué  à  prendre  toutes  les  garanties 
possibles  au  sujet  de  ses  affaires,  demanda  au  généreux  duc  de 
vouloir  bien  convertir  son  brevet  personnel  en  acte  notarié  ;3). 
Chapelain  ne  fut  pas  ingrat  envers  son  illustre  protecteur, 

(1)  Pellisson  et  d'Olivet,  t.  Il,  p.  129. 

(2)  Menagiana,  édit.  1693,  p.  17. 

(3)  Détachons  de  cet  acie  les  pariicularités  les  plus  curieuses  : 

«  Par    devant,  etc.,     fut    présent  très-haut  et  très-puissant   prince 
Henry  d'Orléans,  duc  de  Longueville,  etc.,  etc.,   lequel  volontairement 


JEAN    CHAPELAIN  483 

car  il  célébra  hautemenl  la  famille  des  Dunois  dans  son  poème 
de  la  Pacelle;  mais,  bien  avant  cette  époque,  il  avait  déjà 
chanté  les  louanges  du  duc  de  Longueville  et  celles  de  sa 
maison  dans  des  Stances  sur  la  guêrison  de  ili'"^  la  duchesse 
de  Longueville  {i),  restées  manuscrites,  et  dans  une  ode  de 
380  vers,  pour  la  Naissance  de  M.  le  comte  de  Danois^ 
imprimée  en  1646.  A  la  même  époque  paraissaient  les  deux 
odes  que  nous  avons  citées  en  l'honneur  du  duc  d'Enghien  et 
du  prince  de  Conti,  tous  les  deux  beaux-frères  du  duc  de 
Longueville;  et  quoique  Tallemant  ait  douté  du  désintéresse- 
ment de  Chapelain  au  sujet  de  ces  dernières,  nous  ferons 
remarquer  que,  publiées  pendant  les  deux  années  qui  suivirent 
l'acte  notarié  de  4645,  elles  nous  paraissent  en  quelque  sorte 
un  remerciement  indirect  au  duc  de  Longueville,  et  non  pas 
un  appel  à  de  nouvelles  libéralités. 

Voici,  du  reste,  une  nouvelle  preuve  de  l'indépendance  du 
caractère  de  Chapelain,  et  celle-ci  Thonore  plus  que  toutes 
celles  dont  nous  avons  parlé.  On  connaît  le  rôle  important  et 
funeste  que  jouèrent  les  trois  princes  pendant  la  malheureuse 
époque  de  la  Fronde.  Si  les  barricades  vinrent  troubler  la 
douce  quiétude  des  travaux  de  Chapelain,  l'emprisonnement 

recogri'jl,  confessa  el  déclara,  rocognoit,  confesse  ei  déclare  que  pour  les 
bons  el  agréables  services  qu'il  a  déjà  receus  cl  qu'il  espère  ù  l'advcnir 
rccepvoir  de  Messire  .lean  Chapelain,  conseiller  du  roy  en  ses  conscilz  el 
prieur  du  prieuré  Sainl-llilaire  d'Hyères,  parliculièremcnt  dans  l'ouvrage 
qu'il  a  entrepris  l'aire  pour  l'honneur  dud.  seigneur  prince,  au  subjet 
duquel  ouvrage  il  s'est  l'ail  dispenser  del'cmploy  du  secrélariai  de  l'am- 
bassade delà  paix  qui  se  traite  à  Munster,  elloutre  pour  la  bonne  ami- 
tié qu'il  a  dicl  avoir  el  porter  au  sieur  Chapelain,  il  a  par  ces  présentes 
volonlairenicnl  donné  el  donne  par  donation  entre  vifzel  irrévocable,  en 
la  meilleure  forme  et  manière  qu'il  le  peult,  aud.  sieur  Chapelain  à  ce 
présent  et  acceptant  la  somme  de  deux  mille  livres  tournois  de  rente 
viagère  |)ayable  par  chacun  au  premier  jour  de  janvier-.,  etc.,  etc..  » 
—  V.  Jal,  Dictionnaire  critique. 

(1)  C'est  sans  doute  en  récompense  de  ces  stances  que  la  duchesse  lit 
donner  à  Chapelain,  jiar  PinlcrméJiaire  de  l'évéciue  du  Mans  Emery  Marc 
de  La  Ferlé,  un  bénélice  dans  le  Maine  :  celui  de  la  chapelle  de  Notre- 
Dame  de  la  Davière,  dans  l'église  collégiale  de  Saint-Jean  de  Pruillc. 

M.  Alouis  a  i)ublié  en  lS7(j  une  élude  intéressante  à  ce  sujet  dans  la 
Hevuc  liialoriqur-  du  Maine.  Elle  a  été  tirée  à  |)art  sous  le  titre  de  Jea)i 
Chapelain,  titulaire  d'un  bénélice  du  haut  ùJaine,  Le  llaus,  Pellechai, 
1877,  in-8^ 


184  LA  BRKTAGNE  A  l'académie 

de  ses  patrons  lui  causa  peut-être  encore  plus  d'ennuis  ;  mais, 
outre  sa  douleur  de  les  savoir  en  prison,  il  gémissait  surtout 
de  les  voir  en  rébellion  contre  l'autorité  royale;  aussi  refusa- 
t-il,  malgré  les  bienfaits  qu'il  avait  reçus  d'eux,  de  les  servir 
contre  le  roi.  Écoutons  l'abbé  Goujet,  dont  le  témoignage  ne 
peut  être  récusé,  en  présence  des  précieux  documents  qu'il 
avait  sous  sa  plume  : 

«  Messieurs  Arnauld  et  Montreuil,  qui,  durant  la  captivité  de  ces 
princes,  conduisoient  leurs  affaires  et  avoient  avec  eux  un  com- 
merce secret,  voulurent,  dit  l'abbé,  engager  Chapelain  d'accepter 
en  apparence  le  titre  de  précepteur  du  duc  d'Enghien  pour  avoir 
en  effet  toute  la  confiance  de  M'""^  la  princesse,  et  la  diriger  dans 
ses  démarches.  Mais  loin  qu'ils  pussent  réussir  à  lui  faire  goûter 
cette  proposition,  il  leur  fit  même  une  espèce  de  crime  d'avoir 
pu  penser  qu'il  y  consentiroit.  Et  tant  que  les  troubles  agitèrent 
le  royaume,  il  ne  dissimula  jamais  aux  princes  et  princesses  à 
qui  il  éloit  attaché,  qu'il  n'approuvoit  point  le  parti  qu'ils  avoient 
pris  et  qui  les  précipita  en  effet  dans  les  malheurs  qui  n'ont  que 
trop  embarrassé  leur  vie  et  affoibli  leurs  intérêts.  Et  cependant, 
lors  même  que  le  duc  de  Longueville  eut  été  arrêté,  et  qu'il  y  eut 
un  ordre  sévère  de  faire  sortir  de  Paris  tous  ses  domestiques,  il 
écrivit  à  M.  de  Lyonne  pour  le  prier  de  savoir  du  cardinal  de 
Mazarin  s'il  étoit  compris  en  ce  nombre,  résolu  de  se  retirer  comme 
les  autres.  Mais  le  cardinal  manda,  par  une  lettre  pleine  d'affec- 
tion, que  Tordre  donné  ne  le  concernoit  point  et  qu'il  lui  comman- 
doit  même  de  la  part  de  la  reine  de  ne  point  sortir  de  Paris  (1).  a 

Les  princes  ne  lui  en  voulurent  point  de  cette  conduite 
droite  et  indépendante,  et  le  duc  de  Longueville  doubla  même 
plus  tard  la  pension  qu'il  lui  servait.  Cela  seul  servirait  à  justi- 
fier cet  aveu,  échappé  quelque  part  au  cardinal  de  Retz  : 
«  Chapelain,  qui  enfin  avoit  de  l'esprit...  »  Et  cependant  le 
poète  avait  dîné  chez  lui  avec  Gomberville,  le  jour  des  barri- 
cades (2)  ;  mais  il  ne  reparut  plus  à  sa  table,  quand  le  coad- 
juteur  devint  le  frondeur  que  Ton  connaît. 

(1)  L'abbé  Goujet,  Dibl.  franc.,  t.  XVII.  p.  369,  370. 

(•2)  Mém.  de  Ret-i,  collection  Michaud,  t.  XXV,  p.  61.—  Une  lettre  de 
Balzac,  du  10  janvier  1644,  nous  apprend  que,  dès  cette  époque,  Cliapelain 
dînait  asse   souvent  avec  Ménage,  chez  Paul  de  Gondi. 


JEA?<    CHAPELAIN 


185 


VII.  Chapelain  et  les  gens  de  lettres.  —  Balzac,  Ménage  et 
M"'-  de  Scudéry. 


Serait-ce  aussi  à  propos  de  politique  queCtiapelain  sebrouilla 
pendant  quelque  temps  avec  Balzac  !  Nous  ne  saurions  le  dire  : 
ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  les  deux  amis  cessèrent  un 
moment,  vers  cette  époque,  leur  correspondance  familière. 
«  M.  Conrart,dit  Tallemant,  estoil  devenu  le  commissionnaire 
de  M.  Balzac  après  M.  Chapelain,  car  il  y  eut  je  ne  sçay  quoi 
entre  M.  Chapelain  et  lui,  et  il  ne  pouvoit  s'empêcher  de  dire 
à  tout  bout  de  champ  qu'il  ne  faisoit  rien  de  naturel,  ([ii'il 
ii'avoit  point  de  génie.,,  (l)  »  Ce  je  ne  sçay  quoy  ne  l'ut  proba- 
blement pas  très  grave,  et  le  refroidissement  de  Taraitié  des 
deux  académiciens  ne  dura  certainement  pas  les  dix  années 
que  lui  attribue  l'abbé  Raynal  dans  l'anecdote  citée  plus  haut, 
car  Chapelain,  qui  patronnait  VAristippe  de  Balzac,  en  1644, 
lui  écrivait  encore  amicalement  en  1049  (2),  et  dans  la  lettre 
suivante,  que  Balzac  adressait  à  Conrart  le  18  septembre  1651 , 
il  ne  semble  pas  qu'il  s'agisse  d'une  inimitié  bien  profonde  : 

«  Il  y  a  si  longtemps,  disait  Balzac,  que  je  n'ay  receu  de  nou- 
velles de  M.  Chapelain  qu'il  m'en  ennuyé.  Je  m'en  plains  mesmes, 
mon  cher  M.,  puisque  vous  m'asseurez  qu'il  est  eu  santé;  car 
sans  cela  son  silence  n'estant  pas  volonlaire,  je  le  plaindrois  au 
lieu  de  me  plaindre  de  luy.  Toute  la  consolation  de  ma  solitude 
ne  consiste  qu'aux  témoignages  que  je  reçois  de  votre  souvenir 
et  du  sien.  Edicio  vivo,  e  cValtro  ini  cal  poco.  De  sorte  que  quand 
ces  agréables  secours  me  manquent,  le  chagrin  trouve  bien  plus 
de  prise  sur  moy,  et  la  tristesse  me  ronge  avec  beaucoup  plus  de 
violence  que  quand  je  suis  prémuni  de  ces  excellens  préservatifs, 
qui  me  sont  des  cordiaux  admirables  contre  le  venin  de  ces  deux 
cruelles  passions.  Faites  donc  à  ce  cheramy  des  reproches  de  sa 

(1)  Tallemant,  IlistorieUes,  t.  III.  p.  -216. 

(-2)  Voy.  une  IcUie  de  ccUe  année,  ciléc  par  M.  Livet.  Appendice  à 
riiisloire  de  Pellisson.  —  Remarquons  aussi  que  les  leUres  de  Balzac  à 
Chapelain,  publiées  par  M.  Tamizcy  de  Larroquc.  s'étendent  de  1G42 
à  1&18. 


186  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

négligence  ;  mais  faites-les  lui  doux  et  tendres,  afin  qu'il  m'en 
sache  gré,  et  qu"il  les  reçoive  comme  une  marque  de  mon  amitié 
et  non  pas  comme  un  témoignage  de  ma  mauvaise  satisfaction. 
L'exemple  de  vosiro  constante  exactitude  le  persuadera  beaucoup 
mieux  que  les  plus  belles  paroles  et  les  plus  ingénieuses  figures 
de  la  rhétorique.  Dites-luy  que  vous  m'écrivez  régulièrement 
toutes  les  semaines,  et  je  m'asseure  qu'il  ne  me  refusera  pas  au 
moins  une  de  ses  lettres  tous  les  mois.  Je  vous  baise  mille  fois  les 
mains,  etc.  (1).  » 

On  sait  que  Balzac  mourut  le  iS  février  16o4  ;  la  mésin- 
telligence entre  les  deux  amis  dura  donc  tout  au  plus  pendant 
la  période  de  la  Fronde,  et  c'est  pour  cela  que  nous  lui  attri- 
buons volontiers  un  motif  politique.  Balzac  en  voulut  toujours 
à  Mazarin  de  ne  pas  avoir  accepté  la  dédicace  de  son  AriUippe, 
aux  conditions  pécuniaires  et  honorifiques  que  réclamait  le 
grand  épistolier.  De  là,  il  n'y  avait  pas  loin  à  passer  du  côté 
des  frondeurs. 

Chapelain  eut  aussi  une  période  de  froideur  avec  le  célèbre 
Ménage,  et  ce  n'est  pas  sans  étonnement  que  le  biographe  doit 
constater  deux  fois  dans  la  carrière  du  chantre  de  la  Pucelle 
ces  ruptures  de  longues  et  solides  amitiés.  Il  est  en  effet 
quatre  épithètes  consacrées  par  un  vers  de  Boileau  et  que  l'on 
a  toujours  accolées  au  nom  de  Chapelain  ; 

Qu'il  soit  doux,  complaisant,  officieux,  sincère, 
On  le  veut,  j'y  souscris  et  suis  prêt  à  me  taire. 

Ces  qualités  précieuses  sont  précisément  les  obstacles  ordi- 
naires aux  accidents  qui  nous  occupent  :  aussi  nous  semble-t-il 
assez  difficile  de  mettre  les  tons  du  côté  de  Chapelain  ;  on  sait 
que  Balzac  et  Ménage  n'avaient  point  des  caractères  d'une 
égalité  à  toute  épreuve. 

Ménage  et  Chapelain  se  rencontrèrent  amicalement  pendant 
de  longues  années  chez  M™'"  de  Rambouillet,  chez  M"*^  de  Scu- 
déry,  chez  M™^  de  Longueville  et  dans  toutes  les  sociétés  pré- 
cieuses. Leur  intimité  dura  sans  interruption  depuis  le  jour 

(1)  Lettres  de  Balzac  à  Conrart.  Edil.  1061,  p.  147,  148. 


JEAN   CHAPELAIN  487 

de  leur  première  entrevue  jusqu'en  1059,  époqne  à  laquelle 
Gilles  Boileau,  le  frère  dusa!iri(iue,  s'étanl  présenté  à  TAca- 
démiepeu  de  temps  aprèsavoir  publiéunecriiiqiie  deTéglogue 
de  Ménage  à  la  reine  Christine,  vit  sa  candidature  appuyée 
par  Chapelain  :  indè  irœ.  11  esta  remarquer  que  Molière  avait 
donné,  cette  même  année-là,  sa  comédie  des  Précieuses  ridi- 
cules, et  Ménage  raconte  que,  prenant  Chapelain  par  la  main, 
en  sortant  de  la  première  représentation  au  Petit-Bourbon,  il 
lui  dit  :  «  Monsieur,  nous  approuvions  vous  et  moy  toutes  les 
sottises  qui  viennent  d'être  critiquées  si  finement  et  avec  tant 
de  bon  sens  ;  mais,  croyez-moy,  pour  me  servir  de  ce  que 
saint  Remy  dit  à  Clovis,  il  nous  faudra  brûler  ce  que  nous 
avons  adoré,  et  adorer  ce  que  nous  avons  brûlé...  (1)  »  Cette 
poignée  de  main  fut  la  dernière,  jusqu'à  ce  que  Pellisson, 
nouveau  converti,  eût  entrepris  de  réconcilier  ses  deux  amis. 
Mais  fort  heureusement  pour  Chapelain,  Ménage  avait  com- 
posé presque  toutes  ses  poésies  et  chanté,  sur  tous  les  modes 
et  dans  toutes  les  langues,  les  louanges  du  «  successeur  de 
Malherbe.  »  On  pourrait  remplir  un  chapitre  de  tontes  les 
pages  qu'il  lui  a  consacrées.  Telle,  cette  élégie  sur  l'amour  : 

Favori  des  neuf  Sœurs,  ornement  de  la  France  ; 
Belle  ànie  eu  qui  le  ciel  a  logé  la  prudence, 
Illustre  Chapelain,  quand  tes  sages  discours 
M'ont  blâmé  justement  de  mes  folles  amours, 
Je  les  ay  respectés  ainsi  (lue  des  oracles 
Et  jamais  dans  mon  ànie  ils  n'ont  trouvé  d'obstacles. 


C'est  dans  cette  pièce  qu'on  lit  encore  ces  vers  : 

Ce  fameux  Chapelain,  si  prudent  et  si  sage, 
Le  Socrate  françois,  le  Caton  de  noslre  âge, 
Cet  homme  merveilleux  dont  l'esprit  sans  pareil 
Surpassoit  en  clarté  les  rayons  du  soleil  (2)... 

(t)  Menaçiiana.  Edii.  cit.,  p.  278,  279. 

(2)  yEg.  inenagii  Pocmaïa.  Edit.  clzôviriennc,  i6G3,  p.  213-217. 


188  LA  BRETAGNE  A   l'aCADÉMIE 

Et  que  serait-ce  si  nous  avions  le  loisir  de  citer  ici  l'épître  à 
Pellisson,  et  surtout  les  pièces  latines  :  Ad  Joannem  CapeJ- 
lanum  de  nom  Uhello  Bahacii  ;  De  Joanne,  Paulo  Gondio, 
Connthiorum  archiepiscopo,  et  le  distique  Suscribendum 
imagini  Joannis  Capellani,  epicorum  principis?...  Peut-on 
pousser  plus  loin  l'éloge  que  dans  la  petite  pièce  intitulée  Per 
Scasontem  {carmina  sua  mittit  Joanni  Capellano),  où  Ton 
remarque  ce  passage  hyperbolique  à  l'adresse  de  notre  poète: 

imago  spirans  atticœ  venustatis, 
Flos  Gratiarum,  corculnm  Camenarum, 
Ocelle  Vatum,  seculi  decus  mariniim, 
Sophiœ  medulla,  cultor  ititeger  recii, 
Cœleste  pectus,  mens  referta  doctrinœ 
Prudentifi'que  perspicacis  eremplum  (I). 

Enfin,  faut-il  rappeler  Téglogue,  plusieurs  fois  réimprimée, 
où  Ménage  se  met  en  scène  sous  le  nom  de  Ménalque,  en 
compagnie  de  Sarrazin,  qui  s'appelle  Lycidas,  et  de  Chapelain, 
qui  se  nomme  Damon  : 

L'arbitre  des  pasteurs,  Damon,  dont  la  musette 
Par  ses  sons  éclatans  surpasse  la  trompette, 
Et  dont  le  flageolet  par  ses  divins  accens 
Charme  tous  les  esprits  et  ravit  tous  le  sens. 

Si  les  deux  poètes  se  disputaient  quelquefois,  ce  n'était  qu'en 
tournois  académiques,  a  M.  Chapelain,  raconte  Tallemant, se 
picque  de  sçavoir  mieux  la  langue  italienne  que  les  Italiens 
mesmes.  Il  perdit  pourtant  une  gageure  contre  Ménage,  au 
jugement  de  l'Académie  de  la  Crusca,  à  qui  ils  écrivoient  tous 
deux  en  italien,  et  qui  les  fit  tous  les  deux  de  leur  corps  (2).  » 

(1)  Menagii  Pocmata,  p.  73. 

(2)  Tallenianl,  t.  II,  p.  493. —  On  Irouvc  à  la  bibliothèque  de  l'Arsonal, 
dans  ies  porlefcuilics  de  Conrart,  in-i°,  t.  XXII,  le  dossier  original  de  ceUc 
gageure.  Use  compose  des  leUres  fort  érudiles  écrites  en  italien  et  datées 
d'oclobre-novembre  1G.j4.  En  voici  les  litres  :  Iclteru  dcl  Siguor  Giovanni 
Capcllnno  a  (jli  signorï  accademici  délia  Crusca,  circa  la  contesa  fra  dello 
sig'^  Capellano  cl  sig'^  abbate  Menagio,  mossa  inlerno  una  parentesi  d'un 
sonetto  dcl  Pelrorca.—  Oc[ohre  1654. 16  pages.  Conrart,  t.  XXII,  p.  451-467. 
—  Leltcra  de  gli  signori  accademici  délia  Crusca  a  glisignorl  Giovanni 


JEAN   CHAPELAIN  189 

C'était  le  moyen  de  tout  concilier;  aussi  Taniitié  des  deux 
nouveaux  confrères  ne  fit  que  se  resserrer  davantage,  et  Ton 
fait  dire  à  Fabbé  dans  le  Menagiana  :  «  La  reine  de  Suède 
n'auroit  pas  été  du  party  de  ceux  qui  préfèrent  aujourd'huy 
les  modernes  aux  anciens.  Elle  éfoit  pour  les  anciens. 
M.  Chevreau  m'écrivit  de  Stockolm  en  parlant  d'elle  /l'.  Elle 
a  des  louanges  pour  les  Homères  et  pour  les  Virgilcs;  mais  elle 
en  réserve  pour  les  Chapelains  et  j)Our  les  Ménages...  Elle 
vous  croit  tous  deux  capables  de  réparer.,  dans  la  répuhllaac 
des  lettres,  la  perte  qui  nous  a  été  causée  par  les  Got/is  et 
par  les  Vandales  (^).  « 

Christine  n'eut  pas  toujours  une  opinion  aussi  favorable  de 
Chapelain,  surtout  lorsque  celui-ci  eut  critiqué  certaine 
comédie  un  peu  libre  qu'elle  avait  composée  (3;;  notre  poète 
se  trouvant  malade  lors  de  la  visite  de  la  reine  à  l'Académie, 
ne  put  s'y  faire  entendre  par  elle,  mais  ce  ne  fut  jioint  la 
faute  des  efforts  de  Ménage  s'il  ne  parvint  pas  à  reprendre 
dans  son  estime  le  rang  qu'il  y  tenait  auparavant. 

Ces  relations  amicales  entre  les  deux  célèbres  criti({ues 
étaient  tellement  connues  de  toute  la  gent  littéraire,  que  les 
poètes  chantèrent  une  si  belle  intimité;  et  Sarrazin,  dans  une 
ode  qu'il  adressait  à  Chapelain,  l'invitait  à  venir  passer  l'été 
dans  sa  retraite  des  champs  en  compagnie  de  Ménage  : 

Esprit  né  pour  les  grandes  choses, 
Qui  chante  hautement  les  faits  de  nos  guerriers, 
Chapelain,  mesle  à  tes  lauriers 

Des  guirlandes  de  fleurs, 

Et  comme  nos  pasteurs 

Couronne-toy  de  roses... 

Cnpellano  cd  Enidio  Menagio  sopra  la  lUe  mesfici  fret  loro  circaVintelli- 
{/enza  di  ccrLc  parole  d'un  sonctto  di  M.  Francisco  Petrarca.  —  Ibid.. 
p.  -UM-lld.  —  Entin  :  IMlera  di  rinçirazinmmto  del  sig'^  Giovanni  Capel- 
lano,  a  gli  siif  accadcmici  delta  Criisco,  doppo  il  giudicio  reso  daloro 
sopra  la  conlesa  fra  dello  siç'^  Capcllano  el  sig'  Abatte  Menagio,  e  l'assun- 
zione  a'anibe  due  al  grado  d'accademico  di  detta  accademia.  —  Parii^i, 
10  novembre  IGoi.  Ibid.,  p.  ■i7!)-i80. 

(1)  Vers  l(v)3. 

(:2>  Menagiana.  Edil.  citée,   p.  i:2S-i:2'J. 

(3)  Ibid.,  p.  8b. 


190  LA  BRETAGNE  A   L  ACADÉMIE 

...L'agréable  etsravant  ^lénage, 
L'iionneur  de  sa  patrie  el  l'honneur  de  nos  jours, 
Le  cœur  libre  de  ses  amours, 

Qui  Tavoienl  irrité, 

Goustant  la  liberté, 

T'attend  sous  cet  ombrage  (1). 

C'est  pourtant  le  même  Chapelain  de  qui  le  même  Ménage 
a  pu  écrire,  peu  de  temps  après,  ad  Licinium  :  De  fucosa 
amicitia  Joannis  Capellani  : 

Omnia  sunl  ingrata  et  perfida.  Desine  velle 

Officiis  quemdam  demeruisse  tuis. 
nie  meis  toties  dictus  sermonibus  ;  ille 

Carminibus  dictus,  sed  sine  fine,  nieis; 
Ille  mihi  ante  alios  semper  dilectus  amicos, 

Et  mihi  visceribus  carior,  atque  oculis, 
Credere  quis  posset?  Xosiri  Capellanus  amores 

Tarn  sanctœ  rupit  fœdus  amicitise  ! 


Et  tu  me  rursum  Gapellano  fœdere  jungi, 

Talia  qui  nosti,  dulcis  amice,  velis? 
Quid?  mihi  amicus  erit  rursum  Capellanus? 

Hostibus,  ah  !  Licini,  sit,  prœcor,  ille  meis  (2). 

Et  Chapelain  rimait  contre  ilénage  i'épigramme  suivante, 
({ue  nous  avons  tout  lieu  de  croire  inédite  : 

L'amoureux  et  docte  Ménage, 
S'il  faut  en  croire  son  langage. 
Depuis  vingt  ans  ne  s'est  miré, 
Xe  pouvant  plus  voir  son  visage 
Si  hâve  et  si  défiguré. 
Quand  il  eut  pourtant  fait  l'image 
De  l'archipédant  renommé, 
Giraud  nous  rendit  tesmoignage 
Qu'il  se  mira  dans  son  ouvrage 


(1)  Poésies  de  Sarrasin,  édil.  1663,  p.  19,  20. 

(2)  Menagii  Poemata,p.SS, 


JEAN  CHAPELAIN  191 

Coinine  en  son  portrait  animé, 
Sans  voir  qu'il  u'estoit  guères  sage 
De  s'estre  en  ce  beau  personnage 
Luy-mesme  si  bien  exprimé  (1). 

La  réconciliation  se  fit  cependant  aussi  sincère  que  possible, 
par  rinterniédlaire  de  Pellisson,  car  Ménage  écrivit  plus  tard 
à  propos  du  mot  vcniisié  :  «  Mais  moi  qui  ay  veu  toute  ma 
vie  et  le  grand  monde  et  les  honnêtes  gens  de  Paris,  je  pro- 
îesle  de  mon  côté  que  j'ay  souvent  ouy  dire  ce  mot  à  plusieurs 
gens  de  lettres,  et  particulièrement  :i  M.  Chapelain,  qui  est  un 
de  nos  meilleurs  auteurs,  et  un  des  plus  grands  sujets  de 
FAcadémie  françoise  (2)...  »  Et  lorsque  Chapelain  fut  sar  le 
point  de  mourir,  il  ordonna,  dit  Tallemant,  que  ce  seroit 
Ménage  qui  reverroit  la  Pucclk  ''è).  Ainsi  finit  <( celte  inimitié 
honteuse  »,  comme  l'appelle  Huct  dans  ses  mémoires  (4),  qui 
sépara  pendant  près  de  douze  ans  deux  des  princes  de  la  litté- 
rature à  celte  époque. 

Fort  heureusement  tous  les  gens  de  lettres  n'avaient  pas  des 
caractères  aussi  difficiles  que  Balzac  el  ({ue  Ménage  :  c'est 
pourquoi,  jusqu'au  moment  de  sa  décadence.  Chapelain 
conserva  les  meilleures  relations  possibles  avec  tous  les  autres; 
et  Racan,  Lalanne,  Drébeuf,  Gonrart,  Esprit,  Sarrasin,  Pel- 
lisson,  etc.,  s'honorèrent  toujours  de  la  correspondance  du 
maître  en  matière  de  critique  et  d'érudition  poétique.  Port- 
Royal  lui-même  le  traita  constamment  en  ami,  quoiqu'il  ne 
])artageât  pas  toutes  les  idées  des  solitaires.  M.  d'Andilly  lui 
envoyait  exactement  ses  ouvrages,  dit  M.  Sainte-Beuve,  et 
Chapelain  l'en  remerciait  chaque  fois  avec  force  éloges,  y 
mêlant  de  grands  témoignages  de  passion  pour  la  vertu  et  le 
savoir  incomparable  de  noscîicrs  amis,  ainsi  qu'il  les  a|)pelaii. 
Il  répondait  par  d'utiles  avis  à  Lancelot,  qui  le  consullait  au 
sujet  de  ses  grammaires  italienne  et  espagnole;  el  remplissait 
en   quelque   sorte  l'oftice   d'iulcrmédiaire    entre    l'hôtel   de 

(1)  Bibl.  nat.,   Mss.  de  Cliaiiolain,  l.  VI. 

(2)  Voy.  le  P.  lîouhours,  Uemarqitcs  nouvelles,  p.  333. 

(3)  TaUemanl.  t.  IV,  p.  19o. 

(-t)  Huet,  Mémoires  latins,  traduits  parxM.  Ch.  Nisard,  1853,  p.  10(5. 


192  LA  BRETAGNE  A   l'ACADËMIE 

Rambouillet  et  Port-Royal.  «  Mais  le  très-sage  et  circonspec- 
tissime  personnage  n'allait  point  au  delà,  et  en  ce  qui  était 
du  fond  il  se  tenait  à  distance  respectueuse...  M.  le  Maître 
seul  avait  fait  de  sa  solitude  «  un  désert  si  sauvage  et  si 
inaccessible  (1)  »,  que  depuis  sa  retraite  il  n'avait  pas  permis 
à  l'amitié  du  poète  d'y  pouvoir  entrer...  ,2)  » 

11  serait  trop  long  d'énumérer  ici  tous  les  ouvrages  auxquels 
Chapelain  eut  une  large  part  de  collaboration,  soit  par  ses 
conseils  actifs,  soit  par  son  travail  personnel.  Ce  fut  lui  qui 
édita,  en  1653,  le  fameux  Quinte-Curcc  deVaugelas.  D'Ablan- 
court  prit  ses  avis  en  IGoo,  pour  sa  traduction  de  Lucain,  et 
l'ouvrage  entier  fut  revu  dans  un  comité  composé  de  Chape- 
lain, Conrart  et  Patru  ;  plus  tard,  Richelet  eut  recours  à  ses 
profondes  connaissances  de  la  langue  espagnole  pour  éditer  le 
Marmol  (3'^... 

«  Monsieur,  lui  écrivait  Costar,  au  commencement  de  l'an- 
née 1654,  je  vous  envoie  une  partie  de  mes  Entretiens,  que  je  vous 
avois  promis  à  la  Saint-Martin.  J'espère  que  vous  aurez  la  bonté 
de  vous  charger  du  soin  de  Finipression,  et  (ju'à  votre  prière, 
M.  Ménage,  M.  Pélisson  ou  quelque  autre  de  nos  amis  se  donuera 
la  peine  de  revoir  le  latin  et  le  grec  qui  sera  dans  cet  ouvrage. 
J'oserai  vous  dire  que  vous  êtes  en  quelque  sorte  obligé  à  cette 
corvée,  puisque  c'est  vous  qui  êtes  la  principale  cause  de  ce  tra- 
vail. Il  est  plus  grand,  Monsieur,  que  vous  ne  pensez,  car  j'ai 
presque  tout  refait  de  neuf  et  de  fond  en  comble,  sinon  qu'il  m'est 
arrivé  à  peu  près  comme  à  ceux  qui  entreprennent  de  bâtir  régu- 
lièrement et  à  la  moderne,  s'assujettissant  à  quelque  vieux  corps 
de  logis  qu'ils  n'ont  pas  le  courage  de  jetter  par  terre.  Yous  eu 
jugerez,  Monsieur,  et  je  saurai  de  vous  l'opinion  que  je  dois  avoir 
de  ce  nouveau  livre  (4),..  » 

(1)  LcUre  de  Chapelain,  en  dalc  du  I3'J  décembre  1040. 

(2)  Sainle-Beuve,  Port-Hoiial,  t.  Il,  p.  -266,  267;  t.  III,  p.  oo9,  560,  etc. 

(3)  Œuvres  de  Patru.  Edit.  in-4,  p.  o91-o92.  Dans  les  Mélanges 
pulMiés  par  Camusat  en  1732,  on  trouve  deux  longues  leUres  de  Chape- 
lain, où  il  donne  à  Lancolot  de  loniïs  avis  sur  sa  grammaire  espagnole, 
indiquant  les  voies  cl  les  sources  et  donnant  les  jugements  des  auteurs. 

(i)  Lettres  de  Costar.  Edit.  in-l,  lettre  CCLXII.  —  Nous  trouvons  du 
même  Costar  dans  la  longue  correspondance  qu'il  eut  avec  Chapelain 
de  1653  à  1657,  une  autre  lettre,  fort  curieuse  au  point  de  vue  du  style 


JEAN    CHAPELAI.N  198 

Ces  détails  prouvent  quelle  confiance  tons  les  gens  de  lettres 
avaient  dans  les  talents  de  Chapelain  ;  du  reste,  comme  le  dit 
Vigncnl-Marville, 

«  A''avoit-il  pas  d'excellentes  qualitez  qui  mériloienl  bien  de 
n'être  pas  confondues  avec  ce  qu'il  avoit  de  faible  ?  Il  savoit  l'his- 
toire, les  belles-lettres  et  la  philosophie.  Celle  de  Gassendi,  son 
cher  ami,  faisoit  toutes  ses  délices;  mais  il  pesloit  hardiment 
contre  celle  de  Descartes,  sur  laquelle  il  n'avoit  peut-être  pas 
assez  médité,  à  cause  de  son  premier  engagement.  Enfin  sa  criti- 
que étoit  si  sûre  et  si  fine  que  nos  meilleurs  écrivains  françois  et 
latins  le  redoutoient,  et  que  ceux  d'Italie  le  consultoient  comme 
un  oracle.  D'ailleurs  Chapelain  étoit  fort  honnête  homme  et  bon 
ami.  Sa  conversation  ne  manquoit  pas  d'agrémens,  quoique 
sérieuse  et  quelquefois  un  peu  sévère  et  stoïcienne  (1)...  etc..  » 

Vigneul-Marville  ébauche  en  ce  passage  un  portrait  de 
Chapelain,  mais  il  ne  l'achève  pas.  Nous  en  trouvons  un  très 
complet  dans  le  fameux  Cyrus  de  M"*^  de  Scudéry,  et  comme 
il  fut  écrit  vers  l'année  16o'2,  nous  ne  pouvons  mieux  clore  la 
période  glorieuse  de  l'existence  littéraire  de  Chapelain  qu'en 
reproduisant  ses  principaux  traits.  La  Pucelle  va  paraître  en 
1636,  et  l'heure  des  grandes  catastroithes  sonnera  bientôt 
pour  le  poète. 

Le  nom  de  W  de  Scudéry  s'est  déjà  rencontré  plusieurs 
fois  sous  notre  plume  depuis  la  mort  de  Richelieu.  Ces  dix 
années  sont  en  effet  l'époque  de  la  plus  grande  liaison  de 
Chapelain  avec  l'illustre  auteur  du  Cyrus  et  de  la  Clélie.  Nous 
n'avons  pas  besoin  de  nous  étendre  longuement  sur  le  mérite 
littéraire  ni  sur  le  caractère  de  la  Sapho  moderne  :  les  bril- 

épistolaire  c!c  ce  temps,  et  doni  la  péroraison  est  à  remarquer  :  «  Quoi 
qu'il  en  soilje  suis  fort  aise  de  celle  équivoque,  puisqu'elle  vous  a  fait 
dire  tant  de  belles  choses.  En  effet,  monsieur,  votre  lettre  est  ravissante; 
il  y  a  trois  ou  quatre  pensées  très-rares  et  très- illustres  que  M.  du  Mans 
a  admirées,  et  que  nos  beaux  esprits  n'ont  pu  m'cntendre  lire  eans 
faire  de  çiraudcs  exclamations.  Si  je  mens,  je  neveux  pas  que  vous  me 
croyiez  jamais,  cl  je  consens  que  vous  preniez  pour  des  cajoleries  les 
proleslalious  que  je  vous  fais  d'ùlrc  do  loule  mon  àmc. . .  e(c.  » 
(1)  Vigncul-Marvillc,  Mélanges,  édil.  17io,  II,  0. 

13 


194  LA  lîUETÂGNE  A   l'aCADÉ.MIE 

lantes  études  de  M.  Cousin  sur  ses  œuvres,  sur  sa  personne  et 
sur  ses  amis  Font  assez  fait  connaître,  et  la  récente  publication 
de  MM.  Boulron  et  Rathery  a  complété  le  tableau.  Nous 
dirons  seulement  que  ses  réunions  du  samedy  avaient,  à 
l'époque  de  la  Fronde,  détrôné  celles  de  l'hôtel  de  Rambouillet, 
dont  elles  commençaient  à  transformer  le  caractère  :  ce  fut 
chez  M-'^  de  Scudéry  et  chez  son  amie  M""  Boquet  (jue  se 
développa,  jusqu'à  son  pluscomplelépanouissement,le  langage 
des  précieuses  :  ce  furent  ses  élèves  que  Molière  eut  spéciale- 
ment en  vue  dans  ses  mordantes  comédies. 

Chapelain  avait  déjà  rencontré  la  sœur  de  l'ennemi  du  Cid, 
à  l'hôtel  de  Rambouillet,  vers  la  fin  du  règne  de  Richelieu  ;  il 
s'était  lié  d'une  amitié  très  étroite  avec  l'inventeur  de  ces 
portraits  de  cour  qui  jouirent  pendantsi  longtemps  d'une  vogue 
démesurée  et,  d'après  Talleinant,  il  avait  une  influence  consi- 
dérable dans  le  salon  précieux.  «  Sapho,  dit-il,  avoil  pris  le 
samedy  pour  demeurer  au  logis,  afin  de  recevoir  ses  amys  et 
ses  amyes.  M.  Chapelain  et  autres  y  menesrent  des  gens 
ramassez  de  tous  costez,el  je  ne  pense  pas  que  cela  dure  plus 
guères  longtemps  (1;...  )^  Ces  gens  ramassés  de  tous  côtés 
étaient  cependant  des  illustres  :  Conrart,  Pellissou,  Godeau, 
Ménage,  l'abbé  Colin,  Sarrazin,  Isarn...  c'est-à-dire  la  fine 
ileur  des  poètes  et  des  littérateurs  contemporains,  qui  s'y  ren- 
contraient avec  Montauzier,  Arnauld  de  Corbeville,  M"^^  Gor- 
nuel,  M'""' Aragonais  et  sa  fille,  M"^  Roquet,  M"^  d'Arpajon, 
M""  Paulet,  M'"'  de  Saint-Ange,  la  comtesse  de  Maure  et 
M™*' de  Sablé.  L'élément  féminin  dominait  chez  M"«  de  Scu- 
déry, et  la  noblesse  s'y  trouvait  moins  nombreuse  que  la 
bourgeoisie  ;  c'est  peut-être  une  des  raisons  qui  firent  dégé- 
nérer plus  rapidement  le  ton  noble  et  soutenu  des  réunions  de 
l'hôtel  de  Rambouillet  en  cette  afféterie  précieuse  qui  carac- 
térisa bientôt  celles  de  la  rue  Saint-Thomas  du  Louvre,  où  le 
langage  habituel  était,  dit  M.  Cousin,  celui  d'une  politesse 
tournée  à  la  galanterie.  Les  femmes  y  étaient  honnêtes  sans 
être  prudes,  et  les  hommes  à  qui  l'on  permettait  l'air  un  peu 

(1)  Tallemanl,  t.  V,  p.  40;>,  406. 


.)E\y    CI1AI'ELA1.\  195 

tendre,  sans  que  la  passion  fût  admise,  pouvaient  aller  jusqu'à 
un  certain  semblant  d'amour  |)]aloiiique,  qui  même  entraînait 
bien  quel({ues  rivalitt'S  et  quelques  jalousies  (i).  C'est  ainsi 
que  Cbapelain  courtisa,  malgré  sa  grande  réputation  de  sagesse 
et  d'austérité,  sinon  Sapho  elle-même;  au  moins  M"'-  Paulet, 
M"«  Robineau  et  M"°  de  Chalais. 

Pour  M.  Chapelain,  écrivait  M"^  de  Scudéry  à  M"''  Paulet, 
en  4  644,  pendant  son  voyage  en  Provence,  «  quoi  que  vous 
m'en  disiez,  il  n'est  point  jalouK  de  M.  Conrart,  c'est  une 
flattei'ie  que  vous  m'avez  écrite,  qu'il  désavoueroit  sans  doute, 
s'il  la  savoit.  11  y  a  deux  choses  qui  t'ont  qu'il  ne  le  sauroit 
être  :  l'une  de  ce  qu'il  est  assuré  du  rang  qu'il  tient  dans  mon 
esprit,  et  l'autre  que  je  ne  suis  pas  assez  bien  dans  le  sien  ; 
vous  savez.  Mademoiselle,  que  cette  passion  en  dit  une  autre; 
c'est  pourquoy  songez  une  autre  fois  un  peu  mieux  à  expliquer 
ses  véritables  sentimens  (^)...  »  Et  quelques  mois  plus  tard, 
Sapho,  trouvant  fort  injuste  certaine  querelleque  M"'Hle  Ram- 
bouillet et  M"'^  Paulet  avaient  laite  à  Chapelain,  s'expliquait 
ainsi  : 

«  Car  enfin,  Mademoiselle,  vous  savez  mieux  que  vous  ne  dîtes 
qu'un  galant  n'est  pas  pour  moi  ;  et  il  est  si  peu  vraisemblable, 
qiiapvès  avoir  été  le  vôtre,  il  pût  jamais  être  le  mien  que  je  ne 
sais  comme  vous  osez  me  le  vouloir  persuader.  Mais,  pour  vous 
parler  un  peu  plus  sérieusement,  j'ai  beaucoup  de  joie  de  savoir 
qu'il  n'abandonnera  point  la  Pucelle  et  que  vous  ne  le  perdrez  pas. 
Je  m'assure  que  vous  ne  me  refuserez  pas  la  grâce  de  le  lui  témoi-^ 
gner,  (pioiqu'il  semble  que  vous  soyez  un  peu  jalouse,  etc.  (3).  « 

On  ne  se  figure  guère  un  Chapelain  dameret,  abaissant  sa 
correction  de  critique  sévère  et  sa  lierté  de  poète  épique  prôné 
comme  un  génie  jusqu'aux  badinages  précieux  du  royaume  de 
Tendre.  Il  faut  pourtant  se  le  représenter  ainsi  durant  les 
dernières  années  de  sa  royauté  lilléraire.  Ce  fut,  dit-on,  sur 

(1)  V.  Cousin,  la  Soc.  franc,  nu  AT//«  siècle^  t.  H,  \u  -230.  —  El  Bou- 
Iron  et  Rallicry,  Mlle  de  Seudcrij,  p.  16t. 

(2)  Ibid.,  p.'lOi. 

(3)  Ibid.,  Y).  130. 


196  !.A    KHElAG.Nii    A    LACADÉMIE 

ses  conseils  pressants,  queM""  deScudéry  consentit,  après  de 

longues  hésitations,  à  puhlierla  fameuse  carte  dans  la  C/e/ie(1). 
Quant  à  son  inclination  déclarée  pour  M"^  Robineau,  la 
Roxane  du  Dictionnaire  des  précieuses  (2),  et  la  Doralise  du 
Grand  Cyras,  dont  M.  Cousin  a  fait  un  si  charmant  portrait, 
el  qui  avait  toujours  refusé  de  se  marier,  parce  qu'elle  n'avait 
pu  parvenir  à  rencontrer  Tidéal  qu'elle  cherchait  ;  l'unanimité 
des  témoignages  fournis  par  le  Dictionnaire  des  précieuses, 
par  les  Historiettes  de  Tallemant  et  par  les  Lettres  de 
M"''  de  Scudéry,  attesterait  que  Chapelain  se  laissa  longtemps 
captiver  par  les  charmes  de  cette  belle  personne,  si  nous  n'en 
avions  pas  une  preuve  plus  caractéristique  encore  dans  ce 
préambule  d'une  lettre  adressée  par  le  poète  lui-même  à 
Sapho,  pendant  son  voyage  en  Provence  : 

«  Paris,  19  janvier  1645  :  —  Mademoiselle,  —  Je  vous  écris 
par  le  commandement  de  M"^  Robineau  ;  je  dis  par  son  comman- 
dement, sans  qu'elle  m'ait  laissé  la  liberté  de  ne  pas  le  faire, 
afin  que  si  vous  vous  trouvés  incommodée  de  ma  lettre,  vous 
n'en  sachiés  mauvais  gré  qu'à  celle  qui  m'a  forcé  de  la  faire,  et 
qui,  comme  vous  sçavés,  a  droit  de  commander  et  pouvoir  de 
forcer.  Avec  tout  cela,  encore  que  je  vous  escrive  par  force,  je  ne 
laisse  pas  de  vous  escrire  avec  plaisir,  et  plus  que  si  je  le  faisois 
de  mon  mouvement  propre,  lorsque  je  pense  que  je  ne  suis  pas 
obligé  cà  vous  respondre  de  mes  mauvaises  escritures,  et  qu'un 
autre  que  moy  portera  le  blasme  de  ce  que  j'y  auray  mal  dit. 
J'ay  plaisir,  Mademoiselle,  à  vous  faire  souvenir  de  l'estime  extra- 
ordinaire que  je  fais  de  vostre  esprit  et  de  vostre  vertu,  et  du 
ressentiment  que  j'ay  tousjours  de  la  part  que  vous  m'avés  accor- 
dée en  vostre  bienveillance,  qui  est  sans  doute  le  plus  riche 
présent  que  vous  puissiés  me  faire,  veu  la  noblesse  de  vostre  âme 

(1)  Tallemant,  t.  V,  p.  3f»fl. 

(-2)  «  Pioxane,  comme  l'on  peul  jiiger  par  les  quarante-cinq  ans  dont 
elle  date  son  Age,  n'est  pas  des  moins  anciennes  prélicuscs  d'Athènes  : 
aussi  a-t-clle  toute  la  connoissance  que  peut  apporter  une  longue  expé- 
rience et  pourroit  enseigner  publiquement  tout  ce  qui  concerne  les  Pré- 
lieuses:  clic  a  bcaucoujj  d'esprit  et  est  dos  bonnes  amies  de  la  docte 
Sophie  qui  lui  fait  une  conlidence  générale  de  tous  ses  ouvrages.  Elle 
loge  dans  Léobie  (le  Marais  du  Temple).  »  —  Dictionnaire  des  Précieuses. 
Edit.  Livet,  t.  I,  p.  -206. 


JEAN    CHAPELAIN  197 

et  la  bonté  de  voslre  cœur.  J'ay  plaisir  à  vous  rendre  grâces  de 
ce  que  je  me  trouve  quelquefois  dans  les  lettres  que  vous  escrivés, 
tantost  à  l'excellente  personne  dont  j'exécute  icy  les  ordres, 
tantost  à  son  excellente  voisine,  comme  à  celles  qui  partagent 
voslre  temps  et  voslre  amitié.  Enfin  j'ay  plaisir  cà  vous  dire  que 
ces  lettres  mêmes,  bien  qu'escriles  dans  la  précipitation  des 
courriers,  sont  si  naturelles  et  si  éloquentes  tout  ensemble, 
qu'elles  pourroienl  donner  jalousie  à  nostreAmy  d'Angoulesme  et 
qu'elles  donnent  très  grande  satisfaction  à  tous  ceux  qui  les 
voyent  à  Paris.  Par  là,  Mademoiselle,  vous  voyés  que  la  force 
qu'on  m'a  faite  est  bien  agréable,  et  non  pas  de  celles  pour 
lesquelles  on  met  les  gens  en  procès  et  demande  réparation  en 
justice...  (1)  » 

El  Mademoiselle  de  Scudéry  lui  répondait  le  31  janvier  : 

«  Monsieur,  bien  que  tout  ce  qui  part  de  M"*"  Robineau,  me 
soit  exlraordinairement  cber,  et  que,  selon  mes  sentimens,  elle 
augmente  le  prix  des  plus  précieuses  choses  du  monde  lorsqu'elles 
passent  par  ses  mains,  il  est  toutefois  certain  que  voslre  lettre 
m'auroit  donné  plus  de  joie  si  je  l'eusse  reçue  comme  une  simple 
marque  de  voslre  souvenir,  que  comme  une. preuve  de  voslre 
obéissance  pour  elle,  et  je  lui  suis  déjà  si  redevable  de  ses  pro- 
pres bienfaits,  que  j'aurois  volontiers  souhaité  qu'elle  n'eust  point 
eu  de  part  aux  vostres.  Ce  commandement  que  vous  distes  qu'elle 
vous  a  fait  de  m'escrire,  marque  si  clairement  l'absolu  pouvoir 
qu'elle  a  sur  vous,  et  le  peu  que  j'y  en  ai  que,  si  je  voulois,  j'au- 
rois quasi  autant  de  sujet  de  me  plaindre  de  l'honneur  que  vous 
m'avez  fait  de  vous  en  remercier  :  car  enfin  une  personne  à  qui 
vous  devez  la  connoissance  de  M""  Robineau,  ne  devoil  point  vous 
devoir  la  grâce  que  vous  m'avez  faite  de  m'escrire.  Je  sais  qu'elle 
a  plus  de  mérite  que  moi,  et  ((u'ainsi  vous  la  devez  plus  estimer; 
mais  cela  n'empesche  pas  qu'il  n'y  ait  quelque  injustice,  que 
vous  ne  vous  souveniez  de  moi  que  lorsqu'elle  vous  le  com- 
mande... etc.  (2).  » 


(1)  Nous  poss(^clnns  l'original  de  celle  lel:re  dans  noire  cabinci  de  doeu- 
menls  académiques.  Nou.s  en  avons  respeclé  scru|)u!eusemenl  rorllio- 
Sraphc. 

(-2)  Uonlroii  el  Raliiery,  Mlle  ci'  Scudéry,  pp.  177,  178.  Celle  Icllrc  donl 
l'original  se  irouve  dans  le  cabinet  de  M.Cliauveau,  avait  élédr-jà  publiée 
par  VAmateur  d'autograpliex,  le  10  avril  isii". 


198  LA  BHETAGISE   A   l'aCADÉMIE 

Ce  qui  prouve,  ainsi  que  plusieurs  autres  passages  de  la 
même  lettre,  que  la  belle  épistolière  n'était  pas  sans  garder 
quelque  jalousie  des  attentions  toutes  particulières  de  Chape- 
lain pour  M"*  Robineau.  L'attachement  du  poète  pour  cette 
muse  dura  de  fort  longues  années  ;  car,  en  16o3,  c'est-à-dire 
huitans  après  la  correspondance  qui  précède,  Chapelain,  ayant 
remercié  Doralise  d'oiseaux  de  paradis  que  lui  avait  envoyés 
■yjme  Aragonais,  reçut  cette  épître  de  Sapho  : 

«  Si  je  pouvois  parler  en  raillant  d'une  chose  aussi  sérieuse 
que  celle  que  j'ai  à  démesler  avec  vous  touchant  vos  oiseaux,  je 
pense  que  je  vous  dirois  que,  tout  éloquent  que  vous  estes,  vous 
auriez  besoin  que  l'on  vous  mist  en  cage  pour  vous  apprendre  à 
parler.  Mais  comme  je  prends  beaucoup  de  part  au  ressentiment 
de  M'"^  Aragonais,  et  que  je  suis  mesme  indirectement  intéressée 
en  l'injustice  que  vous  lui  faites,  il  faut  que  je  vous  dise  plus 
sérieusement  et  plus  véritablement,  que  si  vous  estiez  aussi  in- 
juste en  la  distribution  de  vos  louanges,  que  vous  l'avez  esté 
depuis  deux  jours  en  celle  de  vos  remerciemens,  vous  blasmeriez 
sans  doute  tout  ce  qui  mérite  d'estre  blasmé.  En  etfet,  Monsieur, 
vous  remerciez  Mademoiselle  Robineau,  comme  si  elle  vousav(ut 
envoyé  des  oiseaux  de  Paradis  ;  il  n'y  a  pas  un  mot  dans  la  lettre 
que  vous  lui  avez  escrite,  qui  n'ait  un  sens  galant  et  passionné  :  il 
n'y  a  pas  une  syllabe  pour  Madame  Aragonais.  Cependant  c'est 
elle  que  vous  avez  priée  de  vous  faire  avoir  des  oiseaux  :  c'est 
elle  qui  a  obligé  Monsieur  de  Grandmare  de  prendre  la  peine  de 
vous  en  chercher  :  c'est  elle  qui  en  a  pris  tous  les  soins  ;  c'est 
elle  qui  vous  les  a  envoyés  par  un  laquais  qu'il  y  a  très  longtemps 
qui  la  sert,  qui  a  esté  cent  fois  chez  vous  de  sa  part,  dont  vous 
sçavez  mesme  le  nom,  etc.  (l).  s 

Tout  cela  est  très  caractéristique  et  peut  se  passer  d'un 
lourd  commentaire  qui  gâterait  choses  si  précieuses.  Enfin 
certains  passages  des  lettres  de  Costar  nous  permettent 
d'affirmer  que  Chapelain  adressa  aussi  de  fervents  hommages 
à  M"''  de  Chalais  (:2',  dame  de  compagnie  de  M'"**  de  Sablé, 

(Ij  Boulron  et  Rathery,  pp.  246-247. 

(2)  «Monsieur,  lui  écrivait  le  défenseur  de  Voilure  vers  1636,  je  vous 
avoue  que  je  suis  un  peu  jaloux  naturellement,  et  qu'il  y  a  peu  de  choses 


JEAN    CHAPELAIN  199 

amie  intime  de  M"'  Paulet  et  de  M"*"  de  Scudéry  ;  mais  ce  qdi 
précède  siiftit  amplement  pour  faire  connaître  la  situation  du 
poète  dans  le  salon  de  la  rue  Saint-Thomas  du  Louvre. 

Ce  fut  pj'obablementpour  complaire  auxhabitués  du  samedi 
que  Chapelain  composa  son  Dialogue  sur  les  romans,  dont 
Pellisson  signalait  en  16o3  l'existence  manuscrite,  mais  qui 
ne  fut  imprimé  qu'au  xviii®  siècle,  dans  les  Mémoires 
de  littérature  de  Desmolets.  Ce  dialogue,  dont  La  Curne  de 
Sainte-Palaye,  si  versé  dans  Tancienne  histoire  des  romans  de 
chevalerie,  fait  le  plus  grand  éloge  _i),  était  adressé  au  cardinal 
de  PiCtz  :  mais  Ton  sait  que  Gondi,  avant  de  s'élancer  dans  les 
intrigues  i)oliliqnes,  avait  longtemps  couru  les  cercles  et  les 
ruelles.  Les  chapitres  qui  traitent  des  richesses  de  la  vieille 
langue  française,  et  de  la  connaissance  générale  que  les  romans 
de  chevalerie  nous  donnent  des  mœurs,  du  génie  et  du  goût 
des  siècles  dans  lesquels  ils  furent  écrits,  sont  particulière- 
ment intéressants  et  méritent  toute  Fattenlion  des  érudits. 
Aussi  la  nouvelle  édition  qu'a  donnée  M.  Feillet  de  ce  dialogue, 
en  d8"0,  a-t-elle  été  accueillie  avec  une  faveur  marquée  (2). 

Le  savant  éditeur  remarque,  avec  raison,  qu'à  une  époque 
où  Ton  affectait  de  commencer  notre  littérature  au  xvi*^  siècle. 
Chapelain,  mieux  instruit  de  nos  origines  littéraires,  reven- 
di(iue  pour  le  xin*^  et  le  xiv''  siècle  le  rang  que  méritent  les 
grands  romans  d'aventure  et  que  l'hisloire  leur  a  justement 
assigné  depuis.  A  ce  premier  mérite,  qui  dénote  une  très 
grande  sagacité  de  critique,  s'en  joint  un  autre  non  moins 

au  monde  douljc  le  sois  lant  que  do  riionneur  de  vos  bonnes  grâces.  Et 
vous  savez,  vous  qui  avez  élé  galant  loulc  voire  vie  cl  qui  fêles  encore 
de  MUe  de  CluUais,  vous  savez,  dis-jc.  tout  ce  que  fait  dire  la  jalousie 
quand  elle  rsl  mnilrcsse  des  sens.  »  —  {Lettres  de  Cobtar,  édit.  in-l. 
Lcilre  CCLXVH.) 

(1)  Voy.  Mém.  do  l'Aend,  des  inscriptions  et  Iwlies-l-ltres.  t.  XVII, 
p.  790  Cl  70G. 

(-2)  De  la  lecture  des  vieux  romans,  par  Jean  Cliapelain  de  l'Académie 
française,  p-iblice  pour  la  premiore  fois  avec  des  noies  par  Alphonse 
Feillcl.  Paris,  Aubry,  1870,  in-8o.  —  M.  Feillcl  donne  cet  opuscule 
comme  inùdil,  cl  ccsl  à  lorl  :  Dcsmolcls  l'avail  déjà  publié  en  172S 
au  lome  VI  de  la  Continuation  des  méandres  de  littérature  et  dlùstoire, 
de  M.  de  Sallengre. 


2U0  LA  BRETAGNE  A   l'aCADÉMIE 

remarquable  :  c'est  que  Chapelain,  secouant  le  joug  de  la 
poétique  d'Aristole,  montre  excellemment  qu'elle  est  étrangère 
à  nos  mœurs,  à  nos  idées,  et  faite  pour  une  civilisation  autre 
que  la  nôtre.  Enfin,  la  question,  si  importante  en  littérature, 
du  merveilleux  dans  l'épopée,  est  ici  tracée  avec  des  vues  tout 
à  fait  neuves;  et  Chapelain  doit  prendre  rang  parmi  les  premiers 
champions  de  la  fameuse  querelle  des  anciens  et  des  modernes, 
avec  Balzac,  qui  lui  écrivait,  le  17  août  1047  : 

a  Je  ne  sçaurois  vous  parler  que  du  dialogue,  parce  qu'il  m'oc- 
cupe tout  l'esprit,  et  que  depuis  six  jours  je  ne  pense  ny  ne  resve 
qu'à  Lancelot.  Ce  ne  sont  pas  icy  des  louanges  que  j'accorde 
volontiers  à  quiconque  m'en  demande  ;  c'est  un  tesmoignage  que 
je  rens  à  la  vérité  qui  m'a  convaincu.  Je  ne  vis  jamais  rien  de 
mieux  en  ce  genre  là.  Mais  que  ce  genre  me  plaist  et  que  je  vou- 
drois  voir  de  semblables  dialogues  sur  de  semblables  sujets  !  La 
critique  est  la  plus  belle  chose  du  monde  quand  elle  agit  de  cette 
manière,  et  qu'elle  employé  la  raison  aussi  bien  que  l'authorité. 
Vous  vous  sçavez  servir  admirablement  de  l'une  et  de  l'autre. 
Vous  faites  semblant  de  plaider  et  vous  prononcez  ;  vous  estes 
président  quoyque  vous  vous  desguisiez  en  advocat  (1),  etc.  » 

Et  nous  devons  conclure  qu'en  si  délicate  matière,  Balzac  et 
Chapelain  ont  devancé,  de  l'aveu  des  maîtres  de  l'érudition 
moderne,  les  meilleurs  juges  de  notre  temps.  Cette  gloire, 
remarque  M.  Tamizey  de  Larroque,  ne  peut  être  revendiquée 
par  nul  autre  critique  avant  notre  académicien. 

Nous  connaissons  assez  Chapelain  désormais  pour  pouvoir 
présenter  sans  crainte  au  lecteur  le  portrait  tracé  par  Sapho, 
de  son  ami,  sous  le  nom  à'Aristêe,  dans  le  Grand  Cyrus  : 

c(  Aristée  est  un  homme  illustre  en  toute  chose  et  qui  possède  un 
si  gi'and  nombre  de  bonnes  qualités,  que  ne  pouvant  leur  donner 
nul  ordre  dans  mon  esprit,  je  vous  les  montrerai  selon  que  ma 
mémoire  me  les  rapportera.  Il  faut  pourtant  que  celles  de  l'àme 
aillent  les  premières  et  que  je  vous  assure  que  celle  d'Aristée  est 
telle  qu'on  n'y  trouve  rien  à  désirer.  Car,  enfin,  il  l'a  grande,  il 

(1)  Lettres  de  Balzac,  publii'es  par  M,  Tamizey  do  Larroque.  Loc.  cil., 
p.  413. 


JEAN    CHAPELAIN  201 

l'a  généreuse  el  il  Ta  reconnaissanle.  Que  si  de  son  âme  je  passe 
dans  son  cœur,  je  le  trouverai  lout  rempli  de  mille  beaux  senti- 
ments :  j'y  verrai  de  l'amour  pour  la  véritable  gloire,  une  bonté 
infinie,  de  la  tendresse  pour  ses  amis  et  une  solide  passion  pour 
la  vertu.  Mais  si  de  son  cœur  je  remonte  à  son  esprit,  que  n'y 
trouverai-je  point?  En  effet,  je  ne  pense  pas  qn'on  en  puisse 
trouver  un  plus  éclairé,  ni  plus  grand,  ni  plus  élevé,  ni  dont  le 
souvenir  suit  plus  universel  que  le  sien,  car  enfin  je  ne  vois  rien 
qu'Aristée  ne  sait  pas.  Si  vous  lui  parlez  des  sciences  les  plus 
sublimes,  les  plus  épineuses  et  les  plus  éloignées  de  la  société 
ordinaire,  il  en  parle  comme  s'il  ne  parloit  jamais  d'autre  cbose  ; 
s'il  s'agit  d'un  discours  de  philosophie,  il  le  rend  intelligible  à 
ceux  qui  ne  savent  rien;  s'il  parle  des  astres,  de  leur  situation, 
de  leur  élévation,  c'est  comme  s'il  y  avoil  un  chemin  ordinaire 
de  la  terre  au  ciel  et  qu'il  eût  visité  toutes  les  maisons  du  soleil, 
comme  il  a  fait  toutes  celles  qui  sont  auprès  de  Tyr,  qui  ont 
quelque  chose  de  remarquable  ;  s'il  parle  de  morale,  on  voit 
qu'il  est  capable  de  l'enseigner  par  ses  discours  comme  par  ses 
mceurs  ;  s'il  tombe  dans  un  sujet  de  poliiique,  on  croit  qu'il  a 
gouverné  la  plus  grande  partie  de  l'univers  durant  plusieurs 
siècles,  n'étant  pas  possible  de  s'imaginer  que  les  livres  sans  une 
très-longue  expérience  puissent  lui  avoir  appris  ce  qu'il  sait  en 
cette  matière.  Que  si  de  la  politique  on  passe  à  la  poésie,  il  en 
parle  comme  s'il  avoit  instruit  les  musco  au  lieu  d'avoir  été  ins- 
truit par  elles,  étant  certain  qu'on  ne  peut  pas  connaître  plus 
parfaitement  ce  merveilleux  art.  Mais  ce  qu'il  y  a  d'admirable, 
c'est  qu'il  a  réduit  cette  science  en  acte;  car  il  compose  présen- 
tement un  poème  de  la  naissance  des  dieux,  et  que  pour  cette 
raison  il  appelle  la  Théogonie,  qui  est  une  chose  si  merveilleuse 
que  depuis  Homère  personne  n'a  entrepris  un  si  grand  ouvrage. 
Enfin,  il  sait  plusieurs  langues  parl'aitement,  il  connaît  tous  les 
livres,  il  sait  l'histoire,  la  géographie  et  pour  vous  dire  tout  en 
peu  de  paroles,  il  n'ignore  rien.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  mer- 
veilleux, c'est  qu'il  sait  aussi  bien  le  monde  que  les  sciences,  et 
qu'on  ne  trouve  ni  en  sa  conversation  ni  en  son  esprit  ce  je  ne 
sais  quoi  d'insupportable  que  presque  tons  les  savants  ont.  .\u 
contraire  Arislée  parle  tellement  comme  un  homme  de  la  cour 
doit  parler,  qu'on  ne  peut  pas  parler  mieux  ;  car  il  parle  juste,  il 
parle  éloquemmenl,  il  parle  sans  alTeclalion  el  parle  pourtant 
avec  force. 


202  LA  BRETAOE  A   l'aCADKMIF. 

«...  Aristée  n'a  pas  une  vertu  sévère  ni  un  savoir  audacieux 
qui  lui  fassent  mépriser  la  conversation  des  femmes;  au  contraire, 
il  s'y  plait  extrêmement  et  passe  aussi  agréablement  les  après- 
dînées  tout  entières  à  parler  de  bagatelles  que  s'il  ne  savoit  parler 
d'autre  cbose.  //  dit  même  des  douceurs  et  des  galanteries  d'aussi 
bonne  grâce  el  peut-être  de  meilleure  que  ceux  qui  sont  galans 
de  profession,  n'ignorant  pas  une  seule  de  toutes  les  flatteries 
qu'il  faut  dire  aux  dames,  mais  principalement  aux  belles.  Il  est 
vrai  qu'on  lui  reproche  quelquefois  de  louer  un  peu  trop  univer- 
sellement celles  à  qui  il  parle  ;  mais  i\  dire  la  vérité,  je  sais 
que  cela  part  d'un  si  bon  principe  que  je  ne  suis  jamais  de 
ceux  qui  lui  font  la  guerre  d'être  prodigue  de  ses  louanges. 
Aristée  n'est  pas  seulement  galant,  il  fait  quelquefois  entendre 
quil  est  amoureux  d'une  personne  infiniment  aimable  qui  est 
amie  d'Elise,  et  qui  ressemble  si  fort  à  la  belle  Doralise,  qu'on 
les  pourroit  prendre  l'une  pour  l'autre,  soit  pour  la  beauté,  soit 
pour  l'esprit,  soit  pour  l'humeur.  Mais  à  dire  les  choses  comme 
elles  sont,  je  crois  le  cœur  d' Aristée  tout  rempli  d'une  amitié 
fort  tendre  ;  mais,  pour  la  galanterie,  je  crois  qu'elle  est  toute 
dans  son  esprit,  car  il  la  cache  et  la  montre  quand  il  le  veut,  et 
il  en  est  si  absolument  maître  qu'on  ne  peut  pas  croire  que  cela 
soit  autrement. 

«...  On  lui  reproche  d'avoir  eu  une  pareille  affection  pour 
trois  ou  quatre  dames  qui  ont  succède  les  unes  aux  autres  à  son 
amitié  ;  il  ne  peut  pourtant  pas  souffrir  qu'on  lui  reproche  d'être 
inconstant,  et  pour  s'en  défendre,  il  dit  qu'il  n'a  jamais  chassé 
de  son  cœur  pas  une  de  celles  qui  y  sont  entrées,  et  qu'il  ne  fait 
que  les  y  changer  de  place  ;  qu'ainsi  sans  les  abandonner,  sans 
cesser  de  les  aimer,  il  fait  seulement  qu'il  y  en  a  toujours  quel^ 
qu'une  qui  est  plus  puissante  dans  son  àine  que  les  autres.  De 
plus,  Aristée  a  une  complaisance  qui  fait  qu'il  n'a  jamais  contredit 
personne  volontairement  ;  mais  ce  que  j'admire  encore  en  lui,  est 
l'inclination  qu'il  a  à  faire  valoir  le  mérite  des  autres  et  à  cacher 
leurs  défauts,  ne  prenant  jamais  des  choses  que  ce  qu'il  y  a  de 
bon  ;  aussi  est-il  si  généralement  aimé  que  personne  ne  le  peut 
être  davantage.  En  effet,  nous  n'avons  point  de  prince  ni  de  prin- 
cesse qui  ne  croie  se  faire  honneur  en  l'honorant,  et  qui  ne  le 
traite  avec  beaucoup  de  civilité. 

((  Enfin  après  avoir  bien  considéré  Aristée,  je  n'y  ai  jamais  trouvé 
qu'une  seule  chose  à  désirer,  qui  est  qu'il  eut  moins  de  vertu,  ou 


JEAN    CIlAPEI.An  203 

qu'il  ne  l'eut  pas  si  excessive  ;  car  il  est  vrai  qu'il  a  quelquefois 
une  modestie  si  grande,  que  ceux  qui  connaissent  bien  ce  qu'il 
niérile,  ne  la  peuvent  endurer;  car  il  rejette  les  louanges  comme 
s'il  n'en  étoit  pas  digne,  et  dit  des  choses  de  lui-même  qu'il  n'est 
])as  possible  qu'il  en  puisse  penser,  n'étant  pas  croyable  qu'il 
coimaisse  si  parfiiilement  toules  les  bonnes  qualités  des  autres  et 
qu'il  ignore  les  siennes  propres,  étant  aussi  éclatantes  qu'elles 
sont  (1).  » 

A  côté  de  ce  portrait  moral  il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de 
placer  le  portrait  physique  de  Chapelain.  Deux  maîtres  se  sont 
chargés  de  le  faire  connaître  à  la  postérité.  Nanteuil  le  grava  en 
Ifioo,  pour  le  placeren  têtederédilion  in-folio  de/rt  Pucelki^), 
et  Théophile  Gautier  a  décrit,  avec  son  style  «  polychrome  », 
la  belle  gravure  de  Nanteuil. 

"  C'est,  dit  le  grand  coloriste,  une  tête  austère,  sobre,  avec 
quelques  grandes  rides  scientifiques  pleines  de  grec  et  de  latin, 
des  rides  qui  ressemblent  à  des  feuilles  de  livre;  le  front  est 
élevé,  mais  peu  large;  les  extrémités  des  sourcils  serrent  de  près 
l'angle  externe  des  yeux,  ce  qui  indique  l'absence  du  sentiment 
de  la  couleur;  les  paupières  sont  molles  et  diffuses;  le  regard  est 
triste,  un  peu  éteint  ;  la  chair  des  jours  martelée  de  petits  plans, 
le  nez  majestueux  et  presque  royal.  Quant  à  la  bouche,  qui  est 
assez  éloignée  du  nez,  elle  est  très  fine  et  la  lèvre  supérieure  plus 
grosse  que  l'inférieure  ;  aucune  sinuosité  ne  la  sépare  du  menton. 
Il  y  a  une  vague  ressemblance  entre  le  bas  de  cette  figure  et  celle 
du  cardinal  de  Richelieu,  mais  le  haut  n'est  pas  illuminé  de 

(!)  Le  Grand  Cyrus,  t.  VII,  p.  riil.  Cib'  i)arM.  Cousin ,  Sor. /"''«"?• 
au  XVH»  siècle,  t.  II,  p.  lOi-llO. 

(-2)  IVous  trouvons  au  sujet  du  portrait  de  Cliapelain  une  curieuse  ioUro 
dans  sa  correspondance  manuscrite.  On  sait  que  Scudôry  avail  réuni 
dans  sa  maison  une  galerie  des  illustres.  It  voulut  avoir  Cliapelain  en 
peinture,  et  celui-ci  écrivit  le  i  août  1039  à  la  sœur  de  l'ennemi  du  Cid  : 

«Mademoiselle, pour  ce  (pii  regarde  mon  portrait,  M.  le  marquis 

de  Monlauzicr  s'est  réjoui  lors(pril  vous  a  dit  qu'il  en  avoit  vu  l'ébauche, 
cl  vous  aurez  à  luy  reprocher  (ju'cn  cette  rencontre  il  n'a  pas  traité  assez 
sérieusement  avec  vous.  C'est  une  matière  sur  laiiuelle  je  délibère  encore, 
et,  à  vous  dire  mon  sentiment  en  liberté,  je  pense  beaucoup  plus  à  sup- 
plier M.  voslrc  l'rérc  de  me  dispenser  de  luy  faire  un  ])réseut  si  peu 
digne  de  son  cabinet,  et  de  garder  cet  tionneur  pour  ceux  qui  le  méritent 


204  LA  HREiAG.Nr:  A  l'académie 

rayons  et  d'éclairs,  et  l'on  n'y  voit  pas  flamboyer  les  deux  jaunes 
prunelles  d'aigle.  Une  grande  perruque  in-folio  descend  comme 
une  cascade  de  cheveux  le  long  de  ces  deux  pâles  joues.  Celle 
perruque,  il  faut  le  dire,  ne  répond  pas  h  l'idée  qu'on  a  de  la 
perruque  de  Chapelain  sur  les  mauvaises  plaisanteries  rimé(-s  du 
sieur  Furetière  ;  elle  esl  ample,  ondoyante,  bien  frisée,  digne  de 
marcher  entre  les  plus  illustres  perruques  ;  la  perruque  de  Racine 
ou  de  M.  Arnauld  d'Andilly  lui-même,  n'ont  pas  assurément 
meilleure  façon.  Une  petite  calote  couvre  le  haut  du  crâne  suivant 
une  mode  alors  commune  aux  prêtres  et  aux  personnes  du  siècle  ; 
un  manteau  de  couleur  sombre  se  drape  sur  l'épaule  avec  noblesse 
et  simplicité.  —  Il  n'y  a  rien  là  qui  sente  l'avarice  et  la  lésine, 
c'est  la  mise  d'un  homme  du  monde  d'un  certain  âge,  élégante, 
sans  recherche  d'un  petit  maître,  et  tout  â  fait  convenable  pour 
un  savant  (1).  » 

Tel  était  l'homme  qui,  jusqu'en  1656,  fut  réputé  à  bon 
droit  un  des  premiers  personnages  littéraires  de  son  temps. 
Excellent  grammaiiitn,  profondément  versé  dans  la  littérature 
greeqiie,  latine,  italienne  et  espagnole,  d'une  érudition  solide 
et  presque  universelle,  possédant,  à  défaut  du  génie  de  la 
poésie,  tous  lès  secrets  de  la  poétique  que  peuvent  révéler  à 
un  esprit  bien  fait  une  vaste  lecture  et  une  étude  assidue, 
doué  par-dessus  tout  d'un  très  grand  bon  sens;  écrivain  d'une 
correction  et  d'une  fermeté  peu  communes,  et,  du  moins  en 
prose,  d'une  simplicité  qui  contrastait  avec  le  style  préten- 
tieux et  maniéré  alors  à  la  mode...  Ne  semble-t-il  pas,  dit 

davantage.  Je  vous  en  parle  sans  celle  moJestie  aftectée  qui  ne  diffère 
guères  de  la  vanilé,  et  vous  jure  que  j'apprchentle  d'eslre  mesié  parmi 
cos  grands  hommes  qui  pareal  el  doivenl  parer  un  illuslre  réduit.  Cela 
ne  pourra  eslre  sans  taire  lorl  ù  leur  gloire  qui  s'offensera  d'une  sociélô 
si  inégale,  cl  M.  voslre  frère  doil  craindre  luy-mesme  d'en  eslre  blasmé, 
comme  s'e.^Ual  volonlairemenl  Irompé  par  ce  choix  (lui  leur  est  si  peu 
avantageux.  J'iray  au  premier  jour  chez  luy  essayer  de  luy  persuader 
que  je  ne  paroisse  pas  là  où  je  n'ay  p.is  de  place  légitime,  ou  recevoir  de 
luy  une  nouvelle  jussion  qui  me  mette  ;i  couvert  cl  le  charge  de  loul  le 
mal  qui  en  pourroit  arriver. . .  »  Celle  lettre  (jue  MM.  Boutron  et  Rathery 
ont  reproduite  dans  la  corresjjondance  de  Mlle  de  Scudéry,  nous  apporte 
une  nouvelle  preuve  de  Tnijustice  de  Tallemant  lorsqu'il  nous  représente 
Chapelain  comme  plein  de  morgue  cl  de  vanité. 
(1)  Th.  Gautier,  les  Grotesques,  p.  245,  246. 


JliA.N    CIlAl'ELAl.N  205 

M.  Cousin,  que  nous  venons  de  détinir  l'idéal  de  l'esprit 
académique?  ?»Iallieureusement,  une  erreur  qui  n'est  pas  très 
rare  dans  les  compagnies  littéraires  l'égara;  parce  qu'il  con- 
naissait h  fond  les  règles  ou  plutôt  parce  qu'il  s'en  était  fait 
d'assez  raisonnables  dans  la  poésie  épique,  il  mit  la  main  à 
l'œuvre  avec  confiance  et  à  l'applaudissement  universel,  comme 
si  les  poétiques  avaient  jamais  fait  un  poète  (1).  Hélas!  le 
génie  méthodiijue  en  travail  va  enfanter  la  Pucdie. 

(1)  V.  Cousin,  lu  Soc.  franc,  au  .Wlt  siècle,  t.  II,  j).  99-101. 


DEUXIÈME     PARTIE 

LA   PUCELLE 


VIII.  Naissance  et  mort  de  la  Pucelle. 

Les  principaux  fragments  d'une  épître  en  vers  que  le  célè- 
bre Godeau  adressait,  vers  Tannée  I60O,  h  son  ami  Chapelain 
pour  l'engager  à  mettre  au  jour  le  chef-d'œuvre  tant  attendu, 
nous  serviront  de  transition  naturelle  entre  la  première  et 
la  seconde  partie  de  notre  étude  : 

Illustre  Chapelain,  dans  cette  solitude, 

Où  je  goûte  en  repos  les  plaisirs  do  l'étude, 

Je  songe  tous  les  jours  au  trouble  infortuné 

Où  pour  être  trop  franc  lu  t'es  abandonné, 

Et  je  souhaiterois  pour  ta  savante  muse 

Un  calme  égal  au  mien,  dont  peut-être  j'abuse. 

Si  tes  vastes  désirs  aspiroienl  aux  grandeurs, 

La  cour  pourroit  flatter  tes  aveugles  ardeurs  ; 

...  Ton  esprit  a  connu,  par  sa  vive  clarté, 

De  ces  liens  trompeurs  Tinfàme  dureté. 

Et  ton  cœur  généreux  a  toujours  fait  paroitre 

Qu'il  ne  reconnoissoit  que  son  devoir  pour  maître. 

...  Ta  jeunesse  évita  les  écueils  et  les  syrthes, 

(^ue  la  folâtre  amour  tient  caché  sous  ses  niyrthes  : 

Tandis  que  tes  amis,  trompés  par  leurs  désirs, 

Trouvoient  de  longs  lourmens,  cherchant  de  longs  plaisirs, 

...  Tu  voyois  en  repos  le  trouble  de  leurs  âmes 

Et  la  sage  froideur  en  modéroit  les  fiâmes  ; 

...  Et  de  ceux  dont  le  ciel  te  donnoit  l'amitié. 

Le  mal  le  faisoit  honte  et  te  faisoit  pitié. 


JEAN    CHAl'KLAI.N  207 

Les  neuf  savantes  sœurs,  par  leurs  douces  caresses, 
Etoient  de  ton  esprit  les  uniques  maîtresses  ; 
Laissant  dire  aux  Damons,  aux  Hylas,  aux  Tircis 
Sur  leurs  doux  clialumeaux,  leur  amoureux  soucis, 
Tu  prenois  la  trompette,  et  d'une  ardeur  nouvelle, 
Sur  CCS  tons  élevés,  tu  chanlois  la  Pucelle.... 
...  Cet  aveugle  fameux  dont  sept  villes  célèbres 
Disputent  le  berceau  caché  dans  les  ténèbres  ; 
(let  illustre  rival  dont  l'art  victorieux 
Conduit  au  bord  du  Tibre  un  monarque  pieux  ; 
Ce  chantre  plein  de  feu  qui,  le  prenant  pour  guide. 
Fait  marcher  sur  ses  pas  sa  noble  Thébaïde  ; 
Et  celui  dont  la  muse  on  sa  jeune  fureur 
Du  combat  de  Pharsale  a  si  bien  peint  l'horreur, 
N'ont  rien  dans  leurs  tableaux  ou  de  fort  ou  de  rare 
Dont  par  un  beau  larcin  ton  reuvre  ne  se  pare, 
La  superbe  Italie,  en  son  Tasse  fameux, 
Admiroit  tous  les  dons  que  l'on  admire  en  eux, 
Et  pleine  de  mépris  pensoit  par  ce  seul  homme 
Egaler  la  splendeur  de  son  antique  Rome. 
Elle  ôtoit  Hélicou  et  Permesse  aux  François  ; 
Elle  leur  reprochoit  de  n'avoir  point  de  voix, 
D'être  propres  à  peine  à  toucher  la  musette 
El  de  n'oser  jamais  emboucher  la  trompette. 
Cher  ami,  la  Pucelle,  en  ses  traits  merveilleux, 
Va  bientôt  elfacer  ce  reproche  orgueilleux. 
Didon  l'admirera  de  tant  d'appas  ornée, 
Dunois  suivra  les  pas  et  dAihille  et  d'Enée. . . . 

Satisfais,  cher  ami,  satisfais  à  nos  vœux  ; 

Il  est  temps  de  montrer^ton  courage  fameux. 

Quitte  tant  de  devoirs  où  ta  bonté  s'amuse. 

Donne  tout  ton  esprit,  tout  ton  temps  à  fa  muse, 

Vois  l'âge  qui  s'enfuit  et  sache  que  tes  vers 

Demandent  ses  printemps  et  non  pas  ses  hivers. 

Change  cet  air  pesant  qu'à  Paris  on  respire  ; 

Nos  princes  en  ont  fait  le  siège  de  l'empire  ; 

Mais  les  sœurs  dont  tu  suis  les  agréables  lois 

Tiennent  leur  docte  cour  dans  les  Champs,  dans  les  bois. 

Le  ijrand  bruit  de.  Ion  nom  Cac:nbîe  et  Cincommode^ 


208  LA    DUKTAG.NE    A    l'aCADKMIE 

Qui  f  apporte  un  sonnet,  qui  te  fait  voir  une  ode, 

Qui  sur  sa  traf/edie  implore  tes  avis  ; 

Comme  oracle  sacré,  je  veux  qu'ils  soient  suivis  ; 

?vlais  pour  les  prononcer  si  doctes  et  si  sages, 

Tu  dérobes  du  temps  à  tes  doctes  ouvrages  ; 

La  Pucelle  se  plaint  de  tes  jours  écoulés, 

Et  le  brave  Dunois  dit  qu'ils  lui  sont  volés, 

Donnes-toi  tout  entier  à  chanter  leurs  conquêtes, 

Sauves-toi,  cher  ami,  des  civiles  tempêtes. 

Et  viens  loin  des  malheurs,  à  l'abri  des  dangers. 

Goûter  un  doux  repos  sous  nos  voris  orangers  (1). 

A  la  même  époque,  le  célèbre  Arnaud  d'Andilly,  à  qui  Cha- 
pelain eommiiniquail  depuis  fort  longtemps  tous  ses  essais 
poétiques,  lui  adressait,  au  sujet  de  la  Pucelle,  une  lettre  fort 
curieuse  où  Ton  trouve  la  plus  franche  critique  avec  les  plus 
judicieux  conseils.  M.  Ed.  de  Barthélémy  Fa  publiée  pour  la 
première  fois,  dans  le  Bibliophile  français,  en  1869  (;2),  et 
c'est  une  des  pièces  d'information  les  plus  importantes  pour 
l'histoire  de  Chapelain  et  celle  de  son  poème.  En  voici  les 
paragraphes  essentiels  : 

«...  Il  y  a  si  longtemps,  écrivait  Arnaud  le  31  août  1654-,  que 
l'on  attend  cet  ouvrage,  et  l'on  en  a  conceu  une  si  grande  opinion, 
qu'il  vous  importe  de  tout  de  repondre  à  nos  observations,  et  il 
vaudroit  mille  fois  mieux  qu'on  n'en  vist  jamais  rien  du  tout,  que 
de  ne  le  voir  pas  au  plus  haut  degré  de  perfection  que  vous  le 
pouviez  porter Ne  laissez  un  seul  mauvais  mot,  qui  est  un 

(1)  Godcau,  Poésies  clirétiennes  et  morales,  l.  III,  épîlre  XIX. 

(2)  M.  Ed.  de  Barlhélcmy  nous  permelU\i  sans  doute  de  reclifior  ici 
quelques  Jcipsus  qui  ont  échappé  à  son  érudition  dans  les  notes  dont  il 
accompagne  celte  lettre  d'Arnaud.  Tailcnnant,  dans  le  passage  critique 
par  H.  do  B..  parle  avec  raison  dos  propositions  faites  à  Chapelain  pour 
Tambassadc  de  Rome,  en  1632  :  c'est  bien  M.  de  Noaillcs  que  le  poète 
devait  alors  accompngner,  et  nous  renvoyons  le  savant  éditeur  de  tant  de 
documents  inédits  sur  le  xvii"  siècle  à  nos  précédentes  discussions  sur 
ce  sujet.  M.  de  B.  dit  aussi  qu'on  a  publié  dix-huit  chants  de  la  Pucelle, 
en  1757.  On  eut  en  effet,  à  cette  époque,  le  projet  de  publier  une  Pucelle 
transformée  :  on  peut  en  lire  le  projet  dans  VAnnée  Utlérairc  pour  celte 
/laie  ;  mais  nous  ne  sachions  pas  que  ce  i)rojet  ait  été  jamais  mis  à  exécu- 
tion. 


.\E\y    CH.VI'ELALN  209 

deffaiit  si  yraiid  que,  les  femmes  mesmes  en  estant  juges,  il  n'eii 
faut  qu'un  pour  leur  donner  desgout  et  mespris  de  tout  une  page. 

Je   vous  ai  faict  un  mémoire  de  quelques-uns Ne  laissez 

aussi  aucune  manière  de  parler  ou  si  basse  ou  si  forcée  ou  si 
dure  ou  si  extraordinaire,  sans  que  cet  extraordinaire  soit  une  de 

ces  belles  et  nobles  hardiesses  qui  relèvent  la  poésie Evitez 

comme  des  écueils  toutes  ces  minuties  qui  sont  si  fort  au-dessous 
de  la  majesté  d'un  poëme héroïque  et  qui  ne  sçauroient  jamais  rien 
produire  que  de  bas,  soit  dans  le  sens,  soit  dans  le  vers...  Quant 
au  dessein,  je  vous  avoue  que  ce  que  vous  vous  servez  sans  cesse 
des  anges  et  des  démons,  qui  sont  ces  grandes  machines  qui  ne 
devroient  jouer  que  rarement,  nous  aextresmement  choquez...  » 

Puis,  après  avoir  indiqué  quelques  modifications  dans  cer- 
taines parties  de  la  conduite  de  l'action,  Arnaud  ajoute  : 

«  Tout  ce  que  nous  avons  fait  sera  fort  inutile,  si  après  que  vous 
aurez  corrigé  chaque  livre,  vous  ne  prenez  pas  la  peine  de  me 
l'envoyer  avec  celuy  (jue  j'ay  veu  et  marqué,  ahn  que  nous  puis- 
sions juger  de  vos  corrections...  Je  seray  d'avis  que  vous  fassiez 
de  beaucoup  meilleurs  vers  que  ceux  que  j'ay  faits  en  quelques 
endroits,  et  que  ceux  qui  vous  contenteront  vous  espargnent 
quelque  peine  dans  un  aussi  grand  travail  qu'est  le  vostre.  Mais 
je  vous  dire  sincèrement  que  selon  nostre  avis,  nul  de  ceux  au 
lieu  desquels  f  en  ay  fait  d'autres,  ne  sçauroit  demeurer.  Nous 
vous  conjurons  surtout  de  vous  souvenir  que  31.  de  Longueville 
n'estant  point  maître  de  vostre  honneur,  pourveu  que  vous  tra- 
vailliez autant  que  vostre  bonté  peut  le  permettre,  vous  ne  devez 
en  aucune  façon  du  monde  considérer  l'instance  qu'il  vous  fait  de 
vous  haster  de  publier  cet  ouvrage,  et  aussi  peu  vous  attacher  à 
en  donner  douze  livres.  Car  il  vaudroit  mieux  n'en  donner  qu'un 
excellent  que  vingt-quatre  médiocres,  etc..  (1).  » 

Heureux  Chapelain,  s'il  avait  su  profiler  d'aussi  sages  con- 
seils! La  France  aurait  peut-èlre  aujourd'hui  son  Virgile; 
mais  pendant  qu'Arnauld  lui  donnait  ces  judicieux  avis, 
Balzac,  llattant  son  amour-propre,  exaltait  .son  œuvre  outre 
mesure  et  l'engageait  -a  ne  pas  en  différer  la  publication.  Il 
lui  avait  déjà  écrit  le  1-'  décembre  1630  : 

(1)  Voy.  Bibliophile  français,  l»09.  t.  111,  p.  -221), -231. 

U 


210  LA    BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

«  Monsieur,  la  princesse  Julie  est  admirable,  et  vous  la  chantez 
admirablement.  Mais  j'ai  grand'peur  qu'elle  sera  cause  que  vous 
ferez  une  infidélité  à  la  Pucelle  d'Orléans,  et  que  la  vivante  vous 
fera  oublier  la  morte.  Il  faut  bien  pourtant  s'en  empescher.  Souve- 
nez-vous que  c'est  un  vœu  que  vostre  dessein,  et  par  conséquent 
que  le  pape  même  ne  vous  en  peut  dispenser,  selon  l'opinion  de 
beaucoup  de  théologiens  (1).  » 

«Monsieur,  lui  mandait-il  le  20  juin  1645,  pourveu  que  le  mal 
ne  m'accable  pas  tout  à  fait,  mon  esprit  est  toujours  auprès  de 
vous  :  je  parle  toujours  à  Atticus,  voire  niesme  quand  je  dors,  et 
mes  songes  me  pourroient  souvent  fournir  la  matière  de  mes 
lettres.  Verbi  gratia,  Monsieur,  je  me  suis  trouvé  la  nuit  passée 
entre  vous  et  la  Pucelle  d'Orléans.  J'ay  esté  tesmoing  des  privautés 
que  vous  avez  avec  elle.  J'ay  ouy  les  plaintes  qu'elle  vous  a  faites, 
qui  ont  fini  par  cette  prière  en  latin,  de  laquelle  il  me  souvient,  et 
à  laquelle  j'ay  donné  pour  titre  en  me  réveillant  ;  Virgo  ad  poetam 
cunctatorem  : 

Sum  forlis  sat  dicia,  parum  hœc  laus  Virgine  digna  est  ; 
Da  tandiin  ut  per  tepulclira  decensquevocer. 

«  Au  premier  vers,  la  Pucelle  n'est  que  femme  ;  au  second,  elle 
est  femme  et  livre  tout  ensemble  ;  et  si,  en  l'une  et  l'autre  qualité, 
elle  n'est  pas  satisfaite  de  l'épithète  de  belle  et  de  celuy  d'agréable, 
elle  est  plus  glorieuse  que  Vénus  qui  s'en  est  contentée  dans 
Horace,  sans  parler  des  gratiœ  décentes  du  mesme  poète,  noslre 
cher  amy.  Le  songe  est  historique,  n'en  doutez  pas  ;  les  vers  sont 
de  la  Pucelle  et  non  pas  de  moy.  Il  n'y  a  que  le  tiKre  de  ma 
façon,  dans  lequel  je  n'ai  point  eu  dessein  de  vous  offenser,  en 
vous  appelant  temporiseur,  Fabius  Maximus  a  eu  ce  nom  devant 
vous,  et  Rome  l'a  traité  comme  je  vous  traite...  (2).  » 

Comment  résister  à  d'aussi  pressants  appels?  Enfin,  après 
vingt  ans  d'attente,  le  poème  si  désiré  sortit  des  presses 
d'Angiistin  Courbé,  le  15  décembre  16oo,  et  parut  dans  les 
premiers  jours  de  l'année  1656.  Majestueux  et  solennel,  il  se 
présentait  au  public  en  un  beau  volume  in-folio,  orné,  en 
tête  de  chaque  chant,  d'estampes  d'Abraham  Bosse  qui  coûtè- 

(1)  Lettres  de  Balzac  a  Chapelain,  édit.  1659,  p.  4:2. 

(2)  Lettres  de  Balzac^  publiées  par  M.  Tamizey  de  Larroque.  p.  -lib. 


.lEAN  (:h.\im:lain  211 

renl  près  de  dix-huit  cenls  livres  (1),  et  précédé  des  portraits 
de  Chapelain  et  du  duc  de  Longueville  gravés  par  Nanteuil. 
«  D'abord,  la  curiosité  fit  bien  vendre  le  livre,  dit  Tallemant, 
et  la  grande  réputation  de  Fauteur  y  fit  courir  bien  du 
monde  (2\  »  Le  succès  des  Provinciales  et  de  la  Clélie,  qui 
paraissaient  à  cette  époque,  fut  même  un  instant  éclipsé  par 
la  vogue  du  poème,  et  le  libraire  Courbé,  pour  répondre  aux 
nombreuses  demandes  du  public  impatient,  dut  livrer  pendant 
cette  même  année  1656  deux  autres  éditions  «  revues  et 
retouchées  »  en  format  plus  portatif,  puis  une  quatrième 
en  1657.  En  même  temps  on  imprimait  la  PuceJlc  en  Hollande, 
dans  la  collection  des  Klzéviers,  suivant  la  copie  de  Paris,  et 
l'on  cite  encore  une  contrefaçon  qui  parut  à  Leide  chez 
Jean  Sambix  en  d6o6,  ce  qui  porte  à  six  le  nombre  des 
éditions  du  poème  en  moins  de  dix-huit  mois. 

Celle  vogue,  incroyable  pour  l'époque,  car  on  ne  connais- 
sait pas  encore  les  trente  éditions  dans  l'année  qu'on  a  vues 
se  produire  pour  quelques  ouvrages  contemporains,  peut 
exi)liquer  jusqu'à  un  certain  point  comment  il  fut  permis  à 
Chapelain  de  se  faire  illusion  sur  le  mérite  de  son  ouvrage.  H 
n'en  avait,  en  effet,  publié  que  douze  chants  sur  vingt-quatre, 
et,  plein  d'un  beau  zèle,  il  se  mit  avec  ardeur  à  travailler  aux 
douze  autres,  qui,  pour  leur  plus  grand  honneur,  n'ont  jamais 
vu  le  jour. 

11  est  certain  que  la  prévention  du  chef-d'œuvre,  selon 
l'expression  de  l'abbé  d'Olivet,  fut  d'abord  victorieuse.  Dans 
un  fol  accès  de  curiosité,  on  s'était  arraché  tous  les  exem- 
plaires, qui  coûtaient  cependant  «  quinze  livres  en  petit 
papier  et  vingt-cinq  en  grand  (3)  ».  Ce  qui  paraîtra  même 
peu  croyable,  c'est  que  des  audacieux  entreprirent  immédia- 
lement  de  traduire  le  poème  en  vers  latins.  Antoine  Paulet, 
prêtre hebdomadaireen  réglisecaihé(lraled'Alby,et  M.  dcMon- 
taigu,  doyen  des  conseillers  du  présidial  de  Toulon,  y  travail- 

(1)  L'abbé  Goujcl  avait  vu  le  traité  passe,  le  i'o  avril  lGi>i,  entre  Cha- 
pelain cl  Ali.  Bosse.  V.  llibL  franc.,  l.  XVII,  p.  37G. 

(2)  Tallemanl,  Historiettes,  I.  II,  p.  4<SP. 

(3)  Id.,  ibid. 


i21^  LA  1!11HT\I..NE  A   I.'aCAUÉ.MIE 

lèrent  chacun  de  leiir  côté,  sans  s'être  communiqué  leur 
dessein.  Le  premier  envoyait  sa  traduction  à  Chapelain  à 
mesure  qu'il  avait  fini  un  livre,  et  cet  envoi  était  toujours 
accompagné  d'une  lettre  où  Tencens  n'était  pas  épargné  (1). 
Sans  pousser  aussi  loin  l'admiration,  une  foule  de  littéra- 
teurs ou  d'amis  adressèrent  à  Chapelain  des  éloges  en  prose 
et  en  vers  ;  M"''  de  Scudéry,  la  princesse  de  Guéméné,  M.  de 
Montauzier,  brillent  au  milieu  d'une  foule  de  noms  qu'il 
serait  trop  long  de  rapporter  ici,  et  qu'on  pourra  lire  dans  la 
notice  de  l'abbé  Goujet;  mais  les  plus  fermes  admirateurs  de 
Chapelain  furent  3Iénage,  Huet  et  Godeau('2),  qui  résistèrent 
vigoureusement  plus  tard  à  la  tempête  déchaînée  contre  le 
poème  et  le  célébrèrent  dès  son  apparition.  Ménage  lui  consacra 
ce  distique  pompeux  : 

Ad  bellum  Ludovix  aller  mUtatur  Aclùlles. 
Qui  canut  Heroas  alter  Homenis  adest  (3). 

Et  dans  son  élégie  AdStephanum  Bachotum,  medicum  Pari- 
siensem,  il  l'introduit  conduisant  le  chœur  des  poètes  épiques  : 

...  Ecce  Cappellanus  ducit,  comitantc  Mareso, 
Qui  célébrant  forti  fortia  facta  pede  (4). 

Nous  devons  avouer  cependant  que  les  louanges  les  plus 
exaltées,  même  chez  Ménage  et  Godeau,  précédèrent  plutôt 

(Ij  Goujcl,  liiùl.  franc.,  t.  XVlt,  p.  376. 

(2)  On  rapporte  que,  peu  de  temps  après  la  publication  du  poème,  un 
de  ses  familiers  ayant  proposé  à  Godeau  de  composer  un  poème  à  son 
leur,  «  il  répondit  par  une  mauvaise  pointe  qu'il  n'avait  pas  le  poumon 
assez  fort  pour  la  trompette,  et  qu'en  cette  occasion  l'évêque  cédait  la 
place  au  Chapelain.  »  Ce  qui  ne  rcmpêcha  point  de  se  livrer  plus  tard  à 
l'élucubralion  du  poème  le  plus  mortellement  ennuyeux  qui  soit  jamais 
sorti  de  la  plume  d'un  poêle!  Cela  s'appelle  les  Fastes  de  V  Église.  Godeau 
qui  composait  de  charmantes  églogues  et  de  jolies  épîtres,  était,  en  effet, 
bien  moins  encore  que  Chapelain,  à  la  hauteur  de  l'inspiration  épique. 
(Voir  notre  élude  sur  Godeau,  Revue  du  Monde  catholique,  année  1878.) 

(3)  jEqidd  Menagli  poeniaia.  A.mst.,  1663,  p.  81. 

(4)  Ibid.,  p.  iO.  —  C'est  dans  le  même  ordre  d'idées  que  Furetière 
dans  son  allégorie  des  troubles  du  royaume  d'Eloquence,  représenta 
Chapelain  sous  le  nom  de  «  grand  podestat  des  terres  épiques  »,  condui- 
sant au  combat  les  comparaisons  et  les  descriptions. 


JEAN    CHAPELAIN  213 

({u'elles  n'accompagnèrent  l'apparition  de  la  PuceUe  (1), 
connue  depuis  longtemps  par  des  lectures  privées.  Le  critique 
Baillet  remarque  ingénieusement  que  le  poème  de  Chapelain 
est  plus  célèbre  dans  les  prophéties  que  dans  l'histoire  : 

c(  Je  veux  dire,ajouIe-t-il,  qu'avant  sa  naissance  il  avoil  été  prédit 
par  divers  prophètes  (c'est  la  qualité  que  se  donnent  les  poètes), 
comme  un  fruit  de  perfection  et  comme  raccomplissement  de 
toutes  les  promesses  qu'Appollon  et  les  Muses  pouvoient  faire  au 
l^enre  humain  !  Nous  voyons  les  préfaces  des  poèmes  épiques  qui 
ont  paru  durant  le  long  intervalle  de  la  composition  de  la  Pucelle 
retentir  des  louanges  dont  leurs  auteurs  ont  voulu  prévenir  ce 
miracle  futur  de  Tart  ;  et  ce  dernier  effort  de  l'esprit  humain 
assisté  de  toutes  les  divinités  du  Parnasse  ..  Mais  après  l'heureuse 
délivrance  de  M.  Chapelain,  lorsqu'il  fut  question  de  le  compli- 
menter, d'encenser  son  fruit,  et  de  reniire  des  hommages  à  la 
Pucelle  nouvellement  née,  les  poètes  à  cent  bouches  disparurent 
et  à  peine  cent  poètes  purent-ils  fo':rnir  une  bouche  pour  lui 
rendre  ses  devoirs  (2).  » 

Bien  plus,  un  coup  de  siftlet  strident,  parti  dès  l'année  16o() 
des  humbles  rangs  du  parterre  poétique,  vint  troubler  le 
concert  des  «  louanges  anticipées  »  et  le  calme  relatif  du 
premier  enthousiasme,  singulièrement  refroidi  par  h  lecture. 
Linière  en  voulait  beaucoup  à  Chapelain  qui  avait  un  jour 
froissé  son  amour-propre  littéraire.  Etant  venu  montrer  des 
vers  au  criti([ne,  celui-ci,  après  en  avoir  fait  la  lecture, 
lui  avait  dit  trop  franchement  :  a  Monsieur  le  chevalier,  vous 
«  avez  beaucoup  d'esprit  et  de  bonnes  rentes  :  c'en  est  assez, 
«  croyez-moi,  ne  faites  point  de  vers.  La  qualité  de  poète  est 
«  méprisable  dans  un  homme  de  qualité  comme  vous...  » 
Linière,  outré  de  ces  paroles,  qui  le  choquèrent  beaucoup  plus 
que  si  Chapelain  lui  avait  dit  que   ses  vers  étaient  mauvais, 

(1)  Lorel  cependant  la  salua  (K-s  le  'i  février  clans  sa  Musp  hi.tloriqitr  ; 
il  lerminail  ainsi  son  article  : 

Il  èblouil  Irop  nos  viziùres  : 
Le  Ciel,  parmi  lanl  tic  lumiôrcs. 
N'a  qu'un  soleil  qui  luizc  à  plain  ; 
La  icrrc  n'a  qu'un  Chapelain. 
(-2)  Baillet,  Jaiiemems  des  sarnna.  I.  V,  p.  ;279. 


214  LA  BRETAGNE  A   l' ACADÉMIE 

résolut  de  s'en  venger  et  lança  d'abord  cette  épigramme, 
pendant  qu'on  préparait  l'édition  : 

Nous  attendions  de  Chapelain, 
Ce  noble  et  fameux  écrivain, 
Une  incomparable  Pucelle, 
La  cabale  en  dit  force  bien  ; 
Depuis  vingt  ans  on  parle  d'elle, 
Dans  six  mois  on  n'en  dira  rien. 

Puis,  sous  le  pseudonyme  (ÏEraste,  il  écrivit  un  violent 
pamphlet  contre  le  poème.  D'après  Vigneul-Marvilie,  il  parait 
même  que  le  libelle  de  Linière  était  préparé  d'avance,  car  il 
parut  presque  en  même  temps  que  la  Pucelle  : 

«  Trois  jours  après  que  ce  poème  si  vanté  devint  public,  dit 
l'auteur  des  Mélanges  de  littérature,  un  critique  d'un  fort  petit 
mérite  lui  aïant  donné  le  premier  coup  d'ongle,  chacun  fondit 
dessus,  et  toute  la  réputation  du  poème  et  du  poète  tomba  par 
terre.  A  ces  nouvelles.  Chapelain,  rappelant  toutes  les  forces  de 
son  esprit,  ets'armant  de  la  philosophie  dont  il  faisoit  profession, 
parut  ferme  et  constant.  Il  avoua  franchement  qu'il  étoit  méchant 
versificateur  ;  mais  il  soutint  qu'en  savant  poète  il  avait  observé 
toutes  les  règles  de  l'art  et  se  mit  en  devoir  de  le  prouver  la 
plume  à  la  main.  Comme,  sans  contredit,  M.  Chapelain  étoit  un 
très  habile  homme,  je  ne  doute  point  qu'une  apologie  de  sa  façon 
n'eût  été  un  excellent  ouvrage  ;  mais  cet  écrit,  s'il  a  été  fait,  n'a 
point  paru,  ses  amis  ne  croïant  pas  que  rien  fût  capable  de  le  relever 
de  sa  chute,  laplus  grande  et  la  plus  déplorable  qui  se  soit  faite  de 
mémoire  d'homme  du  haut  du  Parnasse  en  bas  (1).  » 

Cette  conclusion  est  un  peu  exagérée,  car  on  ne  peut  contester 
la  première  vogue  du  livre,  et  cefutBoileau  qui,  dix  ans  plus 
tard,  commença  contre  lui  les  plus  sérieuses  attaques.  Mais  le 
premier  détail  est  bon  à  enregistrer.  L'abbé  de  Montigny, 
jeune  poète,  qui  devait  quelques  années  plus  tard  devenir 
évêque  de  Saint-Pol-de-Léon,  puis  académicien  (2),  prit  le 

(1)  Vigneul-Marvilie,  Mélanges,  t.  II,  p.  5. 

(2)  L'abbé  de  Montigny  était  Breton,  de  Rennes.  Voir  sur  lui  noire 
YIII*  élude,  ci-dessous. 


JEAN    CHAPELAIN  215 

parti  de  la  Pucelle  et  répondit  vivement  au  libelle  par  sa 
Lettre  à  Eraste  (1).  «  Il  y  a  apparence,  lui  écrivait  Chapelain 
le  20  septembre  I606,  que  Linière  se  contentera  de  la  touche 
que  vous  lui  avez  donnée,  et  qu'il  ne  s'exposera  pas  au  hasard 
d'une  recharge  qui  achèveroit  de  l'accabler..  (2).  »  Linière  s'y 
exposa  cependant,  mais  sa  nouvelle  brochure  ne  put  voir  le 
jour  ;  nous  en  trouvons  le  motif  dans  une  lettre  de  Chapelain 
du  25  janvier  1657  :  «  Pour  le  fripon  d'Eraste,  il  avoit  mis 
son  libelle  sous  la  presse  sous  une  permission  qu'il  avoit 
extorquée  du  bailli  du  palais.  Mais  celui-ci  ayant  appris  que 
c'étoit  contre  moi,  il  retira  la  pièce  et  la  permission,  et  il  n'y 
a  pas  d'apparence  qu'il  lui  rende  ni  l'une  ni  l'autre...  »  Dans 
deux  autres  lettres,  Chapelain  ajoute  que  le  chancelier  sup- 
prima la  réponse  de  Linière,  dont  il  put  obtenir  une  copie,  et 
que  depuis  cette  suppression  le  prétendu  Eraste,  devenu  plus 
raisonnable,  ou  voulant  le  paraître,  aurait  envoyé  àM'"Ma  com- 
tesse de  La  Suze  «  sa  confession  par  écrit,  dans  laquelle  il 
reconnaissoit  ses  fautes,  et  tâchoit  de  satisfaire  des  gens  qui 
n'attendoient  ni  ne  vouloient  de  satisfaction  de  lui...  » 

Un  ami  adressa  un  sonnet  pompeux  h  Chapelain  au  sujet  de 
cette  querelle  : 

La  Pucelle  paraît  plus  belle  qu'une  aurore 
Qui  d'un  brillant  soleil  annonce  le  retour 
Et  dans  ce  grand  éclat  la  France,  qui  l'adore, 
La  revoit  triomphante  en  sa  royale  cour. 

Un  lâche  médisant  que  la  haine  dévore, 

Jaloux  qu'elle  ait  acquis  tant  d'estime  et  d'amour, 

Ramassant  ses  venins,  en  vain  la  déshonore, 

Et  s'attaque  au  grand  nom  qui  la  produit  au  jour. 

Admirable  génie,  ornement  de  notre  âge, 
Laisse  gronder  ce  monstre,  et  méprise  sa  rage, 
Qui  tâche  d'obscurcir  la  gloire  de  tes  vers. 


(1)  Tli.  GaïUier  a  cru  à  lort  ([uc  celte  lettre  était  de  Ctiapelain  lui- 
môme. 

(2)  Cilé  par  l'abbé  Goujet,  Dibl.  franc.,  l,  XVII,  p.  239. 


21  6  LA  BRETAGNE  A  I.'aCADÉMIE 

L'orgueil  attaque  fout,  dans  sa  fureur  extrême, 

K'a-t-il  pas  censuré  la  Providence  même, 

Et  cherché  des  défauts  dans  ce  grand  univers  (i)  ? 

Cependant  un  autre  «  monstre  féroce  »,  qui  n'avait  pas 
pour  le  poème  un  respect  pareil  à  celui  qu'on  doit  à  la  Provi- 
dence, vint  bientôt,  sur  les  traces  de  Linière,  saper  par  la 
base  le  colosse  chancelant.  Cette  seconde  attaque  fut  beaucoup 
plus  sensible  à  Chapelain  que  la  première  :  elle  partait  de  la 
plume  d'un  confrère  de  TAcadémie,  et  sous  le  pseudonyme  de 
Sieur  du  Rivage,  on  ne  tarda  pas  à  reconnaître  le  médecin  et 
ami  de  M™'"  de  Sablé,  Jules  Pillet  de  la  Ménardière.  «  Les 
observations  du  sieur  du  Rivage,  dit  Tallemant,  faschèrent 
fort  la  Caballe,  et  M.  de  Montauzier  en  parlant  à  la  Ménar- 
dière,  qui  s'est  déguisé  sous  ce  nom-là,  dit  après  avoir  bien 
parlé  contre  cet  escrit,  que  celuy  qui  l'a  fait  mériteroit  des 
coups  de  bâton,  et  il  vouloit  qu'on  bernât  Linière  au  bout  du 
cours  ^^).  »  Faut-il  ajouter  à  tout  cela  une  épigramme  latine 
fort  piquante,  lancée  par  un  autre  académicien,  le  maître  des 
requêtes  Habert  de  Montmort  : 

llla  Capellani  diidum  expectata  Puella 

Fost  longa  in  hicern  tempora  prodit  anus. 

Mais  nous  n'avons  pas  Tintenlion  de  reproduire  ici  toutes 
les  plaisanteries  qui  coururent  sur  le  malheureux  poème.  On 
en  ferait  un  recueil  assez  volumineux,  et  dans  le  nombre  (3^  il 
en  est  de  fort  libres.  Ménage,  dans  une  longue  épître  à  Peliis- 
son,  saisit  sa  lyre  pour  protester  contre  ces  attaques  : 

...  Tous  ces  chantres  malheureux, 
Ces  hiboux  malencontreux, 
Dont  la  débile  paupière 
Ne  peut  souffrir  la  lumière  ; 

(1)  Cilépar  labbé  Goujel,  t.  XVII,  p.  381,  ?,%i. 

(2)  Tallemant,  t.  H,  p.  491-493. 

(Hj  Voy.  Menagiana,  édlt.  citée,  p.  17.  18,  et  Recueil  de  Serai,  t.  III. 
p.  273,  3-20,  346... 


JEAN  CHAPELAIN  217 

Tous  ces  sinistres  corbeaux 
Qui  sur  les  rives  des  eaux 
Du  docte  et  sacré  Permesse 
Depuis  deux  ans  font  la  presse  ; 
Qui  par  leurs  funestes  cris 
Détestés  des  beaux  esprits, 
Afin  de  se  rendre  indignes 
Croassent  contre  les  cyiines, 

...  Toujours  d'un  œil  de  travers 
Regardent-ils  ses  beaux  vers? 
Toujours  ces  monstres  d'envie 
Blâment-ils  sa  belle  vie  ? 
Et  les  Grecs  et  les  Latins 
Ont  eu  les  mêmes  destins. 
Les  Homères,  les  Virgiles 
Eurent  jadis  leurs  Zoïles. 

...  Je  say  bien  que  Cliapelain 
Du  moindre  effort  de  sa  main 
Pourrait,  ainsi  que  la  foudre, 
Briser,  et  réduire  en  poudre 
Tous  ces  lâches  envieux 
De  ses  travaux  glorieux. 
Mais  si  facile  victoire 
Est  indigne  de  sa  gloire. 
Pour  leur  donner  mille  morts 
Il  les  livre  à  leurs  remords  (I). 

Le  duc  de  LongueviJie  fit  mieux  :  il  donltla  la  pension  du 
poète.  Ainsi  consolé  par  de  fervents  amis,  Chapelain  put  donc, 
jusqu'à  un  certain  point,  croire  pendant  près  de  dix  ans  au 
succès  relatif  de  son  œuvre.  11  est  vrai  que  la  première  vogue 
n'avait  été  qu'un  «  feu  de  paille  w,  suivant  l'expression  de  des 
Beaux  ;  mais  depuis  les  deux  équipées  critiques  d'Eraste  et 
du  sieur  du  Bivage,  peu  de  bruit  se  fit  autour  du  poème,  car 
ce  fut  seulement  en  16C4  que  commencèrent  les  violentes  atta- 
ques de  Boileau,  qui  ne  pouvait  voir  sans  indignation  l'auteur 
de  laPucel/e  conserver  son  autorité  littéraire  presque  intacte. 

(1)  Aigidii  Menaçiii  Poeinnln,  .Vmst.,Elzevir,  1653,  -2(3s-27(). 


248  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

Aussi  Chapelain  écrivait-il  tout  naïvement  à  Godeau,  plus  de 
dix  ans  après  l'apparition  de  son  poème  : 

«  La  Piicellc  est  bien  heureuse  d'avoir  un  galant  aussi  saint  et 
aussi  peu  scandaleux  que  vous,  et  peu  s'en  faut  qu'elle  n'en  fasse 
la  vaine.  Je  l'en  retiens  en  lui  représentant  que  les  saints  mesnie 
ne  parlent  pas  toujours  tout  de  bon,  et  que  ce  qui  est  ici  cour- 
toisie n'est  pas  toujours  vérité.  Elle  vous  rend  toutefois  grâces 
très  humbles  de  cette  courtoisie  qui  lui  tourne  à  si  grande  gloire, 
et  meurt  d'envie  d'estre  achevée  de  peindre  pour  vous  aller  faire 
une  visite...  J'en  suis  au  dernier  coup  de  pinceau  et  peut  estre 
qu'à  un  an  d'ici  je  n'aurai  plus  qu'à  la  retoucher,  et  à  l'abandonner 
après,  sur  sa  foi,  dans  le  monde...  » 

On  ne  serait  pas  plus  en  belle  humeur  et  en  veine  après  un 
premier  succès,  dit  M.  Sainte-Beuve,  après  avoir  cité  des 
fragments  de  cette  lettre.  Il  y  a  des  grâces  d'état.  Profitons 
de  ce  calme,  précurseur  de  la  tempête,  pour  étudier  rapide- 
ment l'œuvre  de  Chapelain. 


IX.  Le  Poème  de  la  Fucelle. 

Avouons,  dit  quelque  part  M.  Paulin  Paris,  que  si  tout  le 
monde  connaît  de  nom  ce  poème  infortuné,  personne  de  notre 
temps  n'a  pris  la  peine  de  le  lire.  Ou  je  me  trompe  fort, 
ajoule-t-il,  et  quelqu'un  s'avisera  de  le  faire  et  tentera  de 
plaider  la  cause  de  l'auteur  à  la  suite  de  l'évèque  d'Avranches 
et  de  bien  d'autres  contemporains. 

Cette  idée  du  savant  annotateur  avait  déjà  reçu  un  large 
commencement  d'exécution  lorsqu'il  l'exprimait.  M.  Guizot, 
dès  1813,  ou  plutôt  M"*^  Pauline  de  Meulan,  dont  le  travail  fut 
revu  par  son  futur  mari,  et  M.  Saint-Marc  Girardin,  dans  ses 
Souvenirs  de  Voijaijes  et  d'Etudes^  avaient  analysé  le  poème 
de  Chapelain  et  rendu  justice  à  ses  qualités.  Ce  dernier,  qu'on 
n'accusera  pas  d'hétérodoxie  littéraire,  déclare  même  qu'au 
premier  livre  «  les  vers  sur  Dieu  que  Voltaire,  dans  sa 
Henriade,  a  imités  sans  les  égaler,  atteignent  au  sublime,  si 


JEAN    CHAPELAIN  219 

ce  grand  mot  de  sublime  peut  convenir  a  la  malencontreuse 
renommée  de  Chapelain  »  ;  et,  plus  loin,  que  la  scène  et  le 
dialogue  entre  Renaud  et  Suffolk,  blessé  au  siège  d'Orléans, 
mériteraientd'ètredeCorneille(l).  Depuis, M.  Julien  Ducliesne, 
publiant,  en  1870,  une  longue  étude  sur  les  Poèmes  épiques 
du  XVII^  siède,  préparée  pour  une  thèse  au  doctorat,  réser- 
vait plusieurs  chapitres  de  son  ouvrage  à  la  Pucelle,  au 
moment  même  ou  nous  achevions,  par  une  lecture  assidue,  de 
faire  uneconnaissance  intime  avec  l'œuvre  capitale  de  Chape- 
lain. Les  proportions  de  la  notice  que  nous  consacrons  au 
chantre  de  Jeanne  d'Arc,  exigeraient  peut-être  que  nous 
fissions  une  large  part  à  l'analyse  et  à  l'étude  de  son  poème; 
mais  renvoyant  les  curieux  aux  précédents  travaux,  nous  ne 
ferons  ici  que  résumer  notre  impression,  en  sorte  qu'on  puisse 
cependant  se  faire  une  idéejusle  et  suffisante  du  poème  bafoué 
l)ar  Boileaii. 

Écoutons  d'abord  le  poète  lui-même  nous  présenter  son 
œuvre,  et  n'oublions  pas  que  l'extrait  de  préface  qui  va  suivre 
est  tiré  de  la  première  édition,  c'est-à-dire  qu'il  fut  composé 
avant  que  les  attaques  des  Eraste  et  des  Du  Rivage  eussent 
pu  engager  l'auteur  à  modifier  son  introduction  devant  le 
public.  Lorsque  Chapelain  écrivait  ces  lignes,  il  était  encore 
dans  toute  la  majesté  de  sa  royauté  littéraire  incontestée  (2). 

«  Je  fay  si  peu  de  fondement,  pour  le  bon  succès  de  mon 
poème,  surrimpatieiirc  qu'on  a  témoignée  de  sa  publication,  que 
je  considère  un  si  grand  honneur  comme  son  plus  grand  désavan- 
tage. Car.  sans  parler  de  ceux  qui  n'ont  souhaité  de  le  voir  que 
pour  y  trouver  à  redire,  il  est  certain  que  ceux-là  même  qui  l'ont 
désiré  pour  leur  divertissement,  en  auront  un  plus  grand  dégousl 
si  les  beautés  n'y  répondent  pas  à  leur  attente,  que  s'ils  ne  l'eus- 
sent point  désiré  du  tout,  et  que  le  présent  que  je  leur  en  fay  leur 
fust  une  chose  nouvelle.  Sur  f[uoy  je  les  supplie  d'agréer  que  je 
leur  représente  que  la  bonne  opiin'on  qu'ils  en   peuvent  avoir 

(1)  Saint-Marc  Girardin,  Souvenirs  de  Voxjaqes  cl  d Éludes. kmyol,  18.^, 
in-t-2,  t.  Il,  p.  2:i0-2:j3. 

(2)  Remarquons  niOmc  que,  si  l'ouvrage  fut  «  achevé  d'imprimer  pour 
la  première  fois  le  l.'i  décembre  IG'm  »,  les  leUrcs  patenlos  pour  le  pri- 
vilège sont  datées  dn  3  mars  lGt3. 


220  LA  BRETAOE  A   L'aCADÉMIE 

conceue  ne  leur  a  point  esté  inspirée  par  moy,  et  que  l'excessive 
faveur  qu'ils  m'ont  faite  ne  doit  être  imputée,  ni  à  mes  persua- 
sions ni  à  mes  prières.  Ceux  qui  me  connoissent  sçavent  que  je 
me  connois,et  que  n'ayant  jamais  eu  de  moi  que  de  modestes 
pensées,  je  n'en  ay  aussy  jamais  dit  que  ce  que  j'en  ay  pensé.  Ils 
sçavent  encore  que  les  louanges  anticipées  de  quelques  personnes 
officieuses  n'ont  été  souffertes  par  moy  qu'avec  beaucoup  de 
peine,  et  quej'ay  toujours  appréhendé  qu'elles  ne  s'engageassent 
à  soutenir  une  réputation  plus  grande  que  mes  forces  ne  le  peuvent 
permettre... 

«  J'avoue  de  n'avoir  que  bien  peu  des  qualités  requises  en  un 
poëte  héroïque.  Je  n'ay  point  cru  esgaler  ces  princes  du  Parnasse, 
et  bien  moins  atteindre  au  but,  où  ils  ont  inutilement  visé.  J'ay 
apporté  seulement  à  l'exécution  de  mon  projet,  iine  connoUsance 
assez  passable  de  cequiij  estait  nécessaire^  et  une  persévérance 
assez  ferme  pour  ne  m'en  laisser  divertir,  ni  par  les  charmes  du 
plaisir,  ni  par  les  tentations  de  la  fortune  ;  je  n'eus  point  mesme 
d'autre  pensée,  quand  je  m'altacliay  à  cet  ouvrage,  que  d'occuper 
innocemment  mon  loisir,  lurscju'après  une  vie  assez  agitée  je 
préféray  la  tranquillité  de  la  retraite  à  la  turbulance  de  la  cour. 
Ce  fut  plutôt  un  essaij  quune  résolution  déterminée^  pour  voir 
si  cette  espèce  de  poésie^  condamnée  comme  impossible  par  nos 
plus  fameux  écrivains,  estait  une  cliose  véritablement  déplorée^ 
et  SI  la  théorie,  qui  ne  m\'n  estait  pas  tout  à  fait  inconnue,  ne 
me  servirait  point  à  montrer  à  mes  amis,  par  mon  exemple,  que 
sa7is  avoir  une  trop  grande  élévation  d' esprit  on  la  pouvait  mettre 
heureusement  en  pratique.  Surtout  je  n  avais  garde  de  me  per- 
suader quun  travail  que  je  faisais  à  l'ombre,  dust  jamais  s'expo- 
ser au  jour.  Ce  fut  certainement  par  une  avanture  inopinée,  que 
ce  que  je  cachais  avec  tant  de  soin  vint  à  la  connaissance  de 
r illustre  prince,  qui,  par  sa  générosité  sans  pareille,  a  trouvé 
moTjen  de  me  faire  une  nécessité  d'un  exercice  volontaire,  et  qui 
a  converti/,  par  ses  faveurs,  en  une  profession  publique,  un 
amusement  de  cabinet.  Voilà  de  quelle  sorte  je  suis  devenu  poète, 
aussi  bien  sans  vanité  que  sans  capacité,  d'abord  par  passe- 
temps,  et  ensuite  pour  ne  me  noircir  pas  de  la  plus  lâche  des 
ingratitudes...  '» 

Tel  était,  à  l'époque  de  sa  plus  grande  gloire,  le  modeste 
langage  d'un  poète  au  sujet  duquel  Tallemantdes  Réaux  lança 


.lEA.N    CHAI'LI.AIN  ^2^2\ 

celle  boutade  :  «  Pour  moy,  je  suis  es|iouvaiité  d'un  si  grand 
parturient  tnontes.  Après  cela  prenez  les  tlaliens  pour  mais- 
ires.  Allez  vous  instruire  chez  ces  messieurs!  Patru  a  raison, 
(jui  dit  que  M.  Clia|)elain  n'est  sage  qu'à  Titalienne,  c'est-à- 
dire  que  la  morgue  et  le  flegme  font  toute  sa  sagesse  [1).  » 

Nous  avons  dit  que  Chapelain  conçut  le  plan  de  son  poème 
vers  Tannée  1623,  à  Tépoque  du  grand  succès  de  sa  préface 
de  VAdone.  11  le  médita  pendant  cinq  années  entières,  puis  il 
écrivit  son  ouvrage  en  prose  d'un  bout  à  Fautre;  ce  qui  a  fait 
dire  à  Tallemant  :  «  El  pour  réchonomie,  hélas  !  peut-on 
avoir  resvé  trente  ans  pour  ne  faire  que  rimer  une  histoire  ! 
Car  tout  Tart  de  cet  homme  c'est  de  suivre  le  gazettier..  (2)  » 
11  est  certain  que  Chapelain  attachait  peu  d'importance  à  la 
versiticalion,  sa  préface  en  fait  l'aveu  :  tout  le  poème  consiste 
pour  lui  dans  l'heureux  choix  du  sujet,  dans  l'habile  combi- 
naison de  la  fable,  dans  l'art  d'amener  les  épisodes  :  rinveniion 
en  un  mot  est  l'œuvre  capitale,  à  peine  doit-on  s'arrêter  au 
style;  il  itosera  même  plus  tard  cette  manière  de  voir  en 
principe,  ei  dira  dans  la  préface  restée  manuscrite  des  douze 
derniers  chants  :  «  Quant  aux  verset  au  langage,  ce  sont  des 
instruments  de  si  petite  considération  dans  l'épopée,  qu'ils  ne 
méritent  pas  que  de  si  graves  juges  s'y  arrêtent  ;  on  les  aban- 
donne à  la  fureur  de  la  nation  grammairienne,  sans  qu'on 
s'en  estime  plus  ou  moins  pour  l'approbation  qu'ils  recevront 
d'elle  ou  pour  les  coups  de  bec  qu'elle  pourra  leur  donner. 
11  faut,  à  la  vérité,  que  le  poète  en  sçache  revestir  son  ouvrage 
au  mieux  qu'on  le  peut  souhaiter  et  selon  que  les  règles  les 
plus  sévères  le  demandent.  Mais  il  se  doit  souvenir  que  la 
pureté  de  la  diction,  le  nombre  de  vers  et  la  richesse  de  la 
rime  ne  sont  que  l'habillement  du  corps  poétique  qui  a  les 
Seniimens  et  les  Actions  pour  membres,  et  pour  arme,  l'Inven- 
tion et  la  Disposition...  » 

Cette  faconde  considérer  les  choses  j)ourrail  mener  fort  loin, 
et  nous  aimons  à  penser  que  Chapelain  ne  la  mil  en  avant  que 


(1)  Tallemanl,  l.  II,  p.  4«8,  489. 

(2)  là.,ibi(l. 


222  I.A   BRETAGNE   A   I.'aCAUÉMIE 

pour  sa  défense  personnelle;  car  ce  qu'on  lui  reprocha  le  plus, 
et  ce  qui  excita  la  verve  satirique  de  Boileau,  ce  fut  l'incroyable 
dureté  de  quantité  de  vers  de  son  poème.  On  attaqua  peu 
l'ordonnance  de  la  fable  ;  mais  aucun  lecteur  ne  put  supporter 
longtemps  la  rudesse  décourageante  de  cette  poésie  rocailleuse 
et  sans  grâce. 

Il  y  a  donc  deux  parts  bien  distinctes  à  faire  tout  d'abord 
dans  l'examen  du  poème  de  la  Pucelle  :  la  fable  et  le  style. 
Commençons  par  la  fable  : 

Je  chante  la  Pucelle  et  la  sainte  Vaillance 
Qui  dans  le  point  fatal  où  périssoit  la  France, 
Ranimant  de  son  Roy  la  mourante  vertu, 
Releva  son  État  sous  l'Anglois  abattu. 
Le  Ciel  se  courrouça,  l'Enfer  emust  sa  rage, 
Mais  par  son  zèle  ardent  et  son  mâle  courage, 
Triomphante  et  martyre,  au  bûcher  comme  aux  fers^ 
■  Elle  fléchit  les  cieux  et  dompta  les  enfers  (1). 

Tel  est  l'unique  sujet  du  poème;  aussi  Chapelain  a-t-il 
appelé  son  œuvre  la  Pucelle,  ou  la  France  délivrée.  Nous 
n'insisterons  pas  sur  les  dix  longues  pages  que  le  poète  consacre 
dans  sa  préface  à  se  justifier,  selon  Arislote,  d'avoir  chanté 
une  héroïne  et  non  pas  un  héros.  Si  Voltaire  a  blâmé  le  choix 
du  sujet  de  la  Pucelle,  parce  qu'il  ne  le  croyait  pas  susceptible 
d'être  traité  sérieusement,  on  peut  reprocher  à  l'auteur  des 
pasquinades  de  son  ignoble  parodie  de  n'être  pas  complètement 
désintéressé  dans  la  matière  ;  pour  nous,  comme  pour  M.  Saint- 
Marc  Girardin,  le  sujet  de  la  Pucelle  est  éminemment  digne  de 
l'épopée  ;  bien  plus,  il  ne  le  cède  en  rien  à  celui  de  la  Henriade. 
L'admiration  irréfléchie  de  La  Harpe  pour  Voltaire  lui  fait  dire 
que  le  poème  de  Chapelain  «  ne  trouve  point  l'imagination 
déjà  prévenue  pour  son  héros...  ;  qu'une  époque  si  récente  et 
le  lieu  de  la  scène  si  voisin  ne  permettent  guère  des  fic- 
tions... ^2)  ))  La  Ligue  est-elle  donc  de  daie  plus  ancienne? 

(1)  Chapelain,  la  Pucelle,  édit.  1656.  iii-1^,  p.  1. 

(2)  La  Harpe,  Cours  de  littérature.  Edil.  sléréolype,  1.  IV,  p.  26o. 


JEAN    CHAPELAIN  223 

Nous  demandons  pardon  au  célèbre  critique  de  notre  témérité, 
mais  nous  récusons  absolument  sur  ce  point  son  jugement, 
aussi  bien  que  celui  de  M,  Sainte-Beuve,  lorsqu'il  dit  que  la 
Pucelle  de  Chapelain  devait  fatalement  appeler  la  Pucellc 
de  Voltaire  (1). 

Les  maîtresles  plus  autorisés  de  la  critique  moderne  s'accor- 
dent à  reconnaître  que  nulle  époque  de  nos  annales  n'était 
plus  favorable  à  l'épopée.  L'histoire  de  Jeanne  d'Arc  est  un 
sujet  qui  se  prête  admirablement  au  merveilleux,  elce  merveil- 
leux, dit  excellemment  M.  Saint-Marc  Girardin,  n'a  rien  qui 
ressembleau  merveilleux  ordinaire  :  il  est  gracieux  ettouchant, 
car  l'héroïne  est  unefille  douce  et  timide  avantson  inspiration, 
hardie  et  fière  pendant  sa  mission,  noble  et  résignée  dans  sa 
captivité  et  dans  son  martyre;  il  est  de  plus  national  et  popu- 
laire, car  c'est  une  simple  fille  du  peuple  et  non  une  fière 
châtelaine,  qui  prend  en  main  la  cause  de  la  France,  délivre  le 
pays  de  l'oppression  anglaise  et  prépare  la  grande  œuvre  de 
l'unité  nationale;  enfin,  par  la  nature  même  de  l'héroïne,  il  se 
rattache  aux  plus  anciennes  traditions  des  poésies  germani- 
ques ;  et  Jeanne  d'Arc,  dernière  héritière  des  Amazones,  des 
Clorinde,  des  Brunehaut,  des  Alvida,  vient  en  quelque  sorte 
clore  la  liste  de  toutes  ces  femmes  guerrières  qu'on  voit  briller 
dans  les  romans  de  chevalerie.  Le  sujet  est  donc  grand  et 
merveilleux  de  tous  les  côtés,  ajoute  l'éminent  professeur  ;  il 
est  vraiment  épique  _2). 

Il  est  vrai  qu'au  commencement  du  xvu*^  siècle,  l'opinion 
publi({ue  n'était  pas  éclairée  comme  elle  l'est  maintenant,  sur 
la  noble  et  touchante  figure  de  la  sainte  libératrice  :  à  peine 
mentionnée  ou  même  très  défigurée  par  les  historiens  du 
siècle  précédent  et  les  fades  tragédies  galantes  dont  elle  avait 
été  l'objet  sous  le  règne  de  Louis  XIII,  Jeanne  d'Arc  n'existait 
pas  comme  personnage  historique,  mais  comme  une  bergère 
digne  des  romans  de  Polexandre  et  de  l'Astrée,  et  Chapelain, 

(1)  Saiulc-Dcuvc,  l'orl-Ronal,  (.  Il,  p.  iOO. 

(2)  Saini-Marc  Girardin,  Souvenirs  de  Voijarjes  et  d  Éludes,  loma  l\, 
]).  241,  2l'2--2oO. 


2:24  LA  BRKTAGNE  A   I.'aCAKÉMIL; 

donl  le  sens  droit  ei  sûr  avait  découvert,  contre  roj)inion  rerue, 
la  vérité  obscurcie  par  l'ignorance  ou  les  préventions,  dut  se 
livrer  dans  sa  préface  à  de  longs  développements,  pourdémon- 
(rer  à  ses  lecteurs  que  Jeanne  est  une  personne  vraie  et  que 
les  prodiges  de  sa  vie  ne  sont  pas  contestables.  Aussi  M.  Julien 
Duchesne  qui,  frappé  d'une  telle  sûreté  de  jugement,  retrace, 
a  grand  renfort  d'érudition,  l'histoire  de  cette  erreur  du 
xvii'^  siècle  que  le  nôtre  répare  chaque  jour,  laisse-t-il  échapper 
une  déclaration  que  nous  recueillerons  précieusement  :  «  Si 
maintenant  Chapelain  vient  à  présenter  les  faits,  les  mœurs, 
les  personnages  du  xv^  siècle,  comme  on  les  voyait  de  son 
temps,  la  raison  ne  commandera-t-elle  point  quelque  indul- 
gence pour  des  travestissements  aujourd'hui  ridicules?  Et  s'il 
arrive  qu'il  atténue  les  erreurs  de  son  époque  ;  si  notamment 
il  restitue  les  traits  [)rincipau\  deson  héroïne;  si,  animéd'une 
patriotique  admiration  pour  la  Pucelle,  il  s'élève  jusqu'à  des 
beautés  qu'on  ne  pouvait  attendre  d'un  faible  génie,  ne  serons- 
nous  pas  heureux  de  rendre  enfin  justice  à  ce  travailleur  judi- 
cieux et  clairvoyant  (1)?  » 

Or  Chapelain  nous  présente  admirablement  le  caractère  de 
Jeanne  d'Arc,  qui,  d'un  bout  du  poème  à  l'autre,  garde  l'enthou- 
siasme religieux  de  son  inspiration,  s'élançant  tantôt  au  com- 
bat^ tantôt  au  martyre,  «toujours  grande,  soit  par  le  courage, 
soit  par  la  résignation,  sans  cependant  être  monotone,  ce  qui, 
en  littérature,  est  le  défaut  des  caractères  vertueux..  Toutes  les 
fois  qu'elle  est  en  scène,  le  récit  intéresse  et  émeut,  et  cela 
sans  emprunter  le  secours  des  passions  humaines.  »  Car, 
rompant  ici  avec  la  tradition  de  l'école  des  poètes  et  des  roman- 
ciers contemporains.  Chapelain,  grâce  au  saint  respect  qu'il  a 
pour  son  héro'ine,  n'a  pas  commis  la  faute  d'animer  la  Pucelle 
de  la  moindre  passion,  sinon  celle  de  sa  mission  divine.  A  voir 
Jeanne  attribuer  toujours  à  Dieu  ses  victoires,  conserver  iné- 
branlable son  humilité  pleine  d'ardeur  et  de  confiance,  aimer 
même  les  adversités  parce  qu'elles  lui  viennent  de  Dieu, 
comprendre  et  accepter  sincèrement,   'A\n'hs  sa  mission   de 

(1)  Julien  Duchesne,  Hist.  des  poèmes  épiques  français  au  XVU^  siècle, 
p.  17. 


JEA.N    CHAl'ELAI.N  ^^O 

guerrière,  sa  mission  de  martyre,  on  sent,  dit  fort  justement 
>L  Saint-Marc  Girardin,  que  Chapelain  croit  à  la  vocation  de 
la  Pucelle;  à  entendre  les  beaux  vers  qu'a  su  trouver  sur  ce 
sujet,  ce  poète  tant  bafoué,  il  est  évident  que  la  foi  a  passé 
par  là,  car  il  n'y  a  qu'elle  qui  ait  pu  l'élever  à  cette  hauteur 
d'inspiration  (i ;. 

Exaltez  moins,  dit-elle,  une  simple  bergère  !.. 
Je  n'agis  point  par  moi,  qui  ne  suis  que  faiblesse  : 
J'agis  par  l'Eternel;  c'est  lui  qui  par  mon  bras 
Apporte  aux  uns  la  vie,  aux  autres  le  trépas  ! 

Telle  est  la  note  dominante  et  parfaitement  soutenue  de 
l'ouvrage.  Ceci  posé,  entrons  dans  le  cœur  de  l'action. 

Au  début  du  poème,  Orléans,  assiégé  par  Bedford  et  dé- 
fendu par  Dunois,  se  trouve  réduit  à  la  dernière  extrémité, 
et  Dunois,  pour  ne  pas  se  rendre,  projette  d'incendier  la  ville, 
lorsque  Charles  VII,  averti  du  péril  par  un  messager  qui  a  pu 
parvenir  à  sa  cour  de  Cliinon,  s'adresse  au  ciel  pour  obtenir 
le  salut  de  la  France.  Dieu,  sur  les  instances  de  la  Vierge,  se 
laisse  fléchir  à  cette  ardente  prière,  et  sur-le-champ  envoie  un 
ange  à  la  bergère  de  Vaucouleurs,  pour  lui  annoncer  sa 
mission  providentielle.  Jeanne  part  aussitôt,  arrive  à  Chinon, 
reconnaît  Charles  au  milieu  de  sa  cour,  se  fait  remettre  le 
commandement  de  l'armée  (chant  P')  ;  puis,  après  avoir 
envoyé  à  Bedfort  une  sommation  qu'il  brûle  insolemment,  elle 
part  pour  Orléans,  pénètre  dans  la  ville  en  battant  les  Anglais, 
et  sauve  miraculeusement  un  convoi  de  grains  qui  remontait 
la  Loire.  Le  ciel  «  rend  tous  les  François  amoureux  d'elle  », 
et  Dunois,  ([ui  avait  jadis  donné  sa  foi  à  Marguerite  de  Bour- 
gogne, la  nièce  de  Pliilippe,  aujourd'iiui  allié  des  Anglais, 
voue  à  Jeanne  un  amour  pur  et  un  dévouement  éternel 
(chant  II).  Puis  une  bataille  de  deux  jours,  dans  laquelle 
interviennent  les  anges,  les  démons,  la  terreur  et  mille  artifices 
surnaturels,  achève  la  déroule  des  Anglais  et  dégage  complè- 
tement la  ville   chant  lll). 

(1)  Saint-Marc  Giratdia, -Souré/urs.  clc,  l.  Il,  p.  -240-256,  passiin. 


226  LA    BRETAGNE    A    l' ACADÉMIE 

Au  IV*  chant,  la  note  amoureuse  fait  place  aux  clameurs 
de  la  guerre,  et  nous  remarquerons  en  passant  que  la  versi- 
fication y  est  beaucoup  moins  dure  que  dans  tout  le  reste 
du  poème  ;  si  les  autres  chants  lui  ressemblaient,  Boileau 
n'eût  sans  doute  pas  accablé  le  poète.  Chapelain,  qui,  dans 
sa  prétace  ,  |)r6tend  marcher  autant  que  possible  sur  les 
traces  de  Virgile,  s'est  ici  inspiré  du  IV^  livre  de  VÉnéide, 
et  Didon  se  trouve  remplacée  par  Marie  de  Bourgogne. 
La  douce  amante  de  Dunois,  retirée  dans  le  palais  de  Fon- 
tainebleau, a  conçu  quelque  espoir  à  la  nouvelle  de  la  déli- 
vrance d'Orléans  ;  mais  cet  espoir  se  change  en  douleur 
amère  lorsqu'elle  apprend  l'amour  du  Dunois  pour  Jeanne. 
Après  une  longue  imprécation, 

A  ses  pleurs  retenus  elle  lasche  la  bonde  (1), 

puis  le  doute  fait  place  au  découragement,  et  sa  confidente 
Yolande  part,  déguisée  en  homme,  pour  connaître  les  vrais 
sentiments  de  l'infidèle.  Les  reproches  d'Yolande  sont  sur  le 
point  de  toucher  le  cœur  de  Dunois,  lorsque  la  Pucelle  paraît  ; 
par  ses  accents  guerriers,  elle  change  le  cours  des  réflexions 
de  l'amoureux,  et  pour  le  distraire,  l'entraîne  au  siège  de 
Jergeau,  qu'on  emporte  après  le  miracle  éclatant  d'un  mur 
entier,  qui,  renversé  sur  Jeanne,  ne  lui  fait  aucun  mal. 

A  propos  de  ce  siège  de  Jergeau,  qu'on  nous  permette  de 
citer  une  curieuse  remarque  de  Bussy-Rabutin.  L'auteur  de 
la  Pucelle  se  piquait  fort  «  d'entendre  la  guerre  ;  »  il  étalait 
avec  complaisance  son  érudition  en  fait  de  courtines,  de 
demi-lunes,  de  lignes  de  batailles,  de  coup  d'estoc  et  de 
machines  de  toute  espèce.  Il  aimait  à  rappeler  que  le  grand 
Condé  l'avait  un  jour  appelé  «  le  colonel  Chapelain  (2).  » 
Or,  remarque  Bussy,  «  Chapelain,  écrivant  le  siège  de 
Jergeau  dans  son  poème  de  la  Pucelle,  dit  que  les  François 
le  faisoient  avec  tant  de  diligence  qu'ils  travailloient  aux 
retranchements  pendant  la  nuit  : 

(1)  La  Pucelle,  chanllV,  p.  108. 

(2)  Lettre  de  Charpentier  à  Bussy.  V.  Corresp.  de  Bussy,  l.  VI,  p.  128. 


.IRAN    CIIAPF.LAIN  '2"27 

Même  pendant  la  nuit  l'ouvrage  continue. 

«  Un  homme  de  guerre  auroit  dit  même  pendant  le  jour. 
Ainsi  l'esprit  et  le  savoir  ne  suffisent  pas  pour  bien  parler 
de  la  guerre,  il  faut  encore  y  avoir  été  (l)...  » 

Cependant  le  traître  Amaury,  jusque  là  tout-puissant  sur 
le  cœur  de  Charles  VII,  se  sent  dévoré  d'une  noire  jalousie 
en  voyant  le  crédit  de  la  Pucelle  détrôner  le  sien  près  du  roi. 
Il  s'imagine  (ju'en  rappelant  Agnès  Sorel,  autrefois  éloignée 
par  ses  soins,  il  pourra  recouvrer  son  influence  :  et  Roger, 
frère  d'Agnès,  descend  la  Loire  par  son  ordre  pour  aller 
chercher  l'ancienne  maîtresse  du  roi.  Mais,  pendant  les  pré- 
paratifs d'Agnès,  Jeanne,  qui  poursuit  avec  une  persévérance 
indomptable  sa  mission  providentielle,  organise  les  armées, 
enlève  Melun,  fait  capituler  Beaugency,  poursuit  vers  Jan- 
ville  l'armée  de  secours  de  Talbot,  la  rencontre  et  la  met  en 
déroute  (chant  V^  ;  aussi  lorsque,  de  retour  à  Melun  où  s'est 
transportée  la  cour  de  Charles  VU,  elle  se  trouve  en  pré- 
sence d'Agnès,  qui  menace  de  reprendre  son  ancienne  faveur, 
ramène-t-elle  facilement  par  quelques  paroles  énergiques  le 
faible  Charles  h  son  devoir.  Agnès,  furieuse,  s'enfuit  à  la  cour 
de  Philippe  de  Bourgogne,  et  Jeanne  distrait  le  roi  en  lui 
montrant  les  canons  pris  sur  l'ennemi. 

C'est  la  clef  ((ui  par  force  ouvre  toute  cité  ['2). 

Puis  elle  entraîne  Charles  sur  la  route  de  Keims,  rétablit 
la  discipline  dans  l'armée,  déjoue  les  manœuvres  ci  les  trahi- 
sons d'Amaury  au  passage  d'Auxerrc,  fait  capituler  Troyes 
par  la  ruse,  et  ne  prend  de  repos  que  lorsque  l'armée  tout 
entière  campe  sous  les  murs  de  Reims  (chant  VI;. 

Pendant  ce  temps,  Agnès  arrive  h  Fontainebleau,  et,  j)0ur 
se  venger  des  dédains  de  Charles,  elle  offre  son  amour  et  son 
crédit  à  Philippe  de  Bourgogne,  lui  rappelle  le  meurtre  de  son 
père  et  le  fait  consentir,  malgré  son  aversion  pour  Bedford, 

(1)  Conesp.  de  Bussy,  t.  \I,  p.  o90,  o9l. 

(2)  La  Pucelle,  chant  IV,  p.  187. 


228  LA    BRETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

à  se  joindre  de  nouveau  aux  Anglais  pour  accabler  Tarniée 
française.  La  douce  et  sympathique  Marie  quitte  Fontaine- 
bleau, ne  voulant  pas  rester  sous  le  même  toit  que  l'intrigante 
coquette,  et  se  réfugie  dans  Paris,  pendant  que  Roger  se  fait 
dans  l'intérieur  du  palais  de  Fontainebleau  le  cicérone  de 
deux  prélats  de  passage,  amenés  là  sans  qu'on  en  puisse 
savoir  le  motif,  et  leur  développe  une  histoire  de  France 
complète  en  leur  expliquant  le  sujet  des  superbes  tapisseries 
qui  décorent  les  murailles  (chant  Vil). 

La  première  partie  du  chant  VIII^  est  consacrée  aux 
magnificences  du  sacre  de  Charles  Vil  à  Reims.  Le  poète  en 
décrit  avec  détail  toute  la  cérémonie,  puis  sa  prétention 
d'imiter  partout  Virgile  lui  fait  imaginer  un  épisode  ana- 
logue à  la  descente  d'Énée  aux  enfers.  Le  sacre  est  à  peine 
achevé,  qu'on  apprend  la  marche  de  Bedford  sur  Reims. 
Charles  effrayé  se  prend  à  douter  de  la  Pucelle  et  veut  con- 
sulter les  voix  mystérieuses  qui  l'inspirent.  Jeanne  obtient 
du  ciel  la  pei'mission  de  faire  parler  ses  voix,  et  Charles  se 
rend  avec  Dunois  et  Clermont  à  la  grotte  de  Maraiphe,  où, 
après  une  neuvaine  passée  en  prières,  des  voix  prophétiques 
lui  annoncent  la  mort  de  Jeanne,  la  déroute  des  Anglais  et 
lui  déroulent  toutes  ses  gloires,  toutes  ses  défaillances  ei 
celles  de  ses  successeurs  jusqu'au  règne  de  Louis  XIV.  On 
comprend  sans  peine  que  Chapelain  prolite  de  l'occasion  de 
ces  prophéties  pour  faire  un  éloge  pompeux  de  Louis  XIII, 
de  Louis  XIV,  et  surtout  de  la  maison  de  Dunois  et  du  duc 
de  Longueville,  son  bienfaiteur  (chant  VIII). 

Mais  le  faible  Charles  oublie  bientôt  ses  promesses  magni- 
fiques. Amaury  et  son  père,  pour  perdre  Jeanne  dans  son 
esprit,  lui  persuadent  que  toutes  les  merveilles  accomplies  ne 
sont  que  des  artifices  du  démon,  et  lui  reprochent  d'avoir 
forcé  Agnès  à  se  jeter  dans  les  bras  de  Philippe,  qui  s'est 
ensuite  livré  corps  et  ûme  h  Bedford.  De  son  côté,  le  démon, 
furieux  de  voir  la  Pucelle  toujours  victorieuse,  vole  lui-même 
sur  la  terre,  rappelle  la  terreur,  qui,  glissée  dans  l'armée 
anglaise,  avait  forcé  Bedford  à  battre  en  retraite  sur  Paris, 
et  la  jette  sur  l'armée  française.  Jeanne  épuise  toute  son 


JEAN    CHAPELAIN  229 

éloquence  pour  ramoner  les  soldats  égarés  (chant  IX),  et  le 
roi  tient  un  conseil  de  guerre  pour  savoir  si  l'on  continuera 
la  poursuite.  Après  un  débat  orageux,  la  Pucelle,  qui  n'a 
pas  craint  de  dire  au  roi  : 

Charles,  ah  !  d'où  vous  vient  ce  mouvement  estrange 
Qui  d'instant  en  instant  vous  change  et  vous  rechange? 
Serès-vous  donc  toujours  le  jouet  d'un  pipeur? 
Attendrez-vous  d'agir  que  Gillon  n'ait  plus  peur?...  (l) 

entraîne  le  conseil,  rend  la  confiance  à  l'armée,  et  l'on  arrive 
sous  les  murs  de  Paris,  qu'on  somme  de  se  rendre  :  le  héraut 
ayant  été  massacré,  toute  l'armée  se  précipite  sur  les  fau- 
bourgs, qu'Amaury  incendie  sans  pitié,  et  l'on  y  fait  un  car- 
nage épouvantable  :  puis  la  nuit  arrive  et  l'on  se  prépare  h 
l'assaut  (chant  X), 

Le  XI"  chant  tout  entier  est  consacré  au  siège  de  Paris, 
pendant  lequel  Dunois,  entraîné  par  trop  d'ardeur,  est  fait 
piisonnier  an  dedans  du  rempart.  Trois  assauts  successifs  à 
la  brèche  n'ayant  pas  eu  de  succès,  Jeanne  s'élance  à  la  tête 
des  siens,  et  dans  un  combat  corps  à  corps  avec  Talbot,  elle 
est  blessée  grièvement  en  terrassant  son  adversaire,  qui  roule 
avec  elle  au  fond  du  fossé.  Elle  se  panse  à  la  rivière,  et 
retourne  h  la  brèche,  qui  est  emportée  miraculeusement  ; 
mais  au  moment  où  l'étendard  de  France  flotte  sur  les 
murs  de  Paris,  la  retraite  sonne  du  camp  et  les  troupes  se 
retirent  en  criant  trahison  chant  XI).  C'est  qu'un  démon, 
pendant  le  combat  de  Jeanne  et  de  ïalbol,  a  poussé  conlrc 
Amaury  un  dard  (|ue  la  Pucelle  envoyait  à  son  adversaire  : 
Amaury  a  été  tué  sur  le  coup,  et  l'esprit  déchu  a  persuadé 
k  Gillon,  quand  il  a  reçu  le  corps  inanimé  de  son  fils,  que 
Jeanne  l'a  tué  de  sa  main.  Croyant  à  une  trahison  de  Jeanne, 
Charles  a  fait  sonner  la  retraite  et  banni  la  Pucelle.  l'n  coup 
de  tonnerre  effrayant  manifeste  la  colère  du  Très-Haut  conire 
l'injustice  du  pi'ince  ;  le  camp  tout  entier  reconnaît  la  voix 
de  Dieu,  sf  révolte  et  abandonne  le  roi  :  puis,  triste  et  rési- 

(i)  La  PucellP.  chant  X,  |».  -HIO, 


230  LA    BRETAGNE   A    L  ACADÉMIE 

gnée,  Jeanne  se  retire  avec  son  frère  Rodolphe  dans  la  forêt 
de  Compiègne,  pour  y  vivre  dans  les  pleurs  et  la  solitude  ;  mais 
rap|)rocbe  de  Tarmée  de  Philippe  la  force  à  se  réfugier  dans 
la  ville  et  les  habitants  la  supplient  de  se  mettre  à  la  tète  de 
la  défense  de  leur  cité  :  elle  finit  par  y  consentir,  malgré  sa 
répugnance,  car  elle  a  reconnu  que  le  secours  d'en  haut  ne 
l'assiste  plus  ;  et  dans  une  sortie  elle  est  prise  par  les  Anglais, 
qui  la  mènent  à  Rouen  (chant  XIT. 

Tel  est  le  résumé  succinct  des  douze  chants  imprimés  de 
la  Pucelle;  les  douze  autres  n'ont  encore  jamais  vu  le  jour, 
mais  ils  sont  conservés  à  la  Ribliothèque  nationale  et  dans 
quelques  bibliothèques  de  curieux.  Un  intrépide  éditeur 
d'Orléans, M.  Herluison,  s'occupe  en  ce  moment  d'en  préparer 
l'édition  sur  la  copie  que  possède  M.  Baguenault  de  Viéville. 
Nous  lui  souhaitons  le  succès  que  mérite  son  audace.  Dans 
cette  seconde  partie,  l'action,  moins  serrée  désormais,  laisse 
respirer,  remarque  M.  Guizot,  les  personnages  que  la  pre- 
mière moitié  du  poème  a  si  constamment  tenus  en  haleine. 
La  Pucelle,  enfermée  dans  sa  prison,  y  demeure  tranquille, 
sans  qu'on  nous  parle  d'elle.  Dunois,  échangé  par  les  soins  de 
Bedford,  qui  cherche  à  l'éloigner  de  3Iarie,  à  laquelle  il  vou- 
drait faire  épouserson  fils  Edouard,  demeure  oisif  dansun  camp 
où  l'on  ne  se  bat  plus,  et  qu'Agnès,  redevenue  le  premier 
personnage  de  la  cour  et  du  poème,  n'occupe  désormais  que 
d'amour  et  de  divertissements.  Edouard,  fraîchement  arrivé 
de  Londres,  et  qui  par  un  hasard  singulier  ressemble  trait 
pour  trait  à  Rodolphe,  frère  de  la  Pucelle,  se  présente  à 
Charles  sous  son  nom  et  obtient  la  confiance  du  roi,  qu'il 
gouverne  en  se  servant  d'Agnès.  Il  le  trahit,  déjoue  tous  ses 
projets,  et  finit  par  vouloir  l'empoisonner.  Mais  c'est  Agnès 
qui  mange  la  pomme  fatale  et  qui  meurt  :  après  quoi  Charles, 
qui  a  d'abord  voulu  mourir  avec  elle,  se  console  subitement, 
selon  sa  coutume,  aidé  par  les  conseils  d'un  ange  qui  l'engage 
à  faire  pénitence  de  cet  amour.  De  son  côté,  le  démon  a  enfin 
déterminé  les  Anglais  à  faire  périr  la  Pucelle,  que  Bedford 
voulait  conserver  comme  otage  de  la  sûreté  de  son  fils.  Jeanne 
monte  au  bûcher,  puis  Rodolphe,  effectivement  échappé  de 


JEAÎS    CHAPELAIN  234 

sa  prison,  vient  à  la  cour  deCliarles  réclamer  son  nom,  appeler 
en  duel  et  tuer  le  traître  Edouard.  Dunois  achève  de  chasser 
les  Anglais,  et  tue  Talbot  sous  les  murs  de  Paris  où  Charles 
entre  triomphant.  On  se  rend  <à  Notre-Dame  pour  chanter  un 
magnifique  Te  Dejun,  et  le  poème  se  termine  par  ces  vers 
qui  s'appliquent  au  roi  : 

H  finit,  et  soudain  par  un  visible  signe 

Que  de  nouveau.x  bienfaits  les  Cieux  le  rendroient  digue, 

I!  voit  au  Saint  Autel  cent  cierges  allumés 

Redoubler  leur  éclat  à  ces  mots  enflammés. 

Plusieurs  creurent  entendre  un  concert  angélique 

Meslé  parmi  les  voix  de  riiumaine  musique, 

Par  un  chant  de  Iriompiie  entonné  saintement 

Couronner  l'admirable  et  saint  événement. 

Charles,  ayant  ainsi  de  la  captive  France 

Veu,  selon  les  saints  vœux,  l'heureuse  délivrance. 

De  tant  de  grands  travaux,  de  tant  de  grands  exploits. 

Alla  se  reposer  sur  le  tiirosne  des  Roys. 

La  critique,  en  général,  s'est  montrée  ft)rt  douce  à  l'égard 
de  cette  action  sage,  raisonnable,  assez  bien  conduite,  et 
qui,  loin  de  présenter  les  romanesques  extravagances  qu'on 
rencontre  dans  les  nombreux  poèmes  de  l'époque,  offre  au 
contraire  un  plan  nettement  tracé,  des  caractères  soutenus, 
une  grande  unité  de  conception,  car  tout  se  rapporte  directe- 
tement  h  Jeanne,  et  une  clairvoyance  historique  remarquable. 
Aussi  Doilcan,  comprenant  fort  bien  qu'elle  offrait  peu  de 
prise  h  la  satire,  a-t-i!  jugé  prudent  de  la  passer  sous  silence  ; 
et  dans  ses  passages  les  plus  mordants,  il  ne  s'attaque 
jamais  qu'aux  vers  de  Chapelain.  Au  xvni"  siècle,  l'abbé 
Goiijet,  rajjportant  un  article  fort  dur  des  Mémoires  de  Tré- 
voux (février  1708),  où  l'on  prétendait  que  Chapelain  était 
«  un  de  ces  esprits  froids  et  pesans  dans  qui  le  flegme 
domine,  et  qui,  destitués  de  ce  beau  feu  d'imagination  si 
nécessaire  en  tout  genre  de  poésie,  font  sentir  dans  leurs 
productions  tout  le  travail  qu'elles  ont  coûté,  »  ajoutait  en 
correctif  : 


23:2  LA    BHETAG.NE    A    LACADÉMIE 

«  J'avouerois  que  tout  cela  est  vrai,  pourvu  qu'on  ne  dise  pas 
que  le  poème  de  la  Pucelle  soit  absolument  destitué  de  toute 
beauté;  que  l'on  convienne  que  cet  ouvrage  dont  le  sujet  et  le 
plan  sont  également  beaux,  serait  peut-être  aujourdliui  le  pre- 
mier de  nos  poèmes  épiques,  si  Chapelain  l'eût  versifié  dans  le 
(joût  de  son  ode  an  cardinal  de  Richelieu,  et  qu'il  se  fût  un  peu 
moins  occupé  du  soin  d'étaler  les  connoissances  qu'il  avoit  acquises 
en  tout  genre. ..  (1)  » 

La  Harpe  lui-même  a  rendu  justice,  sous  ce  point  de  vue, 
h  l'auteur  de  la  Pucelle.  Cliapelain,  dit-il,  a  plus  de  juge- 
ment que  Scudéry,  et  la  marcbe  de  son  poème  pouvait  avoir 
quelque  intérêt  s'il  avait  su  écrire  2\  Enfin,  M.  Th.  Gautier, 
après  une  charge  à  fond  contre  le  style  de  Chapelain,  s'écrie, 
désespéré  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  qu'au  fond  son  ouvrage 
est  très  raisonnable,  très  bien  conduit,  très  bien  charpenté, 
comme  on  dit  maintenant,  et  qu'il  aurait  pu  être  un  véritable 
poème  s'il  eût  été  versifié  par  un  autre  que  lui  '3)...  » 

On  le  voit,  c'est  toujours  le  même  jugement  porté  par  la 
critique,  de  siècle  en  siècle,  avec  des  termes  fort  peu  différents  ; 
nous  devons  en  conclure  que  la  France  posséderait  enfin 
quelque  jour  son  poème  national  si  vainement  attendu,  si  un 
poète  pouvait  se  rencontrer,  au  vers  souple,  fier  et  largement 
frappé,  qui,  s'inspirant  du  plan  dressé  par  Chapelain  et  retran- 
chant certains  détails  inutiles,  voulût  consacrer  sa  muse  à 
reprendre  l'œuvre  ébauchée. 

Surtout,  il  lui  faudrait  éviter  de  tomber  dans  la  monotonie 
en  ramenant  sans  cesse  les  mêmes  idées  et  les  mêmes  détails. 
On  sent  trop  que  Chapelain,  après  avoir  écrit  méthodique- 
ment le  programme  et  le  plan  de  chacun  de  ses  livres,  l'a  mis 
en  vers  isolément;  sans  se  préoccuper  de  l'effet  général.  Les 
batailles  sont  toutes  les  mêmes  batailles,  les  discours  sont  tous 
les  mêmes  discours,  et  les  descriptions  ou  les  comparaisons 
méthodiques  et  minutieuses  sont  plutôt  des  hors-d'œuvre  que 
des  moyens  de  lier  l'action  ;  tout  arrive  froidement  à  sa  place, 

(1)  GoMlei,  Bibl.  franc.,  t.  XVII,  p.  384,383. 

(2)  La  Harpe,  Cours  de  Ult.,  t.  IV,  p.  263. 

(3)  Th.  Gautier,  les  Grotesques,  p.  269. 


JEAN    CHAPELALN  233 

et  c'est  en  vain  que  l'on  cherche  ou  l'enthousiasme  ou  Finspi- 
ralion.  Une  seule  qualité  résulte  de  cette  manière  de  procé- 
der :  c'est  que  tous  les  caractères  se  soutiennent  invariable- 
ment sans  dévier  un  seul  instant  de  la  ligne  tracée.  La  Pucelle, 
toujours  inspirée,  toujours  sur  la  brèche  pour  combattre  l'An- 
glais ou  pour  relever  les  courages  abattus,  semble  une  incar- 
nation de  l'assistance  divine,  qui  jamais  n'abandonnel'homme 
de  foi,  même  dans  ses  faiblesses;  Dunois,  chevalier  sans  peur 
et  sans  reproche,  toujours  au  premier  rang  dans  le  danger, 
n'écoute  dans  le  conseil  que  la  voix  du  devoir,  et  marche  droit 
son  chemin  dans  les  sentiers  de  l'honneur;  Charles,  faible  et 
irrésolu,  se  laissant  aller  l\  tous  les  vents  de  la  colère,  ''de 
l'amour,  du  courage,  de  la  peur  ou  de  la  générosité,  passe 
brusquement  du  découragement  h  la  confiance,  de  la  majesté 
impatiente  à  la  soumission  la  [ilus  complète,  delà  passion  ;i 
l'indifférence  ;  voici  enfin  Philippe,  Agnès,  Giilon,  Amaury, 
types  bien  distincts,  physionomies  très  nettes,  toujours  ressem- 
blantes au  portrait  que  le  poète  en  avait  d'abord  esquissé... 
Cela  nous  a  fait  réfléchir  sérieusement  sur  une  page  de  la 
préface  de  Chapelain,  à  laquelle  M.  Guizot  ne  juge  pas  à 
propos  de  s'arrêter,  et  que  les  autres  critiques  ont  en  partie 
citée,  mais  sans  vouloir  la  prendre  au  sérieux,  la  considérant 
comme  ajoutée  pour  la  l'orme  et  après  coup  : 

«  D'ailleurs,  ditCliapelain,  bien  que  j'aye  faitprendre  à  la  Pucelle 
une  part  fort  considérable  en  ce  succès  (celui  delà  délivrance  du 
pays),  je  ne  l'ay  pas  tant  regardée,  comme  le  principal  héros  du 
poème,  qui  à  proprement  parler  est  le  comte  de  DiDwis,  que 
comme  Y  intelligence  qui  l'assiste  ofiicacenient  dans  Tenireprise 
qu'il  s'étoit  proposée,  de  délivrer  la  France  de  la  tyrannie  des 
Anglois.  Je  ne  Tay  bien  regardée  que  comme  la  Pallas  de  mon 
Ulysse,  ou  pour  m'expliquer  plus  chrétiennement,  que  comme 
la  Grclce, àoni  il  plut  à  Dieu  d'armer  et  fortifier  le  bras  qui  sous- 
lenoit  l'Etat,  etsins  laquelle  tous  ses  elforts  auroient  esté  inutiles, 
à  quelque  degré  de  valeur  qu'il  eust  sceu  les  porter. 

«  Mais  pour  faire  voir  plus  clairement  que  je  n'ay  point  eu  d'autre 
visée,  je  leveray  ici  le  voile  dont  ce  mystère  est  couvert,  et  je 
montreray  en  peu  de  paroles,  qu'afin  de  réduire  l'action  à  l'uni- 


234  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

versel,  suyvant  les  préceptes,  et  de  ne  la  priver  pas  du  sens  allé- 
gorique, par  lequel  la  poésie  est  faite  l'un  des  principaux  instru- 
ments de  l'architectonique,  je  disposay  toute  sa  matière  de  telle 
sorte,  que  la  France  devoit  représenter  iûme  de  riiomma  en 
guerre  avec  elle-même  et  travaillée  par  les  plus  violentes  des 
émotions  ;  le  roy  Charles,  la  Volonté^  maîtresse  absolue,  et  portée 
au  bien  par  sa  nature,  mais  facile  à  porter  au  mal  sous  l'apparence 
du  bien  ;  l'Auglois  et  le  Bourguignon,  sujets  et  ennemis  de 
Charles,  les  divers  transports  de  V Appétit  irascible,  qui  altèrent 
l'empire  légitime  de  la  Volonté  ;  Amaury  et  Agnès,  l'un  favory, 
l'autre  amante  du  prince,  les  divers  mouvements  de  V Appétit  con- 
cupiscible,  qui  corrompent  l'innocence  de  la  Volonté  par  leurs 
séductions  et  par  leurs  charmes  ;  le  comte  de  Dunois,  parent  du 
Roy,  inséparable  de  ses  intérêts  et  champion  de  la  Pucelle,  la 
Vertu  qui  a  ses  racines  dansla  Volonté,  qui  maintient  les  semences 
de  juslice  qui  sont  en  elle  et  qui  combat  toujours  pour  l'affran- 
chir de  la  tyrannie  des  passions  ;  Tanneguy,  chef  du  Conseil  de 
Charles,  V Entendement  qui  éclaire  la  Volonté  aveugle  ;  et  la 
Pucelle  qui  vient  assister  le  monarque  contre  le  Bourguignon  et 
l'Anglois,  et  qui  le  délivre  d'Agnès  et  d'Amaury,  la  Grâce  divine^ 
qui  dans  l'embarras  ou  dans  l'abattement  de  toutes  les  puissances 
de  l'âme,  vient  raffermir  la  Volonté,  soutenir  l'Entendement,  s'y 
joindre  à  la  Vertu,  et  par  un  effort  victorieux  assujettissant  à  la 
Volonté  l'Appétit  irascible  et  concupiscible  qui  la  trompent  et 
l'ammolissent,  produire  cette  paix  intérieure  et  celle  parfaite 
tranquilité,  en  quoy  toutes  les  opinions  conviennent  que  consiste 
le  souverain  bien  (1)....  » 

On  trouvera  tout  simple,  dit  La  Harpe,  après  avoir  cité  une 
partie  de  ce  passage,  qu'il  n'y  ait  pas  beaucoup  de  poésie  dans 
une  tète  remplie  de  ce  galimatias  métaphysique.  N'exagérons 
pas  ainsi.  En  somme,  ce  n'était  là  qu'un  tribut  payé  après 
coup  h  la  mode  généralement  reçue  d'affecter  une  érudition 
scolastique;  le  Tasse  lui-même  donna  une  explication  h  peu 
près  semblable  dans  sa  Jérusalem  délivrée,  qui  n'en  est  pas 
moins  un  ouvrage  admirable;  mais  il  est  vrai  qu'il  ne  prit  ce 
parti  que  pour  répondre  aux  critiques  qui  avaient  blàraé  ses 
fictions  et  pour  les  rendre  respectables  sous  le  voile  de  Fallé- 

(1)  Chapelain.  Préface  de  la  Pucelle. 


JEAN    CHAPELAIN  235 

gorie  morale  cl  religieuse  qui  semblait  alors  devoir  tout  consa- 
crer. Dirons-nous,  avec  M.  Guizot,  que  Chapelain  avait  trop  de 
bon  sens  pour  qu'on  suppose,  malgré  sa  préface,  que  ces  belles 
inventions  aient  été  réellement  l'objet  de  son  travail  ?...  Nous 
croyons  plutôt  que  c'est  précisément  à  ces  «  belles  inven- 
tions »  qu'il  convient  d'attribuer  les  caractères  nettement 
déterminés,  toujours  suivis  et  franchement  originaux  de  tous 
les  personnages  du  poème?  Charles  ne  se  départ  jamais  de  sa 
versatilité,  Dunois  de  sa  loyauté  intrépide  et  chevaleresque, 
Jeanne  de  sa  mission  inspirée,  Amaury  de  sa  jalousie  inquiète 
et  menaçante...,  etc..  Nous  accorderons  volontiers  que  la 
France,  représentant  l'âme  de  l'homme,  a  pu  être  imaginée 
après  coup,  mais  toutes  les  autres  allégories  ont  été  scrupuleu- 
sement suivies  dans  toute  la  marche  du  poème,  qui  porte 
l'empreinte  très  accusée  de  ces  reliefs  précis,  qu'un  travail 
muret  réfléchi  avait  d'abord  détachés.  C'est  un  mérite  dont 
il  faut  tenir  grand  com[)te  à  Chapelain,  plus  propre,  avec  son 
tiilent  méthodique  et  correct,  à  tracer  des  esquisses  franches 
d'allure  et  de  burin,  qu'à  les  orner  de  toutes  les  grâces  et  de 
toules  les  ressources  de  l'art. 


X.  Le  Style.  —  Citations  du  poème- 

Si  nous  entrons  maintenant  dans  le  détail  du  poème  de 
la  Pucelle,  nous  trouverons  beaucoup  plus  à  reprendre  qu'à 
louer.  L'imagination  manque  essentiellement  à  Chapelain  ;  il 
la  remplace  par  un  appareil  pompeux  d'érudition  sèche, 
d'hyperboles  qui  dépassent  souvent  toute  mesure,  et  de  compa- 
raisons méthodiquement  disposées.  A  ces  tours  forcés,  à  cette 
absence  trop  fréquente  de  véritéel  de  goût,  à  cette  abondance  de 
détails  minutieux  et  superflus,  qu'on  ajoute  un  système  cons- 
tant d'inversions  pénibles,  d'immenses  épilhètes  rejetées  à  la 
fin  de  chaque  vers,  de  mots  étranges,  durs  et  sans  harmonie, 
et  l'on  pourra  se  faire  une  idée  de  ce  style  cahoteux  qui  choqua 

(1)  Giiizol,  Corneille  et  son  tempa. 


236  LA  BRETAG>E  A  l' ACADÉMIE 

violemment  les  oreilles  de  Boileau  et  lui  inspira  sa  croisade 
impitoyable.  Heureusement,  à  côté  de  morceaux  déplorables, 
on  rencontre  d'excellents  passages  et  même  de  fort  beaux 
vers,  qui  font  pardonner  les  j)remiers;  mais  ceux-ci  frappent 
davantage  et  nous  devons  commencer  par  eux,  puisqu'ils  ont 
établi  la  réputation  du  poème.  Prenons  au  hasard  au  milieu 
des  douze  livres  imprimés  : 


Par  ce  foudre  guerrier  tousjours  plus  formidable, 
Enfin  se  doutera  Dunkerque  Vindontable, 
Et  les  flots  et  les  venis  en  sa  faveur  armés 
Verront  pour  elle  en  vain  leurs  efforts  consommés. 
Contre  l'honneur  des  lys,  la  vaincue  Iherie, 
Pour  relever  le  sien  ranimant  sa  furie, 
Par  son  foudre  allumé  Louys  la  combattra, 
Et  par  luy  de  rechef  à  ses  pieds  la  mettra. 

On  ne  goûtera  pas  moins  celle  scène,  pendant  le  combat 
sous  Orléans  : 

Un  peu  plus  à  l'écart  le  puissant  Villandrade 
Le  Javelot  en  main  la  courtine  escalade  ; 
Les  fermes  échelons  se  courbent  sous  ses  pas, 
Et  son  bras  luy  promet  l'effet  de  mille  bras. 
L'assailly  qui  ne  craint  que  celui  de  la  Sainte, 
Et  qui  de  la  valeur  s'anime  par  la  crainte, 
En  tous  autres  endroits  résiste  faiblement, 
r]t  dans  cet  endroit  seul  combat  obstinément, 
Elle,  de  plus  en  plus  s'éloigne  de  la  terre, 
El  soutient  sous  son  dos  tout  le  faix  de  la  gtieire  ; 
VAnglois  sur  elle  tonne  et  tonne  à  grands  éclats; 
Mais  pour  tonner  snr  elle  il  ne  l'étonné  pas. 
Elle  dissipe  enfin  la  tempête  mortelle, 
Et  lu'jt  affreusement  au  sommet  de  i échelle; 
Dans  ses  yeux  embrasés  et  dans  son  fer  ardent, 
L'eslranger  reconnaist  son  trépas  évident  (1). 


(1)  LaPiicelle.chanl  III,  p.  74, 


JKAN    CIIAl'ELAI.N  237 

Est-il  possible  (le  pousseï'  i)lus  loin  la  plalitude  et  la  coria- 
cité?  (On  nous  pardonnera  bien  de  forger  ce  mot  pour  expri- 
mer une  chose  qui  n'a  pas  de  nom  dans  la  langue  française!) 
Et  n'est-on  j)oint  tout  prêt  à  s'écrier  avec  Boileau: 

Chapelain  veut  rimer  et  c'est  là  sa  folie, 

Mais  bien  (jue  ses  durs  vers^  d'épitliètes  enflés, 

Soient  des  moindres  grimauds  chez  Ménage  siffles. 

Lui-même  il  s'applaudit,  et  d'un  esprit  tran({uille, 

Prend  le  pas  au  Parnasse  au-dessus  de  Virgile. 

(Jue  feroit-il,  hélas!  si  quelque  audacieux 

AUoitpour  son  malheur  lui  déciller  les  yeux, 

Lui  faisant  voir  ses  vers,  et  sans  forme  et  sans  grâce, 

Montés  sur  deux  grands  mois  comme  sur  deux  échasses  ; 

Ses  termes  sans  raison  l'un  de  l'autre  écartés, 

Et  ses  froids  ornements  à  la  ligne  plantés  (1)? 

Aussi  M.  Th.  Gautier,  épouvanté  de  celte  poésie  rocailleuse, 
a-t-il  pu  dire  dans  le  premier  mouvement  de  son  indigna- 
tion :  «  La  dureté  du  style  de  la  PucelleG?<l  inimaginable.  Ce 
n'est  pas  une  note  qui  détonne  quelquefois,  ou  un  son  qui 
heurte  un  son,  c'est  une  dureté  perpétuelle  e!  telle  qu'on  la 
croirait  cherchée.  C'est  une  espèce  d'harmonie  inharmonique, 
si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  et  où  Taccord  se  trouve  à  force 
de  discordance  '2).  » 

Et  que  penser  de  ce  portrait  d'Agnès  Sorel,  qui  avait  le 
don  d'agacer  tout  spécialement  les  nerfs  du  critique  poli- 
chrôme  ? 

Les  glaces  luy  fout  voir  un  front  grand  et  modeste. 

Sur  ipii,  vers  chaque  temple,  à  bouillons  séparés, 

Tombent  les  riches  flots  de  ses  cheveux  dorés. 

Sous  luy  roulent  deux  cieux,  d'où  mille  ardentes  fiâmes, 

Mille  foudres  sans  In'uit  se  l(inee)it  d:nis  le<  âmes, 

Deux  yeux  élincellaus  ([ui,  pour  astres  serains. 

N'en  Ibnl  |)as  moins  Irondiler  les  plus  hardis  humains. 

(1)  Boiloau.  Satire  IV  (IbOlj. 

'•1)  Th.  Gautier,  les  Grotesques,  \).  :2tio,5(iG. 


238  LA    r.ilETAGNE    A    LACAUÉMIli; 

Là,  forgent  les  Amours  les  redoutables  armes, 

Dont  les  coups,  pour  dusawj,  ne  tirent  que  des  larmes. 

De  là  volent  les  dards,  de  là  volent  les  traits, 

Avec  qui  les  esprits  n'ont  ni  trêve  ni  paix. 

Au-dessous  se  fait  voir  eu  chaque  joue  éclose, 

Sur  un  fond  de  lys  blanc  une  vermeille  rose. 

Qui  de  so)i  rouge  centre  espandue  en  largeur, 

Vers  les  extrémités  fait  pâlir  sa  rougeur. 


On  voit,  hors  des  deux  bouts  de  ses  deux  courtes  manches, 
Sortir  à  découvert  deux  mains  longues  et  blanches, 
Dont  les  doigts  inégaux,  inais  tous  ronds  et  menus, 
Imitent  l'embonpoint  des  bras  ronds  et  charnus  (l). 

Ailleurs  ce  sont  des  descriptions  tellement  minutieuses, 
qu'elles  ressemblent  à  des  inventaires  ou  à  des  états  de  lieux 
et  qu'elles  ont  inspiré  à  M.  Gérusez  cette  ingénieuse  remarque, 
que,  fils  et  petit-fils  de  notaire,  Chapelain  aurait  été  incompa- 
rable dans  la  profession  paternelle  (2~  ;  c'est  d'une  exactitude 
et  d'une  précision  désespérantes.  S'agit-il  du  sacre  du  roi  dans 
la  cathédrale  de  Reims? 

Au  niveau  de  l'autel,  sur  des  piles  massives, 
On  dresse  en  eschaffaut,  un  plancher  de  solives; 
...  Un  tapis  à  fond  d'or,  semé  de  roses  blanches. 
De  l'eschaffaut  uny  cache  les  longues  planches, 
Et  douze  sièges  d'or,  comme  un  cercle  tracé, 
Tiennent  sur  ce  tapis  un  grand  trône  embrassé  (3). 

Faut-il  décrire  le  brigantin  bizarresur  lequel  Agnès  se  rend 
au  camp  français? 

Sa  figure  est  étrange,  et  fait  peur  à  la  voir; 
Il  ressemble  un  dragon  d'une  grandeur  énorme  ; 
L'ouvrier  par  jeu  d'art  lui  donna  cette  forme  ; 
Le  timon  de  sa  poupe  en  queue  il  déguisa, 

(1)  Chapelain,  la  Pucelle,  chanl.\,  p.  147,  i-i«. 

(2)  Gérusez,  Hist.  delà  Utt.  franc.,  t.  II,  p.  131. 

(3)  iM  Pucelle,  chanl  VIll,  p.  -243. 


J|.A>  r.nA['EUiN  239 

Et  le  fer  de  sa  proue  en  lêlc  il  composa  ; 
Ses  rames  soiil  ses  pieds  et  ses  voiles  tendues 
Semblent  de  loin  former  ses  ailes  espandues,  etc..  (1) 

Plus  loin  Roger  propose  à  deux  prélats  de  leur  expli'iuer  les 
sujets  liistoriqnes  des  tableaux  (|ui  ornent  le  raagi]ifi(|ue  palais 
de  Philippe  de  Bourgogne  : 

L'un  et  l'autre  Tagrée,  et  son  àme  resveille, 

Et  tous  deux  jwur  sin<itnni\'  ouvrent  l'œil  et  l'oreilh', 

Roger  lève  et  la  canne  et  la  voix  à  la  fois; 

Vœii  s  attache  à  la  canne,  et  V oreille  à  la  loix  (:2), 

Mais  le  chef-doeiivreen  ce  genre  est  la  description  du  bûcher 
que  le  peuple  prépare  à  Rouen  pour  la  malheureuse  Jeanne  : 
après  une  première  couche  enduite  de  poix. 

Il  met  sur  cette  couche  une  seconde  couche, 
Et  la  souche  d'en  haut  croise  la  basse  souche  ; 
Mais  pour  donner  au  feu  plus  de  force  et  plus  d'air, 
Le  bois  en  chaque  couclie  est  demi  large  et  clair, 
A  la  couche  seconde  une  troisième  est  joinie 
Qui,  plus  courte,  la  croise  et  commence  la  pointe; 
Plusieurs  de  suite  en  suite  à  ces  trois  s'ajoutant. 
Toujours  de  plus  en  plus  vont  en  pointe  montant  (3). 

Voilà  bien  le  style  de  notaire  [>ar  excellence,  et  ce  passage 
nous  représente  Vincarnation  la  plus  complète  de  l'esprit  de 
Chapelain.  On  se  demande  vraiment  en  lisant  de  pareils  vers, 
comment  ce  tabellion  dévoyé  a  pu  se  croire  poète?  et  cepen- 
dant il  eut  ses  heures  d'inspiration  !  11  y  a  dans  la  Pucelle  plus 
de  beaux  vers  qu'on  ne  pourrait  le  croire,  et  nous  avons  hâte 
d'arriver  enfin  aux  parties  du  poème  qui  devraient  être  con- 
servées. 

Plusieurs  recueils  poétiques,  parmi  lesquels  nous  signale- 
rons la  Bibliothèque  poétique,  de  Lefort  de  la  Morinière,  ont 

(1)  La  PuceUc,  chani  Vl,  p.  183,  184. 

(2)  //»/f/.,  chant  VII,  p. -2-2i. 

(3)  Ibid.  Livre  XXIII,  Mss.,  cité  par  MM.  Gérusez  elGuizoï. 


240  LA    BKETAG.NE    A    l'ACAbÉMIE 

reproduit  le  solennel  portrait  de  «  Dieu  dans  sa  gloire  »,  qui 
placé  presque  au  début  du  poème,  semble  devoir  être  contem- 
porain de  VOde  à  lUchelieu.  M.  Th.  Gautier  non  seulement 
le  trouve  «  fort  beau  »,  mais  en  cite  plusieurs  fragments,  ce 
qui  n'est  pas  un  petit  éloge.  Écoutez  ces  accents  nobles  et 
majestueux  qui  semblent  inspirés  d'un  souffle  cornélien. 

Loin  des  murs  flimboyans  qui  renferment  le  monde, 
Dans  le  centre  caché  d'une  clarté  profonde, 
Dieu  repose  en  lui-mesrae  ;  et  vestu  de  splendeur, 
Sans  bornes,  estremply  de  sa  propre  grandeur. 
Une  triple  personne  en  une  seule  essence, 
Le  suprême  pouvoir,  la  suprême  science, 
Et  le  suprême  amour  unis  en  trinité. 
Dans  son  règne  éternel  forment  sa  majesté, 
Un  volant  bataillon  de  ministres  fidèles, 
Devant  l'Estre  infiny,  soutenu  sur  ses  ailes, 
Dans  un  juste  concert  de  trois  fois  trois  degrés, 
Luy  chante  incessamment  des  cantiques  sacrés. 
Sous  son  trosne  étoile,  patriarches,  prophètes, 
Apostres,  confesseurs,  vierges,  anachorètes, 
Et  ceux  qui  par  leur  sang  ont  cimenté  la  foy, 
L'adorent  à  genoux,  saint  Peuple  du  saint  Roy. 
...  Tranquille  possesseur  delà  béatitude, 
Il  n'a  le  sein  troublé  d'aucune  inquiétude, 
Et  voyans  tout  sujet  aux  lois  du  changement, 
Seul,  par  luy-mesme,  en  soy,  dure  éternellement. 
...  Du  pécheur  repenty,  la  plainte  lamentable 
Seule  peut  ébranler  son  vouloir  immuable, 
Et,  forçant  sa  justice  et  sa  sévérité, 
Arracher  le  tonnerre  à  son  bras  irrité  (1). 

Si  ce  morceau  grave  et  sonore  était  donné  sans  nom  d'au- 
teur dans  an  recueil  de  poésies,  qui  pourrait  se  douter  qu'on 
l'a  extrait  du  poème  de  la  Piicelle  ?...  On  l'a  déjà  dit  et  nous 
le  répéterons,  ce  portrait  seul  est  capable  de  suflire  à  la  gloire 
d'un  poète.  C'est  l'élan  d'une  foi  sincère  qui  l'a  dicté;  ici  plus 

^l)  LaPucelle,  chant  I,  p.  11,  1-2, 


JEAN    CHAPELAl.N  241 

de  règles  ni  de  méthode,  et  pour  la  seule  fois  peut-être  pen- 
dant sa  longue  carrière,  Chapelain  a  rencontré  la  véritable 
inspiration.  Nulle  part  ailleurs  chez  les  poètes  de  Tantiquité, 
ni  chez  les  modernes.  Dieu  n'a  été  chanté  avec  une  pareille 
ampleur  ni  une  telle  sérénité.  Dans  le  même  chant  la  prière 
de  Charles  VII  et  le  portrait  de  Jeanne  d'Arc  offrent  aussi 
d'excellents  passages,  mais  ils  sont  comme  perdus  dans  une 
forêt  épaisse  de  transports  indomptables,  d' insupportables 
maux,  de  regards  flaniboyans,  iVéternelle  fraischeur  et  de 
traits  foudroyans.  Voici  encore  quelques  morceaux  que  nos 
prédécesseurs  dans  l'analyse  du  poème  n'ont  |)oint  mis  en 
relief  et  qui  le  méritent  à  bon  droit.  Nous  avons  dit  que  le 
IV^  chant  est  beaucoup  moins  rocailleux  que  les  autres.  L'infor- 
tunée Marie  répand  sa  douce  influence  sur  tout  l'épisode  de 
son  amour  trompé,  et  les  vers  s'en  ressentent  jusque  dans  les 
plaintes  et  les  imprécations  qu'elle  exhale  en  apprenant  son 
malheur  : 

Il  est  donc  vray,  dit-elle,  amant  faux  et  parjure, 

Que  tu  m'as  bien  pu  faire  une  si  grande  injure  ! 

Donc  ce  cœur  de  héros  autrefois  si  vanté 

A  bien  i)u  consentir  à  cotte  lascheté  î 

Est-ce  ainsi  que  le  mien  reçoit  la  récompense 

De  son  bruslant  amour,  de  sa  persévérance? 

Est-ce  ainsi  que  les  maux  qu'il  a  pour  toi  chéris 

Par  ta  reconnaissance  à  la  fin  sont  guéris? 

J'ay  pour  toy  sur  les  bras  la  France  et  l'Angleterre  ; 

La  Bourgogne  pour  toi  m'a  déclaré  la  guerre, 

Et  je  me  suis  pour  toy  fait  autant  d'ennemis 

Que  les  traits  de  mes  yeux  m'ont  de  princes  soumis. 

...  Mais  en  brisant  mes  fers,  aveugle  volontaire, 

De  quelle  autre  beauté  te  rends-tu  tributaire? 

Quelle  rare  vertu,  (pielle  auguste  splendeur, 

Allume  dans  ton  sein  cette  nouvelle  ardeur  ? 

Ah!  trop  lâche  Dunois,  nne  fille  champêtre 

Est  l'illustre  beauté  dont  les  yeux  l'ont  fait  naîlre(l)  ! 


[i)  La  PaceUc,  chant  IV,  p.  100,  lOT. 


242  LA    liKETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

Au  chant  Vl%  quel  entrain  dans  la  marche  de  l'armée 
royale  à  laquelle  Jeanne  a  communiqué  son  enlliousiasme 
maniai  !  Allons  à  Reims,  s'écrie  le  camp  loul  entier  : 

Le  son  en  rejaillit  au  sommet  des  montagnes, 

Il  se  roule  et  s'espand  sur  les  vastes  campagnes, 

La  forest  le  répèle  et  le  vaste  torrent 

Plus  trouble  et  plus  émeu,  fuit  en  le  nmrmurant. 

Tout  marche,  et  le  soldat  en  son  ardeur  extrême, 

Rapidement  vers  Reims  se  porte  de  lui-même. 

On  voit  comme  à  l'envy  les  drapeaux  ondoyans 

Vers  la  sainte  cité  d'eux-mêmes  se  ployans  ; 

Le  cri  des  bataillons  imite  le  tonnerre; 

Leurs  pas  plus  sourdement  font  résonner  la  terre  ; 

La  poussière  s'élève  et  compose  une  nuit 

Qui  du  camp  disparu  ne  laisse  que  le  bruit. 

Ainsi  quand  au  signal  l'importune  barrière, 

Ouvre  aux  barbes  rangés  le  front  delà  carrière, 

Et  que  les  cris  du  peuple  aux  trompettes  meslés, 

Poussent  leurs  sons  aigus  aux  lambris  étoiles. 

De  la  main  aussitôt  ils  partent  tous  ensemble, 

Au  battement  des  pieds  le  sol  murmure  et  tremble  , 

On  les  voit  s'éloigner  et  l'œil  en  les  suivant 

Moins  viste  qu'eux  se  lasse  et  se  perd  dans  le  vent  (i). 

Veut-on  entendre  un  beau  mouvement  d'éloquente  indigna- 
lion?  Écoutons  la  Pucelle  s'adresser  vivement  à  Charles  VII 
chancelant,  lorsque  les  pernicieux  conseils  d'Amaury  veulent 
ni  faire  abandonner  la  poursuite  de  Bedfort  : 

En  ces  termes,  dit-elle,  et  jusqu'en  ta  présence 
Oser  de  ses  décrets  blâmer  la  Providence  ! 
L'oser  jusqu'en  ton  nom,  Toser  en  me  parlant, 
Ah  !  c'est  estre,  à  vray  dire,  un  peu  trop  insolent  ! 
Ah!  c'est  trop  écouter  l'indigne  jalousie 
Dont  pour  mes  grands  succès  on  a  r.àme  saisie  ! 
C'est  faire  trop  d'injure  au  bras  du  Tout-Puissant, 
Et  trop  de  ses  faveurs  être  méconnaissant  ! 

(i)  /.a  Pucelle,  chant  VI,  p.  193. 


.lEAÎS    CHAPELAIN  243 

On  a  donc  pu  sitost  bannir  de  sa  mémoire 

Du  Dieu  libérateur  réclalante  victoire, 

Quand  près  de  ses  hauts  murs  le  fidèle  Orléans, 

Sous  le  poids  de  mes  coups  vit  tomber  les  géants  ! 

On  ne  se  souvient  plus  de  ce  hardy  passage, 

Qui  de  tant  de  cités  éloigna  le  servage; 

On  ne  se  souvient  plus  du  sacre  glorieux 

Dont  l'objet  triomphant  s'offre  encore  à  nos  yeux  (i)  ? 

Et  quand,  au  lieu  de  Charles  seul,  il  faut  ramener  au  combat 
l'armée  tout  entière  que  la  terreur  et  la  panique,  suscitées  par 
l'enfer,  ont  découragée  : 

Où  sont  ces  braves  cœurs,  ces  héroïques  âmes 

Qu'on  voit  toujours  brusler  de  belliqueuses  fiâmes  ? 

Qu'est  devenu  ce  camp  dont  les  robustes  bras 

DevançoienI  le  mien  mesme  en  l'ardeur  des  combats? 

Les  mains  contre  Bedfort  sont  sans  doute  occupées, 

Et  de  rebelle  sang  font  rougir  leurs  espées. 

Car  ces  fronts  estonnés,  ces  visages  blêmis 

Sont  ceux  qu'en  me  voyant  prennent  mes  ennemis. 

C'est  là  du  Bourguignon  la  morne  contenance, 

C'est  ainsi  que  TAnglois  se  trouble  en  ma  présence  (2). 

Cette  vigoureuse  harangue  entraine  les  soldats  plus  loin 
que  ne  l'aurait  voulu  la  Pucelle,  et  dans  le  carnage  et  l'in- 
cendie du  faubourg  de  Paris,  l'armée  se  livre  aux  plus  cruelles 
atrocités;  Jeanne  est  obligée  de  faire  cesser  le  massacre,  et  le 
poète  s'écrie  : 

Le  combat  est  infànie  et  la  victoire  est  triste  : 
L'honneur  ne  peut  souffrir  tant  de  lasches  rigueurs; 

Lapeineesl  aux  vaincus  et  la  honte  aux  vainqueurs  (3). 

Nous  terminerons  en  citant  quelques  comparaisons  assez 
heureuses,  choisies  au  milieu  de  beaucoup  d'autres,  trop  sou- 

(1)  Chant  IX,  p.  -279, -2S0. 
(-2)  Ibid.,  \).  -298. 
(3)  Ibid.,  cti.  X; 


244  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIE 

vent  sèches  ou  peu  adaptées  au  sujet.  On  a  plusieurs  fois  loué 
celle  qui  représente  Talbot  au  plus  fort  de  la  bataille  de  Jan- 
ville,  environné  d'ennemis  et  luttant  toujours  avec  courage, 
makré  sa  défaite  certaine  : 


'&' 


Il  est  désespéré  mais  non  pas  abattu 

Et  médite  un  trépas  digne  de  sa  vertu. 

Tel  est  un  grand  lion,  roi  des  monts  de  Cyrène, 

Lorsque  de  tout  un  peuple  entouré  sur  l'arène. 

Contre  sa  noble  vie  il  voit  de  toutes  parts 

Unis  et  conjurés  les  épieux  et  les  dards; 

Ileconnoissant  pour  luy  la  mort  inévitable, 

Il  résout  à  la  mort  son  courage  indomptable  ; 

//  y  va  sans  faiblesse,  il  y  va  sans  effroy 

Et,  la  devant  souffrir,  la  veut  souffrir  en  roy  (1). 

En  voici  une  autre  qui  n'est  peut-être  pas  très  appropriée 
à  la  situation,  mais  dont  les  vers  sont  harmonieux.  Charles, 
désespéré  de  ne  pouvoir  atteindre  Bedfort,  qui  lui  échappe 
toujours  dans  sa  marche  de  Reims  sur  Paris,  assemble  son 
conseil  et  lui  demande  si  l'on  doit  continuer,  ou  retourner  sur 
ses  pas  : 

Dans  toute  l'assemblée,  après  cette  ouverture, 

Il  s'élève  un  confus  et  paisible  murmure  ; 

Pareil  à  ce  doux  bruit  qu'on  entend  quelquefois 

Troubler  innocemment  le  silence  des  bois. 

Quand  l'amoureux  Zéphyre,  en  se  plaignant  de  Flore, 

Fait  de  son  sein  bruslant  mille  soupirs  éclore, 

Et  force  les  échos  des  rochers  d'alentour 

A  parler  avec  luy  de  son  ardent  amour  (2). 

Ailleurs,  le  démon  ayant  jeté  la  terreur  dans  le  camp  fran- 
çais, les  soldats,  même  avant  de  combattre,  sont  découragés 
et  plusieurs  tombent  morts  d'un  effroi  invincible  : 


(1)  La  Pucelle,  chant  V,  p.  i(jl,  16:2. 

(2)  Ibiil.,  chant  X,  p.  312. 


JEAN    CHAPELAIN  245 

Ainsi  quand  du  fiévreux  la  cervelle  embrasée, 

A  d'humeur  et  d'esprits  la  substance  épuisée, 

Et  que  de  forts  liens  le  malade  enchaîné, 

A  cent  trespas  honteux  s'estime  condamné  ; 

Rien  ne  luy  vient  frapper  l'oreille  ni  la  veue 

Qu'il  ne  prenne,  en  tremblant,  pour  le  coup  qui  le  lue; 

Et  rien  de  son  effroy  ne  pouvant  le  guérir, 

Il  se  livre  à  la  mort  par  la  peur  de  mourir  (1). 

Dans  les  douze  chants  manuscrits,  on  pourrait  faire  aussi 
une  heureuse  récolle,  témoin  le  passage  suivant,  cité  par 
M.  Guizot,  et  dans  lequel  le  poète  fait  allusion  au  jeune 
Lionel,  fils  de  Talbot,  qu'un  amour  malheureux  pour  Marie 
a  conduit  presque  h  la  mort  et  dont  les  forces  ont  peine  à 
revenir  : 

Tel  un  lys  orgueilleux,  sur  qui  d'un  gros  nuage. 

Durant  la  fraische  nuit  s'est  déchargé  l'orage, 

Et  qui,  sous  cet  effort  coup  sur  coup  redoublé, 

Et  s'abat  et  languit  de  la  grêle  accablé  : 

Bien  qu'aux  puissans  rayons  du  Dieu  de  la  lumière, 

Il  reprenne  l'éclat  de  sa  beauté  première, 

Qu'il  se  relève  enfin  de  son  abattement, 

S'il  revient  de  sa  chute,  il  revient  lentement  (:2). 

Mais,  hélas  !  ces  quelques  vers  bien  frappés,  ces  quelques 
traits  heureux  qui  justifient  hautement  le  crédit  littéraire  de 
Chapelain  jusqu'à  l'apparition  de  son  poème,  sont  perdus 
dans  un  amas  de  tirades  sèches  et  dures,  où  l'affectation  ei 
souvent  le  mauvais  goût  rivalisent  avec  le  pédanlisme  el  la 
monotonie. 


XI.  Destinées  delà  Pucelle.  —  Chapelain  et  Boileau. 

Durant  près  de  dix  années,  c'est-ii-dire  jusqu'à  l'appariiion 
de  la  première  satire  de  Boileau,  les  beautés  éparses  dans  le 

1 1)  La  Pucelle,  chanl  X,  p.  :29l. 

{'2)  Mss.,  liv.  XIV,  cité  par  M.  (iuizol.  Corneille  et  non  temps,  i).  XiO. 


\ 


24G  LA    BRETAGNE  A    LACADÉMIE 

cours  du  poème  de  la  Pucelle  firent  pardonner  au  poète  la 
diirelé  générale  de  ses  vers,  et  sauf  quelques  épigrararnes 
dont  nous  avons  donné  la  mesure,  on  se  tut  plutôt  que  d'atta- 
quer. M"""^  de  Longuevillc,  assistant  h  une  lecture  du  poème, 
avait  dit  tout  franchement  :  «  Cela  est  parfaitement  beau, 
mais  cela  est  bien  ennuyeux.  »  Le  mot  avait  fait  fortune,  et 
Ton  s'en  tenait  à  cette  appréciation,  que  Boileau  consacra  plus 
tard  dans  la  troisième  satire,  en  faisant  dire  à  l'un  des  per- 
sonnages du  Festin  ridicule  : 

La  Pucelle  est  encore  une  œuvre  bien  galante. 
Mais  je  ne  sais  pourquoi  je  bâille  en  la  lisant  (1). 

C'est  aussi  la  conclusion  du  sonnet  souvent  cité  du  fameux 
Saint-Pavin  : 

Je  vous  dirai  sincèrement 
Mon  sentiment  sur  la  Pucelle  : 
L'art  et  la  grâce  naturelle 
S'y  rencontrent  également, 

Elle  s'explique  fortement, 
Ne  dit  jamais  de  bagatelles, 
Et  foule  sa  conduite  est  telle 
Qu'il  faut  la  louer  hautement. 

Elle  est  pompeuse,  elle  est  parée, 
Sa  beauté  sera  de  durée, 
Son  éclat  peut  nous  éblouir. 

Mais  enfin,  quoiqu'elle  soit  telle, 
Barement  on  ira  chez  elle 
Quand  on  voudra  se  réjouir  ('2). 

La  considération  de  Chapelain  comme  homme  de  lettres, 
demeura  donc  d'abord  à  peu  près  intacte.  Il  succéda,  en  1661 , 
dans  l'estime  officielle  de  Colbert,  à  celle  qu'il  avait  trouvée 
chez  les  premiers  ministres  lorsqu'ils  s'appelaient  Mazarin  et 
Richelieu;  et  quand  le  contrôleur  général  voulut,  en  166;2, 

(1)  Boileau.  Satire  III  (1667). 

(2)  Œuvres  de  Saint-Pavin.  Edii.  Saint-Marc.  p.  41. 


JEAIV    CHAPELAIN  247 

confier  à  un  jugciQipartial  et  compétent  le  soin  de  distribuer 
les  gratitîcalions  que  le  roi  voulait  faire  aux  gens  de  lettres  et 
aux  savants  célèbres,  tant  en  France  que  dans  toutes  les  par- 
lies  de  l'Europe,  il  jeta  les  yeux  sur  Chapelain, et  il  lui  remit, 
suivant  la  pittoresque  expression  d'un  critique  de  nos  jours, 
«  la  feuille  des  bénéfices  littéraires  (1).  » 

On  connaît  ce  ra|)port  curieux  où  le  nom  de  chaque  litté- 
rateur est  accompagné  d'une  appréciation  sur  son  caractère  et 
sur  ses  talents.  Colbert  voulait  avoir  une  liste  de  tous  les 
savants  «  pour  connoître  le  plus  ou  moins  qu'ils  avoient  de 
mérite,  afin  que  les  bienfaits  du  roi  fussent  non-seulement 
placés  mais  mesurés  (2),  w  et  surtout  pour  savoir  à  quel 
emploi  pouvait  se  prêter  le  talent  de  chacun  en  particulier, 
pour  célébrer  la  gloire  du  roi.  Chapelain  y  fait  de  lui-même  ce 
portrait  fort  exact  : 

«  C'est  un  homme  qui  fait  profession  exacte  d'aimer  la  vertu  sans 
intérêt  :  il  a  été  nourri  jeune]  dans  les  langues  et  la  lecture  ;  ce 
qui,  joint  à  l'usage  du  monde,  lui  a  donné  assez  de  lumière  des 
choses,  pour  l'avoir  fait  regarder  des  cardinaux  Richelieu  et 
Mazarin  comme  propre  à  servir  dans  les  négociations  étrangères. 
Mais  son  génie  modéré  s'est  contenté  de  ce" favorable  jugement  et 
s'est  renfermé  chois  le  dessein  du  poème  héroïque  qui  oecupe  sa 
vie  et  qui  est  tantost  à  la  (in.  On  le  croit  assez  fort  dans  les 
matières  de  langue,  et  l'on  passe  volontiers  par  son  avis  sur  la 
manière  dont  il  faut  s'y  prendre  à  former  le  plan  d'un  ouvrage 
d'esprit,  de  quoique  nature  qu'il  soit;  ayant  fait  étude  sur  tous  les 
genres,  et  son  caractère  étant  plutôt  de  judicieux  que  de  spirituel; 
surtout  il  est  candide,  et  comme  il  appuyé  toujours  de  son  suffrage 
ce  qui  est  véritablement  bon,  son  courage  et  sa  sincérité  ne  lui 
permettent  jamais  d'avoir  de  la  complaisance  pour  ce  qui  ne  l'est 
pas.  S'il  nétoit  point  attaché  à  son  poème,  il  ne  feroit  peut-être 
pas  mal  r histoire,  de  laquelle  il  scait  assez  bien  les  condilions(3).  » 

Mais   que  diable  allait-il  donc  faire  dans  cette  galère,  et 

(1)  Gérusez,  Ilist.  de  la  (Ut.  franc.,  l.  II,  p.  '2-2-2. 

(2)  Pellisson  cl  il'Olivet.  Edil.  Livct,  l.  II,  p.  133, 1»I. 

(3)  W.Mélanqes  de  lUlerat.,  lires  des  lellrcs  de  Chapelain,  l'aris,  172G, 
p.  233 


248  LA    imETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

pourquoi,  connaissant  aussi  bien  sa  valeur,  ne  s'était-il  pas 
attaché  à  l'histoire  plutôt  qu'à  la  poésie  épique?... 

Il  y  a  une  grande  modération  dans  les  notes  de  Chapelain  et 
Ton  s'étonne  de  n'y  pas  trouver  plus  de  partialité;  car  à  ce 
moment  beaucoup  de  ses  plus  ardents  admirateurs  d'autrefois 
avaient  singulièrement  diminué  la  dose  de  leur  encens.  Ce  qui 
ressort  le  plus  clairement  de  ces  divers  jugements,  c'est  l'idée 
bien  réfléchie  que  le  critique  s'était  faite  de  sa  propre  supé- 
riorité en  cette  matière  ;  aussi  se  plaint- il  que  plusieurs  gens 
de  lettres  ne  goûtent  pas  avec  assez  de  complaisance  les  con- 
seils de  sa  haute  sagesse.  «  Furetière  seroit  capable  de  grandes 
choses  s'il  se  laissoit  conduire,  »  et  Mézeray,  s'il  pouvoit  «  se 
rendre  docile,  »  etc..  Mais  cela  ne  l'empêche  pas  de  célébrer 
comme  il  convient  les  gloires  littéraires  de  son  temps.  Cor- 
neille «  est  un  prodige  d'esprit  et  l'ornement  du  théâtre  fran- 
çois.  »  Quinault  est  un  poète  «  d'un  beau  naturel,  qui  touche 
bien  les  tendresses  amoureuses.  »  Molière  (^  a  connu  le  ca- 
ractère du  comique  et  l'exécute  naturellement...  ^1'.  » 

Il  y  eut  soi.xante  gratifiés;  dont  quinze  étrangers  (:2\  Cha- 
pelain, pour  sa  part,  eut  trois  mille  livres. 

On  remarque  dans  cette  liste  deux  noms  plus  tard  célèbre.>, 

(1)  Mélanges  cités,  passim. 

(2)  «  Pour  l'Italie  -.  Lco  AUalius,  bibliothécaire  du  Vatican;  le  comte 
Graziani,  secrétaire  d'Etal  du  duc  de  Modène;  Otlavio  Ferrari,  professeur 
en  éloquence  à  Padoue;  Carlo  Dati,  professeur  en  liumanitez  à  Florence, 
Yicenzo  Viviani,  premier  mathématicien  du  grand-duc. 

u  Pour  la  Hollande  et  la  Flandre  :  Isaac  Yossius,  historiographe  des 
Provinces-Unies;  iSicolas  Heinsius,  résident  de  L.  H.  P.  en  Suède; 
Jean  Frédéric  Gronovius,  professeur  en  histoire  à  Leyde  ;  Chrislien 
Huygens  de  Zuylichem,  célèbre  mathématicien  ;  Gasi  ar  Gevarlius,  histo- 
riographe de  l'empereur  et  du  roi  d'Espagne. 

'<  Pour  l'Allemagne  :  Jean-Henri  Boëclerus,  professeur  en  histoire  à 
Strasbourg;  Thomas  Reinesius.  conseiller  de  l'éleclcur  de  Saxe  ;  Jean- 
Christophe  Wagonseilius,  professeur  dans  l'académie  d'Allorff;  Jean 
Hévélius,  fameux  astronome  de  Dantzig  ;  Hermanus  Conringius,  pro- 
fesseur en  politiiiuc  à  Helmstad. 

«  El  quarante-cin(j  Français,  dont  plus  de  vingt  éloienl  alors  de  l'Aca- 
démie ou  en  ont  été  depuis  :  MM.  Chapelain,  d'Ablancourt,  Conrart,  Gom- 
bervillc,  Colin,  lîourzeys,  Charpentier,  Perrault,  Flochier,  Gassagnes,  des 
Marests,  Corneille,  Ségrais,  Racine,  Huct,  Mézeray,  Le  Clerc,  Gombauid 
La  Chambre.  Sillion,  Boyer,  Quinault.  »  (D'Olivet.) 


JEAN    CHAPELAIN  249 

mais  qui  commençaient  à  peine  alors  leur  carrière  littéraire  ; 
ce  sont  ceux  de  Racine  et  de  Flécliier  :  or  la  réputation  de 
Chapelain  était  alors  si  peu  entamée  par  le  silence  relatif  qui 
se  taisait  autour  de  la  Pitcelle,  que  tous  venaient  implorer  son 
appui,  pour  faire  avec  plus  de  sûreté  leurs  premiers  pas  dans 
la  république  des  lettres.  C'est  ainsi  qu'en  1660,  a  tous  nos 
poètes  d'alors  s'étant  évertués  sur  le  mariage  du  roi,  l'ode  de 
Racine,  intitulée  la  Nimphe  de  la  Seine,  fut  trouvée  ce  que 
l'on  avoit  fait  de  meilleur  (1).  »  Veut-on  savoir  pourquoi? 
Ecoutons  Louis  Racine  dans  ses  mémoires  sur  la  vie  de  son 
père  : 

«  Le  jeune  poêle  pria  M.  Vitart,sun  oncle,  de  la  puler  à  Chape- 
lain, qui  présidîtit  alors  sur  tout  le  Parnasse,  et  par  sa  grande 
réputation  poétique,  qu'il  n'avoii  point  encore  perdue,  et  par  la 
confiance  qu  avoit  en  lui  M.  Colberl,  pour  ce  qui  regardoit  les 
lettres...  Chapelain  découvrit  un  poëte  naissant  dans  cette  ode 
qu'il  loua  beaucoup,  et  parmi  quelques  fautes  qu'il  y  remarqua,  il 
releva  la  bévue  du  jeune  homme,  qui  avoit  mis  des  tritons  dans  la 
Seine.  L'auteur,  honoré  des  critiques  de  Chapelain,  corrigea  son 
ode...,  et  son  censeur  le  prit  en  amitié,  lui  otTrit  ses  avis  et  ses 
services,  et  non  content  de  les  lui  ollVir,  parla  do  lui  et  de  son 
ode  si  avantageusement  à  M.  Colbert,  que  ce  ministre  lui 
envoya  cent  louis  de  la  part  du  roi,  et  peu  après  le  fit  mettre  sur 
l'état  pour  une  pension  de  six  cents  livres  en  qualité  d'honnne 
de  lettres  (:2)...  » 

Hélas  !  la  reconnaissance  de  Racine  ne  fut  pas  de  longue 
durée  :  car,  s'étant  lié  peu  après  avec  Boileau,  qui  suivait  les 
leçons  du  satiri({ue  Furetière,  tous  les  trois  composèrent  «  à 
table,  le  verre  à  la  main,  non  pas  currente  calamo,  mais 
currente  lagena  (3),  cette  amusante  parodie   du   Chapelain 

(1)  Pellisson  el  d'OUvet,  t.  H,  p.  329. 

(2)  L.  Racine,  Mém.  sur  In  vie  de  J.  liacinc,  l.  I,  jk  M. 

(3)  Lc'llre  de  Doiioau  du  \0  déct-mbre  1701.  Nous  lisons  dans  le  bolicana  : 
«  Monsieur  Dosproaux  olanl  prôl  à  donner  ses  satires,  ses  amis  lui  con- 
seillèrent lie  n'y  point  fouriT  Chapelain.  No  vous  y  trompez  pas,  lui 
(lisoit-on,  le  décri  de  la  Pucelle  ne  i'a  pas  encore  tout  a  l'ail  décrié 
auprès  des  i;rands.  M.  de  Wonlausier  est  son  partisan  déclaré;  M.  (',oli)ert 


250  LA    BRETAGNE    A    L ACADÉMIE 

décoiffé,  qui  sonna  le  glas  de  la  grandeur  du  Père  de  la 
Pucelle^  et  que  l'abbé  Flécbier,  moins  mobile  dans  ses  affec- 
tions, s'indigna  de  voir  représenler  avec  pompe,  à  Clermont, 
pendant  les  grands-jours  d'Auvergne  (1).  Cela  nous  ramène 
forcément  à  la  Pucelle,  et  nous  en  profiterons  pour  achever  de 
rapporter  les  incidents  qui  concernent  ce  poème. 

Nous  avons  tous  récité,  au  collège,  ces  vers  spirituels  qui 
couvrent  de  ridicule  un  poète,  en  faveur  duquel  on  rétablit 
peu  ou  point,  dans  les  classes,  la  vérité  littéraire  et  historique! 
Nous  autres  Français  sommes  ainsi  faits,  que  nous  sacri- 
fierions nos  propres  intérêts  au  plaisir  d'une  bonne  plaisan- 
terie. 

La  Serre. 

Enfin  vous  l'emportez,  et  la  faveur  du  roi 

Vous  accable  de  dons  qui  n'étoient  dus  qu'à  moi, 

On  voit  rouler  chez  vous  tout  l'or  de  la  Castille. 

ClIAPELAlX. 

Les  trois  fois  mille  francs  qu'il  met  dans  ma  famille 

Témoignent  mon  mérite  et  font  connaître  assez 

Qu'on  ne  hait  pas  mes  vers  pour  être  un  peu  forcés  (2). 

lui  fait  de  fréquentes  visites.  —  Eh  bien,  insistoit  M.  Despréaux,  quand 
il  seroit  visité  du  Pape,  je  soutiens  ses  vers  détestables.  11  n'y  a  point  de 
police  au  Parnasse,  si  je  ne  vois  ce  poëte-là  attaché  quelque  jour  au 
Montfourchu.  —  Molière  qui  était  présent  à  cette  saillie,  la  trouva  digne 
d'être  placée  dans  son  Misanthrope,  à  l'occasion  du  sonnet  d'Oronie  : 
u  Je  soutiendrai,  morbleu,  que  ses  vers  sont  mauvais. 
Et  qu'un  honrime  est  pendable  après  les  avoir  faits.  » 

(1)  Fléchier,  les  Grands-Jours  d'Aiivc^rrine,  p.  13i. 

(2)  Ce  passage  montre  que  la  satire  a  été  composée  très  peu  de  temps 
après  la  distribution  des  pensions  aux  gens  de  lettres  par  Colbert  :  cest-à- 
dire  à  la  fin  de  1663,  et  ce  qui  achève  de  démontrer  que  c'est  bien  là  sa 
date  précise,  contre  l'opinion  de  quelques  critiques,  c'est  que  nous  la 
trouvons  irriprimée  pour  la  première  fois  dans  un  Recueil  de  plusieurs 
et  diverses  pièces  galantes  de  ce  temps,  publié  en  1663  (à  la  Sphère). 
Elle  n'y  est  pas  absolument  conforme  à  la  parodie  publiée  plus  tard  dans 
les  œuvres  de  Boileau,  mais  les  variantes  sont  peu  de  chose  :  ainsi  ces 
deux  derniers  vers  s'y  lisent  ainsi  : 

Témoignent  qu'il  est  juste  et  font  connoître  assez 
Qu'il  sçait  récompenser  les  poëmes  forcez. 


JEAN    CHAPELAIN  251 

El  quoi  de  plus  comique,  après  la  querelle  où  la  Serre, 
franchissant  toutes  les  bornes  du  rcs,!ect,  arrache  la  perruque 
du  pauvre  poète,  que  le  fameux  monologue  : 

0  rage,  ù  désespoir,  ù  perruque  ma  mie  ! 
N'as-tu  donc  tant  vécu  que  pour  cette  infamie? 
N'as-tu  trompé  l'espoir  de  tant  de  perruquiers, 
Que  pour  voir  en  un  jour  flétrir  tant  de  lauriers  (l)  ? 

Cette  parodie  sanglante  fut  suivie  de  la  i]Jé(amorphose  delà 
perruque  de  Chapelain  en  comète,  assez  mauvaise  allégorie, 
disait  Furelière,  «  parce  que  les  comètes  ont  des  cheveux,  et 
que  la  perruque  de  Chapelain  est  si  usée  qu'elle  n'en  a  plus...  » 
Pendant  plusieurs  années,  cette  malheureuse  perruque  devint 
le  sujet  de  tous  les  quolibets  de  la  ville  et  de  la  cour.  Chape- 
lain souffrit  ces  plaisanteries  avec  patience  ;  on  lui  attribua 
même  l'épigramme  suivante,  qui  n'est  pas  de  lui  : 

Railleurs,  en  vain  vous  m'insultez, 
Et  la  pièce  vous  emportez  : 
En  vain  vous  découvrez  ma  nu([ue  ; 
J'aime  mieux  la  condition 
D'être  défroqué  de  perruque 
Que  défroqué  de  pension. 

Elle  est  peut-être  du  chevalier  d'Âceilly,  qui  lui  adressa 
cette  consolation,  dont  la  pensée  est  la  même  : 

(l)  Le  manuscrit  de  celte  parodie,  que  nous  :ivoii5  copié  dans  le  recueil 
des  papiers  do  Conrart  à  la  bibliolhèiiue  de  l'Arsenal  ^t.  IX.  p.  9o},  se  (er- 
minc  à  ce  monologue  jjar  les  deux  vers  suivants  : 

Faut-il  de  mon  honneur  voir  triompher  la  Serre 
Et  que  ce  flagorneur  sur  notre  Parnasse  erre  !  ! 
Puis  on  lit  à  la  suite  un  curieux  madrigal,  que  nous  n'avons  vu  repro- 
diiii  nulle  part  : 

Vous  qui  riez  de  cette  vieille  hure 
Dont  Cliapelainjlait  sa  coifl'ure. 
Ne  riez  i)as  de  lui  seul  aujourd'huy  ; 
Bien  d'autres  gens  qui  sont  en  grande  estime 

Et  qui  sont  coiffez  de  sa  rime, 
Ne  sont-ils  pas  plus  mal  coiffez  que  luy  ? 
Malheurcusemen!  celte  copie  n'est  ni  signée  ni  datée. 


2o2  LA    BRETAGNE    A    l' ACADÉMIE 

De  vous,  certaines  gens,  par  quelques  parodies, 

Des  plus  fameuses  comédies 

Veulent  rire,  et  n'ont  pas  de  quoi. 

Riez,  vous,  de  tout  sans  rien  dire, 
Vous  qui  par  les  bienfaits  d'un  équitable  roi. 

Avez  tout  de  bon  de  quoi  rire  (1). 

Mais  les  attaques  ne  se  bornèrent  pas  à  ces  plaisanteries. 
Boileau,  voyant  le  succès  de  son  escarmouche  joyeuse,  entre- 
prit de  détrôner  définitivement  Chapelain  de  sa  royauté  litté- 
raire et  surtouL  de  l'esiime  du  contrôleur  général.  Un  siège 
en  règle  commeirça  contre  les  vers  de  la  Pucelle,  et  dès  sa 
première  satire,  Boileau  leur  porta  des  coups  qu'il  répéta 
désormais  plus  drus  et  plus  violents  dans  tous  ses  autres 
ouvrages. 

Enfin,  je  ne  saurois,  pour  faire  un  juste  gain, 
Aller  bas,  en  rampant,  flécliir  sous  Chapelain  (:2). 

Voilii  donc  l'origine  de  la  querelle,  s'écrie  Voltaire  dans  son 
mémoire  sur  la  satire  :  un  peu  d'envie  et  de  penchant  à 
médire  '3)  ! 

Nous  avons  déjà  cité,  dans  le  cours  de  notre  étude,  plu- 
sieurs de  ces  passages,  d'autant  plus  terribles  pour  la  mémoire 
de  Chapelain  ({u'ils  sont  devenus  classiques.  On  connaît  les 
autres  : 

Ainsi,  sans  m'accuser,  quand  tout  Paris  le  joue, 
Qu'il  s'en  prenne  à  ses  vers,  que  Phébus  désavoue  ; 
Qu'il  s'en  prenne  à  sa  muse,  allemande  en  françois  ; 
Mais  laissons  Chapelain  pour  la  dernière  fois  (4). 

Ce  n'était  là,  comme  on  le  pense  bien,  qu'un  serment  peu 
.sincère  ;  car  plus  loin  le  satirique 

(I)  Œuvres  du  chev.  d'Accilly,  Recueil  de  la  Monnoye,  t.  I,  p.  242. 

(2j  Boileau,  Satire  I  (1663  ou  mi). 

(3)  Œuvres  de  VoUaire.  Edit.  Haciictle,  l.  XXIV,  p.  18. 

(i;  Boileau,  Satire  IX  (1667). 


JEAK    CHAPELAIN  2o3 

Ne  trouve  eii'Cliapelain,  quoi  qu'ait  dit  la  satire, 

xVutre  défaut,  sinon  qu'on  ne  sauroit  le  lire, 

Et  pour  faire  goûter  son  livre  à  l'univers, 

Croit  qu'il  faudroit  en  prose  y  mettre  tous  les  vers  (1), 

Mais  il  faut  nous  borner,  car  Boileau  n'a  pas  ménagé  les 
vers  contre  la  Pucelle;  ill'a  même  fustigée  en  prose,  dans  un 
passage  du  Dialogue  sur  les  héros  de  romans  : 

—  Plutox  :  A-t-elle  du  talent  pour  la  poésie  '!  —  Diogène  : 
Vous  l'allez  voir. 

La  Pl celle. 

0  grand  prince,  que  grand  dès  celte  heure  j'appelle. 
Il  est  vrai,  le  respect  sert  de  bride  à  mon  zèle  ; 
Mais  ton  illustre  aspect  me  redouble  le  cœur. 
Et  me  le  redoublant  me  redouble  la  peur. 
A  ton  illustre  aspect  mon  cœur  te  sollicite 
Et,  grimpant  contre  mont,  la  dure  terre  quitte. 
Oh  !  que  nai-je  le  ton  désormais  asse:i  fort 
Pour  aspirer  à  toi  sans  te  faire  de  tort! 
Pour  toi  puisse- je  avoir  une  mortelle  pointe. 
Vers  oii  l'épaule  gauche  à  la  gorge  est  conjointe  ; 
Que  le  coup  brisât  Vos  et  fit  pleuvoir  le  sang 
De  la  tempe,  du  dos,  de  l épaule  et  du  flanc  [t). 

Pluton:  Quelle  langue  vient-elle  de  parler? —  Diogène  :  Belle 
demande  !  françoise.  —  Pluton  :  Quoi  !  c'est  du  françois  qu'elle  a 
dit?  Je  croyois  que  ce  fust  du  bas  breton  ou  de  l'allemand.  Qui 
lui  a  appris  cet  étrange  françois  ?  —  Diogène  :  C'est  un  poète 
chez  qui  elle  a  été  en  pension  quarante  ans  durant.  —  Pluton:  Voilà 
un  poète  qui  l'a  bien  mal  élevée.  —  Diogène  :Ce  n'est  pas  manque 
d'avoir  été  bien  payé,  et  d'avoir  exactement  touché  ses  pen- 
sions... etc.,  etc.  (3). 

(I)  Boileau,  Satire  X  (IG93). 

(:2)  11  csl  bon  do  remarriuor  que  celte  li.arangue  n'existe  pas  dans  ta 
Pucelle;  ce  n'est  qu'un  ccnton  composé  d'héinistiches  rapprochés,  pris 
au  hasard  dans  le  poème;  et  M.  Ch.  liomey,  qui,  dans  son  livre  intitula 
Hommes  et  choses  de  divers  temps  (Dentu,  18Gt,  in-1-2),  se  livre  à  une 
charge  à  fond  contre  Chapelain  et  prétend  avoir  lu  la  Pucelle,  cite  ce 
passage  de  conliance,  comme  s'il  était  textuellement  du  poète  ! 
(3)  Boileau,  Dialogue  sur  les  héros  de  romans. 


2o4  I.A    lilŒTAGNE    A    l'aCADÉMIE 

Quand  un  satirique  est  en  si  belle  veine,  on  comprend  qu'il 
eoit  difficile  de  rarrèler.  Aussi  serait-il  impossible  de  dire 
toutes  les  plaisanteries  auxquelles  se  livrèrent  Boileau  et  ses 
amis  sur  le  compte  de  la  malheureuse  Pucelle,  et  lorsque 
M.  Sainte-Beuve  dit  que  le  poème  de  Chapelain  a  fatalement 
amené  celui  de  Voltaire,  cela  ne  peut  ^se  laisser  admettre  que 
si  l'on  songe  à  tous  ces  quolibets.  En  réalité  ce  n'est  pas 
l'ouvrage  de  Chapelain  qui  a  suggéré  l'infâme  pasquinade  de 
Voltaire,  ce  sont  les  plaisanteries  dont  on  s'accoutuma,  sur 
les  traces  de  Boileau,  à  saluer  l'héroïne  d'Orléans  pendant  la 
seconde  moitié  du  xvii''  siècle.  La  chronique  rapporte  que  sur 
la  place  du  cimetière  Saint-Jean,  il  y  avait  un  traiteur  tameux 
chez  quis'assemblaient  les  jeunes  seigneurs  les  plus  spirituels 
de  la  cour,  en  compagnie  de  Messieurs  Despréaux,  Racine, 
La  Fontaine,  Chapelle  et  Furetière.  Or  il  y  avait  sur  la  table 
de  la  chambre  particulière  qui  leur  était  affectée,  un  exem- 
plaire de  la  Pucelle  de  Chapelain,  qu'on  y  laissait  toujours. 
Quand  l'un  d'eux  avaitcommis  une  faute,  soit  contre  la  pureté 
du  langage,  soit  contre  la  justesse  du  raisonnement,  on  le 
jugeait  à  la  pluralité  des  voix,  et  la  peine  ordinaire  était  de 
lire  un  certain  nombre  de  vers  du  poème.  Quand  la  faute  était 
considérable,  on  condamnait  le  délinquant  à  en  lire  vingt;  il 
fallait  qu'elle  fût  énorme  pour  que  la  sentence  s'étendît  jusqu'à 
un  chant  tout  entier. 

Ce  que  la  chronique  ne  dit  pas,  on  peut  le  supposer.  La  Fon- 
taine et  Chapelle  sont  assez  connus  pour  qu'il  soit  permis  decroire 
qu'on  égayait  la  scène  par  quelquesbons  mots  peu  orthodoxes; 
les  recueils  du  temps  ont  conservé  le  souvenir  de  fort  joyeuses 
libations,  à  la  charge  de  tous  ces  habitués  du  Parnasse.  Nous 
ne  croyons  donc  pas  nous  avancer  trop  loin  en  disant  que 
la  Pucelle  de  Voltaire  est  née  chez  le  traiteur  de  la  place  du 
cimetière  Saint-Jean.  Au  nom  de  l'harmonie  et  du  bon  goût, 
Boileau  a  voulu  faire  justice  des  vers  de  Chapelain  :  il  a  eu 
raison;  mais  il  a  beaucoup  outrepassé  ses  droits  en  attei- 
gnant, par  ses  parodies  et  ses  quolibets,  l'homme  et  son 
héroïne  :  aussi  le  poète  blessé  fit-il  dire  au  premier  président 
de  Lamoignon  que  «  c'estoit    une  chosfi  indigne  de  luy,  de 


JEAN    CHAPELAIN  255 

souffrir  qu'un  homme  comme  Despréaux  fust  bien  reeu  dans 
sa  maison.  Le  premier  président  répondit  qu'il  s'entremeftroit 
volontiers  pourfaiie  une  bonne  paix  entre  eux.  »  Sur  cette  belle 
démarche  de  Chapelain,  Boileau  fit  cette  épigramme  : 

Chapelain  vous  renonce  et  se  met  en  courroux 
De  ce  que  l'on  me  connoist  chez  vous. 

Vous  avez  beau  faire  merveilles, 
Eussiez-vous,  Lamoignon,  enflé  son  revenu, 
Vous  n'aurez  point  de  part  ù  ses  pénibles  veilles. 
Oh  !  qu'il  eust  été  bon,  pour  le  bien  des  oreilles, 

Que  Longueville  m'ciist  connu  (l)  ! 

Et  Chapelain  rimait  contre  son  persécuteur  ce  sonnet  inédit 
([u'il  n'imprima  point,  car  il  était  plus  charitable. 

Despréaux,  grimpé  sur  Parnasse 
Sans  qu'on  en  eust  jamais  sceu  rien, 
Trouva  Régnier  avec  Horace 
En  doux  et  paisible  entretien. 

Son  cœur  fut  tenté  de  leur  grâce, 
Il  résolut  d'avoir  leur  bien  : 
Les  en  despoiiilla  plein  d'audace 
Et  s'en  para  comme  du  sien. 

Jaloux  du  plus  grand  des  poètes, 
Dans  ses  satyres  indiscrètes 
II  choque  sa  gloire  aujourd'huy. 
En  vérité,  je  luy  pardonne  : 
S'il  n'eust  mal  parlé  de  personne 
On  n'eust  jamais  parlé  de  luy. 

Que  si  Ton  veut  connaître  le  plus  près  encore  l'opinion 
raisonnéede  Chapelain  sur  ses  détracteurs,  qu'on  lise  ce  début 
de  la  préface  inédite  des  douze  derniers  chants  manuscrits  : 

«  Ce  que  j'avois  préveu  des  malignes  influences  que  monpoëme 
devoit  essuyer  à  son  entrée  dans  le  monde,  ne  s'est  ([ue  trop 
vérifié  par  l'événement.  L'Envie  qui  est  naturellement  contraire 

(l)  Talleinant,  t.  II,  [>.  i'Ji. 


;2o6  LA    BliETAG.NE    A    l'aCAUÉMIE 

aux  entreprises  élevées,  a  fait  la  raesine  réception  à  la  mienne 
qu'aux  anciennes  qui  ont  le  plus  éclaté,  et  aux  modernes  qui  ont 
eu  rapprobation  la  plus  grande.  Elle  n'a  peu  voir  paroistre  cet 
ouvrage  avec  quelque  applaudissement,  sans  vomir  sur  luy  son 
venin  et  sans  aiguiser  les  dents  des  mauvais  critiques  pour  ne 
laisser  aucune  partie  de  son  corps  qui  ne  se  sentist  de  leurs 
atteintes.  Il  est  vray  qu'elles  l'ont  si  peu  entamé  que  si  leur 
malveillance  n'estoit  point  d'ailleurs  manifeste,  on  croiroit  qu'ils 
l'ont  fait  de  concert  avec  moy,  et  pour  rehausser  ce  peu  qu'il  a 
de  lumières  par  leurs  ombres.  Je  me  garderois  bien  aussy  de 
parler  de  leur  injuslics,  si  je  ne  ma  trouvois  point  obligé  de 
rendre  grcàces  à  la  France  de  la  justice  qu'elle  lui  a  rendue  sur  un 
procès  si  mal  fondé.  A  moins  que  de  cela  j'aurois  eu  bien  moins 
de  peine  à  me  taire  de  leurs  foibles  attaques  que  je  n'en  ay  eu  à 
erapescher  la  publication  des  défenses  qui  les  avoient  repoussées 
avec  tant  de  vigueur.  Ce  fut  en  elTet  contre  ma  volonté  que  quel- 
ques-uns de  mes  amis  leur  firent  plus  d'une  response,  et  ce  fut  à 
mon  instante  prière  que  ces  responses  demeurèrent  supprimées  ou 
qu'elles  ne  furent  veues  que  de  pende  gens.  Dès  lors  je  m'affermis 
dans  la  résolution  de  ne  me  commettre  point  avec  la  chicane,  et 
j'eus  trop  bonne  opinion  de  mon  siècle,  pour  craindre  qu'on  pût 
le  surprendre  par  des  discours  sophistiques  et  de  frivoles  accu- 
sations. Je  crus  après  les  sages  anciens  que  les  particuliers 
pouvoient  bien  estre  sujets  aux  béveûes  et  aux  passions,  mais  que 
le  général estoit  exempt  des  unes  et  des  autres.  Je  lecrus,  surtout 
en  matière  de  production  d'esprit  dont  il  est  le  souverain  arbitre, 
et  dans  lesquelles  il  ne  cherche  point  ce  qu'il  y  peut  avoir  de 
mauvais  pour  les  décrier,  mais  ce  qu'il  y  peut  avoir  de  bon  pour 
le  tourner  à  son  avantage.  Il  n'est  pas  sans  doute  facile  d'en  fiiire 
accroire  an  public  ;  et  par  le  public  j'entens  le  sénat,  les  cheva- 
liers et  ce  qu'il  y  a  d'honnêtes  gens  parmi  le  peuple.  Persuadé  de 
cette  vérité,  je  me  rapporteray  à  lui  seul  du  mérite  ou  du  démérite 
de  mon  ouvrage.  Mais  j'eus  encore  un  autre  motif  pour  m'en 
remettre  à  son  seul  jugement,  sans  essayer  de  l'avoir  favorable 
par  mes  brigues  sur  l'article  de  la  gloire  ;  j'ay  de  tout  temps 
estimé  que  pour  en  jouir  avec  satisfaction  il  foloit  sentir  que  l'on 
en  est  digne,  que  pour  la  posséder  sans  scrupule,  il  ne  la  faloit 
devoir  ni  à  l'authorité,  ni  à  la  faveur,  ni  à  la  faction,  et  que 
quand  on  l'obtiendroit  par  de  si  bas  moyens,  ce,  seroit  moins 
l'avoir  gagnée  que  l'avoir  volée...  » 


JEAN    CHAPELAIN  257 

C'est  à  la  suite  de  ces  déclarations  que  Chapelain  sacrifie, 
dans  un  poème,  le  style  à  l'invention,  ainsi  que  nous  l'avons 
plus  haut  indi({ué.  De  rares  et  intrépides  amis  entrèrent  en 
lice  pour  soutenir  l'honneur  du  poète,  et  parmi  eux  nous 
devons  citer  en  première  ligne  le  savant  Huet,  futur  évêque 
d'Avranches,  qui  éleva  publiquement  la  voix  contre  les  satires 
de  Boileau.  Nous  n'acceptons  pas  son  jugement,  parce  qu'il 
est  tombé  dans  l'excès  opposé,  en  louant  l'œuvre  outre 
mesure,  et  en  reléguant  systématiquement  dans  l'ombre  la 
versification,  pour  ne  s'occuper  que  de  la  fable  du  poème; 
mais  la  page  qu'il  consacre  à  la  Pucelle,  dans  ses  mémoires 
latins,  est  curieuse  à  conserver  : 

«  Quant  à  l'opinion  de  ces  poèteraux  envieux  qui  mettent  toute 
leur  gloire  à  médire  et  à  boufîonner,  et  qui  s'acharnoient  contre 
Chapelain,  dont  ils  étoient  incapables  d'égaler  le  mérite,  je  n'en 

fais  aucun  cas Il  faut  pourtant  avouer  que  Chapelain  n'a  pas 

fait  assez  attention  à  l'esprit  de  son  siècle  et  au  [caractère  de  sa 
nation,  l'un  et  l'autre  énervés,  capricieux,  terre  à  terre,  ennemis 
de  toute  application  suivie,  et,  à  cause  de  cela,  s'élevant  difficile- 
ment à  laliauteur  de  la  majesté  du  poème  épique.  Vous  verriez  à 
peine  un  seul  homme  d'aujourd'hui  lire  une  ode  entière  sans 
bâiller,  au  moins  sans  témoigner  son  ennui.  Leur  goût  est  tout 
aux  chansons,  aux  épigrammes  ou  aux  madrigaux.  C'est  aux 
femmes,  toutes-puissantes  chez  nous,  qu'il  faut  imputer  la  cause 
de  cette  frivolité,  qui  ôte  toute  énergie  à  l'autre  sexe  et  amollit  la 
nation  entière.  Pour  moi,  qui  ai  lu  avec  soin  tout  le  poème  de 
Chapelain,  je  puis  certifier  qiCil  eût  obtenu  l honneur  et  les 
louanges  dont  il  est  digne,  s'il  eût  paru  dans  un  temps  meilleur 
et  sous  une  génération  plus  mâle  et  plus  juste...  Et  si  l'œuvre 
entière,  el  garnie  de  toutes  ses  pièces,  étoit  vue  de  personnes 
doctes  et  non  point  aveuglées  par  l'envie,  elles  en  apercevroient 
Wte  la  grandeur  (l)...  » 

11  se  trouva  au  xviii"  siècle  des  «  personnes  doctes  et  non 
point  aveuglées  par  l'envie  »  qui,  après  avoir  lu  l'apologie  de 
l'évèque   d'Avranches,    curent  l'idée  de  réaliser  ce  dernier 

(I)  IIucl,  Mémoires,  traduits  par  M.  Nisard,  p.  lOi,  106. 


258  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

désir  ;  nous  devons  remarquer,  du  reste,  que  les  satires  de 
Boileau  ne  donnèrent  pas  le  coup  de  mort  à  Chapelain,  car  on 
s'occupa  beaucoup  de  luisons  Louis  XV  et  sous  Louis  XVI, 
et  nous  avons  dit  ailleurs  comment  le  chevalier  de  Cubières 
prétendit,  dans  une  lettre  restée  fameuse,  adressée  au  marquis 
de  Ximénès  (1),  qu'il  était  plus  poète  que  Boileau.  Il  y  eut 
deux  camps  très  décidés  luttant  pour  et  contre  la  Pucelle, 
dont  un  immortel  défendit  en  pleine  Académie  le  choix  du 
sujet  attaqué  par  Voltaire.  Il  est  vrai  qu'on  était  généralement 
d'accord  sur  le  peu  de  poésie  du  style  de  Chapelain  ;  ses  plus 
chauds  admiraeurs  Fabandonnaitent  en  partie  sur  ce  chapitre; 
et  le  confrère  du  docteur  Mathanasius  avait  porté  le  dernier 
coup  à  sa  versification  en  le  raillant  fort  plaisamment  dans  le 
Parallèle  entre  Homère  et  Chapelain,  imprimé  en  1714  à  la 
suite  du  Chef-d'œuvre  d'un  inconnu. 

«  Le  stile  de  Chapelain,  disait-il,  n'a  pas  été  moins  attaqué  par 
des  critiques  ignorants  que  celui  d'Homère  :  on  y  trouve  à  redire, 
par  exemple,  qu'il  écrit  allemand  en  françois,  et  l'on  ne  songe 
pas  que  c'est  le  louer  que  le  blâmer  de  cette  manière.  Les  Latins 
ont-ils  jamais  blâmé  leurs  poètes  pour  s'être  servis  des  phrases 
grecques?  Au  contraire,  ils  rendoient  justice  à  leur  langue  en  la 
mettant  infiniment  au  dessus  de  la  langue  grecque,  pour  la  force 
et  pour  la  précision,  et  on  leur  faisoit  plaisir  d'emprunter  des 
tours  étrangers,  pour  remédier  à  la  molle  délicatesse  de  latinité 
ordinaire.  Horace  n'auroit  jamais  été  les  délices  de  la  cour 
d'Auguste,  s'il  n'avoit,  pour  ainsi  dire,  égayé  son  stile  par  l'imi- 
tation continuelle  des  poètes  grecs,  et  sans  elle  ses  vers  n'auroient 
jamais  été  si  soutenus  ni  si  mâles.  Pourquoi  donc.  Messieurs, 
blâmez-vous  dans  Chapelain  ce  que  vous  admirez  dans  votre  cher 
Horace?...  Je  ne  nie  pas  qu'il  n'y  ait  dans  son  poème  des  vers 
durs  et  même  très-durs  ;  mais  je  soutiens  qu'ils  doivent  l'être,  et 
qu'ils  ne  vaudroient  rieu  s'ils  avoient  un  seul  degré  de  dureté  de 
moins.  Toute  cette  rudesse  n'est  que  l'effet  d'un  art  incomparable, 
et  l'on  verra  toujours  qu'elle  accompagne  quelque  beauté  merveil- 
leuse, dont  la  découverte  ne  sauroit  qu'être  due  à  une  même 
réflexion  :  que  le  flux  rapide  d'un  vers  coulant  entraîne  trop  vite 

(1)  i»ans,  Rover,  1787. 


JEAN    CHAPELAIN  259 

l'esprit,  et  qu'il  est  nécessaire  que  la  rudesse  des  sons  l'arrête, 
et  lui  donne  le  loisir  de  pénétrer  dans  la  pensée  qu'elle  enve- 
loppe (1)...  » 

En  revanche,  le  P.  Oudin,  qui  estimait  assez  le  poème  de 
la  Pucelle  pour  croire  que  cet  ouvrage,  traduits  en  beaux  vers 
latins,  serait  admirable,  ce  qui  est  fort  possible,  prétendait 
avoir  comparé  suffisamment  les  poésies  de  Chapelain  avec 
celles  de  Despréaux,  pour  être  en  état  de  prouver  que  ce 
dernier  avait  tiré  beaucoup  d'hémistiches,  voire  même  des 
vers  entiers  de  son  poème  (2),  et  l'abbé  Prévost,  dans  son 
journal  critique  intitulé  le  Pour  et  le  Contre,  protestait  éner- 
giquement  contre  les  injures  de  Voltaire,  qui  avait  dit  des 
premiers  académiciens  :  «  Leurs  noms  sont  devenus  si  ridi- 
cules que  si  quelque  auteur  passable  avait  le  malheur  de 
s'appeler  Chapelain  ou  Cotin,  il  serait  obligé  de  changer  de 
nom  (3).  » 

De  son  côté,  l'éditeur  anonyme  des  Mélanges  littéraires, 
qui  parurent  en  1755,  s'associant  aux  critiques  de  Boileau, 
ajoutait  en  correctif  que  le  satirique  n'avait  pas  daigné  rendre 
justice  à  Chapelain.  Il  a  dissimulé,  disait-il,  que  le  père  de 
la  Pucelle  avait  tous  les  talents  qui  touchent  aux  défauts  qu'il 
lui  reproche  :  que  s'il  était  enflé,  il  était  quelquefois  sublime; 
que  sa  dureté  naissait  d'une  énergie  excessive,  que  ses  descrip- 
tions souvent  basses  étaient  toujours  vraies  et  fortes  ;  que  s'il 
avait  l'expression  gothique,  il  l'avait  vigoureuse  et  pittoresque; 
que  le  coloris  de  Corneille  brille  souvent  dans  sa  poésie  avec 
tout  son  éclat  et  tous  ses  défauts  ;  que  ses  comparaisons  sont 
toujours  bien  choisies  et  bien  placées,  qu'en  somme  c'était 
beaucoup  plus  le  goût  qui  lui  manquait  que  le  génie  (4)... 
Enfin,  Marivaux,  se  montrant  beaucoup  plus  sévère,  accusait 
Chapelain,  dans  un  article  intitulé  le  Miroir,  du  Mercure  de 
janvier  1755,  d'avoir  pris  les  contorsions  de  son  esprit  pour 

(1)  Yoy.  Disserlalion  sur  Homère  et  Chapelain  à  la  suite  du  Chef- 
d'œuvre  d'un  inconnu,  édit.  ITli,  p.  iO-W. 

(2)  V.  Mélanges  hisl.  et  philos,  de  l'avocat  Micliaud,  IToJ.  i  vol-  iu-i"2. 

(3)  Le  Pour  et  le  Contre,  1737,  t.  XII,  p.  1-2. 
(i)  Voy.  Mélanges  littéraires,  l'oo.  1  vol.  iu-12. 


260  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

de  l'art,  son  froid  orgueil  pour  de  la  capacité,  et  ses  recher- 
ches hétéroclites  pour  du  sublime;  mais  il  avouait  que,  moins 
adulé  par  ses  contemporains,  «  il  seroit  devenu  plus  esti- 
mable ;  car,  dans  le  fond,  il  avoit  beaucoup  d'esprit,  sans  en 
avoir  assez  pour  voir  clair  à  travers  tout  V  amour -propre 
quon  lui  donna  (1).  » 

Cef  ut  peu  de  temps  après  que  parut,  dans  ï Année  littéraire, 
le  Projet  d'une  édition  corrigée  du  fameux  poème  de  Chapelain . 
Ce  document,  publié  dans  le  numéro  du  16  septembre  1736, 
est  d'autant  plus  intéressant  qu'il  paraissait  célébrer  le  cente- 
naire de  Tapparilion  du  poème,  et  que  beaucoup  de  littéra- 
teurs encore  vivants  à  celte  époque  avaient  connu  Despréaux. 
Or  voilà  qu'en  dépit  des  attaques  du  satirique,  on  allait  retourner 
ses  armes  contre  lui  et  profiter  de  ses  avis  pour  donner  à  la 
France  le  poème  épique  national  qu'elle  attend  encore  aujour 
d'hui. 

«  Quelques  épigrammes  de  Boileau,  disait  ce  prospectus  auda- 
cieux, ont  rendu  Chapelain  ridicule.  Il  paraît  cependant  qu'une 
épigramme  ne  devroit  prouver,  tout  au  plus,  que  l'esprit  de  son 
auteur  ;  mais  il  est  peu  de  nations  qu'un  bon  mot  affecte  autant 
que  la  nôtre.  Les  événements  les  plus  sérieux  sont  quelquefois 
parmi  nous  le  sujet  d'un  vaudeville.  Il  est  heureux  pour  Quinault 
que  le  théâtre,  dépositaire  de  ses  chefs-d'œuvre,  ait  survécu  aux 
plaisanteries  de  notre  fameux  satyrique.  Tant  d'injustices  recon- 
nues me  donnèrent,  il  y  a  quelques  années,  le  courage  de  lire 
la  Pucelle.  Les  douze  derniers  chants,  qui  n'ont  jamais  été 
publiés,  m'étoient  tombés  entre  les  mains.  Je  vis  avec  surprise 
(car  il  me  restoit  encore  du  préjugé),  que  du  côté  du  génie,  de 
rinvention  et  de  ce  qu'on  appelle  ordonnance,  il  n'étoit  peut-être 
en  aucune  langue  un  ouvrage  plus  digne  de  l'épopée.  A  ne  juger 
que  la  fable,  elle  me  parut  un  chef-d'œuvre,  et,  ce  qui  doit,  ce  me 
semble,  affecter  tout  citoyen,  c'est  que  ce  poème  est  en  même 
temps  un  des  plus  beaux  monumens  que  jamais  on  ait  élevés  à  la 
gloire  de  la  nation...  Boileau  y  pensoit-il,  quand  dans  son  chef- 
d'œuvre  de  VA  rt  poétique,  il  a  dit  qno  le  choix  heureux  ou  malheu- 
reux d'un  nom  pouvoit  influer  sur  tout  un  poëme?  Pourquoi,  si 

(1)  Y.  Mercure,  janvier  \T6o. 


JEAM    CHAPELAIN  261 

Childehrand  eûl  été  un  hérûs,  n'eût-il  pu  trouver  ni  de  Virgile, 
ni  d'Homère  pourl'immortaliser?  Ce  seroit  supposer  quelque  auto- 
rité à  une  décision  si  puérile  (jue  de  la  combattre  sérieusement... 
Pour  moi,  j'avoue  qu'en  lisant  la  Pucelle,  les  noms  plus  ou  moins 
sonores  de  Charles,  de  Dunois,  de  Philippe,  ne  m'ont  pas  empê- 
ché d'è  Ire  sensible  à  la  richesse,  à  la  grandeur  du  sujet,  à  la  vérité 
des  caractères,  et  surtout  à  l'heureuse  distribution  de  toutes  les 
parties  de  ce  vaste  ouvrage. 

«  Il  faut  convenir  cependant  que  l'exécution  est  demeurée  au - 
dessous  du  talent  de  l'auteur  pour  imaginer  ;  mais  c'est  moins 
défaut  de  talent  que  de  goût,  et  si  l'on  se  transporte  au  temps  où 
il  écrivoit,  peut-être  de  ce  côté-là  accuseroit-on  Boileau  d'un  excès 
de  sévérité...  Si  l'on  pardonne  à  Corneille  tant  d'inégalités,  de 
négligences,  de  familiarités,  pourquoi  les  mêmes  imperfections  ne 
seroient-elles  pas  également  pour  l'un  et  l'autre  les  fautes  de  leur 
siècle  plutôt  que  de  leur  génie...  On  se  propose  de  corriger  tous 
ces  défauts  dans  une  nouvelle  édition  du  poème  de  la  Pucelle; 
elle  ne  parait  pas  encore,  mais  elle  ne  tardera  pas  à  être  imprimée. 
L'éditeur  a  retranché  tout  ce  que  l'on  a  trouvé  superflu.  Il  a  rap- 
proché des  idées  que  d'autres  idées  intermédiaires  faisoient 
languir  ;  enfin,  il  a  rajeuni  ce  même  Chapelain  qu'un  homme  de 
génie  vientdetravestir.  Si  malgré  ces  soins, ce  poëme  parait  encore 
d'un  coloris  faible,  surtout  en  l'opposant  au  style  brillant  et  fleuri 
de  la  Henriade,  on  a  cru  (jue,  dans  la  poésie  comme  dans  la 
peinture,  il  étoit  différentes  sortes  de  beautés  :  qu'un  poème 
pouvoit  exceller  par  F  ordonnance,  comme  un  tableau  par  la  régu- 
larité du  dessiîi,  et  que,  si  la  manière  grise  du  Poussin  nôtoit 
rien  au  mérite  de  ses  ouvrages  comparés  à  ceux  de  Rubens,  la 
Pucelle  ne  perdroit  rien  à  certains  yeux,  même  jugée  après  la 
Henriade,  etc..  » 

Ce  prospectus,  que  nous  abrégeons  beaucoup,  était  conçu 
en  termes  fort  sensés,  et  nous  n'hésitons  pas  à  déclarer  que 
nous  souscrivons  volontiers  à  sa  profession  de  foi,  qui  résume 
assez  bien  tous  les  débals  sur  le  poème  de  la  Pucelle.  Quelques 
mois  après,  l'auteur,  M.  de  Caux  de  Cappeval,  réimprima  son 
projet  d'édition  nouvelle  et  lit  insérer,  dans  V Année  littéraire, 
deux  articles  de  réclame  dans  lesquels  il  annonçait  que  la 
Pucelle,  corrii^ée,  l'oimerail  trois  volumes  in-8", et  serait  suivie 
de  deux  autres  volumes  contenant,  l'un /a  Henriade  avec  une 


262  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

traduction  en  vers  latins,  l'autre  les  poésies  de  l'éditeur  ;  le 
tout  en  «  beau  papier,  beau  caractère,  prix  :  15  liv.  bro- 
ché (1)  ;  »  mais  nous  ne  sachions  pas  que  tout  cela  ait  jamais 
été  publié.  Une  note  de  la  Biographie  universelle  de  Michaud, 
article  Chapelain,  dit  cependant  qu'on  imprima,  vers  cette 
époque,  des  éditions  de  la  Pucelle,  plus  complètes  que  celle 
du  xvii^  siècle  :  l'une  en  1755  contenait,  dit-on,  quinze  chants, 
l'autre,  en  1756,  dix-huit,  et  la  troisième,  en  1757,  en  conte- 
nait vingt;  nous  n'avons  pu  découvrir  où  l'auteur  de  cette 
note  avait  pris  d'aussi  fantaisistes  renseignements,  car  ni  le 
Manuel,  de  Brunet,  ni  la  France  littéraire,  de  Quérard,  ne 
mentionnent  une  seule  de  ces  réimpressions,  et  nous  craignons 
fort  qu'il  ne  s'agisse  tout  simplement  ici  que  des  éditions  de  la 
pasquinade  de  Voltaire. 

Souhaitons  qu'un  nouveau  de  Caux  de  Cappeval,  réelle- 
ment poète,  transforme  un  jour  l'œuvre  de  Chapelain  de 
manière  à  nous  donner  le  poème  national  rêvé  par  tant  de 
parnassiens  malheureux. 


XII.  Dernières  années  de  Chapelain.  —  Son  testament.  — 
Sa  bibliothèque.  —  Conclusion. 

Nous  avons  laissé  Chapelain  en  possession  de  la  feuille  des 
bénéfices  littéraires  sous  la  direction  du  contrôleur  général  des 
finances.  Les  détails  qui  nous  restent  à  donner  sur  la  fin  de  sa 
carrière  sont  fort  peu  de  chose.  Quand  nous  aurons  dit  qu'en 
1G58,  il  aida  son  confrère  Habert  de  Montmor  dans  le  travail 
fort  difficile  de  l'édition  des  œuvres  de  Gassendi  (2)  ;  qu'en 
1662,  il  combattit  l'élection  académique  de  Segrais,  lui  pré- 
férant Michel  le  Clerc  qui  fut  nommé  peu  de  temps  après  (3)  ; 
qu'en  1663,  il  fut  choisi  par  Colbert  avec  trois  de  ses  col- 
lègues, Cassagnes,  l'abbé  de  Bourzeys  et  Charpentier,  pour 
fonder  la  petite  académique  des  devises,  origine  de  l'aca- 

(1)  Année  Ullérairc,  IToG,  l.  VIII,  p.  283,  284. 
(-2)  Pellisson,  t.  I,  p.  201. 
(3)  V.  Segraisiana,  p.  liO. 


JEAN    CHAPELAIN  263 

demie  des  inscriptions  et  belles-lettres ,  qui  s'assemblaii. 
tous  les  mercredis  chez  le  ministre,  à  Paris,  pendant  l'hiver, 
ou  à  Sceaux  pendant  l'été  fl)  ;  qu'en  1664,  fort  souffrant  de 
la  pierre,  il  se  décida  à  subir  la  douloureuse  opération  de  la 
taille  (2);  qu'en  1665  il  entretint  une  correspondance  très 
active  avec  le  fameux  Lefèvre,  père  de  M'"^  Dacier,  et  colla- 
bora avec  Gallois  et  Sallo  au  Journal  des  savants,  lors  de 
sa  fondation  (3);  qu'en  1667,  il  refusa  d'être  nommé  pré- 
cepteur du  Dauphin;  qu'en  1671,  il  reçut  Charles  Perrault 
à  l'Académie,  et  s'opposa  en  vain,  dans  cette  occasion,  à 
l'adoption  de  la  publicité  des  séances  (4)  ;  enfin  qu'il  composa 
pendant  toute  cette  période  un  assez  grand  nombre  de  sonnets 
sur  les  divers  événements  de  la  cour,  sur  la  mort  de  Mazarin 
ou  celle  de  la  reine,  sur  le  passage  du  Rhin,  sur  le  siège  et 
la  prise  de  Maëstricht,  sur  la  maladie  de  M^""  le  duc  de  Longue- 
ville,  etc.,  etc.,  nous  aurons  épuisé  tous  les  détails  biogra- 
phiques qu'on  peut  rencontrer  sur  lui  dans  les  mémoires  du 
temps  ou  dans  ses  œuvres  manuscrites. 

Chapelain  mourut  le  2o  février  1674,  et  les  recueils 
d'anecdotes  attribuent  sa  maladieàun  accident  assez  bizarre: 

«L'avarice  de  M. Chapelain, dit  Segrais  dans  ses  Mémoires,  fut 
cause  de  sa  mort.  S'étant  mis  en  chemin,  un  jour  d'Académie, 
pour  se  rendre  à  l'assemblée  et  gagner  deux  ou  trois  jetons,  se 
trouvant  dans  la  rue  Saint-Honoré,  près  la  porte  du  Cloître,  ne 
voulant  pas  payer  un  double  pour  passer  le  ruisseau  sur  une 
planche  que  l'on  y  avoit  jetée,  il  attendoit  que  l'eau  fût  écoulée; 
mais  ayant  regardé  au  cadran,  et  sachant  qu'il  étoit  près  de 
trois  heures,  il  passa  au  travers  de  l'eau,  et  en  eut  jusqu'à  mi- 
jambe.  S'étant  rendu  à  l'Académie,  il  ne  s'approcha  pas  du  feu, 
quoiqu'il  y  en  eût  un  fort  grand  ;  mais  il  s'assit  d'abord  à  un 
bureau,  en  cachant  ses  jambes  dessous,  afin  que  l'on  ne  s'aperçut 
pas  (le  quelle  manière  il  étoit  mouillé  :  le  froid  le  saisit  et  il  eut 
une  oppression  de  poitrine  dont  il  mourut  (5). 

(1)  Hist.  cl  mcm.  de  VAcad.  des  inacrii).  cl  bclles-lellres,  1. 1  (i-S.) 

(2)  Leltrcs  de  Guy  Patin,  t.  II,  p.  Ki8. 

(3)  V.  Dcslonlaincs,  Écrits  vioderncs,  t.  T,  p.  30!. 

[i)  V.  Mémoires  de  PerrauU,  i:i:il),  liv.  Ilf,  p.  131,232. 
(5)  Segrais,  Mémoires  atiecdoies,  p.  226,  227. 


264  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

Segrais  gardait  rancune  à  Chapelain  de  ce  que  celui-ci 
s'était  opposé  à  son  élection  à  l'Académie,  en  1662,  Aussi 
ses  anecdotes  nous  semblent-elles  un  peu  suspectes.  C'est 
encore  lui  qui  rapporte  un  autre  trait  d'avarice  arrivé  près 
de  deux  ans  auparavant,  en  1672,  lors  de  la  mort  du  chan- 
celier Séguier  : 

«  Chapelain,  dit-il,  évitoit  tant  qu'il  pouvoit  d'être  choisi  pour 
directeur  de  l'Académie,  par  la  crainte  qu'il  avoit  que  quelqu'un 
de  la  compagnie  ne  mourût  pendant  le  cours  de  sa  charge,  et  qu'il 
ne  lui  en  coûtât  vingt  livres  pour  les  frais  du  service  dans  l'église 
des  Billettes.  Cependant  nous  eûmes  l'adresse  de  le  faire  direc- 
teur dans  le  temps  de  la  maladie  de  Monsieur  le  chancelier 
Seguier,  notre  protecteur,  dont  il  mourut  (l).  Vers  la  fin  des 
trois  mois,  sachant  que  l'Académie  changeoit  souvent  ses  directeurs 
il  eut  grand  soin  de  demander  que  l'on  procédât  à  lui  donner  un 
successeur.  On  remit  la  délibération  pour  quelques  jours,  en 
attendant  qu'il  y  eût  un  plus  grand  nombre  d'académiciens. 
Monsieur  le  chancelier  étant  mort  dans  cet  intervalle.  Mon- 
sieur Chapelain  éloit  inconsolable.  «  Me  voilà,  disoit-il,  ruiné, 
«  mon  bien  n'y  suflîra  pas  ;  je  me  consolerois  si  c'éloit  un  simple 
«  académicien,  mais  c'est  le  protecteur  de  l'Académie;  cette 
((  demande  va  me  réduire  à  l'aumône.  »  Monsieur  Palru  étoit  pré- 
sent. «  Monsieur  le  cardinal  de  Richelieu,  dit-il,  valoit  bien 
«  Monsieur  le  chancelier  ,j'  étois  directeur  quand  il  mourut,  et  je  fis 
«  faire  le  service  tout  seul  à  mes  dépens,  mais  il  ne  m'en  coûta  que 
o  deux  pistoles  de  plus,  et  le  service  fut  très-honorable.  »  Monsieur 
Chapelain,  qui  ne  prétendoit  pas  qu'il  lui  en  coûtât  une  aussi 
grosse  somme,  représenta  si  bien  que  cela  ne  suffisoit  pas,  et  qu'il 
n'étoit  pas  assez  riche  pour  supporter  ces  dépenses,  qu'il  obtint 
que  chacun  de  la  compagnie  y  contribueroit;  de  sorte  que  les  uns 
donnèrent  un  écu  d'or,  et  d'autres  un  écu  chacun  à  sa  fantaisie,  et 
par  là  il  n'y  contribua  que  ce  qu'il  voulut,  et  peut-être  y  gagna- 
l-il  encore  (2).  » 

(1)  On  sait  que  les  fondions  de  directeur  se  tiraient  au  sort,  ainsi  que 
celles  de  chancelier.  11  fallut  donc  qu'on  aidât  le  hasard.  Pcllisson  rcmaniue 
du  reste  qu'en  16o3,  au  moment  où  il  écrivait,  c'est-à-dire  près  de  vingt 
ans  après  la  fondation  de  l'Académie,  Chapelain  n'avait  encore  ctô  ni 
directeur  ni  chancelier. 

(-2)  Segrais,  Mémoires  anecdotes,  p.  2:23,  22o. 


JEAN    CHAPELAIN  265 

Segrals  ajoute  que  Chapelain  mourut  «  riche  de  quatre 
cens  mille  livres.  On  lui  en  trouva  deux  cens  quarante  mille 
en  argent  comptant  et  il  en  avoit  treize  mille  de  revenu  (1),  » 
Jamais  pauvre  poète  n'est  mort  si  riche,  s'écriait  plaisamment 
Ménage.  Nous  avons  déjà  dit  ce  que  nous  pensons  des  accu- 
sations d'avarice  sordide  élevées  contre  Chapelain  :  il  adonné 
des  preuves  assez  répétées  de  désintéressement,  pour  qu'on 
n'accepte  pas  facilement  toutes  ces  anecdotes,  répétées  soit 
par  Segrais,  soit  par  Ménage,  personnellement  indisposés 
contre  le  poète,  à  une  époque  où  il  était  de  mise  de  le 
tourner  en  ridicule. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  le  Père  de  la  Pucelle  se 
trouvait,  en  effet,  directeur  de  l'Académie  à  la  fin  de  1671, 
car  nous  avons  le  discours  qu'il  prononça  en  réponse  à  celui 
de  Charles  Perrault,  reçu  le  13  novembre.  Aucun  biographe 
n'ayant  signalé  cette  harangue,  qui  a  le  mérite  d'être  fort 
courte,  et  Daunou  seul  lui  ayant  lancé  quelques  mots  de 
persiflage,  dans  sa  réponse  aux  attaques  du  chevalier  de 
Cubières  contre  Boileau,  nous  n'hésitons  pas  à  la  reproduire 
ici  dans  son  entier.  C'est  le  seul  morceau  académique  qui 
nous  reste  de  la  plume  de  l'un  des  académiciens  les  plus 
influents  du  xvn^  siècle  :  et  l'on  y  remarque  un  ton  paternel 
qu'on  est  peu  habitué  à  rencontrer  dans  ces  sortes  de  discours. 
Chapelain  était  réellement  le  patriarche  de  l'Académie  (2)  : 
il  eu  avait  conscience  et  dans  les  occasions  solennelles  il  en 
prenait  le  véritable  langage.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  pré- 
senter à  nos  lecteurs  le  portrait  ni  le  bagage  littéraire  de 
Charles  Perrault  :  ceux  qui  n'ont  pas  lu  ses  Poèmes^  ni  ses 
Hommes  illustres^  connaissent  au  moins  ses  Contes  et  ses 
Fables,  et  savent  qu'il  fut  l'un  des  champions  les  plus  ardents 
de  la  célèbre  querelle  des  anciens  et  des  modernes   :  son 

(1)  Segrais,  Mémoires  anecdotes,  p.  20. 

(2)  Conrart,  qui  niourul  eu  167u,  (!-tait  plus  jeune  que  Chapelain  :  le 
ciiancclier  Séguier,  qm  mourut  en  1072,  élail  alors  le  doyen  d ïige,  mais 
son  lilredc  prolccleur  ne  le  laibait  plus  compter  au  nombie  des  acadé- 
miciens. Il  avait  été  remplacé  par  Bazin  do  Bezons,  en  mii.  Uesmarels 
de  Saint-Sorlin  et  La  Motlic  Le  Vayer  restaient  seuls  parmi  les  fondateurs 
de  l'Académie,  du  même  âge  que  notre  poèlc,  mais  ils  n'avaient  pas  la 
même  influence. 


266  LA    BRETAGNE   A    l' ACADÉMIE 

élection   avait  une  portée  significative,  car  Boileau  n'entra 
qu'en  1684  à  TAcadémie  : 

«  Monsieur,  lui  dit  Chapelain,  vous  avez  dû  remarquer  sur  le 
visage  et  dans  les  mouvemens  de  Messieurs  qui  composent  l'Aca- 
démie françoise,  avec  combien  d'applaudissement  et  de  joye  ils 
ont  entendu  vôtre  remercîment,  pour  la  grâce  si  bien  méritée,  de 
vous  avoir  fait  l'un  des  membres  de  leur  corps. 

«  Ce  seroit  icy  le  lieu  de  vous  représenter  la  dignité  de  ce  corps, 
les  motifs  qui  portèrent  le  grand  cardinal  de  Richelieu  à  en  pro- 
curer l'établissement,  la  sagesse  de  sa  discipline,  l'utilité  de  son 
employ,  l'heureux  succès  de  ses  veilles,  son  approbation  générale, 
et  ce  qui  luy  est  incomparablement  plus  glorieux,  l'honneur  de 
celle  dont  la  daigne  favoriser  nôtre  invincible  mo.  arque  ;  mais 
j'employerois  sans  nécessité  beaucoup  de  paroles  à  e\.  étaler  les 
divers  avantages,  après  vous  en  avoir  ouï  si  bien  parler,  et  avoir 
vu  que  rien  n'en  ayant  échapé  à  vôtre  connoissance,  c'étoitl\  nique 
raison  qui  vous  avoit  fait  naître  le  désir  passionné  d'être  ai,  mis 
dans  une  société  où  reluisoit  un  si  rare  mérite. 

«  Je  vous  diray  donc  seulement.  Monsieur,  que  la  possession  que 
cette  société  vient  de  prendre  du  vôtre,  étoit  il  y  a  longtemps  un 
de  ses  plus  ardens  souhaits;  et  que  si  vous  êtes  satisfait  delà 
justice  qu'elle  vous  a  rendue  en  vous  aggrégeant  à  son  corps,  elle 
n'a  pas  de  son  côté  une  moindre  satisfaction  de  s'être  fortifiée  d'un 
secours  tel  que  le  vôtre,  pour  l'avancement  et  l'accomplissement 
du  dessein  qui  a  causé  son  institution  et  duquel  nôtre  langue  attend 
sa  perfection  dernière. 

('  Il  vous  sera  doux,  Monsieur,  de  pouvoir  mêler  vos  lumières  aux 
lumières  de  cette  célèbre  société,  et  de  mériter  du  public  avec 
elle,  en  l'assistant  de  la  force  et  de  la  délicatesse  qui  vous  sont 
naturelles  et  qui  donnent  tant  de  relief  à  vos  autres  singulières 
qualitez. 

«  Il  vous  sera  honorable  de  contribuer  à  son  travail,  sous  les 
auspices  de  Monseigneur  le  Chancelier,  nôtre  très-illustre  prolec- 
teur, avec  les  Comtes,  les  Marquis,  les  Gouverneurs  de  Provinces, 
les  Conseillers  d'Etat  et  les  Maîtres  des  Requêtes  dont  elle  est 
remplie,  sans  compter  les  Cardinaux,  les  Archevêques,  les  Evo- 
ques, les  Ducs  et  Pairs,  les  Ministres  d'Etat  et  les  Secrétaires  des 
Commandemens,  qui  ajoutent  un  si  grand  lustre  à  l'éclat  de  cette 
compagnie,  formée  d'ailleurs  des  sujets  les  plus  capables  qu'ait  la 


JEAN    CHAPELAIN  267 

France,  de  purger  son  langage  de  ce  que  les  siècles  précédens 
lui  avoit  fait  contracter  d'impur,  ou  de  ce  qu'ils  luy  ont  laissé 
encore  de  grossier  ou  de  barbare.  La  Compagnie  est  persuadée, 
Monsieur,  qu'autant  que  vos  indispensables  devoirs  le  permet- 
tront, vous  luy  prêterez  volontiers  votre  assistance,  dont  elle  se 
promet  un  notable  soulagement,  lorsque  par  la  facilité  de  vos 
mœurs  et  par  une  sincère  correspondance  de  véritable  fraternité, 
vous  lui  communiquerez  vos  avis  judicieux  sur  les  matières  qui 
font  l'objet  de  ses  ordinaires  exercices,  pour  lesquels,  à  certains 
jours  de  la  semaine,  elle  s'assemble  régulièrement  en  ce  lieu. 
Vous  n'aurez  pas  une  médiocre  part  à  la  gloire  qui  luy  en  reviendra: 
et  comme  vous  allez  être  désormais  une  des  colonnes  les  plus 
fermes,  pour  soutenir  sa  réputation  dans  le  monde,  il  n'y  aura 
aussi  pas  un  de  Messieurs  vos  Confrères  qui  ne  s'en  trouve  vôtre 
redevable,  et  qui,  s' unissant  étroitement  à  vous,  ne  réponde  avec 
fidélité  et  cordialité  à  l'attention  que  vous  leur  témoignerez  à 
tous,  et  que  tous  vous  demandent  aussi  par  ma  bouche  (1).  » 

Les  dernières  périodes  de  cette  harangue  sont  un  peu 
longues,  mais  Chapelain  avait  alors  soixante-quinze  ans 
moins  quelques  jours,  et  le  style  à  cet  âge  n'a  pas  ordinaire- 
ment la  môme  souplesse  que  dans  toute  la  virilité  du  talent. 
Nous  lui  pardonnons  en  faveur  de  son  tour  patriarcal.  Ce  fut, 
du  reste,  le  chant  du  cygne  de  Chapelain  :  s'il  commit  quelques 
sonnets  depuis  cette  époque  jusqu'à  celle  de  sa  mort,  quelques 
amis  en  eurent  seuls  connaissance,  le  public  ne  les  soupçonna 
pas.  M'"^  de  Sévigné,  depuis  fort  longtemps  l'amie  du  Père 
de  la  Pucelle  (2),  écrivait  le  13  novembre  1673  à  M""^  deGri- 
gnan  :  «  M.  Chapelain  se  meurt  :  il  a  eu  une  manière  cVapo- 
flexie  qui  l'empêche  de  parler,  il  s'est  confessé  en  serrant  la 
main,  il  est  dans  sa  chaise  comme  une  statue  ;  ainsi  Dieu 
confond  l'orgueil  des  philosophes  (3).  »  Trois  mois  après  il 

(1)  Recueil  des  harangues  de  l'Acadcmic,  Amsl.,  1719, 1. 1,  p.  23i,  23G. 

(5)  On  Irouvc  de  nombreuses  traces  de  celle  liaison  dans  la  corres- 
pondance de  Bussy.  »  Le  samcdy  29  décembre  IGtO,  dit  aussi  Olivier  d'Or- 
mcsson  dans  son  Journal,  je  fus,  avec  toute  la  famille,  dîner  chez 
M'"«  de  Sévigné où  esloit  M.  Chapelain.»  {Journal  d'Ormcsson,  1. 1,  j).  372.) 

(3)  I.ellres  de  M"'»  de  Sévign6,  cdil.  st  irOolype,  t.  111,  p.  291. 


268  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

rendait  le  dernier  soupir,  et  l'église  Saint-Merry  recevait  son 
cercueil  dans  la  tombe  paternelle  (i^. 

Une  inscription  latine,  composée  par  le  curé  de  Saint- 
Barthélémy,  Pierre  Cureau  de  la  Chambre,  son  confrère  à 
l'Académie  française  (2),  se  lisait  encore,  à  l'époque  de  la 
Révolution,  au-dessus  de  cette  double  tombe  (3).  Elle  a 
disparu  comme  tant  d'autres  monuments  de  nos  anciennes 
églises,  et  l'ingrate  postérité  n'a  plus  aujourd'hui  sous  les 
yeux  cette  protestation  vivante  contre  les  attaques  immo- 
dérées de  Boileau.  Mais  voici  des  témoignages  d'une  plus 
grande  autorité.  Le  savant  Nicolas  Heinsius,  ayant  appris  la 
mort  de  Chapelain,  écrivait  le  8  mars  1674,  au  non  moins 
savant  Grœvius  :  Ejus  memoria  semper  in  hoc  pectore  erit 
sanclissima.  Amisi  sane  amicum  incomparabilem. 

(1)  «  Messire  Jean  Chapelain,  conseiller  du  roy  en  ses  conseils,  décédé 
rue  Salle-au-Compte,  lil-on  dans  les  registres  des  décès  de  la  paroisse  de 
Sainl-Mcrry,  a  esté  apporté  de  la  paroisse  Sainl-Leu-Sainl-Gilles  en  celte 
église,  où  il  a  esté  inhumé  le  26  féburier  1674,  et  ont  assisté  M.  Ménard, 
conseiller  du  roy  et  notaire  au  Chastelcl  de  Paris,  et  51=  Ménard.  »  (Jal., 
Dicl,  cril.) 

(2)  Voir  notre  étude  sur  cet  académicien  dans  V Histoire  du  chancelier 
Séguier,ei  Le  Mans,  Pellechat,  i«77,  in-S'^. 

(3)  La  voici  telle  que  nous  la  trouvons  dans  le  tome  IV  des  SiUo{/cs 
eplstolarum  a  viris  illustribus  scriptarum  (t.  IV,  p.  328),  et  dans  le 
tome  m  de  \a.  Description  de  Parts,  par  Piganiol  de  la  Force  (t.  lit,  p.  314)  : 

D.  0.  M. S.  sempiternœ—el  memoriœ—  D.  Clar.Joannis Chapelain,—  régis 
a  consiliis  ;  —  qui  prœter  exquisitam  rei  yoeticœ—cognitionem,  —  scrip- 
lis  itninortaliOus  abundé  publico  —  testaturn,  —  tut  tantasque  dotes  animo 
—  complectebatur,  —  ut  universum  virtutis,  bonarumque  —  artium 
nomen  —  quàm  latè  diffunditur,  —  hic  collegisse  semel,  —  ac  fixisse 
sedetn  videri  posset.  —  Prudentiœ  singularis,  comitatis,  —  candoris, 
inlegritatis,  —  studii  in  demerendis  non  nwuis  cœteris,  —  quàm  popu- 
laribus  suis  —  prœsertim  ab  disciplina  liberaliori,  —  inslructis  qiiibus- 
cumque  —  ut  nunquam  non  parati,  —  sed  sic  prorsus  indefessi,  —  raris- 
sime et  amabili  plané  exemple.  —  Js  principum  tempestatis  suce  viro- 
rum,  —  ac  in  hisce  raaximerum  Regum  —  Ludovici  utriusque,  patris 
et  filii,  —  Armandi  adhuc  Richelii,  —  tum  Julii  Mazarini,  —  prœcipuè 
vero  LongaviUœi  ducis,  —  munificum  favcrem  solide  censecutus  —cum 
esset,  —  hac  omni  prœregativa  tamen  adco  sibi  —  moderalè  utcndum 
est  arbitratus,  —  ut  intra  privati  taris  anguslias,  adfluentis—  ultro  for- 
lunce,—  alqueadmajora  identidem  invitantis,  —  auram  modestus  cocr- 
cerel.  —  Hœredes  animum  uti  par  erat  professi,  —  gratum  bene  mc- 
renli  posuerunl.  —  Vixil  an.  78,  viens,  p.  2,  dies  18.  -—  Obiit  Lutetiœ, 
natali  in  solo,  an.  iQTii.—Diefebruurii. 


JEAN    CHAPELAIN  269 

Et  Grœvius  lui  répondit  : 

Incredibile  est  quanto  me  dolore  mors  Capellani  affecerit, 
qxiamex  tejjriynum  intelb'go.  Amisit  GalUa  insujnc  gentis  siiœ 
df'cus.  Magnam  jacturam  in  eo  fecit  res  litteraria,  cujus  com- 
modis  ille  perpétua  invigilabat,  unus  omnium  candidissimus 
ingeniorum  œstiinator,  quœ  ad  optimarum  artium  dignitatcm 
augendam  nbique  gentium  et  plausu  et  prœmiis  incitabat  ;  ipse 
ingenio,  docLrina,  gravitate^  vitœque  sanctitate  in  primis  cons- 
picuus,  ut  illius  memoriœ  et  meritis  erga  doctrinœ  polilioris 
cultores  omnis  celas perpetuo  sitdebilura.  Ego  vero  privatus  sum 
amico  ex  animo,  cujus  memoriam  et  desiderium  nuUa  temporis 
longinquitas  apud  me  obliterabit  (1)... 

Telle  était  l'opinion  que  professaient  sur  notre  académi- 
cien deux  des  hommes  les  plus  érudils  et  les  plus  profondé- 
ment savants  du  xvii«  siècle  (2).  Cela  peut  se  mettre  en 
balance  des  vers  impitoyables  du  satirique. 

«  M.  Chapelain,  écrivait  Ménage  à  Huet  vers  la  même 
époque,  a  fait  un  testament  dont  M.  Conrart  est  exécuteur. 
Il  donne  par  ce  testament  sa  bibliothèque  à  sa  famille,  c'est- 
à-dire  à  ceux  de  ses  neveux  qui  font  profession  des  lettres. 
Sa  Pucelle  est  achevée  et  il  a  même  fait  la  préface  de  la 
seconde  partie.  Outre  ce  grand  poème,  il  a  laissé  un  nombre 
prodigieux  de  lettres,  qu'il  désire  qu'on  imprime,  si  on  le 
juge  à  propos  (3)...   » 

Il  existe,  en  effet,  un  testament  de  Chapelain  daté  du  12  no- 
vembre 1G70  et  modifié  par  deux  codiciles  du  25  avril  1671 
et  du  3  juin  1G73.  M.  Ratherya  fait  connaître  ces  trois  pièces 
en  18G3  dans  le  Bulletin  du  hibliophile;  elles  constituent  un 
monument  littéraire  trop  curieux  pour  que  nous  n'en  citions 
pas  ici  les  principaux  fragments  : 

(1)  Cité  par  l'abbé  (fOiivol,  Ilisl.  de  l'Académie,  [.  II,  p.  137. 

(2)  On  n'a  malliourcuscnienl  pas  d'éloi^c  de  Chapelain  prononcé  par  un 
confrère,  comme  il  est  d'usage  aujourd'hui.  Bcnseradc,  qui  lui  succéda 
au  III'^  fauleuil  académique,  prononça  lors  de  sa  réceplion,  le  17  mai  167-t, 
un  compliment  1res  court,  dans  leiiuel  il  n'est  (piesiion  que  de  Richelieu, 
du  chancelier  Séguier  el  de  Louis  XIV. 

(;j)  Lellrc  |)ubliée  pour  la  première  fois  par  M.  Rathcry  dans  le  Hullelin 
du  bibliophile,  18GJ,  p.  277. 


270  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

((  Nous,  Jean  Chapelain,  fils  de  Sébastien  Chapelain,  après  avoir 
longtemps  et  mûrement  délibéré  sur  les  choses  qui  nous  regardent 
de  plus  près,  considérant  l'incertitude  de  la  vie,  et  voulant  pour- 
voir avant  nostre  mort,  autant  qu'il  nous  sera  possible,  à  nostre 
salut  et  à  la  disposition  des  biens  qui  nous  sont  acquis,  ou  de  nos 
père  et  mère,  ou  de  nostre  travail,  ou  pour  mieux  dire,  de  la 
bonté  céleste,  infirme  de  corps  et  sain  d'esprit,  avons  fait  et  écrit 
de  nostre  main  ce  présent  nostre  testament,  et  par  iceluy  résigné 
et  recommandé  nostre  âme  à  la  Très-Sainte  Trinité,  par  les  inter- 
cessions de  nostre  rédempteur,  Jésus-Christ,  et  de  sa  glorieuse 
Mère,  et  voulions  que  nostre  corps  soit  inhumé  dans  l'église 
Saint-Médéric,àParis,  où  nous  avons  esté  régénéré  par  le  baptesme 
et  sous  le  tombeau  de  nostre  père  ;  comme  aussi  qu'au  mesme 
lieu  soient  faits  et  célébrés  les  services  ordinaires,  nous  remet- 
tant, pour  le  détail,  à  la  piété  de  nos  proches  que  ce  soin  pourra 
regarder,  lesquels  prieront  quelqu'un  de  nos  savans  amis  de  leur 
voulloir  donner  une  modeste  et  sçavante  inscription  latine  en 
prose  (1)  pour  graver  sur  une  table  de  marbre  noir,  et  l'attacher 
au  pillier  le  plus  proche  de  nostre  sépulture,  par  où  l'on 
puisse  reconnoistre  que  c'est  là  que  nous  l'avons  élevée,  et  y 
attirer  les  prières  des  gens  de  bien  pour  le  salut  de  nostre 
âme  ;  et  d'autant  que,  comme  un  grand  pécheur,  nous  avons 
besoin  de  recourir  à  la  miséricorde  divine  pour  l'expiation 
de  nos  fautes,  nous  voulions  que,  dans  la  mesme  église  Saint- 
Médéric,  pendant  la  première  année  après  nostre  deceds,  soit  dit 
chaque  jour  une  messe  basse  à  nostre  intention,  et  que  toutes  les 
années  suyvantes  à  perpétuité  on  en  chante  une  haute  au  mesme 
lieu  et  au  mesme  jour  que  celuy  de  nostre  mort...  » 

Puis,  après  avoir  constitué  une  rente  pour  celte  fondation, 
et  légué  diverses  sommes  aux  pauvres  honteux  de  la  paroisse 
et  à  ses  domestiques.  Chapelain  arrive  au  chapitre  de  ses 
œuvres  et  de  sa  chère  bibliothèque.  Le  chancelier  Séguier 
appelait  la  sienne,  «  sa  bien  aymée  «  ou  «  sa  mestresse.  » 
Nous  allons  constater  que  le  Père  de  la  Pucelle  était  biblio- 
phile aussi  consommé  : 

«  //em,nous  donnons  à  M.Conrart  l'aisnéjs'il  nous  survit,  pour 

(I)  On  a  pu  juger  plus  haut  de  quelle  taçon   ce  vœu  a  été  rempli. 
L'inscription  est  savante,  a  coup  sûr,  mais  très  peu  modeste. 


JEAN    CHAPELAIN  271 

mémoire  de  nostre  fidelle  et  cordiale  amitié,  un  petit  diamant  que 
j'ay  longtemps  porté,  et  le  conjure,  en  cas  que  sa  santé  le  luy 
permette,  de  voulloir  bien  revoir  les  douze  livres  derniers  de 
la  Pucelle,   et  mes  autres  ouvrages  de  vers  et  de  prose,  et  de 
témoigner  à  Msi'  le  duc  de  Montauzier,  que  j'avois  toujours  dessein 
de  le  supplier  de  me  faire  cet  honneur,  quoyque  je  l'eusse  peu 
espéré  à  cause  de  ses  grands  et  importans  employs  ;  et,  pour  la 
publication  ou  suppression  desdits  ouvrages  de  vers  et  de  prose, 
nous  le  remettons  à  la  discrétion  et  sagesse  de  mondit  sieur  Con- 
rart,  auxquelles  celuy  de  nos  proches  à  qui  je  les  confieray  défé- 
rera, par  ma  volonté,  entièrement,  le  seul  soin  de  leur  impression , 
dont  je  le  chargeray,  luy  demeurant  libre  :  nous  défendons  par 
mesme  moyen,  tant  à  lui  qu'à  nos  autres  proches,  d'en  extraire  ny 
souffrir  extraire  aucune  partie,  conservant  sur  toutes  choses  les 
registres  originaux  de  nos  lettres  sous  la  clef  dans  nostre  biblio- 
thèque, laquelle,  formée  par  nous  avec   beaucoup  de  choix  et  de 
curiosité  pendant  l'espace  de  plus   de  cinquante   années,  nous 
voulions  et  ordonnons  estre  conservée   en  nostre  famille   toute 
entière  comme  elle  se  trouvera  au  jour  démon  déceds,  sans  eslre 
vendue  ni   partagée,  la  substituant  à  perpétuité  à  ceux  de  mes 
proches  seulement  et  neveux  descendans  qui  ne  feront  profession 
que   des  belles    lettres,  et  qui,  sans  autre  employ,  y  auront  la 
mesme  inclination  et  le  mesme  attachement  que  moy,  alin  que, 
sans  estre  obligés  à  chercher  ailleurs,  ny  acheter  chèrement  les 
livres  qui  y  seront  du  genre  d'étude  qu'ils  auront  embrassé,  ils  en 
puissent  avoir  non  la  propriété,  mais  l'usage,  pour  s'avancer  tous- 
jours  plus  dans  le  bon  sçavoir,  n'y  admettant  que  ceux  qui  se 
sentiront  assés  de  génie  et  de  force  pour  se  signaler  par  leurs 
écrits  entre  les  plus  habileSa  et  en  excluant  positivement  mes  plus 
proches  parens  et  mes  filleuls  mesme  qui  ne  s'y  porteront  (jue 
mollement,  et  à  qui  la  vigueur  et  la  persévérance  manqueront 
pour  réussir  d'excellens  hommes,  et  pour  s'assujetir  aux  condi- 
tions que  j'ctcndray  plus   particulièrement   dans   un    codicille 
qui  sera  fait  par  moy  exprès  pour  cet  article  de  ma  bibliothèque 
seulement... 

«  Nous  entendons  laisser  aussi  dans  nostre  bibliothèque,  non 
moins  inaliénable  que  les  livres  qui  la  composent,  nostre  portrait 
en  huile,  et  celuy  de  feu  M.  Gassendi  avec  celuy  de  la  Sérénissinie 
Reyne  de  Suède,  dont  elle  m'a  honoré...  et  ceux  de  M""-'  la  duchesse 
de  Nemours-Longueville,  M""-  la  marquise  de  Flamarens,  la  mar- 


272  LA    BRETAGNE    A    l'ACADÉMIE 

quise  de  la  Trousse  et  M.  son  mary,  M'"'^  la  comtesse  de  Maure, 
jlrae  Tallemant...,  nostre  grande  écritoire  d'ébène,  nostre  petite 
écritoire  persanne,  nostre  grand  bureau  à  armoires,  nostre  chan- 
delier de  bois  de  poirier  noir  à  verrière  verte,  et  nostre  grand 
télescope  avec  son  pied  et  la  gouttière  où  il  s'emboeste  et  se  couche 
pour  observer  le  ciel,  mes  deux  anciens  fauteuils  de  tapisserie  à 
fleurs,  et  mes  six  sièges  ployans  anciens  de  mesme,  outre  cela  y 
comprenant  les  tablettes  pour  ranger  les  livres  et  les  rideaux  de 
taffetas  vert  pour  leur  conservation...,  nostre  écritoire,  mouchettes 
et  sonnette  d'argent,  avec  nostre  horloge  à  pendule  et  celle  de 
poche  à  réveil -matin,  avec  celle  en  forme  de  tour  de  léton,  qui 
marque  le  jour,  le  mois  et  l'an,  et  le  papier  blanc  en  rame  qui  s'y 
rencontrera....  » 

Que  voilà  bien  le  style  de  notaire  !  Mais  aussi  comme  cette 
précision  mathématique  nous  présente  un  tableau  curieux  de 
Tintérieur  de  Chapelain  et  comme  on  le  voit  nettement  tra- 
vailler dans  son  cabinet,  au  milieu  des  portraits  de  tous  ses 
Mécènes,  assis  dans  un  des  fauteuils  de  tapisserie  à  fleurs, 
près  du  grand  bureau  à  armoires,  et  sous  la  lumière  du  chan- 
delier de  bois  de  poirier  noir  à  verrière  verte  !  Il  y  a  là  tout 
un  tableau  à  tenter  quelque  peintre  de  Técole  pittoresque.  Et 
que  serait-ce  encore  si  nous  avions  le  loisir  de  reproduire  ici 
le  codicille  du  15  avril  1671,danslequelil  revient  de  nouveau 
sur  le  caractère  spécial  de  la  destination  de  sa  bibliothèque, 
sur  son  mobilier,  sur  le  classement  des  livres  et  de  sa  corres- 
pondance, sur  le  catalogue  qu'il  faudra  faire  avec  copies  colla- 
tionnées  ;  en  sus  la  publication  de  ses  «  odes,  sonnets  et 
autres  poésies  diverses  qui  se  pourront  imprimer  chez 
M.  Le  Petit  ou  autre,  gratis,  in-12,  en  un  volume,  pourveu 
que  l'édition  en  soit  très  belle,  de  bon  caractère  romain  et  de 
bon  papier,  sous  la  mesme  direction  de  M.  Conrart...  « 
Nous  y  relevons  surtout  ce  paragraphe  caractéristique  : 

('  Et  d'autant  que,  pour  rendre  seure  l'exécution  de  cette  mienne 
volonté  absolue,  et  empescher  que  cette  précieuse  partie  de  mon 
héritage  ne  se  dissipe  par  un  vil  interest,  dont  je  ne  tiens  aucun 
des  miens  capable,  il  est  nécessaire  que  je  pourvoye  à  sa  manu- 
tention, je  la  substitue  à  tous  mes  descendans  présens  e    venir 


JEAN    CHAPELAIN  273 

de  la  condition  cy-dessus  marquée,  libres  de  toutes  autres  profes- 
sions en  gros  et  solidairement  pour  le  seul  usage,  et  non  autre- 
ment; et  entre  tous  ceux  des  miens  quej'ay  veus  et  connus  le  plus 
propres  à  s'en  charger,  mon  neveu  Claude Ménard,  théologien,  et 
par  vœu  engagé  à  ne  se  marier  jamais,  assés  éclairé  d'ailleurs 
dans  les  langues  grecque,  latine,  françoise,  italienne  et  espagnole, 
dont  mon  cabinet  est  composé,   est  celuy  sur  qui  j'ay  jette  les 
yeux  pour  J'en  faire  le  gardien,  non  le  propriétaire,  avec  les  petits 
secours  que  j'ay  affectés,  afin  que  la  garde  ne  luy  en  fust  point 
onéreuse  ;  ce  choix  que  je  fais  de  luy,  et  que  je  veux  qui  ait  sou 
effet,  l'obligeant  indispensablement  à  rendre  facile  à  tous  ceux  de 
mes  descendans  qui  auront  mesme  droit  que  luy  l'usage  des  livres 
qui  y  sont  contenus,  avec  toute  civilité,  comme  il  convient  entre 
proches,  les  conviant,  s'il  se  peut,  et  leur  donnant  ses  lumières 
pour  feuilleter  les  livres  dont  ils  auront  besoin  dans  le  lieu  de  la 
bibliothèque  mesme,  ou  s'il  ne  se  peut,  tirant  d'eux  un  récépissé 
du  volume  emprunté,  pour  y  estre  rapporté  avec  diligence  et 
ponctualité  dans  le  temps  préfix  et  le  plus  court  qu'il  sera  con- 
venu, afin  qu'il  puisse  servir  à  d'autres  ;  et  si,  par  négligence  ou 
autrement,   il  avenoit  à  se   corrompre  ou  se  perdre  entre  ses 
mains,  qu'il  fût  remplacé  aussi  tost  d'un  autre  de  la  mesme  im- 
pression et  datte,  à  faute  de  quoy  j'entens  que  celuy  à  qui  cela 
seroit  arrivé  demeure  pour  toujours  exclu  de  la  bibliothèque,  et 
peu  digne  de  ma  famille...  » 

Enfin,  dans  un  second  codicille  du  5  juin  1673,  Chapelain 
constitue  «  une  rente  de  120  livresque  touchera  celuy  qui  sera 
le  garde  de  sa  bibliothèque,  pour  partie  du  loiiage  de  la  mai- 
.son  où  il  logera  et  la  tiendra...  »  Aucun  détail  n'est  omis 
pour  assurer  la  conservation  de  ce  précieux  trésor,  et  nulle 
part  ailleurs  on  ne  pourrait  trouver  la  constatation  d'une 
passion  bibliophile  poussée  à  d'aussi  extrêmes  et  posthumes 
limites.  Hélas  !  toutes  ces  précautions  ont  été  inutiles.  La 
bibliothèque  de  Chapelain  a  disparu  avec  ses  richesses  inappré. 
ciables,  surtout  en  manuscrits  de  romans  de  chevalerie,  sans 
que  personne  puisse  dire  ce  que  tout  cela  est  devenu.  L'abbé 
Goujet  ne  parle  que  du  catalogue,  conservé  dans  la  famille. 
La  famille  n'existe  plus  et  le  catalogue  seul  nous  reste,  suivi 
d'une  liste  des  ouvrages,  imprimés  ou  manuscrits,  en  vers 

18 


274  LA    BRETAGNE  A    l'aCADÊMIE 

OU  en  prose,  de  Tauteur  de  la  Pucelle.  La  liste  des  manus- 
criis  en  prose,  fort  longue,  est  particulièrement  curieuse. 
On  y  remarque  entre  autres  :  une  dissertation  sur  la  Poésie  dra- 
matique^ une  autre  sur  la  Raréfaction  {\)\  des  observations 
sur  le  Poème  de  Clovis,  un  Discours  satyrique  au  cynique 
Despréaux,  des  relations  ou  discours  sur  la  Levée  du  siège 
de  Lérida,  sur  la  Réduction  de  Marsal,  sur  les  Affaires  d'An- 
gleterre^ sur  le  Traité  par  lequel  le  roy  a  recouvré  Dun- 
kerque^  sur  les  deux  Campagnes  du  roi  en  Flandres  et  en 
Franche-Comté^  etc.,  etc.  ;  des  mémoires  historiques  sur 
le  Passage  des  galères  de  la  Méditerranée  dans  r  Océan  ;  un 
Discours  sur  la  mort  du  duc  de  Longueville,  tué  au  pas- 
sage du  Rhin;  un  autre  sur  V Instruction  de  Monseigneur 
le  Dauphin;  un  troisième  sur  la  Manière  de  bien  écrire 
rhistoire  du  roy,  avec  des  considérations  sur  les  qualités 
de  celui  qui  écrira  cette  histoire  ;...  des  Jugements  et  por- 
traits des  hommes  de  lettres  de  son  temps  ;  un  Dialogue  de 
la  gloire,  un  autre  de  V  Orthographe  française,  etc.,  etc.  ;  et 
surtout  une  Relation  de  la  vie  et  mœurs  dudit  sieur  Chape- 
lain écritte  par  luy-méme. 

Il  est  vraiment  regrettable  que  «  ce  pesant  Chapelain,  qui 
avait  du  jugement  dans  les  matières  de  prose,  »  comme  dit 
M.  de  Sainte-Beuve  dans  ses  Causeries  du  lundis  ne  se  soit 
pas  décidé  à  imprimer  de  son  vivant  quelques-uns  de  ces 
ouvrages  si  variés  qui  intéressent  la  critique  aussi  bien  que 
l'histoire.  Ses  héritiers  ont  été  beaucoup  trop  sobres  en  n'au- 
torisant réditeur  Gamuzat  qu'à  publier,  en  1726,  le  petit 
volume  des  Mélanges  de  littérature  tirés  des  manuscrits  de 
Chapelain.  Ce  volume  se  compose  surtout  de  fragments  de  la 
correspondance,  et  la  seule  autre  pièce  intéressante  est  la 
liste  des  gens  de  lettres  pensionnés  par  Colbert,  liste  dont 
nous  avons  donné  un  extrait.  De  tous  ces  manuscrits,  le 
recueil  de  la  correspondance  est  le  plus  important  et  le  plus 

(1)  M.  Rathery remarque  que  Chapelain  s'élaitoccupé  de  chimie, de  phy- 
sique et  d'astronomie.  Il  y  a  une  lettre  de  lui  à  Huet  sur  la  nature  des 
comètes,  duo  mars  1663,  imprimée  par  Tilladet,  t.  II,  p.  232,  et  nous  avons 
mentionné  celle  qu'il  écrivait  à  Hévélius  sur  sa  Comélographie. 


JEAN    CHAPELAIN  :275 

considérable,  puisque  M.  Sainte-Beuve  en  possédait  cinq 
volumes  avec  de  fortes  lacunes.  Nous  en  avons  cité  des  extraits 
précieux,  qui  feront  vivement  désirer  la  publication  complète 
promise  par  M.  Tamizey  de  Larroque  ;  aussi  a-t-on  peine  à 
comprendre  que  Vigneul-Marville  ait  pu  dire  à  leur  sujet  : 

((  M.  Chapelain  parloit  bien,  mais  il  n'entendoit  rien  à  écrire  des 
lettres;  je  me  suis  étonné  mille  fois,  comment,  aïant  eu  toute  sa 
vie  commerce  avec  Balzac,  Voiture  et  les  autres  qui  ont  réussi 
dans  leur  genre  épistolaire,  il  n'y  eût  fait  aucun  progrès.  En  effet, 
quand  après  sa  mort  on  parla  de  donner  ses  lettres  au  public, 
M.  de  Montauzier  dit  qu'il  falloit  bien  s'en  donner  de  garde,  et 
que  ce  n'étoit  pas  là  son  bon  endroit...  J'attribue  une  si  grande 
négligence  en  une  chose  si  commune,  et  néanmoins  si  séante  à 
un  homme  du  monde  comme  M.  Chapelain,  à  son  extrême  avarice, 
qui  lui  faisoit  épargner  l'encre  et  le  papier.  La  plupart  des  lettres 
que  j'ai  vues  de  lui  étoient  très-courtes,  écrites  à  la  hâte,  et  le 
plus  souvent  sur  les  enveloppes  des  paquets  qu'on  lui  adressoit, 
se  dédommageant  ainsi  d'une  partie  du  port  sur  une  feuille  de 
papier  qu'il  sauvoit  (1)...  » 

Quand  ceci  serai  vrai  (ce  qui  ne  peut  ne  l'être,  ainsi  que 
nous  l'avons  démontré  plus  haut,  que  de  quelques  billets 
insignifiants),  il  n'en  serait  pas  moins  certain  que  les  lettres 
de  Chapelain  sont  pour  la  plupart  supérieures  à  celles  de 
Voiture,  et  même  à  beaucoup  de  celles  de  Balzac  ;  elles  ne 
sont  ni  emphatiques  comme  celles-ci,  ni  affectées  comme 
celles-là  :  Chapelain  a  été  l'un  des  premiers  en  France  à 
écrire  une  prose  facile  et  coulante  ;  et  dom  Bonaventure 
d'Argonne,  aveuglé  par  le  clinquant  précieux  de  Voiture, 
s'est  singulièrement  trompé  lorsqu'il  a  pris  le  naturel  du 
style  pour  de  la  négligence.  La  surprise  et  la  curiosité  font 
éprouver  quelque  plaisir  à  la  lecture  d'une  lettre  de  Voiture  ; 
mais  on  se  fatigue  très  vite  à  cet  exercice,  et  l'on  replace 
précieusement  le  volume  dans  son  rayon  :  la  pompe  de  Balzac 
produit  un  effet  analogue  ;  nous  sommes  persuadé  au  con- 

(1)  Vigncul-Marvillc,  Mélanges,  t.  II,  p.  6,  7. 


276  LA    BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

traire  qu'on  supportera  très  volontiers  la  lecture  continue 
d'un  volume  de  lettres  de  Chapelain. 

Nous  conclurons  en  quelques  mots  :  placer  ici  un  portrait 
complet  de  Chapelain  serait  nous  exposer  à  d'inutiles  répéti- 
tions ;  nous  avons  suffisamment  esquissé  tous  ses  traits  dans 
le  cours  de  cette  étude.  Disons  seulement,  qu'en  dépit  du 
ridicule  dont  l'a  couverte  Boileau,  la  physionomie  littéraire 
de  Chapelain  se  détache  belle  et  grande  au  milieu  de  toutes 
celles  de  ses  contemporains.  Prosateur  naturel  et  souvent 
élégant,  critique  sûr,  érudit  et  judicieux,  il  a  pendant  près 
de  trente  ans  exercé  justement  sur  cette  époque  une  royauté 
littéraire  incontestée  :  si^dans  un  jour  d'erreur  il  mit  à  la 
lumière  les  vers  de  la  Pucelle,  faut-il  oublier  une  si  longue 
période  de  gloire?  Faisant  bon  marché  de  sa  qualité  presque 
forcée  de  poète,  ainsi  qu'il  l'avouait  lui-même,  il  avait  conçu 
méthodiquement  un  excellent  projet  de  poème  qu'il  ne  fut 
pas  capable  de  versifier  ;  mais  jamais  il  n'eut  la  prétention 
de  surpasser  Virgile,  comme  voudrait  le  faire  croire  la  parodie 
classique.  Il  reconnut  ses  vers  mauvais,  puisqu'il  se  vit  obligé 
de  prétendre  pour  excuse  que  la  beauté  d'un  poème  est  indé- 
pendante de  la  versification  ;  et  parce  qu'avec  tout  cela,  il 
fut,  de  l'aveu  même  du  satirique, 

...  Doux,  complaisant,  officieux,  sincère, 

parce  qu'il  fit  obtenir  des  pensions  anx  gens  de  lettres  et 
rendit  à  ses  confrères  les  plus  signalés  services  avec  désin- 
téressement, on  le  couvrit  de  ridicule  et  l'on  abreuva  sa 
vieillesse  de  tous  les  dégoûts.  0  ingratitude  de  la  littérature  î 
Qui  donc  prônait  publiquement  les  vers  de  la  Pucelle,  lorsque 
Boileau  lança  ses  premières  satires?  Ils  dormaient  d'un  som- 
meil paisible  et  personne  n'aurait  songé  à  les  réveiller  ;  mais 
il  fallait  une  victime  à  Despréaux,  et,  sans  réfléchir  que  la 
critique  et  l'art  sont  choses  tout  à  fait  distinctes,  sans  songer 
que  tel  excelle  à  juger  qui  n'est  point  de  force  à  produire, 
Boileau  voulut  déloger  à  tout  prix  Chapelain  de  l'estime  du 
contrôleur  général  et  lui  enlever  son  sceptre  littéraire.  Au  nom 


JEAN    CHAPELAIN  277 

du  goût  offensé,  il  s'acharna  contre  la  Pucelle,  déjà  morte, 
comme  si  le  goût  n'avait  pas  été  déjà  suffisamment  vengé  par 
cet  oubli  prématuré. 

Nous  devons  protester  ici  contre  un  abus  aussi  violent  de 
la  satire  :  si  Boilcau  n'avait  pas  existé  ou  s'il  ne  s'était  pas 
occupé  de  Chapelain,  les  vers  de  la  Pucelle  n'auraient  cer- 
tainement pas  survécu  à  leur  auteur,  dont  la  physionomie 
littéraire  serait  cependant  restée  imposante  et  avec  raison. 
Oublions  donc  ces  vers  malheureux,  comme  le  firent  pendant 
plusieurs  années  les  contemporains  du  poète,  puisqu'on  ne 
réimprima  plus  la  Pucelle  après  l'année  1657,  c'est-à-dire 
après  la  première  vogue  de  curiosité  ;  mais  rappelons-nous 
que  Chapelain  a  contribué  plus  que  tout  autre,  par  ses  sages 
conseils,  par  son  style  simple  et  naturel,  et  par  la  critique 
éclairée  qui  consacra  son  influence  parmi  ses  confrères  à 
l'Académie,  à  la  rénovation  de  la  langue  française,  rénovation 
qui  nous  a  donné  Pascal,  Boileau  et  le  grand  siècle.  Hélas  ! 
qui  n'a  pas  erré  au  moins  une  fois?  et  Boileau  lui-même 
n'a-t-il  pas  commis  l'ode  illisible  sur  la  prise  de  Namur  ? 


APPENDICE  SIR  CHAPELAIN 


Nous  ne  pouvons  quitter  Chapelain  sans  signaler  à  l'atten- 
tion des  curieux  un  vaudeville  fort  original,  dont  il  a  été  le 
héros.  En  voici  le  litre  exact  :  «  Chapelain  ou  la  Ligue  des 
auteurs  contre  Boileau,  comédie-vaudeville  en  un  acte  et  en 
prose,  par  MM.  Barré,  Radet  et  Desfontaines,  représentée 
pour  la  première  fois,  à  Paris,  sur  le  théâtre  du  Vaudeville, 
le  1"  nivôse  an  XI  (1).  » 

La  scène  se  passe  chez  Chapelain,  et  les  personnages  sont 
avec  notre  poète,  Pradon,  l'abbé  Cotin,  l'abbé  de  Pure, 
Colletet,  Bonnecorse,  Pelletier,  PioUet,  tous  bafoués  par 
Boileau,  un  page  du  Cardinal,  le  pâtissier  Mignot,  connu 
aussi  par  les  satires,  le  portier  Michelin,  et  sa  fille  Jeannette 
qui  raccommode  les  habits  de  l'académicien,  et  qui  est  amou- 
reuse de  Mignot. 

Sans  nous  arrêter  aux  anachronisraes  et  aux  inexactitudes 
flagrantes  de  ce  vaudeville  fort  amusant,  où  Ton  appelle 
Chapelain  le  secrétaire  de  l'Académie,  et  où  l'on  fait  inter- 
venir le  cardinal  de  Richelieu  plus  de  deux  ans  après  la  mort 
de  Mazarin,  puisqu'il  est  question  du  rapport  adressé  à 
Colbert  sur  les  gens  de  lettres,  nous  ferons  remarquer  que 
Chapelain  est  dépeint  sous  les  couleurs  les  moins  ménagées 
de  la  légende  imaginée  par  Ménage,  par  Segrais,  et  par 
Vigneul-Marville.  Harpagon  lui-même  lui  rendrait  des  points  : 
il  a  une  manière  d'expliquer  pourquoi  il  ne  veut  pas  d'habit 
neuf,  qui  ferait  sourire  encore  nos  esprits  blasés.  Pour  donner 


(1)  Cesl-à-dire  le  22  décembre  1802,  —  Prix,  1  franc  20  centimes.  — 
A  Paris,  chez  M^^e  Masson,  libraire-éditeur  de  pièces  de  théâtre,  etc. 
An  XII  (1804),  in-8. 


JEAN    CHAPELAIN  279 

une  idée  des  traits  aigus  qui  lui   sont  décochés,  voici  son 
monologue  de  la  scène  VII  : 

«  Me  faire  payer  le  port  d'une  épigramme  contre  moi!...  Je 
gagerais  qu'elle  est  deBoileau.  Relisons  cette  diable  d'épigranime 
(//  lit)  Vers  en  style  de  Chapelain, —  Maudit  soir,  l'auteur  dur,  etc. 
—  oui...,  cette  épigramme  est  trop  bien  faite  pour  n'être  pas  de 
Boileau.  Ce  chien  d'homme  ne  me  laissera  pas  tranquille  :  cepen- 
dant je  fais  du  mieux  que  je  peux,  et  si  mes  vers  ne  sont  pas 
meilleurs,  ce  n'est  pas  ma  faute.  Au  reste,  tels  qu'ils  sont,  ils  ne 
laissent  pas  de  plaire  à  beaucoup  de  monde,  et  j'en  tire  bon 
parti.  La  forte  pension  que  me  fait  M.  le  duc  de  Longueville  doit 
durer  jusqu'à  la  fin  de  mon  poème  de  la  Pucelle  :  ce  poème  aura 
vingt-qnatre  chants,  je  n'en  ai  encore  donné  que  douze,  et  je  ferai 
attendre  les  douze  autres,  afin  de  prolonger  la  durée  de  cette 
forte  pension.  J'en  use  de  même  à  l'égard  de  la  liste  que  m'a  de- 
mandée M.  Colbert,  je  ne  me  presse  point  delà  terminer,  vu  que 
pour  s'y  voir  placé,  il  n'est  si  mince  auteur  qui  ne  m'envoie  son 
petit  cadeau.  Ainsi,  présents  de  mes  confrères,  pension  de 
M.  le  duc,  vente  de  mes  ouvrages,  tout  cela  me  vaut  beaucoup 
d'argent,  et  l'argent  est  une  excellente  chose  :  Il  nous  assure  une 
honnête  existence,  il  nous  met  dans  le  cas  de  venir  au  secours 
d'un  ami,  d'un  infortuné,  ce  qui  est  une  grande  satisfaction... 
Mais, 

A  des  actes  de  bienfaisance, 
S'il  est  1res  doux  de  s'exercer, 
Pour  avoir  celle  jouissance 
Il  esl  1res  prudent  d'amasser  ; 
Or,  jusqu'à  ce  que  je  parvienue 
Au  doux  plaisir  d'obliger  l'indigent, 
11  est  prudent  que  je  prenne  la  peine 
D'amasser  quelque  peu  d'argent. 

«  A  propos  de  cela...  (/^  va  mettre  le  verrou  à  la  porte  du  fond.) 
Voyons  ce  qui  manque  cà  la  confection  de  la  somme  de  douze  cents 
francs  (//  ouvre  un  tiroir  de  son  bureau)  pour  ([ue  ce  sac  aille  se 
réunir  aux  vingt-cinq  autres,  cachés  dans  un  certain  endroit. . . 
Voyons  mon  bordereau...  trois  cents...  cinq  cents...  deux 
cents...  cent  trente-quatre...  Total...  Encore  soixante-six 
francs  qu'il  me  manque  et  que  j'espère  toucher  ce  matin  chez 


280  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

Augustin   Courbé,  mon  libraire,   cbez  qui  je  vais  aller  tout  à 
l'heure ...» 

C'est  ainsi  que  la  légende  s'est  accréditée  jusqu'au  théâtre. 
Nous  croyons  avoir  démontré  qu'elle  ne  doit  pas  entrer  dans 
le  domaine  de  l'histoire. 


IV 


ARMAND  DU  CAMBOUT 

PREMIER  DUC  DE  COISLIN 
(1635-1701) 


I.  La  famille  du  Cambout  de  Coislin. 

La  famille  du  Cambout  présente  un  pliénomène  unique  et 
remarquable  dans  les  fastes  de  l'Académie  française  :  par  trois 
de  ses  membres,  les  trois  ducs  de  Coislin,  elle  a  occupé  sans 
interruption,  pendant  un  siècle  presque  entier,  de  d6o2  à 
1732,  le  vingt-quatrième  fauteuil  de  la  docte  compagnie,  et, 
si  Ton  compte  en  tète  de  cette  dynastie  le  chancelier  Séguier, 
grand-père  du  premier  duc,  membre  de  T Académie  depuis  la 
fondation,  en  1634,  la  centurie  se  trouvera  complète.  Celle 
particularité  seule  suffirait  pour  appeler  Tétude  attentive  d'un 
biographe  sur  les  trois  membres  privilégiés  de  la  famille  du 
Cambout,  si  elle  n'était  encore  attirée  par  l'éclat  des  bril- 
lantes qualités  qui  méritèrent  au  premier  le  titre  de  duc,  et  au 
troisième  l'un  des  premiers  évêchés  de  France. 

Près  des  confins  des  déparlements  actuels  des  Côles-du- 
Nord  et  du  Morbihan,  sur  le  territoire  de  Plumieux,  commune 
de  l'arrondissement  de  Loudéac,  qui  relevait  jadis,  comme 
paroisse,  de  l'évêché  de  Saint-Brieuc,  et,  comme  terre,  du 
comté  de  Porhouët,  on  voit  encore,  au  village  du  Cambout, 
les  restes  d'un  vieux  manoir  qui  garde  peu  de  souvenirs  de  sa 

18* 


282  LA    BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

grandeur  passée  (1).  Là,  dans  un  vieux  château  fort,  bâti  sur 
Tun  des  reliefs  de  ce  pays  accidenté,  où  Ton  retrouve  des  traces 
de  plusieurs  stations  de  l'occupation  romaine,  vivait,  au 
XII'  siècle,  le  sire  Alain  du  Cambout,  chevalier,  preux  de 
vieille  race,  et  l'un  des  plus  féaux  serviteurs  des  ducs  de  Bre- 
tagne. M.  Bizeul  remarque,  en  effet,  qu'Alain,  Gilbert,  son 
fils,  Gilles,  fils  de  Gilbert,  Alain  II,  fils  de  Gilles,  et  Gil- 
bert II,  fils  d'Alain  II,  sont  tous  qualifiés,  dans  les  Chartres  des 
xii^  et  xiii"  siècles,  du  titre  de  chevalier,  ?niles;  ce  qui,  à  cette 
époque,  indique  non  seulement  une  noblesse  de  race,  mais 
encore  une  illustration  toute  personnelle  ;  car  on  ne  naissait 
point  chevalier,  on  le  devenait  par  ses  hauts  faits.  Ils  por- 
taient :  de  gueules  à  trois  fasces  échiquetées  d'argent  et 
d'azur. 

Jusqu'au  xvi^  siècle,  on  rencontre  les  sires  du  Cambout  à  la 
cour  des  ducs  de  Bretagne  ou  de  Bourgogne  et  même  à  celle 
de  France,  en  qualité  dechansons  ou  d'écuyers  maîtres  d'hôtel: 
l'un  suivant  Du  Guesclin  dans  ses  grandes  aventures;  l'autre 
se  faisant  tuer  en  portant  la  bannière  de  son  suzerain,  Jean 
de  Rohan,  à  la  bataille  d'Auray;  celui-ci  commandant 
Tarrière-ban  de  l'évêché  de  Saint-Brieuc;  celui-là  conduit  en 
captivité  avec  Arthur  de  Richemont,  après  le  désastre  d'Azin- 
court  ;  presque  tous  pourvus  des  principales  capitaineries  de 
l'évêché  de  Sainl-Brieuc,  comme Châtel-Audren,Moncontour, 

(1)  Voici  une  noie  qu'un  de  nos  amis,  M.  l'abbé  Piederrière,  curé  de  la 
Trinité-Porhoël,  a  bien  voulu  nous  envoyer  sur  l'état  actuel  de  ce  manoir  : 
—  «  Le  château  du  Cambout,  qui,  il  y  a  une  dizaine  d'années,  donna  son 
nom  à  la  nouvelle  paroisse  de  Sainle-Anne-du-Cambout,  distraite  de  celle 
de  Plumicux,  est  situé  sur  une  légère  éminence,  à  environ  une  demi-lieue 
de  la  forêt,  et  une  bonne  lieue  des  forges  de  la  Nouée.  L'ancien  manoir 
n'existe  plus.  Sur  ses  ruines  on  bâtit,  au  xvii^  siècle,  une  assez  grande 
maison,  dans  le  style  du  temps,  et  qui  est  encore  solide.  Quand  on  entre 
par  le  nord  dans  la  cour,  on  aperçoit  une  vieille  construction  qui  ressemble 
à  un  large  pan  de  cloître  :  il  est  soutenu  à  l'intérieur  par  des  piliers  en 
granit,  reliés  par  des  arcades  à  anse  de  panier;  au-dessus  sont  les  ruines 
d'une  grande  salle.  Ce  morceau  d'architecture  est  très  ancien  :  du  côté 
de  l'ouest,  on  voit  des  traces  de  douves,  qui,  ce  semble,  ne  pouvaient 
servir  que  contre  un  coup  de  main.  »  Le  Cambout  possédait  encore,  au 
moment  de  la  Révolution,  haute,  moyenne  et  basse  justice.  (Voy.  Benj. 
Jolivct,  les  Côtes-du-Nord,  t.  IV,  p.  990.) 


ARMAND    DE    COISLIN  283 

Cesson,  Jugon,  etc.,  et  s'alliant  avec  les  premières  maisons 
du  pays,  en  particulier  avec  les  Goyon-Matignon.  L'un  des 
derniers  accompagnait,  comme  page,  le  roi  François  I"  à  la 
bataille  de  Pavie. 

En  1537,  René  du  Cambout,  successivement  chevalier  de 
l'ordre  du  roi,  capitaine  de  cinquante  hommes  d'armes  de 
ses  ordonnances,  conseiller  en  ses  conseils,  commissaire  des 
guerres,  capitaine  des  gentilshommes  des  évêchés  de  Saint- 
Brieuc  et  de  Nantes,  grand  veneur  et  grand  maître  des  eaux, 
bois  et  forêts  deBretagne,  etc.,  épousa  Françoise  Baye,  dame 
de  Mérionec  et  de  Coislin  ;  et  c'est  ainsi  que  cette  dernière 
seigneurie,  située  dans  la  paroisse  du  Campbon,  au  diocèse  de 
Nantes  (1),  passant  dans  la  famille  du  Cambout,  lui  donna 
son  nom,  lorsqu'elle  fut  érigée  plus  tard  en  marquisat, 
puis  en  duché-pairie. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  longuement  sur  l'histoire  des 
premiers  descendantsde  René,  qui  habitèrent  ordinairement  le 
château  de  Coislin,  et  sur  lesquels  M.  Bizeul  donne  des  détails 
fort  précis  et  très  intéressants,  dans  la  Biographie  bretonne. 
Nous  dirons  cependant  que  François  du  Cambout,  fils  de 
René  et  de  la  dame  de  Coislin,  s'étant  marié,  par  contrat  du 
24  avril  1563,  avec  Louise  du  Plessis  de  Richelieu,  dame  de 
Beçay,  et  tante  du  futur  cardinal,  cet  événement,  alors  sans 
importance,  devint  la  source  des  faveurs  de  toute  espèce  qui 
bientôt  devaient  illustrer  toute  sa  famille;  nous  dirons  encore 
que  ce  même  François,  chevalier  de  Saint-Michel,  conseiller  du 
roi  en  ses  conseils,  grand  veneur  de  Bretagne,  capitaine-gou- 
verneur du  comté  Nantais,  de  la  ville  et  du  château  de 
Nantes,  gentilhomme  de  la  chambre  du  roi  Henri  III,  etc., 
acquit,  en  1586,  la  baronnie  de  Pontchâteau,  voisine  de  la 
seigneurie  de  Coislin,  et  l'une  de  celles  qui  donnaient  la  pré- 
sidence de  la  noblesse  aux  Etats  de  Bretagne  ;  enfin,  que 
Charles  du  Cambout,  fils  de  François,  d'abord  lieutenant  du 
duc  de  Vendôme,  puis  conseiller  au  conseil  d'État  et  privé, 
gouverneur  des  ville  et  forteresse  de  Brest,  lieutenant  général 

{[J  Aujourd'hui  arrondissement  de  Sainl-Nazaire. 


284  LA    BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

de  la  basse  Bretagne,  président  de  la  noblesse,  en  qualité 
d'ancien  baron  de  la  province,  aux  États  de  1624,  député  des 
Étals,  le  31  août  162o,  etc.,  dut  h  son  cousin  le  cardinal  de 
Richelieu,  en  1631,  le  titre  et  la  charge  de  lieutenant  du  roi 
au  gouvernement  deS  évèchés  de  Saint-Brieuc,  de  Léon,  de 
Cornouaille  et  de  Tréguier  ;  en  1633,  Tordre  du  Saint-Esprit, 
puis,  en  1634,  l'érection  de  sa  terre  de  Coislin  en  marquisat. 
En  même  temps,  ses  deux  filles  étaient  mariées  par  Riche- 
lieu aux  ducs  d'Epernon  et  de  Puylaurens,  et  le  nouveau 
marquis  de  Coislin,  ayant  acquis,  en  1636,  labaronnie  de  la 
Roche -Bernard,  voisine  de  celle  de  Pontchâteau,  se  trouva 
l'un  des  plus  hauts  seigneurs  de  la  province  de  Bretagne  (1). 

Dès  l'année  1630,  il  avait  été,  par  une  décision  des  États 
de  Bretagne  en  date  du  6  mai,  maintenu  en  toutes  les  assem- 
blées publiques  de  la  province,  aux  assises  et  tenues  d'État, 
dans  le  rang  des  anciens  barons  du  pays,  et,  trois  ans  après, 
on  lui  avait  accordé  séance  et  voix  délibérative  au  Parlement. 
Un  procès  en  rivalité  de  préséance,  qui  s'éleva  entre  lui  et 
M.  de  la  Hunauldaie  (des  Tournemine)  aux  États  de  1633,  fut 
même  tranché  en  sa  faveur.  «  M.  de  Pontchâteau  (écrivait  au 
chancelier  Séguier  le  maître  des  requêtes  d'Étampes,  envoyé 
en  mission  extraordinaire  en  Bretagne)  esta  Nantes,  avec  plus 
de  six  vingt  gentilshommes  et  une  douzaine  de  gens  de 
marque.  Sa  table  est  de  quarante-huit  couverts  matin  et  soir; 
il  s'en  ira  demain  à  Coislin  passer  les  fêtes.  M.  de  la  Hunaul- 
daie lui  a  voulu  mal  h  propos  disputer  le  premier  rang  dans 
la  noblesse  après  M.  de  la  Trémouille,  disant  que  Pontchâ- 
teau n'était  pas  baronnie  ancienne,  mais  bien  Pont-l'Abbé  ; 
que,  de  plus,  étant  lieutenant  du  roy  et  commissaire  du  roy, 
il  ne  peut  entrer  dans  les  États  ;  mais  Monsieur  de  la  Hunaul- 
daie a  perdu  (2).  »  Cela  suffit  pour  montrer'de  quelle  façon  les 
seigneurs  du  Cambout  prétendaient  qu'on  reconnût  les  longs 
services  de  leurs  ancêtres  (3). 

Le  marquis  de  Coislin  mourut  en  1648,  après  avoir  fait  exé 

(1)  Pourplusdedélails.conf.La  Cliesnaye-des-Bois,Moréri  elle  P.  Anselme 

(:2)  Voy.  Revue  des  SociéLés  savantes,  octobre  1865. 

(:])  Aussi  avons-nous  peine  à  comprendre  comment  le  recueil  de  généa 


ARMAND    DE    COISLIN  285 

cuter  une  partie  importante  des  fortifications  de  la  ville  de 
Brest  (1),  et  vu  sa  seconde  fille,  veuve  de  Puylaurens,  épouser 
François  de  Lorraine,  comte  d'Harcourt,  et  grand  écuyer  de 
France.  Son  frère  Louis,  qui  s'était  établi  en  Poitou,  dans  la 
terre  de  Beçay,  qu'il  tenait  de  Louise  du  Plessisde  Richelieu, 
devint  gouverneur  de  Brouage  et  des  îles  d'Oléron  et  fonda 
la  branche  des  seigneurs  de  Beçay  et  de  Careil,  qui  subsistait 
encore  il  y  a  quelques  années. 

Nous  serons  moins  sobres  de  détails  sur  le  second  marquis 
de  Coislin,  César  du  Carabout,  fils  de  Charles.  C'est  en  effet  le 
père  du  premier  duc  de  Coislin,  dont  nous  avons  l'intention  de 
retracer  l'histoire,  et  la  vie  du  père  initie  toujours  à  celle  du  fils. 

Né  en  1613,  au  château  de  Coislin,  Pierre-César  avait 
obtenu,  à  dix-huit  ans,  une  commission  de  lieutenant  de  son 
père  au  gouvernement  de  Brest,  lorsque  le  cardinal  de  Riche- 

logies  du  sieur  Gaillard,  manuscrit  du  xyii"  siècle,  imprimé  pour  la  pre- 
mière fois  dans  le  Cabinet  hislorique,  a  pu  dire  :  —  «  La  maison  du  Cam- 
bout,  dont  est  issu  le  duc  de  Coislin,  n'est  ni  ancienne  ni  illustre;  elle 
doit  son  élévation  au  cardinal  de  Richelieu,  dont  le  bonhomme  de  Pont- 
Château,  appelé  François,  bisaïeul  du  duc  de  Coislin,  avait  épousé  la 
tante  normande,  Louise  du  Plessis-Richelieu.  On  a  vu  le  bonhomme 
lieutenant  du  château  d'Angers,  sous  le  chevalier  de  La  Porte  ;  il  avait 
été,  auparavant,  domestique  du  maréchal  de  Saint-Luc  -,  par  ses  ména- 
gements, il  acheta  la  baronnie  de  la  Roche-Bernard,  qui  lui  donna  séance 
dans  les  Etals  de  Bretagne.  C'était  un  homme  de  grande  probité  ;  il  a 
vécu  jusqu'à  83  ans,  et  mourut  en  1633.  Son  fils,  appelé  Charles,  qui 
fut  le  premier  marquis  de  Coislin  et  chevalier  de  l'ordre  du  Saint-Esprit 
et  qui  mourut  en  16i9,  était  autant  aimé  à  la  cour  du  cardinal  de  Riche- 
lieu, pour  son  humeur  douce  et  bénigne,  que  le  marquis  de  Pont-Courbé 
y  était  haï  pour  sa  malignité,  son  mauvais  esprit,  et  les  mauvais  services 
qu'il  rendait  à  tout  le  monde...  »  {Cab.  hisL,  t.  IV,  p.  188.)  L'alliance 
des  du  Cambout  avec  les  Richelieu  augmenta  leur  situation,  mais  leur 
famille  comptait  déjà  parmi  les  plus  «  anciennes  et  illustres  »  de  Bre- 
tagne. —  Voir  les  Recherches  sur  la  chevalerie  du  Duché  de  Bretagne,  par 
A.  De  Couffon  de  Kerdellech,  Nantes,  Forest  et  Brimaud,  1877  et  1878, 
2  vol.  in-8",  et  Vllisloria  insigniuni  de  Spener,  Francfort,  16G0,  in-folio, 
qui  contient  une  généalogie  des  Cambout. 

(1)  «  Charles  du  Cambout  lit  construire,  pour  compléter  l'ouvrage  que 
Vauban  nonmic  grande  tenaille,  et  M.  de  Fréminville  bonnet  de  prêtre, 
la  portion  des  travaux  extérieurs  située  entre  la  porte  d'avancée  du 
château,  et  la  machine  à  mater,  portion  à  l'angle  saillant  de  laquelle  se 
voient  encore  trois  pierres,  martelées  en  1791,  dont  l'une  portait  les 
armes  des  du  Cambout.  »  (Levot,  llist.  de  Brest,  t.  I,  p.  117.) 


286  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

lieu,  ayant  senti  sa  situation  se  consolider  pour  toujours,  après 
le  succès  de  la  fameuse  journée  des  Dupes,  résolut  de  s'atta- 
cher plus  directement  de  hauts  personnages,  dans  le  ministère, 
dans  la  noblesse  et  dans  le  parti  des  mécontents,  en  les  alliant 
aux  membres  de  sa  famille.  Le  tout-puissant  ministre  obte- 
nait un  double  résultat,  en  dotant  richement  les  siens  sans 
bourse  délier,  en  même  temps  qu'il  donnait  carrière  à  ses 
desseins  politiques.  C'est  ainsi  qu'à  vingt  et  un  ans,  le  5  fé- 
vrier 1634,  le  jeune  César,  «  petit  bossu,  dit  Tallemant,  mais 
qui  avoit  du  cœur,  et  estoit  de  bonne  maison  »  épousa  Marie 
Séguier,  fille  aînée  du  garde  des  sceaux,  bientôt  chancelier  de 
France;  et,  dix  mois  plus  tard,  eurent  lieu  au  Louvre  les 
fiançailles  de  ses  deux  sœurs  avec  Bernard  de  Nogaret,  duc  de 
la  Valletteet  d'Epernon,  gouverneur  |de  Guyenne,  et  Antoine 
de  Laage,  plus  connu  sous  le  nom  de  Puylaurens,  favori  de 
Monsieur,  et  créé  à  cette  occasion  duc  et  pair  d'Aiguillon. 

Nous  devons  remarquer  que,  quinze  jours  avant  son  mariage, 
le  20  janvier  1634,  Pierre-César  avait  eu  un  troisième  et  der- 
nier frère,  nommé  Sébastien-Joseph,  auquel  François,  le 
second  des  fils  du  premier  marquis  de  Coislin,  destiné  d'abord 
à  l'état  ecclésiastique,  résigna,  en  1640,  ses  trois  abbayes  de 
Geneston  (ordre  de  Saint-Augustin),  près  Nantes,  de  la 
Vieuxville  (ordre  de  Cîteaux)  près  Rennes,  et  de  Saint-Gildas- 
des-Bois  (delà  congrégation  de  Sainl-Maur\  près  Pontchà- 
teau.  Sébastien  reçut,  bien  qu'il  n'eiît  pas  encore  sept  ans, 
les  bulles  de  ces  trois  abbayes,  qui  produisaient  environ 
quinze  mille  livres  de  rentes;  mais  il  s'en  démit  plus  tard, 
par  scrupule  de  conscience,  et  connu  sous  le  nom  d'abbé  de 
Pontchàteau,  il  devint  l'un  des  plus  fervents  adeptes  de  Port- 
Royal,  puis  l'un  des  apôtres  du  jansénisme.  François  prit  la 
carrière  des  armes  et  le  nom  de  baron  de  Pontchàteau  ;  mais 
il  ne  parvint  pas  à  la  brillante  fortune  de  son  frère  aîné;  il 
devint  cependant  maréchal  des  camps  et  armées  du  roi. 

Lorsque  César  du  Cambout  eut  épousé  Marie-Madeleine 
Séguier,  toutes  les  faveurs  vinrent  coup  sur  coup  s'abattre  sur 
sa  personne  :  Richelieu  et  le  garde  des  sceaux  n'avaient,  du 
reste,  qu'à  ouvrir  les  mains  pour  répandre  les  libéralités  dans 


ARMAND    DE   COISLIN  287 

la  maison  de  ce  jeune  couple,  dontles  deux  âges  réunis  n'attei- 
gnaient pas  trente-sept  ans.  Tout  d'abord,  et  probablement 
comme  cadeau  de  mariage,  le  père  de  César  se  démit  pour  lui 
de  son  gouvernement  de  la  ville  et  du  château  de  Brest  ;  puis, 
vers  la  fin  de  Tannée,  le  garde  des  sceaux  fit  agréer  son  gendre 
au  roi  pour  succéder  au  maréchal  de  Bassompierre,  alors  à  la 
Bastille,  dans  la  charge  de  colonel  général  des  Suisses  et  de 
premier  capitaine  du  régiment  des  gardes.  Séguier  conclut  le 
traité  avec  le  maréchal,  moyennant  400,000  fr.,  payables 
dans  les  quinze  jours,  et  le  jeune  marquis  de  Coislin  entra  en 
charge  le  \^^  janvier  1635. 

Huit  mois  après,  le  1^''  septembre  1633,  Marie  Séguier,  qui 
avait  à  peine  dix-sept  ans,  mit  au  monde  Armand  du  Cam- 
bout,  futur  duc  de  Coislin,  qui  eut  pour  parrain  le  cardinal 
de  Richelieu,  et  pour  marraine  la  chancelière.  Pierre  Séguier 
venait  en  effet  d'être  nommé  chancelier  de  France,  et,  pen- 
dant ses  trente-sept  années  de  ministère,  il  devait  successive- 
ment conduire  son  petit-fils  jusqu'au  faîte  des  grandeurs.  En 
attendant,  il  n'oublia  pas  son  gendre,  et  l'on  peutseconvaincre, 
d'après  les  lettres  conservées  à  la  Bibliothèque  nationale,  et 
que  son  caissier  Bordier  lui  écrivait  sur  du  papier  à  tranches 
dorées,  que  les  dons  en  argent  n'étaient  pas  moins  nombreux  de 
sa  part  que  les  nominations  de  charges  (1).  Celles-ci  cependant 
furent  rapides  et  nombreuses;  en  1636,  le  marquis  de  Coislin 
reçut  du  roi  le  commandement  de  la  province  de  Bourgogne, 
en  l'absence  du  prince  de  Condé  et  du  marquis  de  Tavannes; 
en  1638,  quoiqu'il  n'eût  encore  que  vingt-cinq  ans,  Louis  XIII 
le  nomma  mestrc  de  camp  d'un  régiment  de  cavalerie  légère, 
en  récompense  de  sa  belle  conduite  au  combat  de  Polincovc, 
et  tout  porte  à  croire  qu'il  eût  poussé  fort  loin  sa  fortune 
militaire,  si  la  mort  ne  l'eût  soudainement  arrêté  en  chemin. 
Ces  travaux  guerriers  ne  l'empêchaient  pas  de  prendre  part  à 
toutes  les  fêtes  du  Louvre,  et  nous  le  voyons  même  figurer 
dans  «  le  ballet  de  la  Marine  dansé  devant  Leurs  Majestés  à 


(1)  Voir,  en  parliculier,  Bibl.  nat.,  Mss.  fonds  Saint-Germain  français, 
n"  709,  7/28,  une  ieUro  du  19  septembre  1G36. 


288  LA    BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

l'arsenal,  le  25  février  1635  »,  dans  celui  des  deux  magi- 
ciens, dansé  en  1636,  etc.,  etc.;  il  y  représente  successive- 
ment un  matelot,  un  ambassadeur  persan,  un  More,  une  ama- 
zone, un  démon  infernal,  un  prodigue,  etc.,  et  récite  des  vers 
fort  galants  composés  par  des  poètes  au  service  de  la  cour. 
Mais  ces  plaisirs  et  ces  fêtes  n'arrêtaient  point  son  ardeur 
militaire,  et  comme  les  Pisani,  les  Montauzier  et  les  Ram- 
bouillet, il  s'élançait  plus  dispos  des  ruelles  et  des  tréteaux 
dans  les  tranchées  et  sur  les  champs  de  bataille.  Après  avoir 
bravé  la  mort  au  passage  du  Rhin,  à  Mayence,  puis  à  la 
retraite  de  Vendre,  après  l'avoir  évitée  au  siège  de  Hesdin,  et 
couru  les  plus  grands  dangers  à  l'affaire  du  23  juin  1640  près 
d'Arras,  il  se  trouvait,  en  1641,  au  siège  de  la  ville  d'Aire, 
lorsque,  le  10  juillet,  il  fut  grièvement  blessé  dans  la  tran- 
chée oïl  il  commandait  en  qualité  de  lieutenant  général  (1). 
Ce  siège  d'Aire  fut  l'un  des  plus  acharnés  que  l'histoire 
ait  enregistrés,  et  les  Mémoires  de  Montglat,  en  rapportent  des 
épisodes  curieux  ;  celui-ci,  par  exemple,  qui  nous  intéresse 
tout  particulièrement:  une  mine  avait  renversé  la  pointe  d'une 
demi-lune,  défendue  jusque-là  avec  le  plus  grand  succès  par 
les  Espagnols  : 

«Le  régiment  de  Pontchâteau  y  fit  un  logement  :  mais,  comme 
elle  étoit  retranchée  par  le  milieu,  les  François  en  tenoient  une 
partie,  et  les  Espagnols  l'autre;  et  ils  étoient  si  proches  les  uns 
des  autres,  qu'ils  se  battoient  à  coups  de  pique  par  dessus  les 
gabions  et  les  tonneaux  pleins  de  terre  ;  en  sorte  que  les  uns 
prenoient  avec  la  main  les  piques  des  autres,  et  les  tiroient  l'un 
l'autre  à  qui  l'emporteroit;  quelquefois  on  voyoit  une  grêle  de 
pierres  qu'ils  jettoient  dans  la  tranchée,  et  des  grenades  sans 
nombre  que  les  soldats  prenoient  avec  la  main  et  les  rejetoient 
avant  qu'elles  eussent  crevé,  du  côté  de  ceux  qui  les  envoyoient. 
Enfin,  jamais  gens  de  guerre  n'ont  disputé  la  terre  comme  ceux- 
là  et  n'ont  fait  périr  tant  de  monde  :  car  il  n'y  avoit  de  nuit  que 
chaque  régiment  ne  perdît  un  nombre  considérable  d'officiers  et 

(1)  Voy.  sur  tous  ces  événements,  depuis  1633,  la  Gazette  de  France 
du  temps,  les  Mémoires  de  Bassompierre  et  de  iMontglat,  etc.,  et  noire 
Histoire  iu  chancelier  Séguier.  Paris,  Didier,  1  vol.  in-8". 


ARMAND    UE    COISLIN  289 

do  soldais.  A  la  fin,  voyant  qu'on  ne  les  pouvoit  chasser  de  celte 
demi-lune,  on  coula  tout  du  long  jusque  sur  le  bord  du  fossé  de 
la  place,  où  on  se  logea  des  deux'côtés;  et  alors  les  assiégés,  crai- 
gnant d'être  coupés  par  derrière,  l'abandonnèrent,  faisant  grand 
feu,  où  le  vicomte  de  Courtaumier  reçut  un  coup  de  mousquet  au 
travers  du  corps  (1).  » 

Une  salve  d'artillerie  tirée  des  remparts  renversa  le  mar- 
quis de  Coislin.  Cinq  jours  après,  son  frère  François,  baron 
de  Pontchâteau,  qui,  deux  ans  auparavant,  avait  commandé 
les  volontaires  au  combat  du  20  novembre,  près  de  Quiers,  et 
l'avait  suivi  dans  celle  campagne,  fut  frappé,  en  montant  à 
l'assaut,  d'une  balle  qui  lui  fracassa  l'épaule.  Malheureuse- 
ment, le  sort  des  deux  frères  ne  fut  point  le  même  :  François 
guérit,  en  restant  estropié  pour  le  reste  de  ses  jours  ;  mais 
César  mourut,  le  28  juillet,  des  suites  de  sa  blessure.  Il 
n'avait  que  vingt-huit  ans,  et  laissait  trois  fils  :  Armand,  qui 
devint  duc  et  pair;  Pierre,  plus  tard  évèque  d'Orléans,  puis 
cardinal;  enfin,  Charles-César,  qui  entra  dans  l'ordre  des 
chevaliers  de  Malte  ;  l'aîné  n'avait  pas  encore  six  ans. 

La  mort  prématurée  du  marquis  de  Coislin  fut  vivement  et 
douloureusement  ressentie  par  son  père  et  par  le  chancelier 
Séguicr,  qui  avait  fondé  sur  lui  les  j)lus  hautes  espérances. 
Très  heureusement  doué  de  toutes  les  qualités  du  cœur  et  de 
l'esprit,  le  jeune  marquis  pouvait  prétendre  à  un  brillant 
avenir.  «Il  fut  extrêmement  regretté,  ditMontglat,  àcause  que, 
de  tous  les  parents  du  cardinal,  c'étoit  lui  qui  valoit  le  plus, 
et  que,  dans  les  emplois  qu'il  avoit  eus,  il  avoit  gagné  l'es- 
time et  l'amitié  de  tout  le  monde  ;  ce  qui  l'avoil  rendu  fort 
considérable,  et  le  cardinal,  Irouvant  matière  en  lui  d'en 
faire  quelque  chose  de  grand,  l'eût  élevé  bien  haut  s'il  eiit 
vécu  (2).  » 

«  Monseigneur  (écrivait  du  fond  de  la  Provence  au  chancelier 
Séguier  le  célèbre  Godeau,  évêque  de  Grasse  et  de  Vence),  je  suis 

(1)  Mi'in.  do  Monlglal.  CoUccl.  Micliaud,  l.  X.XIX,  p.  loo. 
(-2)  Monl^ilal,  p.  lOG. 

1!» 


290  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

bien  fâché  de  commencer  à  vous  écrire  pour  une  occasion  aussi 
funeste  que  celle  delà  mort  de  Monsieur  deCoeslin;  mais  j'ai  cru 
que,  tous  vos  serviteurs  vous  témoignant  la  part  qu'ils  prennent  à 
votre  affliction,  je  ne  devois  pas  être  un  des  plus  paresseux, 
mais  un  des  plus  affectionnez.  Aujourd'hui  même  j'en  ai  reçu  la 
nouvelle,  et  je  ne  veux  pas  différer  davantage  de  vous  témoigner 
combien  elle  m'a  été  sensible;  il  mérite  qu'on  le  regrette  pour 
l'amour  de  lui-même;  et  il  le  sera  sans  doute,  tout  de  bon  et  du 
fond  du  cœur,  de  ceux  qui  le  connoissoient.  Le  rang  de  la 
parenté  auquel  il  touchoit  Son  Eminence  lui  pouvoit  faire  des 
serviteurs  intéressez;  mais  sa  modestie,  sa  bonté  et  son  courage, 
lui  ont  fait  des  véritables  amis.  Sa  réputation  étoit  connue  dans 
cette  Province,  où  sa  personne  ne  l'étoit  pas;  il  a  glorieusement 
confirmé  la  bonne  opinion  qu'on  avoit  de  lui.  Je  souhaitteroisque 
c'eût  été  d'une  façon  moins  funeste  ;  mais  il  est  bien  malaisé  que 
les  prospérités  publiques  ne  soient  les  calamitéz  de  quelques 
particuliers;  et  ceux  qui,  comme  vous,  n'aiment  leur  Maison  que 
pour  l'honneur  de  leur  maître  et  de  leur  Patrie,  se  consolent 
aisément  de  leurs  pertes  domestiques,  quand  elles  ont  contribué 
à  la  gloire  générale  (1)...  » 

Lestalentsmilitaires  ne  lui  faisaient  pas  négliger  les  lettres  : 
il  se  plaisait  dans  la  conversation  des  savants  et  des  littéra- 
teurs qui  hantaient  les  salons  de  son  oncle  le  cardinal,  et  de 
son  beau-père  le  chancelier.  J.  Beaudoin  lui  avait  dédié,  en 
1638,  l'édition  de  V Aveugle  de  Smijrne,  tragi-comédie  «  des 
cinq  autheurs  »  accrédités  au  Palais-Cardinal,  et  peu  après  le 
second  volume  de   ses   Emblèmes  divers  (2).    Armand  de 

(1)  Lettres  de  M.  Godeau,  1713,  in-12,  p.  196.  —  Nous  possédons  un 
beau  portrait  de  César  du  Cambout,  gravé  par  Moncornet,  en  1656.  Sa 
physionomie  respire  la  franchise,  rintelligeuce  et  la  bonté.  Dans  le  fond, 
on  aperçoit  les  combats  du  siège  d'Aire.  Au  bas,  on  lit  ce  quatrain  : 

France,  ne  gémis  plus,  voyant  Coislin  sans  vie, 
Puisque  ce  Mars  visible  est  mort  en  triomphant, 
Et  que  TE.spagne  mesme  a  puni  son  envie 
En  t'immolant  pour  luy  le  Cardinal  Infant. 

(2)  «  Je  suis  bien  assuré,  Monseigneur,  lui  disait-il,  que  vostre  seul 

nom  le  fera  valoir Vous  dont  tous  les  sentimens  sont  illustres  et  de 

qui  les  plus  honncstes  gens  peuvent  apprendre  à  discerner  les  bonnes 
choses  d'avec  les  mauvaises.  Quelque  avantageuses  qu'elles  paroissent, 
vous  les  desdaignez  toujours,  lorsque  l'esclat  en  est  faux.    El  comme 


ARMAND    DE    COISLIN  291 

Coislin  se  chargea  de  réaliser  les  rêves  déçus  de  ses  deux 
grands-pères,  que  ne  consolèrent  pas  les  deux  sonnets 
adressés  à  Séguier  par  Gombault  et  Colletet  sur  ce  malheu- 
reux événement. 


II.  Jeunesse  d'Armand  de  Coislin.  —  (1635-1652.) 

Né  le  J^''  septembre  1635  (1),  l'année  même  de  la  signature 
des  lettres  patentes  établissant  l'Académie  française,  Armand 
de  Coislin,  fondateur  d'une  lignée  académique,  devait  voir 
presque  tous  ses  protecteurs  naturels  disparaître  ou  s'éloigner 
successivement,  avant  de  commencer  sérieusement  son  appren- 
tissage de  la  vie.  A  peine  avait-il  pu  retenir  les  traits  de  son 
père,  enlevé  si  rapidement  au  début  de  sa  brillante  carrière. 
A  la  fin  de  l'année  1642,  celui  qui  avait  commencé  l'élévation 
de  sa  famille,  legrand  cardinal  disparut  à  son  tour:  et,  moins 
de  deux  ans  après,  lajeune  veuve  du  marquis  de  Coislin,  rapi- 
dement consolée  dans  la  société  brillante  et  précieuse  de  la 
comtesse  de  Maure,  de  la  marquise  de  Sablé  et  de  M"'  de  Hau- 
tefort,  épousa  clandestinement,  au  mois  dejanvier  1644,  le  che- 
valier de  Bois-Dauphin,  de  la  maison  de  Laval-Montmorency, 
ïalleraant  des  Réaux  raconte  longuement  cette  aventure  dans 
l'historiette  de  M.  de  Laval,  et  nous  en  avons  nous-même 
décrit  tous  les  détails  dans  V Histoire  du  chancelier  Séguier  ; 
nousy  renvoyons  le  lecteur  et  n'en  dirons  ici  que  quelques  mots. 
Jja  jeune  veuve,  qui  habitait  rue  Barbette,  près  de  la  place 
Royale,  où  se  trouvait  l'hôtel  de  la  marquise  de  Sablé,  voyait 
souvent  chez  elle  lechevalier  de  Bois-Dauphin,  son  fils,  jeune  et 
beau  cavalier,  dont  elle  s'éprit  éperdûment.  Comme  il  n'avait 
aucun  bien  et  que  l'on  craignait  le  mécontentement  du  chan- 

vous  estes  grand  de  naissance,  aussy  esles-vous  né  pour  loulcs  les 
grandes  aclions,  qui  font  estimer  les  âmes  généreuses.  Cela  se  remarque 
visiblement  eu  ce  que  vous  ne  jugez  pas  des  vertus  par  leur  apparence, 
qui  n'est  la  plusparl  du  temps  (lu'osloutalion  el  que  fard,  mais  i)ar  les 

véritables  elïcts  qu'elles  ont  accouslumc  de  produire » 

(1)    Le    1''   septembre,   d'après  Peliisson    ol  d'Olivcl  ;   le   -2,   d'après 
Lu  Chesnaye-des-Bois.  Nous  n'avons  i)as  retrouvé  l'acte  de  baptême. 


292  L\    BUETAGiSK    A    L  ACADÉMIE 

celier,  qui  destinait  à  sa  fille  le  maréchal  duc  de  Schomberg, 
on  s'assura  du  consentement  deMazarin  et  du  duc  d'Enghien; 
puis  on  publia  des  bans  sous  des  noms  estropiés,  et  l'évêque 
d'Aire  unit  les  deux  amants,  qui  se  retirèrent  sans  bruit  chez 
M™"  de  Haulefort,  âme  de  toute  Tinlrigue,  parce  qu'elle  vou- 
lait épouser  Schomberg  ;  ce  qui  eut  lieu  en  effet  quelque  temps 
après. 

Le  chancelier  fut  très  mécontent  de  cette  aventure,  et  pen- 
dant fort  longtemps  ne  voulut  plus  voir  sa  fille  ;  il  ne  se  récon- 
cilia même  avec  son  nouveau  gendre  que  lorsqu'il  eut  acquis 
des  preuves  certaines  de  son  crédit  et  de  sa  bravoure.  «  Il  se 
résolvait  même,  dit  Tallemant,  à  lui  ouvrir  la  grande  bourse 
pour  lui  acheter  quelque  belle  charge  »,  lorsque  le  chevalier 
fut  tué  devant  Dunkerque,  à  l'armée  de  Gondé,  le  16  octo- 
bre 1646,  laissant  une  fille  qui  devint  la  maréchale  de  Roche- 
fort.  Marie  Séguier,  comme  on  le  voit,  ne  portait  pas  bonheur 
à  ses  époux;  aussi,  veuve  à  vingt-neuf  ans  pour  la  seconde 
fois,  elle  ne  tenta  point  un  troisième  essai,  et  resta  près  de 
son  père  et  de  ses  enfants:  elle  ne  mourut  qu'en  1710,  à  un 
âge  fort  avancé. 

Pendant  tout  ce  temps,  le  chancelier  avait  pris  chez  lui  ses 
petits-fils  et  s'était  chargé  de  leur  instruction.  Leur  grand- 
père,  le  premier  marquis  de  Coislin,  étant  mort,  en  1648,  à 
son  château  de  la  Bretèche,  près  de  la  Roche-Bernard, 
Séguier  devenait  par  là  même  leur  unique  appui,  et  toute  sa 
sollicitude  se  répandit  désormais  sans  contrainte  sur  les  fils  de 
César.  Marie  Séguier,  leur  mère,  était  du  reste  peu  faite  pour 
ce  rôle.  Vive,  spirituelle,  et  même  méchante,  si  l'on  en  croit 
Saint-Simon,  elle  était  plus  disposée  à  nouer  des  intrigues 
politiques  ou  galantes,  dans  les  ruelles  et  les  cercles  du  quar- 
tier de  la  place  Royale,  qu'à  s'occuper  d'élever  sérieusement 
ses  enfants.  Nous  avons  cité,  dans  V Histoire  du  chancelier 
Séguier,  quelques  spécimens  inédits  des  lettres  qu'elle  adres- 
sait à  son  père,  et  dans  les(juelies  l'orthographe  la  plus  fantai- 
siste et  la  plus  indéchiffrable  donne  une  idée  de  la  valeur  de 
ses  études  littéraires. 

M.  Weiss  dit  cependant,  en  parlant  de  Pierre  de  Cambout, 


ARMAND    DE    COISLIN  293 

ie  frère  cadet  d'Armand,  qu'il  fut  «  élevé  par  Magdeleine 
Séguier,  sa  mère  (1),  femme  d'un  liant  mérite,  qui  ne  négligea 
rien  pour  lui  inspirer  les  sentiments  d'honneur  et  de  religion 
héréditaires  dans  sa  famille.  »  Cette  dernière  ligne  i)eut  être 
exacte,  mais  nous  pensons  que  le  chancelier,  bien  plus  que  sa 
fille,  s'occupa,  malgré  le  fardeau  de  son  ministère,  de  diriger 
les  premiers  pas  des  trois  frères. 

D'après  la  règle  établie  dans  les  grandes  familles  d'alors, 
Armand,  l'aîné,  dut  s'attendre  à  remplacer  ses  ancêtres  dans 
tous  leurs  honneurs  et  dans  toutes  leurs  charges;  Pierre,  le 
cadet,  fut  destiné  à  l'état  ecclésiastique,  et  Charles-César,  le 
troisième,  né  en  1641,  l'année  de  la  mort  de  son  père,  fut 
réservé  pour  Tordre  de  Malte.  Des  vocations  ainsi  arrêtées  dès 
le  berceau  ne  produisent  souvent  que  de  médiocres  résultats: 
mais  ici  la  Providence  avait  approuvé  le  choix  des  parents  ; 
car  Armand  fut  un  bon  soldat,  Pierre,  un  pieux  évêque,  et 
Charles-César,  un  courageux  marin. 

Le  chancelier  songea  tout  d'abord  à  assurer  à  ses  petits- 
fils  les  bénéfices  de  la  situation  que  leur  avait  faite  leur  nais- 
sance. Aussi,  dès  l'année  1643,  fit-il  nommer  le  jeune  Armand, 
quoiqu'il  eût  à  peine  atteint  sa  huitièmeannée,  meslrede  camp 
par  provision  du  régiment  de  cavalerie  légère  qu'avait  com- 
mandé le  second  marquis  de  Coislin;  puis,  afin  de  lui  ouvrir 
pour  l'avenir  la  source  de  toutes  les  faveurs,  il  le  plaça 
parmi  les  enfants  d'honneur  du  petit  roi  Louis  XIV;  et,  lors- 
qu'en  1648,  le  vieux  marquis  de  Coislin  \intà  mourir,  Séguier 
fit  passer  sur  la  tête  de  leur  mutuel  petit-fils  la  lieutenancc 
du  roi  au  gouvernement  des  quatre  évêchés  de  Saint-Brieuc, 
Léon,  Tréguier  et  Cornouailles.  A  treize  ans,  messire  Armand 
du  Camboutse  trouvait  donc  déjà  un  fort  important  personnage. 

En  même  temps,  le  chancelier  faisait  pourvoir  le  cadet, 
Pierre,  né  au  mois  de  novembre  1636,  de  nombreuses  abbaves. 
Ce  n'est  pas  un  des  spectacles  les  moins  curieux  de  cette 

(1)  Elle  s"appcIailMaric-Ma(icIcinc,ct  les  m ô moires  du  temps  l'appellent 
lanlôl  Maiic,  lanlôl  Madeleine  Sa  sœur,  duchesse  de  Sully,  se  nommait 
CliarloUc  :  le  chancelier  Séguier  n'eut  {)Our  loulc  postérité  que  ces  deu\ 
filles. 


294  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

époque  de  voir  cet  enfant  nommé,  en  4G4i,  à  l'âge  de  cinq 
ans  à  peine,  abbé  deJumièges,  au  diocèse  de  Rouen,  per- 
muter, deux  ans  après,  avec  le  vieil  arclievêque  François  de 
Harlay,  et  prendre  possession,  le  2  janvier  1644,  de  l'impor- 
tante abbaye  de  Saint-Victor  de  Paris.  En  1642,  il  avait  été 
fait  prieur  de  Notre-Dame  d'Ârgenteuil,  et,  dès  l'âge  de  neuf 
ans,  au  commencement  de  l'année  1646,  le  jeune  abbé,  sous 
le  couvert,  il  est  vrai,  du  chancelier  Séguier,  réformait  ce 
monastère  en  y  introduisant  la  règle  de  la  congrégation  de 
Saint-Maur.  L'année  suivante,  il  était  chanoine  de  Notre-Dame 
de  Paris,  et,  lorsque  plus  tard  son  oncle,  l'abbé  de  Pontchâ- 
teau,  lui  résigna  l'une  de  ses  abbayes,  par  un  scrupule  de 
conscience  qui  ne  lui  permettait  pas  de  conserver  un  bénéfice 
dont  il  avait  été  revêtu  depuis  l'âge  de  sept  ans,  résignation 
méritée  «  par  sa  science,  ses  bonnes  mœurs  et  sa  piété  », 
Pierre  de  Coislin  dut  faire  en  lui-même  de  singulières  ré- 
flexions (1). 

Enfin,  le  31  décembre  1646,  une  enquête  s'ouvrait  pour  la 
réception  dans  l'ordre  de  Malte  du  second  frère  d'Armand  de 
Coislin,  Charles-César,  âgé  seulement  de  cinq  ans.  On  rap- 
pela dans  cette  enquête  qu'un  Jean  du  Cambout,  déjà  reçu 
parmi  les  chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  était 
devenu  commandeur  d'Artjns,  près  de  Vendôme. 

Ainsi  rassuré  sur  le  sort  de  ses  petits-fils,  Pierre  Séguier 
leur  fit  donner  une  solide  instruction  philosophique  et  littéraire 
par  Jean  Ballesdens,  l'un  de  ses  secrétaires,  élu  en  1648 
membre  de  l'Académie  française,  à  la  mort  de  Malleville.  On 
sait  que  le  chancelier  aimait  fort  la  société  des  littérateurs  et 
des  savants.  D'une  érudition  solide  et  immense,  juriscon- 
sulte, théologien,  orateur  et  bibliophile,  Séguier,  dès  la 
fondation  de  l'Académie,  avait  été  agréé  dans  le  cénacle,  et, 
lorsque  Richelieu  disparut  de  la  scène  du  monde,  on  l'avait 
choisi,  d'une  commune  voix,  comme  protecteur  delà  compa- 
gnie. Il  méritait  cet  honneur  à  tous  égards;  car,  non  content 
de  consacrer  aux  lettres  les  loisirs  de  son  ministère,  non 

(1)  Voy.  iinUia  cJirisiinno,  paxi^im. 


ARMAND    DE    COISLIN  298 

content  d'avoir  réuni  de  ses  deniers  la  plus  riche  bibliothèque 
pariiculiore  qu'on  eût  encore  vue,  il  faisait  profession  de 
Mécène,  accueillait  volontiers  les  gens  de  lettres,  les  attirait 
de  la  province  à  Paris,  les  encourageait  par  des  pensions  et 
des  faveurs,  et  les  signalait  à  l'attention  du  monarque.  Plu- 
sieurs académiciens  furent  ainsi  ses  familiers  et  logèrent  dans 
son  hôtel  pendant  presque  toute  leur  carrière.  Marin  Cureau 
de  La  Chambre,  l'abbé  Esprit,  Ballesdens,  Priézac,  l'abbé  de 
Cérisy,  et  bien  d'autres  encore,  lui  durent  de  pouvoir  se  livrer 
tranquillement  à  l'étude,  sans  attendre  au  jour  le  jour  le  pain 
du  lendemain.  Enfin,  pendant  trente  ans,  c'est-à-dire  jusqu'à 
la  mort  du  chancelier,  les  séances  de  l'Académie  se  tinrent 
dans  son  hôtel. 

On  comprendra  sans  peine  combien,  dans  ce  milieu  tout 
imprégné  de  saveurs  littéraires,  l'éducation  des  trois  frères 
atteignit  rapidement  un  niveau  élevé.  Ballesdens,  assurément, 
n'était  pas  un  savant  ni  un  écrivain  de  premier  ordre  :  avocat 
au  Parlement,  aumônier  honoraire  du  roi  et  prieur  de  Saint- 
Germain  d'Alluyc,  il  n'élevait  pas  très  haut  ses  prétentions 
littéraires,  et  se  contentait  le  plus  souvent  de  traduire,  d'an- 
noter ou  d'éditer  les  ouvrages  des  autres.  On  cite,  en  particu- 
lier, parmi  ses  publications,  «  les  Fable?,  d' Esope  en  fran- 
çais, pour  l'instruction  du  roi,  avec  des  maximes  'politiques  et 
morales  »  :  mais  ce  livre  et  tous  ses  autres  écrits  se  mainte- 
naient dans  une  honnête  médiocrité.  «  C'est  un  bon  homme, 
disait  Chapelain  dans  son  Mémoire  des  gens  de  lettres;  il  est 
plus  curieux  qu'habile,  et  plus  cupide  de  gloire  que  glorieux.» 
En  revanche,  il  était  fort  modeste,  et  sa  «  lettre  à  Messieurs 
de  l'Académie  pour  les  prier  de  lui  préférer  Monsieur  Cor- 
neille »  lui  fait  le  plus  grand  honneur.  C'était  un  homme  doux 
et  tranquille,  aimant  l'étude,  les  beaux  livres,  les  belles-lettres, 
un  biblio|)liile  doublé  d'un  travailleur.  Le  catalogue,  récem- 
ment publié,  de  la  bibliothèque  >Iorante  et  les  lettres  qu'on 
rencontre  de  sa  plume  dans  la  volumineuse  corresj)ondance 
du  chancelier  Séguier,  en  fournissent  des  preuves  irrécu- 
sables. 

Sous  sa  direction  consciencieuse,  le  jeune  Armand  de  Cois- 


296  LA    BRETAGNE    A  l'aCADÉMIE 

lin,  guidé  par  les  conseils  de  son  grand-père,  et  stimulé  par 
le  contact  de  la  société  nombreuse  des  gens  de  lettres  qui  se 
réunissaient  à  Thôtel  Séguier,  fit  des  progrès  assez  rapides 
pour  devenir  bientôt  le  collègue  de  son  maître.  A  dix-sept  ans, 
il  vit,  en  effet,  les  portes  de  l'Académie  s'ouvrir  toutes  grandes 
devant  lui. 


III.  Armand  de  Coislin  à  l'Académie.  —  Son  mariage. 

Ce  phénomène  unique  d'un  académicien  de  dix-sept  ans, 
mérite  que  nous  consacrions  quelques  instants  à  son  examen. 
On  le  remarqua  peu  à  cette  époque,  parce  que  l'attention 
publique  était  alors  tenue  en  éveil  quotidien  par  les  intrigues 
et  les  commotions  sans  cesse  répétées  de  la  Fronde.  Au  mois 
de  septembre  1651,  la  régente,  ayant  eu  la  main  forcée  par 
le  parti  puissant  qui  poursuivait  tous  les  amis  de  Mazarin, 
avait  donné  les  sceaux  à  Mole,  premier  président  du  Parle- 
ment, et  Séguier  resta  dans  l'ombre  et  la  retraite,  jusqu'au 
moment  où  le  cardinal,  brusquement  sorti  de  son  exil  volon- 
taire, eut  forcé  les  princes  à  se  soumettre  après  le  second 
blocus  de  Paris.  Pendant  son  éloignement,  Séguier  se  ren- 
ferma pieusement  dans  le  silence  de  sa  bibliothèque  et  s'occupa 
tout  spécialement  des  études  de  ses  petits-fils. 

«  Or,  dit  Pellisson  dans  son  élégante  Histoire  de  V Académie, 
comme  j'écrivois  cette  relation,  M.  de  l'Estoile  étant  venu  à  mou- 
rir, M.  le  chancelier  fit  demander  la  place  vacante  pour  M.  le  mar- 
quis de  Coislin,  son  petit-fils,  ne  croyant  pas  pouvoir  mieux  culti- 
ver l'inclination  et  les  lumières  que  ce  jeune  seigneur  témoigne 
pour  toutes  les  belles  connoissances.  Il  fit  dire  pourtant  à  la 
compagnie,  avec  beaucoup  de  civilité,  qu'il  demandoit  cela  comme 
une  grâce;  qu'il  n'entendoil  point  aussi  que  cette  réception  tirât 
en  conséquence  ni  qu'elle  fût  laite  d'autre  sorte  que  les  précé- 
dentes. Et,  en  effet,  la  compagnie  ayant  agréablement  reçu  cette 
proposition,  l'élection  fut  faite  huit  jours  après  par  billets,  qui  se 
trouvèrent  tous  favorables,  et  il  fut  ordonné  que  TAcadémie  iroil 
en  corps  remercier  M.  le  chancelier  de  l'honneur  qu'il  lui  avoit 


ARMAND    DE    COISLIN  297 

fait  :  ce  qui  fut  exécuté  sur  l'heure  même  et  reçu  par  lui  avec  une 
civilité  extrême.  » 


De  cette  anecdote,  souvent  citée,  on  a  conclu  que  Pierre 
Séguier  abusait  singulièrement  de  son  titre  de  prolecteur  pour 
imposer  à  l'Académie  ses  créatures  et  y  introduire  de  grands 
seigneurs.  Il  ne  faudrait  pas,  cependant,  d'un  fait  particulier 
conclure  au  général  ;  et  d'abord,  Pellisson  nous  dit  formelle- 
ment que  le  chancelier  demanda  l'admission  du  marquis  de 
Coislin  comme  une  grâce,  et  sous  les  formes  ordinaires.  Or 
les  académiciens,  qui  ne  pouvaient  prévoir  encore  que  le  roi 
les  prendrait  lui-même  sous  sa  protection  vingt  ans  plus  tard, 
n'eurent  pas  besoin  d'une  longue  réflexion  pour  voir  dans  cette 
affaire  une  sorte  de  question  vitale  :  le  jeune  marquis  était 
appelé  par  sa  naissance  et  ses  talents  aux  premiers  honneurs 
du  royaume;  il  était  petit-neveu  du  cardinal  de  Richelieu,  leur 
fondateur,  petit-fils  deSéguier,  leur  Mécène  et  second  protec- 
teur. Admettre  parmi  eux  Armand  de  Coislin,  n'était-ce  pas 
se  réserver  une  puissante  influence,  capable  de  succéder  à 
celle  du  chancelier?  Il  est  certain  qu'à  cette  époque  une 
société  littéraire  non  patronnée  par  l'un  des  plus  éminents 
personnages  de  l'État,  n'eût  pas  eu  son  existence  assurée 
contre  les  chances  de  l'avenir.  Livrée  à  elle-même,  elle  se 
serait  bientôt  éteinte  et  n'aurait  pas  trouvé  dans  ses  propres 
forces  le  nerf  suffisant  pour  résister  aux  assauts  répétés  de 
sociétés  jalouses  et  rivales.  Que  serait  devenue  l'Académie  en 
1G43,  Mazarin  ne  l'ayant  pas  comprise  dans  la  succession  de 
son  prédécesseur,  si  le  chancelier  ne  s'était  pas  trouvé  là  pour 
sauver  du  naufrage  le  vaisseau  fragile  lancé  par  Richelieu  (1? 
L'Académie  ne  fit  donc  pas  seulement  en  16o2  un  acte  de 
déférence  au  désir  de  son  protecteur,  elle  fit  encore  un  acte 
politique.  Séguier,  du  reste,  pendant  les  trente  ans  de  son 
protectorat,  n'imposa  jamais  une  candidature  académique.  On 
a  remarqué  que  presque  tous  ses  familiers  ou  ses  domestiques 
furent   élus  membres   de  la   compagnie   :  les  deux  de  La 

(1)  Voir  noire  Ilisloiredu  chancelier  Scuuicr. 


298  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIE 

Chambre,  Esprit,  Ballesdens,  Priézac,  etc.,  parvinrent  aux 
honneurs  de  Félection.  Cela  est  vrai,  mais  la  proposilion  vint 
presque  toujours  des  académiciens,  et  nous  avons  dit  plus 
haut  que  Ballesdens  refusa  de  passer  avant  le  grand  Corneille. 
Quant  à  la  jeunesse  du  rècipiendaire,  nous  avons  fait  remar- 
quer dans  notre  Histoire  du  chancelier  Séguier  que  l'Académie 
prit  naissance  dans  une  assemblée  de  jeunes  gens.  Conrart 
n'avait  guère  que  trente  ans  en  1635,  et,  parmi  ses  compa- 
gnons, Philippe  Habert  et  Godeau,  câgés  de  vingt-neuf  ans, 
et  Bourzeis  de  vingt-huit,  étaient  de  beaucoup  les  aînés  de 
l'abbé  de  Cérisy,  qui  n'en  avait  pas  encore  vingt. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  jeune  marquis  de  Coislin  fit  son  entrée 
solennelle  au  milieu  du  docte  cénacle,  le  1""  juin  1632,  et 
récita  ce  compliment  : 

«  Messieurs,  il  faudroit  que  j'eusse  été  longtemps  parmi  vous, 
pour  vous  faire  un  digne  remerciement  et  pour  trouver  des  paroles 
proportionnées  àmareconnoissance  et  à  la  faveur  que  vous  m'avez 
faite.  Je  n'en  ay  point  qui  soient  suffisants,  mais  vous  sçavez  qu'il 
est  des  obligations  comme  des  douleurs  :  les  petites  parlent  et 
les  grandes  sont  muettes.  J'avoue,  Messieurs,  que  la  grâce  dont 
vous  m'avez  prévenu  surpasse  mes  forces  ;  mais  je  suis  persuadé 
que,  comme  votre  bonté  m'a  servi  de  mérite  pour  l'obtenir,  elle 
seule  aussi  se  servira  de  langue  pour  s'en  remercier  elle-même. 
Cependant  je  n'oubliray  rien  pour  faire  qu'au  défaut  de  mes 
paroles,  mes  actions  vous  soient  autant  de  remercîments.  C'est 
en  cela  que  je  suivray  l'exemple  de  ceux  qui,  par  une  juste  recon- 
noissance,  couronnoient  les  fontaines  dans  lesquelles  ils  avoient 
puisé.  » 

N'est-il  pas  agréablement  tourné,  ce  petit  discours  modeste 
et  délicat?  et  ne  voyez-vous  pas  d'ici  le  grave  Ballesdens  s'épa- 
nouir d'aise  entre  Conrart  et  Chapelain,  en  leur  demandant  : 
Que  dites-vous  de  mon  élève? 

Quelques  critiques,  jaloux  ou  mauvais  plaisants,  ont  accusé 
Coislin  d'avoir  traité  l'Académie  fort  cavalièrement  h  partir  du 
jour  mémorable  de  sa  réception  ;  ils  n'hésitent  pas  à  déclarer 
(jue  cette  séance  est  la  seule  à  laquelle  il  ait  jamais  assislé 


ARMAND    DE    COISLIN  299 

pendant  les  cinquante  années  de  sa  Ionique  carrière  acadé- 
mique. Nous  citerons  bientôt,  età  son  ordre  de  date,  une  lettre 
de  Ballesdens  au  chancelier,  à  l'aide  de  laquelle  on  pourra 
réduire  cette  accusation  à  sa  juste  valeur.  Armand  du  Cam- 
bout  aimait  les  séances  de  l'Académie,  et,  qui  plus  est,  il 
savait  s'y  faire  écouter  avec  plaisir  ;  il  n'est  pas  impossible 
que,  vers  Tannée  1680,  à  Tépoque  des  intrigues  etdes  cabales 
occasionnées  par  le  fameux  procès  de  Furetière,  il  se  soit 
éloigné  pour  quelque  temps  des  disputes  peu  dignes  de  la 
«  gent  jettonnière  »  ;  mais  nous  aurons  occasion  de  donner 
des  preuves  nombreuses  de  son  attachement  h  la  compagnie. 
«  Il  considérait  fort  les  gens  de  lettres,  dit  l'abbé  d'Olivet, 
et  se  dérobait  avec  joie  à  ses  autres  occupations  pour  pouvoir 
se  trouver  avec  eux.  » 

Ce  serait  peut-être  ici  le  lieu  d'exposer  quelques  considéra- 
tions au  sujet  des  académiciens  grands  seigneurs.  D'Alembert 
remarque  avec  raison,  dans  la  préface  de  ses  Éloges^  qu'on 
tomberait  dans  un  préjugé  également  offensant  pour  tous  les 
membres  de  la  Compagnie  si  l'on  pouvait  croire  : 

«  Non-seulement  qu'il  y  ait,  mais  qu'il  puisse  y  avoir  deux 
classes  d'académiciens  distinctes  et  séparées;  celle  des  gens  de 
lettres  et  celle  des  grands  seigneurs.  Ces  derniers  surtout,  ajoute 
le  célèbre  secrétaire  perpétuel,  se  tlendroient  fort  blessés  de 
cette  distinction  prétendue  ;  ils  regarderoient  comme  une  espèce 
de  ridicule  dans  l'Académie  françoise  la  qualité  QVJtonoraire.,<, 
qui,  dans  les  autres  Académies,  peut  avoir  un  sens  raisonnable. 
En  effet,  qu'e.^t-ce  qu'un  honoraire  dans  une  académie?  C'est  un 
simple  amateur,  qui  ne  se  pique  pas  d'avoir  approfondi  l'objet 
dont  cette  académie  s'occupe.  On  conçoit  donc  que,  dans  l'Aca- 
démie des  sciences,  par  exemple,  et  dans  celle  des  belles-lettres, 
il  peut  y  avoir  des  honoraires,  c'est-à-dire  de  simples  amateurs 
de  la  géométrie,  de  la  physique  ou  des  matières  d'érudition,  qui 
ne  se  pi(|ucnl  d'ailleurs  d'être  ni  géomèlre.^  ,  ni  physiciens  , 
ni  érudits,  et  (pii  ne  doivent  pas  mémo  se  piquer  de  l'être,  parce 
que  les  places  importantes  qu'ils  remplissent,  les  objets  inté- 
ressants dont  ils  sont  occupés,  ne  leur  permettent  pas  de  donner 
à  l'élude  des  sciences  profondes  le  temps  et  l'application  qn'elle 


300  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

exige.  Mais,  dans  une  académie  dont  l'objet  est  le  bon  goût,  qui 
ne  s'apprend  point,  et  la  pureté  du  langage,  qu'il  seroit  honteux 
à  un  courtisan  d'ignorer,  que  signifiroit  une  classe  de  simples 
honoraires,  c'est-à-dire  de  simples  amateurs  de  la  langue  et  du 
bon  goût,  qui  ne  se  piqueroient,  d'ailleurs,  ni  d'avoir  de  goûl, 
ni  de  bien  parler  leur  langue  ?  Dans  les  autres  académies,  les 
honoraires  peuvent  n'être  pas  indispensables,  mais  peuvent  au 
moins  n'être  pas  déplacés.  Dans  l'Académie  françoise,  ils  ne 
pourroienl  jouer  qu'un  rôle  très  embarrassant  pour  leur  amour- 
propre.  Si  l'on  eût  proposé  à  Scipion  et  à  César,  à  ces  hommes 
qui  joignoient  les  talents  de  l'esprit  au  génie  de  la  guerre,  d'être 
honoraires  dans  une  académie  de  la  langue  latine  dont  Térence 
et  Ciceron  eussent  été  membres,  Scipion  et  César  auroient  cru 
qu'on  se  moquoit  d'eux...  » 

Cette  dissertation  suppose  qu'il  doit  y  avoirnécessairement 
des  grands  seigneurs  dans  une  académie,  et,  ce  point  étant 
admis,  on  conçoit,  en  effet,  que  le  litre  d'honoraire  était  peu 
de  mise  dans  l'Académie  française.  Mais  leur  présence  est-elle 
réellement  nécessaire?  Nous  croyons  qu'elle  était  au  moins 
utile,  à  une  époque  où  presque  tous  les  gens  de  lettres  se 
trouvaient  à  la  remorque  de  quelque  puissant  du  jour.  Cela 
relevait  le  corps  et  lui  donnait  du  relief;  aussi  voyons-nous 
Richelieu  introduire,  dès  l'origine,  des  grands  seigneurs  dans 
la  compagnie. 

Cela  posé,  revenons  aux  Coislin;  mais,  au  moment  d'entrer 
dans  le  détail  de  la  vie  active  d'Armand  du  Cambout,  il  n'est 
pas  inutile  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  situation  actuelle  de 
sa  famille. 

Ses  deux  oncles  étaient  alors,  de  tous  ses  parents,  les  moins 
favorisés  par  la  fortune.  Pendant  que  leurs  sœurs,  la  duchesse 
d'Epernonet  la  duchesse  d'Harcourl,  recevaient  les  hommages 
de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  éminent  à  la  cour,  l'abbé  de 
Pontchâteau,  un  moment  saisi  par  lambition  des  grandeurs, 
venait  de  voir  toutes  ses  espérances  s'évanouir  par  la  mort  de 
son  oncle,  le  cardinal  de  Lyon,  frèredu  cardinal  de  Richelieu, 
qui  l'avait  attiré  près  de  lui  et  le  désignait  déjà  comme  son 
successeur  (24  mars  -1653).  De  son  côté,  François  du  Cam- 


ARMANI)    DE    COISLIN  301 

bout,  baron  de  Ponlchàteau,  avait  mené  une  vie  aventureuse, 
depuis  le  jour  où  il  avait  été  blessé  à  l'épaule  au  siège  d'Aire. 
C'est  lui  qui,  réduit  à  s'engager  comme  capitaine  de  cavalerie  au 
service  du  roi  de  Portugal,  écrivait  de  Lisbonne  au  chancelier 
Séguier,  le  18  octobre  1649,  cette  lettre  désespérée: 

«  Monseigneur,  —  je  me  suis  desjà  donné  l'honneur  de  vous 
escrire  que  je  n'estois  plus  au  service  du  roy  de  Portugal,  ne 
pouvant  pas  y  demeurer  en  qualité  de  simple  capitaine  de  cava- 
lerie. C'est  pourquoy,  Monseigneur,  je  supplie  Yostre  Excellence 
d'avoir  pitié  de  moy  et  de  in'ordoimer  ce  qu'il  vous  plaît  que  je 
face.  Je  remercie  Voslre  Excellence  du  bien  qu'elle  me  fait  des 
quarante  escus  par  mois.  Je  la  prie  de  considérer  que  c'est  bien 
peu  de  choses,  néanmoins  je  remets  le  tout  à  vostre  bonté,  et 
vous  prie  de  me  croire,  Monseigneur,  de  Vostre  Excellence, 
vostre  très  humble  et  très  obéissant  et  obligé  serviteur, 

«  François  du  Cambout  Pomchateau  (1).  » 

Il  paraît  que  les  })Iaintes  du  pauvre  baron  touchèrent  le 
sœur  de  Séguier,  car  François  du  Cambout  mourut  en  1659 
au  château  de  Coislin,  maréchal  des  camps  et  armées  du  roi. 
Quant  à  l'abbé,  il  se  lia  d'abord  avec  Port-Royal,  et  pendant 
plusieurs  voyages  en  Bretagne  ou  à  Rome,  mena  jusqu'en 
16G2  une  vie  très  irrégulière  et  assez  dissipée,  un  jour  visitant 
et  réformant  ses  abbayes,  le  lendemain  prenant  l'habit  laïque 
à  Genève,  une  autre  fois  voulant  épouser  l'une  des  femmes  de 
sa  sœur,  la  duchesse  d'Epernon...  Nous  le  retrouverons  en 
1663,  au  moment  de  sa  conversion,  et  nous  le  suivrons  quelque 
temps  dans  le  désert  de  Port-Royal,  conseillant  ou  plaignant 
ses  neveux. 

Les  deux  frères  du  marquis  de  Coislin  commençaient  aussi 
leur  chemin  dans  le  monde.  Pierre,  l'abbé  de  Coislin,  déjà 
chargé  de  bénéfices,  prêta  serment  le  4  août  1653,  quoiqu'il 
eût  à  peine  dix-sept  ans,  de  la  cliarge  de  premier  aumônier 
du  roi,  en  survivance  de  l'évèque  de  Meaux,  Dominique 
Séguier,  frère  du  chancelier  son  grand-père;  et,  peu  de  temps 

M)  Bibl.  liai.,  fonds  Sainl-Uerniaiii  l'r.,  n"  709,  t.  XV,  p.  5'.1. 


302  LA    BRETAGNE    A    L ACADÉMIE 

après,  il  recevait  les  bulles  de  l'abbaye  de  Saint-Jean 
d'Amiens  (1).  C'était  déjà  un  abbé  d'avenir  ;  il  était  installé 
au  cloître  Notre-Dame  et  n'avait  plus  qu'à  se  laisser  con- 
duire doucement  par  la  fortune  pour  arriver  aux  premiers 
honneurs  de  l'Eglise.  Il  faut  du  reste  lui  rendre  cette  justice, 
que  bien  loin  d'imiter  beaucoup  d'abbés  de  cour,  déjà  trop 
nombreux  à  cette  époque,  il  prit  modèle  sur  la  première  jeu- 
nesse de  l'abbé  de  Pontchâteau,  son  oncle,  de  quatre  ans 
seulement  plus  âgé  que  lui,  et  mena  toujours  la  conduite  la 
plus  édifiante  et  la  plus  exemplaire.  Le  chevalier  de  Coislin, 
dernier  frère  du  marquis  et  de  l'abbé,  n'avait  encore  que  douze 
ans  vers  i6o3.  Il  portait  la  croix  de  Malte,  et  l'on  ne  s'occu- 
pait pas  beaucoup  de  sa  petite  personne. 

Le  29  mars  16S4,  Armand  de  Coislin  épousa  Madeleine  de 
Halegouët,  dame  de  la  Roche-Rousse  et  de  Kergrec'h,  fille 
unique  de  Philippe  de  Halegouët,  conseiller  du  roi  en  ses  con- 
seils, maître  des  requêtes  ordinaires  de  son  hôtel,  etc.,  et  de 
Louise  de  Bistrade.  Fils  et  pelil-fils  de  conseillers  au  parle- 
ment de  Bretagne,  Philippe  de  Halegouët  était  le  dernier 
rejeton  de  la  seconde  branche  d'une  ancienne  famille  de 
l'évéché  de  Léon.  (2),  qui  comptait  un  écuyerdu  duc  d'Anjou, 
un  ambassadeur  d'Angleterre,  un  évéquede  Tréguier,  etc.,  et 
qui  avait  figuré  aux  réformes  de  1427,  de  1447,  de  1543  (3). 
Armand  de  Coislin  entrait  donc  dans  une  famille  qui  devait 
fournir  de  nombreux  quartiers  à  ses  enfants  ;  mais  ce  qui  vaut 
encore  mieux,  il  épousait  une  femme  douce  et  bonne,  don^ 
Saint-Simon  fait  l'oraison  funèbre  en  trois  mots  significatifs  : 
«  C'était,  dit-il,  une  riche  héritière  de  Bretagne,  femme  de 
mérite  et  de  vertu,  »  Ces  dernières  qualités  sont  préféra- 
bles aux  plus  fameux  blasons. 

Voici  comment  Loret,   dans  sa  fameuse  Gazette  rimée, 
raconte  ce  mariage,  qui,  par  la  position  du  jeune  marquis  à 


(1)  V.  GalUa  christia7ia,  t.  VII,  p.  69:2,  cl  t.  X,  p.  1362. 

(2)  Portant  d'azur  au  lion  morné  d'or,  avec  la  devise  Ker  guen  hag 
HALEGUEC  (blanc,  comme  du  saule). 

(3)  La  rél'ormation  de  1668  confirma  les  de  Halegouët  d'ancienne  extrac- 
tion avec  preuve  de  douze  géuératious. 


ARMAND    DE    COISLIN  303 

la  cour,   lut  considéré  comme  l'événement  considérable  de 
la  semaine  : 

Dimanche  dernier,  ce  me  semble, 
Furent  apariez  ensemble, 
Par  un  céleste  et  saint  décret, 
Mademoiselle  de  Cargret  (1), 
Agréable  fleur  printanière 
Et  tout  à  fait  riche  héritière, 
Et  le  sieur  marquis  de  Coàlin, 
D'un  généreux  père  orfelin, 
Mais  dont  la  mère  vit  encore  ; 
Dame  qu'en  tous  lieux  on  honore 
Pour  certain  air  doux  et  charmant 
Qu'en  elle  on  voit  à  tout  momant, 
Fille  de  cet  illustre  père 
Que  toute  la  France  révère, 
A  qui  tout  honneur  appartient 
Par  le  glorieux  rang  qu'il  tient, 
Par  sa  dignité  vénérable. 
Par  sa  prudence  incomparable, 
Bref,  pour  son  sçavoir  singulier, 
Sçavoir  Monsieur  le  chancelier. 
La  nopce  fut  riante  et  belle. 
Et  cette  action  solennelle 
Bien  de  lajoye,  à  ce  qu'on  dit. 
Aux  cœurs  des  parents  répandit. 
Ledit  marquis  est  en  fleur  d'âge. 
Charmant,  spirituel  et  sage, 
Estant  déjà  mesme  compris 
Au  nombre  de  ces  beaux  esprits 
Qui  composent  l'Académie, 
De  toute  ignorance  ennemie. 
Doctes,  polis,  intelligens, 
Et  qui  sont  très  honnestes  gens. 
Pour  la  chère  et  nouvelle  épouze, 
L'aurore  en  fut,  dit- on,  jalouze, 
Voyant  plus  d'or  sur  ses  habits, 

(i)  Kergrec'h. 


304  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

Perles,  diamans  et  rubis, 

Qu'au  malin  elle  n'en  étale, 

Vers  la  contrée  orientale  ; 

Outre  sa  grâce  et  ses  attraits 

Et  ce  teint  délicat  et  frais , 

Dont  les  filles  et  les  mignonnes, 

Et,  bref,  toutes  jeunes  personnes 

Qu'on  élève  soigneusement 

Ne  manquent  que  fort  rarement  (1). 

Nous  ne  donnons  pas  ce  morceau  pour  un  exemple  de  bonne 
versification  ;  mais  il  est  original  dans  sa  naïveté,  et  il  montre 
en  quelle  haute  estime  on  tenait  à  la  ville  et  à  la  cour  le  nom 
des  Coislin. 


IV.  Le  sacre  du  roi  et  les  campagnes  de  Flandre 
(1654-l««e). 

Deux  mois  après  son  mariage,  le  marquis  de  Coislin  partit 
avec  toute  la  cour  pour  Reims,  où  devait  avoir  lieu  le  sacre  de 
Louis  XIV.  Il  était  appelé,  en  sa  qualité  d'ancien  enfant 
d'honneur  du  roi,  à  jouer  un  rôle  important  dans  cette  céré- 
monie, dont  nous  trouvons  un  récit  détaillé  dans  les  Mémoires 
de  Montglat. 

«  Quand  tout  fut  préparé,  dit  le  chroniqueur,  le  roi  partit  de 
Paris  le  30  de  mai  et  fut  coucher  à  Meaux,  le  l^""  juin  à  la  Ferté- 
Milon,  le  2  à  Fismes  et  le  3  à  Reims.  Le  7,  il  fut  sacré  et  cou- 
ronné par  l'évêque  de  Soissons  (2)  avec  la  sainte  ampoule  gardée 
à  Saint-Remy,  laquelle  fut  transportée  à  Notre-Dame  :  et  les 
quatre  seigneurs   qui  servirent  d'otages  furent  les  marquis  de 

Mancini,  de  Richelieu,  de  Coislin  et  de  Biron Monsieur, 

frère  du  roi,  représenta  le  duc  de  Bourgogne;  le  duc  de  Ven- 
dôme, celui  de  Normandie  ;  le  duc  d'Elbeuf,  celui  de  Guienne  ; 
le  duc  de  Caudale,  le  comte  de  Flandres  ;  le  duc  de  Roannès, 

(1)  Lorct,  Muze  hnlorique  du  samedy  2  may  1654. 
(-2)  Le  duc  de  Nemours,  archevêque  de  Reims,  n' étant  pas  prêtre,  ce  fut 
son  premier  suffraganl  (jui  sacra  le  roi. 


ARMAND   DE  COiSUN  305 

le  comte  de  Champagne,  et  le  duc  de  Bourneville,  celui  de  Tou- 
louse. Le  cardinal  Grimaldi  fit  la  charge  de  grand  aumônier  ; 
le  maréchal  d'Estrées,  celle  de  connétable  ;  le  maréchal  de 
Villeroy,  celle  de  grand  maître  ;  le  duc  de  Joyeuse,  la  sienne  de 
grand  chambellan,  et  le  comte  de  Vivonne,  la  sienne  de  premier 
gentilhomme  de  la  chambre...,  etc.,  etc..  Le  9,  le  roi  toucha 
pour  la  première  fois  les  malades  des  écrouelles,  et  le  18,  il 
partit  de  Reims  pour  s'approcher  de  son  armée  (1).  » 

Gela  suffit  pour  montrer  en  quelle  brillante  compagnie  se 
trouvait  jeté  le  nom  des  Coislin.  Le  jeune  marquis  allait  bien- 
tôt se  rendre  digne  de  cet  honneur.  Il  suivit  le  roi  pendant  cinq 
années  consécutives  dans  ces  fameuses  campagnes  de  Flandre, 
où  Ton  vit  Turenne  tenir  tête  h  Condé,  à  l'archiduc,  à  don 
Juan  d'Autriche  et  h  tous  les  efforts  de  l'armée  espagnole. 
C'est  à  l'école  de  ces  illustres  capitaines  qu'il  lit  son  appren- 
tissage de  la  guerre,  et  nous  allons  le  voir  payer  bravement 
de  sa  personne  en  plusieurs  occasions. 

Après  avoir,  en  iGo4,  pendant  les  deux  mois  qui  suivirent 
le  sacre  du  roi,  assisté  au  siège  et  h  la  prise  de  Stenay,  puis 
aidé  l'armée  de  Turenne  à  forcer  les  lignes  qui  bloquaient 
Arras,  il  se  distingua  tout  particulièrement  dans  la  campagne 
de  1655,  en  combattant  devant  Landrecies,  Condé  et  Valen- 
ciennes,  comme  capitaine  de  chevau-légers  du  régiment  du 
roi,  sous  les  ordres  du  fameux  Bussy-Rabulin,  mestre  de 
camp  général  de  la  cavalerie,  poète,  et  plus  tard  académicien. 

«  Le  maréchal  de  Turenne,  dit  Montglat,  étant  entré  dans  les 
Flandres  par  le  côté  de  Guise,  investit  Landrecies  le  18  juin,  où 
le  maréchal  de  la  Ferté  se  trouva  le  jour  même  avec  son  armée, 
qui  venait  de  Lorraine.  En  huit  jours,  les  lignes  furent  achevées 
et  le  26  la  tranchée  fut  ouverte.  » 

Le  27,  le  lieutenant  général  comte  de  Lislebonne,  y  ayant 
pris  position  avec  le  bataillon  des  gardes  suisses  et  deux 
escadrons  du  régiment  du  roi,  Armand  de  Coislin  se  trouva 
dans  l'un  de  ces  escadrons,  et  dès  le  lendemain,  fit  la  preuve 
d'une  bravoure  remarquable.  Les  ennemis  tentèrent,  en  effet, 

(1)  Mémoires  de  Monl^lal.  Collccl.  Michaud,  l.  XXIX,  p.  208. 


306  LA  BRETAGNE  A  l' ACADEMIE 

une   sortie,   cavalerie  et   infanterie,    vers  deux  heures   de 
l'après-midi  ;  mais,  rapporte  Bussy-Rabutin  : 

«  Le  comte  de  Lislebonne  alla  à  eux  si  vigoureusement,  qu'il 
les  obligea  de  se  retirer  eu  diligence  et  avec  perte.  Yerdelin, 
commandant  à  cette  garde  le  premier  escadron  du  roi,  y  fit  fort 
bien  son  devoir;  Gédau,  capitaine  de  ce  régiment,  y  eut  le  bras 
cassé  et  la  cuisse  percée;  les  marquis  d'Humières  et  de  Coislin, 
Marcillac  et  Yivonne  s'y  trouvèrent  comme  volontaires  et  s  y 
signalèrent;  ce  dernier  eut  son  chapeau  percé  d'un  coup  de 
mousquet...  » 

La  Gazette  de  France  du  10  juillet  1635  nous  apprend,  de 
plus,  que  le  marquis  de  Coislin  fut  blessé  dans  cette  affaire  ; 
ce  fut  peu  de  chose,  car  nous  ne  tardons  pas  à  revoir  le  jeune 
capitaine  aux  prises  avec  l'ennemi.  Mais  nous  n'avons  pas 
l'intention  de  décrire  le  siège  deLandrecies,  dont  on  trouvera 
les  détails  jour  par  jour  dans  les  Mémoires  de  Montglat  et  dans 
ceux  de  Bussy.  La  place  se  rendit  le  14  juillet,  et  l'armée 
royale,  poursuivant  le  cours  de  ses  succès,  vint  le  lo  août 
investir  Condé.  Le  16,  on  ouvrait  la  tranchée,  et  le  marquis 
de  Coislin,  avec  son  ami  le  comte  de  Yivonne,  capitaine  comme 
lui  au  régiment  du  roi,  se  fit  remarquer  par  sa  brillante  con- 
duite pour  conjurer  la  défaite  malheureuse  et  imprévue  d'un 
corps  de  cavalerie  royale  commandé  par  Bussy,  qui  raconte 
son  désastre  d'une  façon  fort  intéressante  ; 

(c  J'allai,  ce  même  jour,  dit-il,  au  fourrage  du  côté  de  Valen- 
ciennes,  et  comme  j'y  fus  battu,  je  serai  bien  aise  d'en  dire  au 
vrai  la  manière,  afin  que  ceux  qui  verront  ceci  puissent  bien  juger 
de  celte  action.  J'avois  sept  escadrons,  deux  du  mestre  de  camp 
du  général,  quatre  du  roi  (1)  et  un  du  grand  maître.  Après  avoir 
passé  le  pont  que  nous  avions  sur  TEscaut,  et  de  longs  marais  que 
la  rivière  fait  en  cet  endroit,  j'arrivai  à  un  village  qui  est  à  l'en- 
trée d'une  plaine  de  deux  lieues,  laquelle  aboutit  à  Yalenciennes. 
J'envoyai  tous  les  fourrageurs  sur  la  gauche  de  ce  village,  dans 
ceux  qui  sont  du  long  de  la  rivière  de  la  Haine,  tirant  à  Quié- 
vrain;  et  pour  les  couvrir,  je  m'avançai  à  une  petite  lieue  dans 

(1)  Coislin  en  faisait  partie. 


ARMAND  DE  COISLIN  307 

la  plaine,  sur  une  hauteur  cVoù  je  voyois  tout  ce  qui  pouvoit 
sortir  de  Valenciennes 

«...  Après  avoir  été  là  cinq  ou  six  heures,  jugeant  que  les 
fourrageurs  avoient  fait  leur  trousse,  je  fis  monter  à  cheval  pour 
m'en  revenir.  Dans  ce  temps-là  je  vis  paraître  quatorze  escadrons 
des   ennemis,  à  des  fourches  qui  sont  sur  une  éminence  à  cinq 

cents  pas  de  Valenciennes J'envoyai  aussitôt  dire  à  Camp- 

Ferrant,  qui  commandoit  le  régiment  du  roi,  de  m'envoyer  trois 
officiers  de  ses  escadrons  pour  se  tenir  auprès  de  moi  (1),  afin 
que  je  lui  pusse  envoyer  mes  ordres  par  eux  ;  et  cependant  de  se 
retirer  au  pas  pendant  que  j'allois  soutenir  la  première  charge 
des  ennemis  avec  mon  régiment.  Véritablement  lorsqu'il  me  vit 
aux  mains,  il  emmena  ses  escadrons  au  grand  trot,  au  galop,  et 
un  moment  après  à  la  débandade.  Les  miens,  rompus,  suivirent 
avec  raison  un  si  méchant  exemple.  N'ayant  donc  plus  de  res- 
source qu'en  mes  deux  escadrons  de  réserve,  j'allai  à  eux,  et  les 
ennemis,  quilesnevoyoientpas,  à  cause  qu'ils  étoient  dans  un  petit 
fond,  se  trouvant  surpris,  firent  halte  pour  se  rallier  et  les  venir 
charger.  La  Roche  et  Mézières,  qui  les  commandoient,  firent  fort 
bien  leur  devoir;  mais  ils  furent  rompus,  et  cela  donna  au  moins 
le  loisir  au  reste  de  gagner  un  village,  où  je  trouvai  quatre  esca- 
drons avec  lesquels  je  fis  ferme  au  défilé.  Cependant  toutes  les 
troupes  des  ennemis  s'étant  avancées  à  cinq  cents  pas  de  moi, 
n'osèrent  m'enfoncer,  et  l'on  ouït  quelqu'un  d'eux  qui  crioit 
qu'on  n'avançât  point,  et  qu'il  y  avoit  de  l'infanterie  dans  le 
village. 

«  Ce  ne  fut  plus  un  combat,  ce  l'ut  une  déroule.  Il  n'y  eut  que 
trois  cavaliers  de  tués,  mais  il  y  en  eut  cent  de  pris  et  quinze 
officiers,  parmi  lesquels  se  trouva  des  Menus,  mon  lieutenant  de 
mestre  de  camp,  frère  de  Courtin,  et  Toulangeau,  mon  beau- 
frère.  Le  dernier  revint  le  môme  jour  sans  avoir  été  connu  en 
payant  la  rançon  d'un  cornette.  Marcillac,  volontaire,  qui  depuis 
fut  duc  de  La  Rochefoucauld,  y  eut  un  coup  de  mousqueton  au 
travers  de  la  cuisse,  dans  la  première  escarmouche  que  j'avois 
fait  faire  par  des  gens  détachés.  Coislin.  capitaine  au  régiment 
du  roi,  et  Vivonne,  premier  gentiliiomme  do  la  chambre  de 
Sa  Majesté,  capitaine  au  même  régiment,  furent  toujours  auprès 
de  moi  à  essayer  de  rallier  quehpi'un,  et  tous  trois  y  firent  fort 

(1)  Coislin  fui  l'un  d'eux. 


308  LA  BRETAGMC  A  l'aCAUÉMIE 

bien.  Mon  régiment  y  perdit  trois  étendards,  et  le  régiment  du 
roi  un (1)  » 

Montglat,  qui  parle  aussi  de  celte  affaire,  ajoute  un  détail 
piquant  : 

((  Les  étendards  perdus,  dit-il,  étoient  tout  neufs,  de  satin 
bleu,  semés  de  fleurs  de  lis  en  broderie  d'or,  lesquels  furent 
porlés  à  don  Francisco  Pardo,  qui  comniandoit  ce  parti.  Dès  que 
le  prince  de  Condé  (2)  sut  qu'on  voyoit  partout  dans  le  camp  des 
Espagnols  ces  beaux  étendards  pleins  de  ces  fleurs  de  lis,  il  se 
souvint  qu'il  étoit  prince  du  sang  de  France  et  envoya  prier  tous 
ceux  qui  en  avoient  de  les  lui  apporter  :  ce  qui  fut  fait  aussitôt 
et  il  les  renvoya  à  Montpezat,  lieutenant  général  et  mestre  de 
camp  du  roi,  et  lui  écrivit  qu'il  n'avoit  pu  souffrir  les  fleurs  de  lis 
servir  de  trophée  dans  les  mains  des  Espagnols,  et  qu'il  les  avoit 
retirées  pour  les  lui  envoyer.  Il  le  prioit  en  même  temps  de  le 
dire  à  Sa  Majesté  et  de  les  lui  présenter  de  sa  part.  Montpezat 
montra  la  lettre  au  roi,  qui  ne  les  voulut  pas  reprendre,  et  lui 
commanda  de  les  renvoyer  au  prince  et  lui  mander  que  c'étoit 
une  chose  si  rare  de  voir  les  Espagnols  battre  les  Fiançois,  qu'il 
ne  fallait  pas,  pour  le  peu  que  cela  arrivoit,  leur  envier  le  plaisir 
d'en  garder  les  marques...  (8).  » 

La  place  de  Condé  capitula  le  18  aoiit,  celle  de  Saint-Guis- 
lain  le  23,  et  le  roi  revint  à  Paris  par  Noyon,  Compiègne  et 
Chantilly,  pendant  que  l'armée  de  Flandres  allait  prendre  ses 
quartiers  d'hiver. 

Au  retour,  Coislin  trouva  ce  sonnet  du  jeune  Beauchâteau, 
le  petit  prodige  : 

A   M,    LE   MARQUIS   DE   COISLIN. 

Va  cueillir  des  lauriers  où  ton  généreux  père 
A  payé  de  son  sang  la  gloire  de  son  Roi  ; 
Fais  voir  aux  ennemis  qu'une  perte  si  chère 
Demandoit  un  vengeur  aussi  vaillant  que  toi. 

(I)  .Wmoi/v.s  de  Busbv-Rabulin  (Edit.  Charpenlier). 
(-2)  On  sait  que  Condé,  depuis  la  fui  de  la  Fronde,  était  passé  aux 
Espagnols. 
(S)  Mémoires  de  Moijlglal,  iColkclion  Michaud.) 


ARMAND   DE   COISLl.N  309 

Ta  première  campagne  a  donné  de  l'effroi  ; 
Les  plus  braves  n'osoient  soutenir  ta  présence; 
Il  faut  qu'une  seconde,  en  leur  donnant  la  loi, 
Fasse  éclater  nos  lis  autant  que  ta  vengeance. 

Mais  songe,  en  t'exposant  dedans  le  champ  de  Mars, 
Avecque  tant  d'ardeur,  à  de  si  grands  hasards, 
A  ne  plus  prodiguer  une  si  belle  vie. 

En  revenant  vainqueur,  fais-nous  voir  dans  ces  lieux, 
Que  ton  bras  invincible  et  toujours  glorieux, 
Sait  l'art  de  se  venger  en  servant  sa  patrie. 

La  campagne  de  d656  fut  loin  d'être  aussi  heureuse.  Le 
maréchal  de  La  Ferté  fut  défait  et  pris  sous  les  murs  de 
Valenciennes  ;  en  sorte  que  Turcnne,  qui  investissait  avec  lui 
la  place,  fut  obligé  de  lever  le  siège,  et  dut  se  contenter  de  faire 
capituler  La  Capelle.  Coislln,  nommé  conseiller  d'Etat  au 
commencement  de  l'année,  n'eut  pas  à  se  signaler  comme 
pendant  la  campagne  précédente,  et  le  roi  rentra  dans  Paris 
le  9  octobre,  sans  que  la  fortune  eût  secondé  ses  armes,  et 
changé  sensiblement  la  situation  dans  les  Pays-Bas.  Puis  vint, 
en  1657,1a  prise  de  Montmédy,  suivie  de  celle  de  Saint- 
Venant  et  de  Mardick  ;  mais  l'armée  française  regagna  encore 
ses  quartiers  d'hiver  sans  avoir  remporté  sur  les  Espagnols 
d'avantage  bien  marqué.  L'année  1658  devait  voir  frapper  le 
grand  coup  qui  termina  cette  lutte  mémorable. 

On  connaît  assez  les  péripéties  de  la  brillante  campagne  de 
1658,  pour  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  de  les  rappeler  longue- 
ment :  le  siège  de  Dunkerque  sous  les  yeux  du  roi,  la  bataille 
des  Dunes  le  14  juin,  la  prise  de  Dunkerque  le  25,  celles  de 
Bergues  et  de  Fumes  dans  les  premiers  jours  de  juillet,  la 
maladie  du  roi  à  Calais,  le  siège  et  la  prise  de  Gravelincs  au 
mois  d'août,  ceux  d'Apres  et  d'Oudenarde  en  septembre,  etc. 
Dans  l'une  de  ces  affaires,  peut-être  à  la  bataille  des  Dunes, 
dans  laquelle  le  corps  de  Bussy-Rabulin  soutint  énergique- 
ment  une  lutte  acharnée,  mais  plus  probablement  pendant 
les  nombreuses  sorties  qui  signalèrent  le  siège  de  Gravelines, 
le  marquis  de  Coislin  fut  fait  prisonnier  par  les  Espagnols  et 
passa  sa  captivité  dans  celle  dernière  place. 


310  LA  BRETAGNE  A  [.'ACADÉMIE 

«  Le  25  août,  dit  Montglat  qui  raconte  le  siège  en  grand 
détail,  Retorfort  fit  combler  les  fossés  par  les  Écossais  avec  des 
fascines,  et  le  26,  les  mineurs  furent  attachés  aux  bastions  et  à 
la  courtine;  et  aussitôt  le  maréchal  de  La  Ferté  envoya  un  trom- 
pette pour  porter  des  lettres  au  marquis  de  Coislin,  qui  étoit 
prisonnier  dans  Gravelines,  et  par  même  moyen,  ce  trompette 
eut  ordre  d'avertir  les  Espagnols  qu'il  y  avoit  trois  mines  prêtes 
à  jouer  sous  leurs  remparts.  Sur  cette  nouvelle,  le  gouverneur 
demanda  trêve  et  fit  sortir  un  officier,  qui  disputa  longtemps 
contre  le  maréchal  de  La  Ferté;  mais  enfin,  se  voyant  sans  espé- 
rance de  secours,  il  sortit  avec  la  même  composition  que  les 
François  eurent  six  ans  devant,  suivant  laquelle  il  fut  conduit, 
le  30  août,  à  Newport,  avec  deux  pièces  de  canon,  et  le  marquis 
de  Coislin  fut  délivré...  » 

11  paraît  qu'Armand  de  Coislin  ne  revint  pas  immédiatement 
à  Paris  et  n'accompagna  point  la  cour  dans  le  voyage  qu'elle 
fit  à  Lyon,  vers  la  fin  de  l'automne  1658,  pour  l'entrevue  de 
Louis  XIV  avec  la  princesse  de  Savoie,  qu'Anne  d'Autriche 
voulait  alors  faire  épouser  à  son  fils.  On  lit  en  effet  ce  passage 
dans  une  lettre  qu'écrivait  Ballesdens,le  6  décembre,  au  chan- 
celier Séguier,  qui  avait  suivi  le  roi  : 

«  M.  le  marquis  de  Coislin  arriva  lundy  sur  les  trois 

heures;  l'absence  de  Madame,  qui  étoit  lors  en  visite,  l'obligea 
de  venir  prendre  sa  place  à  l'Académie,  où  il  sait  qu'on  a  fait  tant 
de  vœux  pour  sa  santé.  11  la  remplit  si  dignement  cette  après- 
disnée,  que  je  puis  dire  que  le  meilleur  historien  ne  sçauroit 
faire  une  si  excellente  relation  de  la  campagne  qu'il  fit.^Cela  me 
porta  à  lui  dire  en  secret  que  j'irois  vous  écrire  tout  ce  que  j'avois 
ouy,  et  qu'on  ne  changeroit  pas  un  seul  mot  dans  cette  histoire 
épistolaire.  Cependant,  comme  je  sçay  qu'il  ne  parle  pas  seule- 
ment, mais  qu'il  agit  et  qu'il  exécute  comme  il  parle,  je  luy 
applique  ces  deux  vers  d'avance  et  par  quelque  haute  prophétie 
de  sa  haute  valeur  : 

Ii'i'uct  hilrepidus  flammis,  hibfrna  secabit 
Mquora,  cl  armatas  ueies  superavit  inermis. 

«  Le  mardi  suivant,  il  fut  en  Sorbonne,  où  il  assista  au  service 
qui  s'y  fit  pour  feu  M.  le  cardinal  de  Richelieu  (1)...  » 

(I)  Dibl.  nal.,  mss.,  fonds  Saint-Gormain.  fr.,  n^»  709,  l.  XXII,  p.  13. 


ARMAND  DE  COISLIN  311 

A  la  même  époque,  la  petite  Académie  qui  se  tenait  chez 
Ménage,  et  dans  laquelle  k  les  petits  Linières  et  les  petits 
Boileau  »  (suivant  l'expression  du  pittoresque  Tallemant  des 
Réaux;  s'exerçaient  à  la  satire, criblait  de  ses  coups  envenimés 
le  malheureux  Chapelain,  qui  s'était  enfin  résolu  à  publier 
la  Pucelle.  Les  épigrammes  contre  Chapelain  ayant  mis  en 
goiît  la  verve  des  amis  de  Ménage,  connu  déjà  par  sa  Requête 
des  Dictionnaires,  «  on  en  fit  ensuite,  dit  Tallemant,  contre 
Conrart,  Pellisson,  M"*^  deScudéry,  et  enfin  contre  les  princi- 
paux de  l'Académie,  jusqu'au  marquis  de  Coislin,-  mesme  on 
disoit  que  celui-là  devoit  payer  pour  tous  les  autres  (1)...  » 
Cela  prouve  au  moins  que  le  jeune  marquis  était  compté  pour 
quelque  chose  au  milieu  des  académiciens. 

Pendant  ce  temps,  son  frère  Pierre,  l'abbé,  qui,  âgé  seule- 
ment de  vingt  et  un  ans,  exerçait  déjà  certaines  prérogatives 
de  ses  fonctions  en  survivance  de  premier  aumônier  du  roi, 
avait  accompagné  Louis  XIV  à  Lyon,  et  Mademoiselle  rapporte 
dans  ses  Mémoires,  une  anecdote  assez  curieuse  à  propos  de 
sa  charge.  Il  y  avait  à  Lyon  un  chapitre  de  chanoines,  comtes 
de  Saint-Jean,  qui  jouissaient  de  privilèges  tout  particuliers. 
Or, 

«  Le  jour  de  Noël,  Sa  Majesté  alla  le  matin  à  la  grand'messe, 
que  l'on  n'entendit  pas  fort  dévotement,  parce  que  l'on  s'amusa 
toujours  à  parler  de  la  qualité  de  ces  comtes  et  de  leurs  preuves. 
On  remarqua  qu'ils  disoient  l'office  par  cœur...  Après  l'évangile, 
le  sous-diacre  alla  pour  le  présenter  au  roi.  L'abbé  de  Coislin  le 
voulut  prendre  comme  premier  aumônier  ;  le  comte  sous-diacre 
ne  voulut  pas  le  lui  donner.  Le  roi  prit  avis  de  ce  qu'il  avoit  à 
faire  de  ce  différend.  Pondant  cela,  le  doyen  vint  parler  au  roi 
pour  représenter  l'intérêt  du  chapitre.  L'abbé  de  Coislin  défen- 
doit  le  sien  avec  beaucoup  de  courage.  Il  se  trouva  un  vieux 
gentilhomme,  nommé  LaRouviére,  qui  vit  la  peine  où  onéloit  ;  cela 
causa  de  la  rumeur.  Il  s'approcha  et  dit  qu'il  avoit  vu  une  pareille 
dispute,  lorsque  le  roi,  mon  grand-père  (Henri  IV),  alla  à  Lyon 
au-devant  de  la  reine,  ma  grand'mère,  pour  son  mariage,  et  que 

^1)  Tallcmanl,  Ilixtoriellcx.  t.  IV,  p.  213. 


312  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

l'affaire  avoit  été  réglée  en  faveur  des  comtes.  Le  roi  sur  cela  dit 
à  l'abbé  de  Coislin  qu'il  n'y  avoit  pas  lieu  de  disputer  et  le  comte 
fit  baiser  l'évangile  au  roi  et  à  la  reine  (l)-.-  » 

L'étiquette  amenait  souvent  de  ces  bizarres  questions  de 
préséance  à  l'ancienne  cour.  On  sait  que,  pendant  ce  voyage, 
des  négociations  avec  la  cour  d'Espagne  firent  rompre  le  projet 
de  mariage  de  Louis  XIV  avec  la  princesse  de  Savoie,  et  que 
la  promesse  de  sa  main  h  l'infante  fut  le  gage  de  la  paix  des 
Pyrénées,  qui  termina  la  guerre. 

Nous  approchons  de  l'époque  la  plus  brillante  de  la  carrière 
d'Armand  de  Coislin. 


V.  Les  États  de  Bretagne  à  Saint-Brieuc,  en  1659. 

En  16o9,  pour  se  remettre  des  fatigues  de  cinq  campagnes 
successives,  le  marquis  de  Coislin  vint  à  Saint-Brieuc  présider 
la  noblesse  aux  États  de  Bretagne,  et  l'un  de  ses  discours 
(tout  porte  à  croire  que  ce  fut  celui  qu'il  prononça  contre  les 
duels)  a  mérité  les  éloges  de  Chapelain.  Le  célèbre  critique 
dit  en  effet  dans  son  Mémoire  sw  les  gens  de  lettres^  composé 
trois  ans  plus  tard  pour  le  ministre  Colbert  :  «  Le  marquis  de 
Coislin  parle  fort  bien  et  fort  juste.  Mais  on  n'a  rien  entendu 
de  lui,  en  matière  d'éloquence,  qu'une  harangue  courte  et 
bonne,  qu'il  fit  aux  États  de  Bretagne,  quand  son  tour  vint  d'y 
présider.  Du  reste,  il  se  pique  plus  de  guerre  que  d'écri- 
ture. ..  » 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  longuement  sur  l'organisation 
et  les  attributions  des  États  de  Bretagne  :  ceux  qui  veulent 
s'éclairer  complètement  à  ce  sujet  peuvent  consulter  la  savante 
Histoire  des  États  par  M.  de  Carné  Nous  croyons  cependant 
qu'il  ne  sera  pas  inutile  de  donner  quelques  détails  inédits  sur 
la  session  de  1639  et  sur  le  cérémonial  des  États,  en  choisis- 
sant dans  les  procès-verbaux  de  la  session  ce  qui  intéresse 

(1)  Mémoires  de  Mademoiselle.  Collecl.  Michaud,  l.  XXIV,  p.  320. 


ARMAND  DE  COISLIN  313 

plus  spécialement  le  marquis  de  Coislin,  président  de  la 
noblesse  (l).Ce  qu'on  remarque  de  plussaillant  dans  la  séance 
d'ouverture,  c'est  Tordre  royal  après  la  lecture  des  commis- 
sions : 

(1)  Les  procès-verbaux  conservés  aux  archives  du  déparlement  des 
Côtes-du-Nord  nous  offrent  d'abord  le  speclacle  complet  d'une  séance 
d'ouverture  : 

»  Assize  des  Estais  généraulx  et  ordinaires  du  païs  et  duclié  de 
Bretagne,  faicte  par  autorité  du  Roy  en  sa  ville  de  Saint-Brieuc  suivant 
les  lettres  patentes  de  Sa  Majesté,  du  vingtiesme  jour  de  may  an  présent 
mil  six  cent  cinquante-neuf,  en  l'une  des  salles  du  palais  épiscopal  dudit 
Saint-Brieuc,  le  vingtiesme  jour  de  juin  en  suivant  au  dict  an  1659,  par 
continuation  de  l'assignation  du  quinzième  dudict  mois  de  juin  où  se 
sont  trouvez  des  trois  ordres  les  cy-après  nommés  : 

«  SçavOir,  de  l'Eglise  :  Révérend  Père  en  Dieu,  Messire  Denis  de  la 
Barde,  évêquc  de  Saint-Brieuc  (président).  —  Abbez  :  Messire  de  Cor- 
nullier,  abbé  de  Blanche-Couronne,  etc.  —  Chapitres,  etc. 

«  De  la  noblesse  :  Monsieur  le  marquis  de  Coasiin,  baron  de  Pont- 
château  et  de  la  Roche-Bernard  (président)  ;  et  Messieurs  :  le  comte  de 
Quintin,  etc..  (Suivent  cent  sept  noms,  parmi  lesquels,  au  milieu  des 
plus  illustres  de  la  Bretagne,  nous  remarquons  trois  membres  de  la 
famille  du  Cambout,  les  deux  premiers,  delà  branche  cadette,  et  le  dernier, 
le  chevalier  de  Coislin,  jeune  frère  du  marquis  président.) 

M  Députez  des  communaulez  :  Messire  Eustache  de  Lys,  conseiller  du 
Roy,  président  au  présidial  de  Rennes  et  président  de  l'ordre  du  Tiers. 
—  Rennes  :  nobles  gens,  etc.. 

«  Et  à  un  bureau  plus  bas,  sont  les  oftlciers  des  Estais,  sçavoir  -.  Jean 
Foucher,  escuier,  sieur  de  Querhillac,  procureur  général,  syndicq,  etc.. 

«  Et,  environ  les  onze  heures,  sont  entrez  à  la  dicte  assemblée,  sçavoir  : 
Mondict  seigneur  le  mareschal  de  la  Meilleraye,  qui  a  pris  place  en  une 
chaire  eslevée  sur  une  pkile-lormc  de  trois  marches  couvertes  d'un  lapis 
de  velours  mi  parly  violet  et  blancq,  yemô  de  fleurs  de  lys  et  d'hermines 
doublez  en  daiz  de  mesmc,  ayant  l'aspecq  vers  le  bas  de  la  salle.  Et  au 
costé  sencstre  de  mondict  seigneur  le  maréchal,  joignant  la  plate-forme, 
esloit  assis  en  une  chaire  M.  le  marquis  de  Coëllogon,  conseiller  du  Roy 
en  son  conseil  d'Estat,  gouverneur  de  la  ville  de  Rennes,  et  son  lieute- 
nant au  gouvernement  des  éveschés  dudict  Rennes,  Dol,  Saint-Malo  et 
Vannes,  ayant  l'aspecq  vers  xMessieurs  de  l'Église  cl  du  Tiers.  Et  au  coslè 
droici  de  mondict  seigneur  do  la  Meilleraye,  estoil  le  président  de  Bré- 
quigny  mis  dans  une  chaize  hors  le  daiz,  ayant  l'aspecq  vers  messieurs 
de  la  noblesse. 

«  De  l'ordonnance  desquels  a  été  faict  la  lecture  de  la  commission 
générale  |)Our  la  convocjualion  de  la  présente  assemblée,  et  celles  de 
Monseigneur  le  marquis  de  La  Melleraye,  de  M.  le  marquis  de  Coëllogon, 
de  M.  le  (irocureur  général  du  Parlement  et  celle  de  M.  le  procureur  de 
la  Chambre  des  comptes  de  ce  pays,  etc.,  etc.  » 

(Archives  de  Saint-Brieuc.) 


314  LA  BRETAGNE  A  l'académie 

«  Mondict  seigneur  le  raareschal  de  La  Meilleraye  a  pris  la 
parolle,  et  par  plusieurs  raisons  qu'il  a  alléguées  a  convié  l'assem- 
blée de  secourirSa  Magesté  dans  l'urgente  nécessité  de  ses  affaires, 
y  estant  mesme  obligez  en  considération  de  l'affection  qu'il 
témoigne  à  son  royaume,  préférant  la  paix,  qui  est  le  bien  et  le 
salut  de  son  peuple,  aux  victoires  qui  lui  sont  assurées,  ayant 
réduit  ses  ennemis  à  ne  pouvoir  résister  l'effort  de  ses  armes. 
Ensuite,  M.  le  président  de  Bréquigny  a  recommandé  l'union 
dans  la  province,  qui  est  la  fermeté  et  sûreté  de  TEstat,  et  prié 
messieurs  des  Estais  de  donner  contentement  au  Roy  sur  les 
demandes  qui  leur  seront  faites  de  la  part  de  Sa  Magesté.  Après 
quoi  monsieur  le  procureur  général  sindycq  a  remontré  à  mes- 
dicts  sieurs  les  commissaires  l'affection  de  la  province  pour  le 
service  du  Roy,  son  impuissance  de  satisfaire  à  ce  que  Sa  Magesté 
désiroit,  à  cause  des  grandes  dettes  dont  elle  est  obérée,  et  plu- 
sieurs autres  raisons  qu'il  a  alléguées.  Ensuite  de  ce,  mesdicts 
seigneurs  les  commissaires  se  sont  retirés...  » 

On  ne  savait  pas  encore  quelle  serait  la  somme  demandée 
par  Sa  Majesté.  Le  lundi  :23  juin,  le  conseiller  d'État  Bou- 
cherat,  commissaire  royal,  vint  en  séance  présenter  ses  pou- 
voirs, prononcer  un  discours  contre  les  duels,  en  réclamant 
l'exécution  des  édits  sévères  des  États,  puis  faire  «  demande  à 
la  province,  de  la  part  du  Roy,  de  la  somme  de  trois  millions 
deux  cent  mille  livres  »  de  don  gratuit. 

Cette  demande  stupéfia  rassemblée;  le  don  gratuit  ne  s'était 
pas  encore  élevé  au-delà  de  1,500,000 livres,  etsien  1637  on 
avait  accordé  deux  millions,  le  quart  de  cette  somme  avait  été 
la  rançon  de  quatre  conseillers  au  parlement  de  Rennes,  ar- 
rêtés par  le  marécbal  malgré  la  réclamation  des  États;  la 
demande  royale  dépassait  de  beaucoup  toutes  les  prévisions, 
et  le  procès-verbal  constate  qu'immédiatement  après  la  ha- 
rangue de  Boucherai,  «  M.  le  procureur  syndicq  a  remontré 
l'impuissance  de  la  province,  entièrement  épuisée  par  les 
grandes  sommes  qu'elle  a  ci-devant  accordées  au  Roy,  et  la 
difficulté  du  trafic  de  celle  province  (1).  » 

(1)  Procès-verbaux  des  Étals.  —  Archives  de  Sainl-Drieuc,  séance 
du  23  juin. 


ARMAND  DE  COISLIN  3l5 

C'est  un  spectacle  fort  intéressant  de  suivre  dans  les  Procès- 
verbaux  des  États  les  détails  de  toutes  les  péripéties  de  la 
lutte  engagée  entre  les  commissaires  et  l'assemblée  pour  ar- 
river à  une  transaction  au  sujet  de  la  somme  à  accorder.  Les 
États  défendent  pied  à  pied  les  intérêts  de  leurs  commettants; 
et  l'on  pourrait  à  peine  croire  le  récit  d'une  pareille  insistance, 
si  deux  fois  par  jour  les  résultats  n'en  étaient  fidèlement  con- 
signés. C'est  là  évidemment  l'affaire  capitale  de  la  session. 
Toutes  les  autres  qifestions  soumises  aux  délibérations  passent 
rapidement,  presque  sans  discussion,  et  l'on  adopte  toujours 
les  conclusions  de  messieurs  les  gens  des  États.  Un  jour, 
M.  l'alloué  (le  Nantes  «  remontre  les  obligations  que  l'on  doit 
à  M.  le  marquis  deCoaslin,  touchant  l'expédition  des  lettres 
pour  la  levée  des  fouages,  »  et  Messieurs  des  États  remercient 
unanimement  le  marquis,  en  le  priant  «de  continuer  ses  soins 
envers  le  chancelier  pour  la  conservation  des  droicts  de  la 
province...  »  Une  autre  fois,  on  juge  un  conflit  de  préséance 
entre  les  La  Trémouille  et  les  Rohan,  ou  bien  on  entend  les 
requêtes  des  habitants  de  Rennes  pour  rendre  leur  rivière 
navigable,  et  les  réclamations  de  ceux  de  Dol  contre  la  démo- 
lition du  parc  deCancale;  on  accorde  le  consentement  général 
pour  la  levée  des  deniers  d'octroi  ;  on  examine  les  comptes  de 
l'Ordinaire  et  les  contraventions  au  contrat  royal  depuis  la 
dernière  session  ;  on  vote  la  réparation  des  fontaines  de  Tré- 
guier,  ou  l'achat  «  d'un  crucifix  pour  mettre  au  haut  de  la 
salle,  sous  le  dais  et  sur  le  dossier  »  ;  on  confirme  les  droits 
de  ceux  qui  abattent  les  papegaux,  à  débiter  et  à  faire  débiter 
le  nombre  de  tonneaux  qu'ils  auront  gagnés  (4\  etc.,  etc. 
Mais  toutes  ces  préoccupations  ne  sont  que  secondaires  :  le 
grand  souci  est  la  somme  définitive  du  don  gratuit.  Qu'on  en 
juge  par  quelques  chiffres  saisissants  : 

Le  30  juin,  on  décide  qu'on  enverra  au  maréchal  de  La 
Meilleraye  une  députation  pour  offrir  au  roi  un  inillion  de 
livres  à  condition  d'obtenir  a  la  révoquation  tant  de  l'arrêt 
concernant  les  feux  de  louages,  que  de  cehiy  (jui  attribue   de 

(I)  Proccs-verbaux,  passim. 


316  LA  BRETAGNE  A  L'aCADÉMIE 

nouveaux  droicts  h  Messieurs  du  Parlement  et  Chambre  des 
comptes,  et  de  la  taxe  imposée  sur  les  étrangers  dans  la  pro- 
vince. »  Les  commissaires  font  la  sourde  oreille.  Le  l^""  juillet, 
nouvelle  députalion  dans  les  mêmes  termes.  Le  2,  on  offre 
1,200,000  livres,  toujours  à  la  charge  de  révocation  desédils; 
le  3,  à  huit  heures  du  matin,  même  offre  sans  succès!  à  deux 
heures  de  relevée,  on  vote  d'offrir  1,400,000  livres,  et  le  4, 
la  députation  consternée  vient  dire  à  l'assemblée  que  le  maré- 
chal consent  seulement  à  relâcher  600,000  livres  sur  les 
3,200,000  d'abord  demandés.  On  était  encore  fort  loin  du 
compte.  Le  5,  la  députation  est  chargée  de  nouveau' d'offrir 
1,400,000  livres  ;  mais  les  commissaires  ne  cèdent  pas. 
Le  7,  on  en  offre  1 ,500,000  ;  même  attitude  de  bronze.  Le  8, 
à  3  heures  de  relevée,  après  une  nouvelle  députation  infruc- 
tueuse de  la  matinée,  on  offre  1,600,000  livres.  Le  9,  à 
8  heures,  1,700,000  ;  le  9,  à  10  heures,  1,800,000  et  tou- 
jours à  condition  de  révocation  des  édits. 

Désespérée,  la  compagnie  envoya,  le  11  juillet,  les  prési- 
dents des  trois  ordres  avec  les  députés  pour  maintenir  son 
offre  de  1,800,000  livres.  Alors  le  maréchal  se  décida  à 
frapper  un  grand  coup  !  L'intimidation  avait  réussi  aux  États 
de  Nantes  en  1657;  le  12  juillet,  il  vint  lui-même  en  séance 
pour  parler  en  maître  : 

«  Monseigneur  le  mareschal  et  Messieurs  les  commissaires  du 
Roy  sont  entrés  en  l'assemblée  environ  les  dix  heures  du  matin, 
qui  ont  pris  leurs  places  ordinaires.  Ensuite  de  quoy,  mon  dict 
seigneur  le  mareschal  a  remontré  avoir  receu  nouvelles  ordres 
du  Roy,  et  qu'elles  étoient  telles  qu'il  falloit  accorder  à  Sa 
Majesté  2,400,000  livres  et  200,000  livres  d'avance.  Toutes  fois, 
pour  faciliter  l'affaire,  que  si  on  souhaitoit  donner  par  advance 
300,000  livres  et  2,000,000  au  Roy,  qu'on  avoit  qu'à  y  délibérer, 
et  qu'à  faute,  dans  lundy  prochain  pour  tout  délai,  d'accorder 
les  2,300,000  livres,  qu'il  déclaroit  à  l'assemblée  que  mardy  en 
suivant  il  feroit  convoquer  la  tenue  desdits  États  en  sa  ville  de 
Nantes.  Ce  fait,  mon  dict  seigneur  le  mareschal  et  messieurs  les 
commissaires  du  Roy  se  sont  retirez.  » 

L'argument  paraissait  sans  réplique;  cependant  les  États 


ARMAND    UE  COISLIN  317 

ne  voulurent  pas  céder  du  premier  coup  ;  on  délibéra  séance 
tenante,  el  la  députalion  alla  de  suite  offrir  2  millions  paya- 
bles par  avance;  elle  revint  sans  succès,  et  Ton  vota,  sans 
désemparer,  de  proposer,  en  considération  de  la  paix  et  du 
mariage  du  roi,  2,300,000  livres  payables  sans  avances,  ce 
qui  fut  accepté. 

Ainsi  se  termina  cette  lutte  mémorable,  et  le  lo  juillet, 
les  commissaires  vinrent  en  séance  ratifier  le  contrat.  Puis, 
en  signe  de  réconciliation  entre  les  États  et  le  ministère,  on 
pria  la  reine  mère  d'accepter  cent  mille  livres  comme  gou- 
verneur de  la  province,  et  cinquante  mille  comme  bienfaitrice 
et  protectrice  (^1).  Les  États  n'avaient  pas  toujours  été  aussi 
soumis;  mais  le  prestige  de  l'autorité  royale,  remarque  M.  de 
Carné,  était  déj'a  si  grand,  que  leur  indépendance  s'en  trou- 
vait visiblement  entravée  (2).  Ils  gagnèrent  cependant  près 
d'un  million,  à  la  faveur  de  leur  énergique  résistance. 

Cette  séance  du  15  juillet  lGo9  fut  très  remarquée,  à  cause 
de  l'unanime  protestation  rédigée  contre  les  duels;  lorsque  le 
conseiller  d'État  Boucherai  eut  terminé  sa  harangue  au  sujet 
de  l'ancienne  ordonnance  de  Vitré,  Armand  du  Cambout  pro- 
nonça un  petit  discours  qui  entraîna  toute  la  noblesse  et  que 
le  procès-verbal  mentionne  malheureusement  sans  l'avoir  con- 
servé. Boucherat,  profitant  de  l'émotion  favorable  causée  par 
cette  allocution,  fit  aussitôt  circuler  et  signer  la  pièce  sui- 
vante : 

«  Nous  soussignez,  promettons  solennellement  à  Dieu  et  à 
son  Eglise,  déclarons  et  protestons  de  refuser  toutes  sortes 
d'appels  et  de  ne  nous  battre  jamais  en  duel  pour  quelque  chose 
que  ce  puisse  être,  mesme  sous  a|»parence  de  rencontre  ;  que 
nous  n'accepterons,  ny  ne  porterons  jamais  aucune  parole  à  cet 
effet,  el  que  nous  rendons  toute  sorte  de  témoignage  de  la  détes- 
lalion  (jue  nous  avons  du  duel,  comme  d'une  chose  tout  à  fait 
contraire  à  la  raison,  au  bien  et  aux  lois  de  l'Estat,  et  incompa- 
tible avec  le  salut  el  la  religion  chrétienne,  sans  pourtant  renon- 


(1)  Procès-verbaux.  Séance  du  \o  juillet. 

(2)  De  Carne,  les  Etuis  de  Drclugnc,  t.  I,  p.  331, 


348  LA  BRETAGISE  A  l'aCADÉMIE 

cer  aux  droits  de  repousser  par  toutes  voies  légitimes  les  injures 
qui  nous  seroient  faites,  autant  que  notre  profession  et  offense 
nous  y  oblige,  autant  aussi  toujours  pressez  de  notre  part  d'es- 
clairer  de  bonne  foi  ceux  qui  croiroient  avoir  lieu  de  ressenti- 
ment contre  nous  et  de  n'en  donner  suject  à  personne. 

«  Fait  en  ladite  assemblée  en  la  salle  des  Estats,  le  quinziesme 
jour  de  juillet  mil  six  cents  cinquante-neuf.  Signé  :  Armand-du- 
Cambout,  président  de  la  noblesse  et  lieutenant  pour  le  Roy  dans 
la  province  (1).  » 

Tous  les  députés  de  la  noblesse  signèrent  aussitôt  d'enthou- 
siasme la  feuille  qu'on  leur  présenta,  et  jurèrent  d'observer 
religieusement  les  ordonnances  royales,  à  la  grande  satisfac- 
tion du  clergé,  qui  concerta  séance  tenante  sa  manifestation 
personnelle. 

Enfin,  après  avoir  voté,  le  18  juillet,  le  bail  général  des 
devoirs  et  la  répartition  de  la  ferme  par  évêclié  (2 ',  on  accepta, 
le  19,  un  cahier  des  plaintes  et  remontrances  à  adresser  au 
roi  ;  on  nomma  les  députés  qui  porteraient  les  remontrances 
à  la  cour  et  l'on  se  sépara.  Le  marquis  de  Coislin  fut  compris 
pour  6,0U0  livres,  dans  la  longne  liste  des  gratifications 
accordées  par  les  États  à  ceux  qui  avaient  rendu  de  signalés 
services  à  l'assemblée  ;  mais  ce  qui  dut  lui  être  sensible,  ce 
fut  la  décision  élogieuse  et  toute  personnelle,  par  laquelle  on 
le  désigna  séparément  pour  accompagner  la  députation  en 
cour  et  lui  prêter  l'appui  de  son  influence  auprès  du  souve- 
rain. Voici  ce  document  : 

«  Les  gens  des  trois  États  du  pais  et  duché  de  Bretagne,  con- 
voquez et  assemblez  par  authorité  du  Roy  en  la  ville  de  Saint- 
Brieuc  ;  se  représentant  les  grandes  et  importantes  affaires  qu'ils 
ont,  et  autres,  qui  dans  la  conjoncture  des  temps  peuvent,  enire 
cy  et  la  prochaine  tenue  des  États,  naislre  à  la  cour;  ils  ont  jugé 
qu'il  leur  seroit  advantageux  et  nécessaire  que  messieurs  leurs 

(1)  Procès-verbaux  des  Etals  de  1659.  Séance  du  13  juillet. 

(2)  Evêché  de  Rennes,  480,U00  livres  ;  évêchés  de  Saint-Malo  et  Dol, 
427,000;  de  Léon  et  Tréguier,  790,000;  de  Vannes  cl  Cornouailie,  972,000  ; 
de  Nantes,  i«2,o00;  de  Saint-Brieuc,  22»,7o9.—  Total:  3,380,250  livres. 


ARMAND  DE  COISLl.N  319 

députez  y  fussent  assistez  et  favorisez  du  crédit,  authorité  et  zèle 
de  quelque  personne  puissante,  pour  soustenir  et  appuier  leurs 
affaires.  Ce  qui  leur  a  donné  subject  de  jetter  les  yeux  sur  Mon- 
sieur le  marquis  de  Coislin,  président  en  Tordre  de  la  noblesse, 
lequel  ils  recognoissent  posséder  toutes  ces  qualitez,  comme  il 
l'a  fait  paroistre  pendant  le  cours  de  la  présente  assemblée  ;  et 
considérant  qu'estant  des  plus  intéressez  en  la  conservation  des 
droicts  et  libériez  du  pais,  et  petit-fils  de  Monseigneur  le  chan- 
celiier,  il  emploiera  volontiers  son  crédit  et  pouvoir  pour  le  bien 
et  soulagement  de  la  province  ;  lesdits  sieurs  des  États  l'ont  prié 
d'avoir  agéable  que,  par  une  députation  extraordinaire,  ils  le 
nommassent  comme  ils  font  dès  à  présent,  pour  pretnier  et  pmi- 
cipal  député,  pour  l'ordre  de  la  noblesse,  pour  aller  en  cour  de 
leur  part,  et  y  emploier  son  crédit  et  support  auprès  du  Roy,  de 
Monseigneur  le  chancellier,  et  messieurs  les  autres  ministres, 
pour  obtenir  toutes  les  expéditions  les  plus  favorables  et  avanta- 
geuses qu'il  sera  possible  ;  et  pour  ce  subject,  qu'il  luy  plaise 
demeurer  en  cour  pendant  tout  le  séjour  qu'y  feront  messieurs 
leurs  autres  députez,  lesquels  conféreront  ensemble  sur  tout  ce 
qu'il  y  aura  à  faire  au  subject  de  leur  députation.  Espérant  qu'il 
aura  agréable  de  leur  octroyer  cette  faveur,  ce  qu'il  a  promis 
.  faire,  et  de  s'y  employer  avec  tout  le  zèle  et  l'affection  qu'il  doibt 
à  son  pais,  et  que  messieurs  des  États  doivent  attendre  de  luy. 

«  Faict  en  ladite  assemblée,  le  dix-neufviesme  jour  de  juillet 
mil  six  cents  cinquante-neuf,  signé  :  de  La  Barde,  év.  de  Saint- 
Brieuc,  Vincent  du  Parc  Locmaria,  Eustache  de  Lys  (1).  » 

Les  frais  «  de  voyages,  de  journées  et  de  vaquation  »  pour 
cette  députation  extraordinaire  furent  taxés  dans  la  session 
des  États  de  16G1,  à  la  somme  de  24,000  livres;  attendu, 
dit  la  délibération,  la  qualité  de  baron  de  Pontchàteau  et  de 
la  Roche-Bernard,  que  possède  M.  le  marquis  de  Coislin  (2). 

(1)  Procès-verbaux.  Séance  du  19  juillet  1659. —  Nous  trouvons  déplus 
aux  arcliives  de  la  Chambre  des  complos  de  Drclagne,  à  Nantes,  des 
Icllrcs  patentes  coufirmaiU  le  doa  d'une  rcule  de  4,000  livres  par  an,  à 
prendre  .sur  le  petit  devoir,  accordé  par  les  Elals  pour  l'cnlrelien  des 
gardes  du  marquis  do  Coislin,  en  qualité  de  lieutenant  du  roi  dans  les 
(jualre  évCchés.  ^Uogislres  des  niandemenis  de  la  Chambre,  t.  .X.\.\I, 
p.  112.) 

(2)  Procès-verbaux  des  États  de  lUOl.  Séance  du  -26  aoùl. 


320  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 


VI.  Le  voyage  de  la  cour  dans  le  Midi  en  1659  et  1660. 

Dès-  que  l'assemblée  des  États  fut  terminée,  Armand  de 
Coislin  se  hâta  de  rejoindre,  à  Bordeaux,  la  cour  qui  passa 
dans  cette  ville  une  partie  du  mois  daoût  et  tout  le  mois  de 
septembre,  pendant  que  les  conférences  avaient  lieu  entre  le 
cardinal  et  don  Luis  de  Haro  à  Saint-Jean-de-Luz,  pour  la 
conclusion  de  la  paix  et  les  arrangements  nécessaires  au  ma- 
riage du  roi  :  mais  comme  la  saison  s'avançait  et  que  la  céré- 
monie ne  pouvait  plus  avoir  lieu  qu'au  printemps,  Louis  XIV 
entreprit  de  visiter  toutes  les  provinces  du  Midi  qu'il  ne  con- 
naissait pas  encore.  Le  cardinal  espérait  aussi  que  la  pré- 
sence du  roi  dans  le  Languedoc,  «  feroit  que  les  États  qui 
dévoient  se  tenir  à  Toulouse,  lui  feroient  un  présent  plus 
grand  que  s'il  étoit  absent.  Dans  cette  pensée,  après  avoir 
demeuré  six  semaines  à  Bordeaux,  Leurs  Majestés  en  partirent 
le  6  d'octobre  et  mirent  sur  l'eau  pour  aller  coucher  à 
Cadillac,  où  le  duc  d'Épernon  les  reçut  avec  grande  magnifi- 
cence; puis  par  Bazas,  Nérac,  Lectoure,  Monvoisin  et  l'isle 
Jourdain,  ils  arrivèrent  le  14  à  Toulouse,  où  ils  ne  voulurent 
point  d'entrée,  et  se  contentèrent  de  recevoir  les  respects  des 
capitouls  et  de  tous  les  corps,  chacun  en  particulier  (1).  » 

31ais  nous  n'avons  pas  rintentlon  de  décrire,  jour  par  jour, 
ce  brillant  voyage  dont  on  trouve  le  détail  complet  dans  les 
Mémoires  de  Montglat  et  dans  ceux  de  Mademoiselle  :  nous 
y  renvoyons  le  lecteur  ;  il  y  verra  toute  la  cour  traverser,  au 
mois  de  janvier,  Carcassonne,  Béziers,  Montpellier,  le  Pont 
du  Gard,  Nîmes,  Arles,  et  passer  quinze  jours  à  Aix,  où 
Condé  vint  faire  devant  Louis  XIV  humble  soumission  de  ses 
fautes;  puis,  elle  visita,  en  février,  la  Sainte-Baume,  Toulon, 
où  l'on  apprit  la  mort  de  Gaston  d'Orléans,  frère  de  Louis 
XIII,  la  côte  d'Hyères  «  toute  couverte  d'orangers  »,  et  Bri- 
gnoles,  d'où  l'on  revint  à  Aix  ;  en  mars  ce  fut  le  tour  de  Mar- 
seille et  d'Avignon  ;  puis,  en  avril,  on  reprit  le  chemin  de 

[\)  Mém.  de  Montglat.  CoUecl.  Micliaud,  t.  XXIX,  p.  343. 


ARMAND   DE  COISLI.N  321 

Bayonne,  où  l'on  arriva  le  1"  mai,  après  s'être  arrêté  de 
nouveau  à  Montpellier,  à  Narbonne,  à  Toulouse  et  à  Mont- 
de-Marsan.  Le  mariage  du  roi  n'eut  lieu  à  Saint-Jean-de-Luz 
que  le  7  juin. 

Pendant  tout  ce  temps  de  fêtes  et  de  réjouissances  univer- 
selles, le  marquis  de  Coislin  et  son  frère  l'abbé,  premier  aumô- 
nier du  roi  en  titre  depuis  la  mort  de  l'évêque  de  Meaux  (1), 
le  16  mai  1658,  adressaient  régulièrement  à  leur  grand-père, 
le  chancelier  Séguier,  resté  à  Paris  avec  une  partie  du  minis- 
tère, des  courriers  et  des  lettres  détaillées  pour  le  tenir  au 
courant  de  ce  qui  se  passait  à  la  cour  :  presque  toutes  sont 
conservées  dans  le  volumineux  Recueil  manuscrit  (\t  la  corres- 
pondance de  Séguier  à  la  Bibliothèque  nationale,  et  l'on  com- 
poserait, en  les  rassemblant,  une  sorte  de  journal  assez 
curieux  du  voyage  du  Midi,  complétant  les  relations  connues. 
En  voici  quelques-unes  que  nous  prenons  au  hasard  dans  la 
collection  (2),  car  elles  offrent  toutes  le  même  intérêt  :  il  n'y 
faut  pas  chercher  d'efforts  de  style,  ni  de  narration  fleurie  : 
ce  sont  des  notes  en  forme  de  mémorandum  ;  on  y  remarquera 
surtout  l'importance  qu'on  attachait  alors  à  toutes  les  ques- 
tions de  préséance. 

I.  Du  marquis  de  Coislin.  —  «  Monseigneur  le  chancelier  à 
Paris.  —  De  Tollose,  ce  19  octobre  1659.  —  Monseigneur,  — 
la  cour  arriva  icy  mardy  après  avoir  esté  neuf  jours  sur  les 
chemins.  Monsieur  le  procureur  général  qui  y  estoil  arrivé  le 
samedy  de  devent  en  partit  le  landemain  pour  aller  trouver  Mon- 
sieur le  Cardinal  qni  ne  sera  pas  icy  encore  sy  tost  que  l'on  croit... 
L'on  parle  lousjours  du  voyage  de  Provence.  L'on  ne  peut  pour- 
tant rien  dire  d'assuré  qu'à  l'arrivée  de  Monsieur  le  Cardinal. 
Il|y  a  eu  icy  grande  dispute  entre  Messieurs  des  Estais  et  Messieurs 
du  Parlement  à  qui  seront  présentés  les  premiers.  Il  a  esté  jugé 
que  ce  seroientles  Estais  comme  représenlantia  province  entière. 
Les  trésoriers  de  France  n'ont  point  sallué  le  Roy  parce  qu'ils 


(I)  Dominique  S(^guier,  son  grand-oncle,  frère  du  chancelier. 
(-2)  Nous  en  avons  publié  une  vingtaine  dans  notre  Histoire  du  chan- 
celier Séguier. 

21 


322  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

n'ont  point  vouUu  parler  à  gennou.  Je  ne  vous  mende  rien  des 
affères  des  Estats,  parce  que  M''  l'évesque  de  Montpellier  vous 
escrira  tout  ce  qui  si  passera.  Je  vous  supliroy,  Monseigneur,  de 
vous  resouvenir  tousjours  un  peu  de  moy  et  de  me  croire  vostre 
très  humble  et  très  obéissant  fds  et  serviteur.  — Coislin  (1).  » 

II.  De  l'abbé  de  Coislin.  —  «  Monseigneur  le  chancelier  à 
Paris.  —  De  Toulon  ce  x  février  1660.  —  Monseigneur,  —  le 
roy  arriva  icy  samedy  dernier,  après  avoir  esté  à  la  Sainte-Beaume, 
passant  tousjours  dans  des  rochers,  et  mesmes  la  reyne  estoit 
contrainte  de  se  faire  porter  en  chaise  ;  le  roy  a  trouvé  Toulon 
sy  beau,  qu'il  y  demeurera  encore  dix  ou  douze  jours.  Son 
Éminence  donna  hier  à  colation  à  Leurs  Majestés  dans  une  bas- 
tide qui  est  sur  le  bord  de  la  mer,  et  Elles  y  furent  dans  la  galère 
de  Son  Éminence.  Le  roy  va  remettre  les  vaisseaux  et  les  galères 
en  estât  ;  mais  l'on  ne  sçayt  pas  encore  pour  quel  dessein.  On 
croit  que  l'affaire  de  Marseille  pourra  s'accommoder.  Le  capitaine 
des  gardes  a  receu  ordre  de  faire  accommoder  les  chemins  pour 
aller  d'icy  à  Marseille...  Il  se  fist  hier  à  Hières  un  combat  entre 
quelques  mousqueterres.  Voilà  tout  ce  que  je  sçay  ;  je  vous  prie 
de  vouloir  avoir  tousjours  de  l'amitié  pour  moy,  et  de  me  croire 
avec  respect,  —  Monsieur,  —  vostre  très  humble  et  très  obéis- 
sant serviteur  et  fils.  —  L'abbé  de  Coislin  (2).  » 

III.  Bu  marquis  de  Coislin.  —  «  De  Baionne  ce  4  mai  1660. 
• —  Monseigneur,  —  aussitost  que  j'ay  esté  arrivé,  je  n'ay  point 
vouUu  manquer  de  me  donner  l'honneur  de  vous  escrire,  et  vous 

dire  que  j'ay  esté  tout  à  fait  bien  receu L'on  dit  à  cette  heure 

que  le  mariage  se  fera  à  Victoria.  La  cour  ne  partira  d'icy  que 
vendredy.  Monsieur  le  cardinal  se  porte  un  peu  mieux  de  la  goutte. 
Il  demeurera  quelque  temps  à  Saint-Jean  de  Luz  après  le  départ 
du  roy  pour  conférer  avec  don  Louis  d'Aros.  Je  n'ay  point  trouvé 
icy  mes  frères.  Mon  frère  l'abbé  estoit  demeuré  un  jour  pour 
attendre  le  chevalier  qui  estoit  malade.  Mais  par  après,  il  a  esté 
obligé  d'y  demeurer  à  cause  d'une  ébulition  de  sang  qui  luy  est 
survenue.  Il  n'a  pas  pourtant  lessé  de  partir,  mais  trop  tost,  la 

(1)  Bibl.  nat.,  fonds  Saint-Germain,  fr.  706,  t.  XXIX,  p.  116.  —  Dans 
une  lettre  suivante  il  y  a,  sur  le  don  gratuit  demande  aux  Etats  du  Lan- 
guedoc, des  détails  qui  rappellent  beaucoup  les  résistances  des  Etats  de 
Bretagne  sur  le  même  sujet.  —  On  remarquera  que  l'orlhograptie  du  mar- 
quis de  Coislin  est  un  peu  fantaisiste  pour  un  académicien. 

(2)  Bibl.  nat.,  fonds  Saint-Germain,  fr.  700,  t.  XXXI,  p.  24. 


ARMAND    DE    COISLIN  323 

fièvre  lui  ayant  pris  à  Po.  Monsieur  de  La  Chambre  (1)  escri  qu'il 
espère  que  se  ne  sera  rien.  J'ay  envoyé  à  ce  matin  un  gentil- 
homme pour  en  savoir  des  nouvelles.  Selon  ce  qu'il  m'apportera, 
j'iray  moy-mesrae;  je  ne  manqueray  pas  de  vous  mender  par  le 
premier  ordinaire  ce  qu'aura  apporté  le  courier  d'Espagne  ;  cepen- 
dant faictes-moy  la  grâce  de  me  croire....,  etc.— Coislin(2).  » 

IV.  Du  marquis  de  Coislin.  —  «  De  St  Jan  de  Luz  ce  7  juin  1G60. 
-  Le  mariage  du  roy  (3)  se  fict  hier  à  Fontarabie.  Beaucoup  de 
personnes  de  la  ville  d'icy  y  allèrent.  Mademoiselle  y  alla  aussy. 
Elle  en  reveint  fort  satisfaite.  La  reyne  l'a  fort  bien  traitée,  quoy 
qu'elle  ne  voullut  pas  estre  cognue  (4).  La  reyne-mère  a  receu 
aujourd'huy  le  roy  son  père,  et  la  reyne  sa  belle-fille  qui  s'est 
mise  à  genou  devant  elle  pour  luy  demander  sa  main  à  baiser; 
elle  n'a  voullu  la  luy  donner,  et  l'a  retenue  et  embrassée.  Le  roy 
y  a  été  incognito  et  aveu  le  roy  d'Espannieu  et  la  reyne  sa  femme 
par  derrière  une  porte.  Monsieur  de  Coigny  a  apporté  aujour- 
d'huy le  présant  de  la  part  du  roy  qui  est  tout  affaict  beau. 
Dimanche  il  se  fera  encores  une  conférence  où  les  deux  roys 
jureront  la  paix.  Son  Éminence  passera  du  costé  du  roy  catho- 
lique pour  la  luy  voir  jurer,  et  don  Louis  passera  du  costé  de 
France  pour  la  mesme  chose.  Leundy,  il  s'en  fera  encore  une  où 
la,  reyne  sera  donnée,  et  leurs  Majestés  se  diront  adieu.  Le 
mariage  se  fera  mardy.  La  cour  partira  jeudy  ou  vendredy.  Le 
comte  de  Guiche  (5)  a  esté  malade  d'un  érésipèle,  mais  présen- 
tement ce  n'est  rien.  »  —  Sans  signature  (6). 

Y.  Du  marquis  de  Coislin.  —  «  DeStJandeLuscell  juein  1060. 
—  Je  ne  me  donnay  pas  l'honneur  de  vous  mender  les  nouvelles 
par  le  dernier  ordinaire,  parce  que  Monsieur  de  La  Chambre 
s'estoit  chargé  de  vous  les  fère  sçavoir.  —  Le  mariage  se  fit 
jeudy.  Monsieur  de  Baionne  fit  l'office.  Le  demeslé  qui  estoit 
entre  Messieurs  les  évesques  de  Périgueux  et  de  Langres,  qui 

(i)  François  de  La  Chambre,  médecin  des  Coislin,  et  fils  de  Marin  Cureau 
de  La  Chambre,  médecin  du  chancelier,  membre  de  l'Académie  française 
Cl  de  l'Académie  des  sciences,  elc.  —  Voir  noire  étude  sur  les  deux 
Cureau  de  la  Chambre.  Le  Mans,  Peiiechat,  1877,  in-S",  portr. 

(2)  Bibl.  nat.,  fonds  Sainl-Germain,  fr.  709,  t.  XXXI,  p!  101. 

(3)  Par  procuration. 

(4)  Elle  était  en  deuil  de  son  père. 

(o)  Son  cousin  par  alliance.  Il  avait  épousé  M'ie  de  Sully,  pctite-fdie 
de  Séguier. 
(6)  Loc.cit.,  t.  XXXI,  p,  1-25. 


324  LA  BRETAGNE  A    L  ACADÉMIE 

prétendoient  tous  deux  de  porter  le  poésie  du  costé  de  gauche, 
fut  terminé  le  matin  en  faveur  du  dernier.  Mon  frère  se  teint 
du  costé  droict.  Ily  a  eu  aussy  quelque  diffiqulté  pour  les  queues 
des  princesses.  Madame  la  Palatine  prestendant  que  1  on  la  luy 
devoit  porter,  à  quoy  Monsieur  le  preince  de  Conty  et  les  prem- 
cesses  du  sang  se  sont  opposés,  disant  que  cet  honneur  n  estoit 
deu  qu'à  eux.  Le  roy  l'obligea  à  se  retirer,  ce  qui  l'a  fort  picquee. 
Messieurs  les  évesques  se  sont  trouvés  aussy  fort  offenses  de  ce 
que  l'on  ne  leur  a  point  vouUu  donner  de  place  à  la  cérémonie, 
les  officiers  de  la  couronne  s'y  estant  opposés  (1) etc..  » 

YI  De  l'abbé  de  Coislin.  —  «  De  Saint  Jan  de  Lus  ce  12  juin 
1660  -  Monseigneur,  -  jusqu'à  cet  heure,  je  n'avois  pas  voulu 
vousmender  le  trouble  que  messieurs  Joule  et  Vertamon  (2)  m  ont 
voulu  faire  dans  la  fonction  de  ma  charge.  Je  vous  diray,  Monsei- 
gneur, que  pendant  tout  le  voiage  j'ay  travaillé,  ou  messieurs  les 
aumosniers,  quand  je  n'ay  pas  voulu  le  faire,  sans  que  nous 
ayons  esté  troublé  par  aucun  de  tous  messieurs  des  mestres  des 
requestes  qui  se  sont  rencontrés  dedans  les  villes  où  le  roy  a 
passé.  Nous  l'eussions  tousjours  faict  sans  ces  deux  messieurs  la 
qui  se  sont  advisés,  trois  semaines  après  que  le  roy  a  este  icy,  de 
vouloir  eux-mesmes  donner  les  grâces,  au  préjudice  de  Messieurs 
les  aumosniers  qui  ont  travaillé  icy  et  non  pas  moy  ;  ils  pourroiem 
peut-estre  faire  opposition  au  sceau,  mais  je  vous  prie  de  n  y 
avoir  point  égard  et  de  vouloir  sceller  celles  que  vous  trouverez 
rémissibles  qui  auront  esté  données  par  moy  ou  par  messieurs  les 
aumosniers.  Leurs  Majestés  et  Son  Éminence  n'ont  pomt  eu 
d'é-ard  au  bruit  qu'ils  ont  voulu  faire,  n'ayant  point  voulu  juger 
la  chose,  et  m' ayant  laissé  dans  la  possession  dans  laquelle  j  ay 
toujours  esté,  mov  et  mes  prédécesseurs  (3)....  etc....  » 

YII  Du  marquis  de  Coislin.  —  «De  Bordeaux  ce  29  juillet 
1660  -La  cour  arriva  hver  icy. Elle  n'y  doict  séjourner  que  deux 
ou  trois  jours.  Le  roy  s'en  ira  à  Brouage  et  Olléron,  et  rencon- 
trera les  rennes  à  Poitiers.  Le  Parlement  de  cette  ville  a  eu  ordre 
de  saluer  les  rennes  en  robe  rouge,  ce  qui  les  a  un  peu  mortifies. 
Le  tremblement  de  terre  qui  a  esté  en  tout  ce  pays  a  faict  bien 
s'entreborder  des  gens.  Il  est  arrivé  le  mesme  jour  que  M.  d  Ls- 

[àj  Maîtrefdes  J^equeste^,  qui  «  faisoient  rage  contre  l'^^^^é  »  préten- 
dani  lui  contester  ses  privilèges  au  sujet  des  lettres  de  grâces  et  de 
rémission,  en  qualité  de  premier  aumônier. 

(3)  Loc.  Cit.,  t.  XXXI,  p.  128. 


ARMAND    DE    COISLIN  325 

pernon  a  faict  icy  son  entrée.  Le  hault  du  cloché  de  S""  Michel  est 
tombé.  Monsieur  le  cardinal  est  logé  chez  M.  duBurg  qui  ne  se 
sent  pas  de  joie.  »  (Sans  signature)  (1). 

L'entrée  solennelle  du  roi  dans  sa  bonne  ville  de  Paris  eut 
lieu  le  26  août  suivant,  et  toute  la  noblesse  de  la  cour  fit 
partie  de  ce  cortège  magnifique,  «  superbement  couverte  et 
entourée  de  quantité  de  livrées  (2)  ;  »  puis  il  y  eut  des  fêtes, 
des  ballets  et  des  divertissements  pendant  tout  l'hiver. 


VII.'  Les  États  de  Bretagne  à  Nantes  en  1661. 

Cependant  de  graves  événements  se  préparaient  pour  l'an- 
née 16C1.  Mazarin,  voyant  son  œuvre  achevée  et  ses  rêves 
accomplis,  sentit  ses  forces  défaillir,  quand  les  raille  et  un 
ressorts  des  intrigues  diplomatiques  ne  furent  plus  là  pour 
les  surexciter  :  au  mois  de  mars  1661,  il  descendit  dans  la 
tombe,  et  le  jeune  roi  résolut  désormais  de  régner  seul  et 
sans  maître.  Son  premier  soin  fut  de  s'assurer  de  la  personne 
de  Fouquet,  dont  le  faste  effréné  annonçait  assez  clairement 
les  dilapidations  sans  limite,  et  dont  les  fortifications  sur  les 
côtes  de  Bretagne  faisaient  craindre  la  réalisation  de  sa  devise 
ambitieuse  :  Quo  non  ascendam  ? 

On  connaît  le  voyage  de  Nantes,  l'arrestation  de  Fouquet 
par  d'Artagnan  le  5  septembre,  et  l'histoire  de  son  procès  : 
ce  qu'on  connaît  moins,  c'est  le  détail  des  prétentions  du  roi 
devant  les  États  de  Bretagne,  dont  la  session  avait  lieu  en  ce 
moment  dans  la  ville  de  Nantes.  Le  marquis  de  Coislin  n'y 
présidait  pas  cette  année  la  noblesse,  car  les  grands  barons 
de  la  province  avaient  à  tour  de  rôle  ce  privilège  ;  et  ce  fut 
en  1661,  le  prince  de  Tarente,  fils  du  duc  de  la  Trémouille 
et  baron  de  Vitré,  qui  eut  les  honneurs  de  la  présidence  ; 
mais  nous  avons  dit  qu'un  arrêt  de  1630,  rendu  en  faveur  de 
Charles  de  Cambout,  grand-père  d'Armand,   avait  accordé 

(1)  Loc.  cit.,  l.  XXXI,  p.  12-2. 

(2)  Mém.  de  Monlglat.  Collect.  Michaud,  t.  XXIX,  p.  348. 


326  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

aux  barons  de  Pontchâteau  droit  de  séance  à  toutes  les  assem- 
blées. En  qualité  de  lieutenant  du  roi  pour  la  basse  Bretagne, 
Coislin  eut  même  une  commission  spéciale  qui  lui  donnait, 
outre  ses  attributions  de  membre  personnel  de  l'Assemblée, 
les  mêmes  droits  que  ceux  des  commissaires  royaux.  «  Nous 
vous  dépêchons  et  commettons,  disait  Louis  XIV,  pour  vac- 
quer,  entendre  et  vous  employer  aux  délibérations  des  choses 
qui  seront  proposées  tant  de  notre  part  que  de  celle  de  nos 
très  chers  et  bons  amis  les  gens  des  trois  Estats  de  nostre  dict 
pays,  tout  ainsi  que  si  vous  estiez  expressément  compris  et 
dénommé  en  la  commission  généralle  (1).  » 

L'assemblée  des  États  de  Nantes  fut  ouverte  le  18  août  1661 
et  dès  le  19,  le  marquis  de  Coislin  fut  élu  pour  faire  partie 
de  cette  députation  courageuse  et  constante  qui  devait, 
comme  en  1659,  aller  trouver  deux  fois  par  jour  le  maréchal 
et  les  commissaires  afin  de  les  attendrir  au  sujet  du  don 
gratuit.  Cette  fois,  en  raison  du  voyage  du  roi  dans  sa  bonne 
ville  de  Nantes,  le  ministère  n  avait  pas  demandé  moins 
de  4  millions  : 

«  Le  20  août,  l'assemblée  pria  Messieurs  les  mesmes  députez 
de  retourner  vers  Monseigneur  le  mareschal  et  Messieurs  les 
commissaires  du  roy,  leur  faire  offre  de  la  somme  de  deux  mil- 
lions de  livres,  à  la  charge  de  la  révocation  des  édits  de  cinquante 
sols  par  tonneau  sur  les  vaisseaux  et  bastiments  estrangers 
entrans  et  sortans  de  cette  province,  la  révoquation  de  la 
pesche  privative  des  morues  que  prétend  Gargot,  la  révo- 
quation des  debvoirs  extraordinaires  qu'on  lève  sur  la  rivière  de 
Loire,  etc..  (2).  » 

Ce  n'était  décidément  pas  une  sinécure  que  cette  mission  : 
du  20  au  23  août,  Coislin  retourna  cinq  fois  avec  ses  co- 
députés  chez  le  maréchal  pour  offrir  les  deux  millions,  «  aux 
mêmes  conditions  que  cy-devant.  »  Le  24  seulement,  comme 
Louis  XIV  annonçait  son  arrivée  prochaine,   la  compagnie 

(1)  Procès-verbaux  des  Elats  de  1661.  Séance  du  18  août. 

(2)  Ibid.  Séance  du  20  août. 


ARMAND    DE    COJSLIN  327 

proposa  en  outre  aux  commissaires,  «  en  considération  du 
voyage  de  Sa  Majesté  en  cette  province,  et  de  l'honneur 
qu'elle  en  recevra  en  cette  assemblée,  la  somme  de  400,000  li- 
vres, à  la  charge  qu'ils  accorderont  toutes  les  conditions 
qui  ont  esté  proposées  et  autres  qui  le  seront  cy-après  (1).  » 
Du  reste,  ajouta  Févêque  de  Saint-Brieuc,  qui  portait  la 
parole  au  nom  de  la  députation,  Sa  Majesté  jugera  bientôt 
de  la  misère  du  peuple,  et  fixera  elle-même  en  connaissance 
de  cause  le  chiffre  auquel  ses  fidèles  États  s'empresseront 
de  souscrire,  comptant  sur  sa  justice  comme  sur  sa  bonté. 
C'était  une  manière  adroite  de  forcer  le  roi  à  réduire  sa 
demande. 

Cependant  Louis  XIV  approchait,  et  le  30  août,  on  décida 
qu'on  irait  en  corps  saluer  Sa  Majesté,  le  lendemain  de  son 
arrivée.  Le  cérémonial  observé  en  cette  rencontre  présente 
des  particularités  assez  intéressantes  pour  que  nous  déta- 
chions une  page  des  registres  : 

«  Le  1"  septembre  à  deux  heures  après-midi,  M.  de  Bouche- 
rat  est  entré  en  l'assemblée,  qui  a  déclaré  y  estre  venu  par  coin- 
mandemeut  du  roy  pour  lui  apporter  les  ordres  que  sa  Majesté 
vouloit  être  observés  en  la  marche  par  les  trois  ordres  qui  la  com- 
posent lorsqu'ils  iroient  saluer  sa  Majesté,  qui  estoient  telles  sça- 
voir  :  que  là  où  les  rues  seroient  assez  spacieuses,  les  ordres  de 
l'Eglise  et  de  la  noblesse  marcheroient  de  front,  l'Église  à  la 
droite  et  la  noblesse  à  la  gauche,  et  où  l'angustie  des  lieux  ne 
le  pourroit  permettre,  lesdicts  ordres  défdleroient  l'un  après 
l'autre,  en  sorte  que  tout  l'ordre  de  l'Église  précéderoit  celui  delà 
noblesse;  ce  qu'elle  vouloit  estre  observé  de  point  en  point,  et  ne 
préjudicier  en  aucune  chose  aux  droicts  prétendus  par  lesdicts 
ordres,  afin  d'éviter  aux  difficultez  et  contestations  qui  pourroient 
survenir  en  pareille  marche  ;  après  lesquels,  niarcheroit  l'ordre 
du  tiers,  qui  seroit  immédiatement  suivy  des  officiers  des  Estais, 
chacun  en  habit  de  cour;  et  le  tout  précédé  du  héraut  avecq  sa 
cotte  d'armes,  et  son  baston  à  la  main. 

((  Mon  dict  sieur  de  Boucherat  s'estant  retiré.  Messieurs  des 
Estats  sont  allés  en  corps  saluer  Sa  Majesté,  par  la  porte  de  la 

(i)  Procès-verbaux  ûes  Etats  de  1661.  Séance  du  -21  août. 


328  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉ.MIE 

Motte  Saint-Pierre,  avecq  Tordre  cy-devant  prescrit,  et  estant 
entrez  dans  la  cour  du  chasteau  et  en  icelle  trouvé  Sa  dicte  Ma- 
jesté assize  dans  une  chaize,  lesdits  sieurs  des  Estats  se  seroient 
présentez,  sçavoir  :  Messieurs  de  l'Église  à  main  droite  et  Mes- 
sieurs de  la  Noblesse  à  main  gauche,  estant  debout  et  descou- 
verts, et  derrière  lesdicts  deux  ordres,  Messieurs  du  Tiers  ayan^^ 
un  genoil  en  terre;  à  coslé  du  dict  ordre  et  derrière  celuy 
de  la  noblesse  estoient  les  officiers  desdicts  Estats  et  des- 
couverts. 

«  Après  que  l'on  a  imposé  silence,  Monseigneur  de  Saint-Brieuc 
a  harangué  Sadicte  Majesté,  au  nom  de  l'Assemblée,  et  après 
l'avoir  asseuré  de  ses  respects  luy  a  tesmoigné  la  joie  généralle 
de  toute  la  province  et  ses  justes  ressentiments  du  bonheur  de  sa 
visite. 

«  Auquel  le  roy  a  répliqué  la  satisfaction  qu'il  avoit  de  voir  ses 
subjects  dans  une  prompte  soubmission  à  ses  volontez,  et  asseuré 
la  compagnie  qu'il  s'en  souviendroit  aux  occasions. 

c(  Le  roy  ayant  cessé  de  parler,  touts  et  chacun  desdits  sieurs 
des  Estats  sont  allez  faire  la  révérence  à  Sa  Majesté  et  s'en  sont 
retournez  parlamesme  porte  du  dict  chasteau...  (1).  » 

Le  lendemain  à  huit  heures  du  matin,  le  marquis  de 
Coislin  qui,  Tavant-veille,  avait  présidé  Tordre  de  la  noblesse, 
à  cause  du  jugement  d'une  contestation  entre  les  la  Tri- 
mouille  et  les  Rohan,  fut  chargé  d'accompagner  la  députation 
qui  devait  aller  «  saluer  Monseigneur  le  prince  et  Monseigneur 
le  duc  d'Anguien  son  filz,  leur  témoigner  les  respects  que  cette 
assemblée  a  pour  eux,  et  prier  mondict  seigneur  le  prince 
d'honorer  cette  assemblée  de  sa  présence  et  d'y  vouloir 
prendre  place.  »  Coislin  passait  à  l'état  de  député  perpétuel. 
Cette  mission  ne  tarda  pas  cependant  à  se  terminer  par 
Taccord  qui  se  fit  brusquement  entre  les  commissaires  et 
Tassemblée.  Le  roi  réduisit  d'un  million  ses  demandes,  et  les 
États,  touchés  de  cette  générosité,  acceptèrent  un  peu  incon- 
sidérément les  nouvelles  propositions,  sans  s'apercevoir  qu'ils 
élevaient   tout  d'un  coup   les  leurs  de  600,000  livres  (2). 

(i)  Procès-verbaux  des  Etats  de  1661.  Séance  du  ler  septembre. 
(2)  «  Le  roy  arriva  icy  jeudy  soir,  sur  les  deux  lieures,  écrivait  Coislin 
au  chancelier  le  3  septembre,  l'on  ne  luy  iist  aucune  cérémonie  à  son 


ARMAND    DE    COISLIN  329 

Coislin  fit  partie  de  la  commission  nommée  pour  dresser  les 
articles  du  contrat  royal  et,  quelques  jours  après,  de  la  dépu- 
tation  qui  soumit  ce  contrat  à  l'approbation  du  roi.  «  Sa 
Majesté  a  répondu  qu'il  faudroit  qu'elle  eust  bien  changé  si 
elle  ne  se  ressouvenoit  de  la  promptitude  avecq  laquelle  la 
province  luy  avoit  accordé  le  don  gratuit  et  qu'elle  lui  con- 
servera ses  privilèges  et  fera  toute  la  grâce  possible  (1).  » 

On  sait  que  le  o  septembre  eut  lieu  l'arrestation  deFouquet; 
il  n'en  est  pas  fait  mention  dans  les  procès-verbaux  de  la 
session  :  on  n'y  rencontre  même  aucune  allusion  à  cet  événe- 
ment capital,  et  Coislin  se  contentait  d'écrire  au  chancelier: 

«  De  Nantes,  ce  5  septembre  1661.  —  Le  roy  a  faict  ce  matin 
arrester  Monsieur  le  surintendant,  et  renvoyé  au  château  d'An- 
gers. Il  s'est  servi  de  monsieur  d'Artanian.  Madame  sa  femme  a 
ordre  d'aller  à  Limoge.  L'on  a  envoyé  huict  compagnies  des  gardes 
françoises  â  Bellile  et  trois  Suisses  et  un  ordre  au  gouverneur  de 
Concameau  de  remettre  la  place.  Pellisson  a  esté  aussi  arreslé. 
Messieurs  l'esvesque  d'Avranche,  de  Tilleux  et  de  Gourville, ordre 
de  ne  point  sortir  de  cette  ville.  Le  roy  ne  partira  point  d'icy 
qu'il  n'ayt  receu  des  nouvelles  de  Bellile.  Il  dict  qu'il  ne  veult 
point  avoir  de  surintendant,  et  qu'il  le  veust  eslre  luy-même. 
Il  n'y  a  point  icy  d'aultre  nouvelle.  Je  ne  manqueray  pas  de  me 
donner  l'honneur  de  vous  mander  ce  qui  se  sçaura.  »  —  (Sans 
signature)  (2). 

Le  marquis  de  Coislin  ne  suivit  pas  la  cour  dans  son  rapide 
retour  vers  la  capitale.  Il  resta  à  Nantes  jusqu'à  la  clôture 
des  États,  qui  n'eut  lieu  que  le  22  septembre,  sans  qu'aucun 
fait  saillant  soit  à  remarquer  dans  les  registres  pendant  toute 
la  seconde  partie  de  la  session.  On  juge  des  requêtes  diverses, 

entrée.  Les  Etals  le  saluôrenl  l'après-dinée,  la  parole  estant  portée  par 
M.  de  Sainl-Brieuc.  Sa  Majesté  les  receut  fort  favorablement  et  leur  dit 
qu'elle  n'estoit  point  venue  pour  faire  de  nouvelles  iniposilions,  mais 
([u'elle  soyloist  scullement  que  ses  Estas  lui  donnassent  trois  millions, 
ce  qui  luy  fust  accordé  le  lendemain  de  la  nicullicure  grâce  ilu  monde- 
L'on  parle  icy  fort  du  retour  du  roy,  etc.  —  Coislin.  »  (Bibl.  nat.,  fonds 
Saint-Germain,  fr.,  n"  709,  t.  XXXÎl,  p.  25.) 

(1)  Séance  du  G  septembre. 

(-2)  Bibl.  nat.,  fonds  Sainl-Germain,  fr.,  n-^  709,  l.  \\.\11,  p.  -24. 


330  LA   BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

soit  des  particuliers,  soit  des  communautés  ;  on  dresse  le  bail 
du  grand  et  du  petit  devoir,  on  prépare  les  cahiers  des  remon- 
trances, on  apure  les  comptes  de  l'ordinaire,  on  nomme  des 
députés  en  cour...  enfin,  après  avoir  arrêté,  le  20  septembre, 
le  rôle  des  gratifications,  les  députés  des  trois  estats  «  désem- 
parent. »  Comme  en  1639,  Coislin  fut  compris  pour  6,000  li- 
vres, dans  la  liste  des  gratifications  (1)  ;  ce  qui,  joint  à  la 
somme  votée  en  sa  faveur,  pour  ses  frais  de  députation  en 
cour,  après  la  session  précédente,  augmentait  de  30,000  livres 
le  revenu,  pour  l'année  1661,  des  baronnies  de  Pontchâteau 
et  de  la  Roche-Bernard. 


VIII.  Armand  de  Coislin,  duc  et  pair  (1663). 

Louis  XIV  fut  de  retour  à  Paris  avant  la  fin  du  mois  de 
septembre  1661  ;  Coislin  l'y  rejoignit  bientôt,  et  la  jeune 
reine  étant  accouchée  d'un  Dauphin,  il  y  eut  des  réjouis- 
sances et  des  divertissements  pendant  tout  l'hiver.  C'était, 
du  reste,  le  moment  le  plus  brillant  de  cette  cour  joyeuse  et 
magnifique  :  le  moment  des  amours  du  roi  avec  M"^  de  la 
Vallière,  l'époque  des  ballets  de  Benserade,  des  comédies  de 
Molière,  des  fêtes  de  Fontainebleau  et  de  Saint-Germain,  le 
commencement  des  splendeurs  de  Versailles.  On  sait  que  le 
roi  et  les  seigneurs  de  la  cour  figuraient  eux-mêmes  dans  ces 
ballets  somptueux,  réglés  par  les  premiers  artistes  et  les 
premiers  poètes  de  l'époque.  Aussi  trouve-t-on  des  vers  pour 
Coislin  dans  plusieurs  pièces  de  ce  temps,  en  particulier  dans 
le  Ballet  des  Plaisirs  de  l'isle  enchantée^  de  Benserade  (1), 

(1)  Les  principales  étaient  : 

130,000  livres  pour  la  reine-nicre,  gouverneur  de  Bretagne  ;  — 
50,000  livres  pour  le  maréchal  de  La  Meilleraye,  lieutenant  général  de  la 
province  ;  —  23,000  livres  pour  le  duc  de  Mazarini,  son  fils  ;  —  6,000  livres 
pour  chacun  des  lieutenants  du  roi  :  Coislin  et  Coëtlogon  ;  —  16,000  livres 
pour  M.  de  Drienne,  secrétaire  d'Etal  ;  —  10,000  livres  pour  le  grand 
prévosl  ;  —  12,000  livres  pour  l'évêque  de  Saint-Brieuc ,  président  du 
clergé  :  —  30,000  livrespour  le  prince  de  Tarente,  président  de  la  noblesse  ; 
—  1,000  livres  pour  le  sénéchal  de  Nantes,  président  du  tiers. 

(2)  Benserade.  Œuvres,  édit.  de  Sercy,  t.  II,  p.  284. 


ARMAND    DE    COISLIN  331 

dansé  lors  des  fameuses  fêtes  de  Versailles.  Mais  comme  ils 
sont  plutôt  adaptés  au  rôle  du  ballet  qu'à  la  personne  qui  les 
récite,  nous  ne  croyons  pas  devoir  surcharger  notre  étude  en 
les  reproduisant  ici;  le  roi,  les  princes  et  les  princesses 
avaient  à  peu  près  seuls  le  privilège  d'être  à  la  fois  acteurs 
et  personnages  pour  les  madrigaux  et  les  quatrains  que  le 
poète  leur  destinait. 

Une  fête  plus  sérieuse,  mieux  encore,  une  cérémonie  impo- 
sante, vint  bientôt  combler  les  vœux  d'Armand  de  Coislin. 
Compris  dans  la  grande  promotion  des  ducs,  il  prêta  serment 
de  duc  et  pair,  au  Parlement,  le  15  décembre  1663,  le  roi 
séant  en  son  lit  de  justice.  Nous  ne  pouvons  mieux  faire  pour 
expliquer  le  motif  qui  valut  au  jeune  marquis  cette  faveur 
insigne  de  la  munificence  royale,  que  de  citer  le  préambule 
des  lettres  patentes  érigeant  en  duché  le  marquisat  de  Coislin 
réuni  aux  baronnies  de  Pontcliâteau  et  de  la  Rocbe-Bernard, 
Louis  XIV  y  reconnaissait  le  haut  mérite  d'Armand  du  Cam- 
bout,  en  même  temps  qu'il  récompensait  les  longs  services 
du  chancelier  Séguier  dans  la  personne  de  son  petit-fils  : 

«  Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  roy  de  France  et  de  Navarre,  à 
tous  présens  et  à  venir,  salut .  —  La  charge  de  chancelier  de  France 
ayant  vacqué  en  l'année  1635,  par  le  décès  du  sieur  d'Aligre,  le 
feu  roy  de  glorieuse  mémoire,  notre  seigneur  et  père  (que  Dieu 
absolve),  estant  dans  le  fort  de  la  guerre  qu'il  avoit  esté  obligé 
d'entreprendre  contre  l'Espagne,  voulant  pourvoir  de  cette  pre- 
mière dignité  delà  justice  de  son  royaume  et  office  de  la  cou- 
ronne, une  personne  qui  eust  tous  les  avantages  nécessaires  pour 
soustenir  ce  laborieux  employ,  fit  choix  pour  la  remplir  de  nos- 
tre  cher  et  féal  le  sieur  Séguier,  lors  garde  des  sceaux  de  France, 
laquelle  il  a  exercée  depuis  ce  temps-là,  comme  il  fait  encore  à 
présent  à  nostre  entière  satisfaction  et  du  public,  et  au  grand 
avantage  et  utilité  de  nostre  FiStat,  après  avoir  possédé  diverses 
charges  considérables  en  nos  conseils  et  en  nos  cours  sou- 
veraines, dans  lesquelles  il  a  succédé  à  ses  ayeuls  :  ceux 
de  son  nom  ayant  depuis  longues  années  tenu  les  premières 
charges  de  la  robe. 

«  Pour  récompenser  de  si  granois  et  si  reconnnandables  services, 


332  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

et  luy  donner  des  marques  de  nostre  satisfaction,  en  l'an  1651, 
par  l'avis  de  la  reine  nostre  très-honorée  dame  et  mère,  lors 
régente,  nous  lui  fismes  expédier  nos  lettres  pour  ériger  sa  terre 
etbaronnie  de  Yillemort  et  Saint-Liébaut,  en  titre  de  duché  et 
pairie  ;  mais  ledit  sieur  Séguier  ayant  considéré  que  cette  dignité 
doit  appartenir  au  premier  fils  de  la  dame  sa  fdle  aînée,  il  nous 
auroit  très-humblement  supplié  vouloir  la  conférer  directement  à 
nostre  très-cher  et  amé  cousin  Armand  du  Cambout,  marquis  de 
Coislin,  nostre  lieutenant  en  la  basse  Bretagne,  son  petit-fils,  et 
ériger  sous  ce  titre  le  marquisat  de  Coislin  :  ce  que  nous  lui  avons 
très -volontiers  accordé,  ayant  d'ailleurs  considéré  que  ledit  sieur 
de  Coislin  est  neveu  du  feu  sieur  cardinal  de  Richelieu,  qui  a 
rendu  à  cet  Estât  de  très-grands,  de  très-longs  et  très-recom- 
mandables  services,  et  qu'il  est  sorti  d'une  des  plus  anciennes 
maisons  de  notre  province  de  Bretagne,  alliée  à  plusieurs  princes 
et  illustres  familles  de  nostre  royaume  ;  que  dès  sa  plus  tendre 
jeunesse,  il  nous  a  fait  paroistre  son  zèle  et  sa  valeur,  et,  pen- 
dant que  la  guerre  a  duré,  nous  a  donné  des  preuves  illustres  de 
son  courage;  et  imitant  le  feu  sieur  marquis  de  Coislin,  son  père, 
colonel  général  des  Suisses  et  Grisons,  lequel,  après  s'être  signalé 
en  plusieurs  rencontres  de  guerre  sous  le  feu  roy,  nostre  très- 
honoré  seigneur  et  père,  et  principalement  dans  le  passage  du 
Rhin  à  Mayence,  retraite  de  Vendre,  prise  de  Hesdin  et  d'Arras, 
et  fini  glorieusement  sa  vie  dans  les  tranchées  du  siège  d'Aire,  où 
il  commanda  en  qualité  de  lieutenant  général  de  nostre  armée  à 
ce  siège;  les  mêmes  actions  de  valeur  ayant  aussi  esté  pratiquées 
par  son  ayeul  Charles  du  Cambout,  baron  de  Pont-château,  che- 
valier de  nos  ordres,  gouverneur  des  ville  et  chasteau  de  Brest, 
et  nostre  lieutenant  [en  basse  Bretagne  : 

«  Estant  d'ailleurs  bien  informé  que  ledit  marquisat  de  Cois- 
lin, les  baronnies  de  Pontchasteauet  de  la  Roche-Bernard, et  terre 
de  Brignan,  se  joignent  et  sont  de  très-grande  estendue  mouvante 
de  nous,  pleinement  et  niiement  à  cause  de  nostre  comté  de 
Nantes,  d'où  dépendent  ces  deux  villes;  à  l'une  desquelles  il  y 
a  un  port  de  mer,  où  les  plus  grands  vaisseaux  peuvent  aborder, 
des  chasteaux  et  maisons  considérables,  et  dans  lesquelles  terres 
il  y  a  plusieurs  fiefs  et  arrière-fiefs,  et  grand  nombre  de  vassaux, 
foires,  marchez  ordinaires,  et  conséquemment  capables  de  porter 
le  titre  de  duché  et  pairie  ; 

«  Nous,  pour  ces  causes  et  autres  à   ce   nous  mouvans,    de 


ARMAND    DE    COISLIN  333 

nostregrâce  spéciale,  avons  créé  et  érigé,  créons  et  érigeons  par 
ces  présentes,  signées  de  nostre  main  lesdites  terres  et  marquisat 
de  Coislin,  baronnies  de  Pontcliasleau  et  de  la  Roche-Bernard 
et  terre  de  Brignan,  leurs  appartenances  et  dépendances , 
en  nom,  titre,  dignité,  prérogative  et  prééminence  de  duché  et 
pairie  de  France,  sous  le  nom  etapellation  de  duché  de  Coislin, 
et  à  cet  effect,  avons  uni  et  incorporé,  unissons  et  incorpo- 
rons, etc.  (1).  » 

La  promotion  des  nouveaux  ducs  était  nombreuse  ;  il  y  en 
avait  quatorze.  Le  premier  était  Henri  de  Bourbon,  fils 
naturel  de  Henri  IV  et  de  Henriette  de  Balzac,  créé  duc  de 
Verneuil  ;  le  dernier  était  Armand  du  Cambout,  et  Ton 
remarqua  peu  de  temps  après,  lorsque  le  duc  de  Verneuil 
épousa  la  seconde  fille  de  Séguier,  veuve  du  duc  de  Sully, 
que  le  chancelier  possédait  dans  saTamille  l'alpha  et  l'oméga 
de  la  promotion.  Les  principaux  parmi  les  autres  récipien- 
daires étaient  MM.  d'Estrées,  de  Gramont,  de  Villeroy,  de 
Créquy,  de  Saint-Âignan  et  de  Noailles. 

«  Le  quinze  décembre,  dit  Bussy,  le  roi  fit  quatorze  ducs. 
Il  se  souvenoit  du  temps  de  sa  minorité  que  le  parlement  de 
Paris  voulut  gouverner  l'État;  et  pour  empêcher  que  pareil 
désordre  n'arrivât  pas  une  autre  fols,  il  vouloit  mettre  dans  ce 
corps-là  des  gens  qui  fussent  dans  les  intérêts  de  la  cour  et  qui 
retiendroient  les  mal  intentionnés  dans  leur  devoir...  (2).  » 

On  trouvera  dans  le  Journal  d'Olivier  d'Ormesson  de  très 
longs  détails  sur  ce  lit  de  justice  du  15  décembre  ;  le  maître 
des  requêtes  assistait  pour  la  première  fois  à  pareille  fête  et 
n'a  pas  épargné  les  descriptions.  Disons  seulement  qu'après 
la  lecture  des  lettres  patentes  délivrées  pour  chaque  nouveau 
duc,  le  chancelier  demandait  l'avis  «  à  tous  les  conseillers  de 
la  grand'chambre  et  des  enquêtes,  suivant  l'ordre  ordinaire, 
puis  aux  ducs  laïques  et  aux  ducs  pairs  ecclésiastiques,  sans 
oster  son  bonnet,  puis  aux  procédures  ostant  son  bonnet.» 

(1)  Yoy.  le  P.  Ansehne,  l.  III,  p-  "9",    etc. 

(2)  Mém.  de  Bussy,  t.  H,  P-  148. 


334  LA   BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

Ensuite  il  montait  au  Roi,  «  auprès  duquel  se  joignoientM.  le 
duc  d'Anguien,  M.  le  Prince  et  M.  le  duc  d'Orléans,  pour  don- 
ner leur  avis,»  et  de  retour  à  sa  place  il  faisait  entrer  le  ré- 
cipiendaire, qui  se  présentait  sans  épée,  puis  Séguier  lisait  la 
formule  suivante  : 

«  Le  Roy,  tenant  son  Parlement,  a  ordonné  et  ordonne  que 
vous  serez  reçu  en  la  charge  et  dignité  de  duc  et  pair  de  France, 
en  prestantle  serment  en  tel  cas  requis  et  accoustumé.  —  Levez 
la  main.  —  Vous  jurez  et  promettez,  dans  ses  plus  importantes 
affaires  et  séant  au  Parlement,  rendre  la  justice  au  pauvre  comme 
au  riche,  tenir  les  délibérations  de  la  cour  closes  et  secrètes, 
et  vous  comporter  comme  un  digne,  vertueux  et  magna- 
nime duc  et  pair  de  France,  officier  de  la  couronne  et 
conseiller  en  cour  souveraine  doit  faire,  ainsi  vous  jurez  et 
le    promettez.    » 

Le  récipiendaire  répondait  oui,  et  Séguier  répliquait  :  «  Le 
roi  vous  ordonne  de  prendre  vostre  espée.  »  —  L'huissier 
qui  la  portait  la  remettait  dans  le  baudrier,  et  le  nouveau  duc 
prenait  rang  à  sa  place  (1). 

Le  duché-pairie  de  Coislin  était  le  quatrième  érigé  en  Rre- 
lagne.  Il  avait  été  précédé  par  ceux  de  Penthièvre  en  1569, 
de  Retz  en  io81,  et  de  Rohan  en  1603.  Soixante-dix  ans 
plus  tard,  ce  titre  devait  s'éteindre  dans  la  personne  de 
l'évêque  de  Metz,  dernier  fils  d'Armand  du  Cambout. 


IX.  Les  Coislin,  de  1663  à  1672. 

Nous  arrivons  à  l'une  des  années  les  plus  fertiles  en  événe- 
ments remarquables  dans  la  famille  de  Coislin. 

En  1665,  le  nouveau  duc  fut  gratifié  du  justaucorps  bleu, 
présida  la  noblesse  aux  États  de  Bretagne  à  Vitré,  eut  une  fille 

(1)  Voy.  Journal  d'Ormesson,  t.  II,  p.  G'2-Q6.  —Nous  devons  remar- 
quer ici  que  la  première  édition  des  Délices  de  la  Poésie  galante,  achevée 
d'imi»rimcr  pour  Ribou  le  25  décembre  1663  est  dédiée  à  Monsieur  le 
marquis  de  Coislin.  —  La  seconde  édition  en  1666  est  dédiée  à  Mon- 
seigneur le  duc  de  Coeslin. 


ARMAND   DE   COISLIN  335 

après  avoir  donné  le  jour  à  cinq  garçons,  devint  mesire  de 
camp  général  de  la  cavalerie  légère...,  et  son  frère,  Tabbé 
de  Coislin,  était  nommé  évêqiie  d'Orléans,  pendant  que  leur 
oncle  commun,  l'abbé  de  Ponlchàteau,  s'enfonçait  dans  les  so- 
litudes de  Port-Royal,  après  avoir  résilié  en  faveur  du  nouvel 
évêque  les  bénéfices  de  presque  toutes  ses  abbayes. 

On  se  demande  peut-être  quelle  pouvait  être  la  faveur  in- 
signe du  justaucorps  bleu.  Ecoutons  Bussy-Piabutin  : 

«  Le  roi,  dit-il  à  l'année  1662  de  ses  Mémoires,  me  parut  si 
gracieux  en  me  parlant,  que  cela  m'obligea  de  lui  demander  per- 
mission de  faire  faire  une  casaque  bleue,  ce  qu'il  m'accorda... 
Mais  pour  entendre  ce  que  c'étoit,  il  faut  sçavoir  que  Sa  Majesté 
avoit  fait  choix,  au  commencement  de  cette  année,  de  soixante 
personnes  qui  le  pourroient  suivre  à  tous  ses  petits  voyages  de 
plaisir,  sans  lui  en  demander  la  permission,  et  leur  avoit  ordonné 
de  faire  faire  chacun  une  casaque  de  moire  bleue,  en  broderie  d'or 
et  de  soie  pareille  à  la  sienne  (1).  » 

Les  plus  grands  seigneurs  recherchaient  avec  ardeur  ce 
privilège,  qu'on  ne  pouvait  obtenir  que  par  un  brevet  spécial 
dont  on  comprendra  l'importance  en  lisant  dans  le  Diction- 
naire historique  des  institutions  de  Vancienne  France,  par 
M.  Chéruel,  celui  que  Louis  XIV  accorda,  en  février  1G65,  au 
prince  de  Condé.  Ce  justaucorps  à  brevet  fut  Tune  des  innom- 
brables inventions  de  la  cour  somptueuse  de  la  jeunesse  de 
Louis  XIV  : 

«  Il  n'y  en  avoit  qu'un  petit  nombre,  rapporte  Saint-Simon, et 
les  princes  du  sang,  comme  le  reste  des  courtisans,  n'en  avoient 
qu'à  mesure  qu'il  en  vaquoit.  Les  plus  distingués  de  la  cour,  par 
eux-mesmes  ou  par  la  faveur,  les  demandoient  au  roi,  et  c'étoit 
une  grâce  d'en  obtenir.  Le  secrétaire  d'État  ayant  la  maison  du  roi 
en  expédioit  un  brevet,  et  nul  d'eux  n'étoit  à  portée  d'en  avoir  (:2).  » 

Peu  de  temps  après  avoir  obtenu  celte  faveur,  le  duc  de 
Coislin  partit  avec  son  frère  le  chevalier  de  Coislin  pour  Vitré, 

(1)  Mém.  deBussy,  t.  II,  p.  133. 

(2)  Mémoires  de  Saint-Simon. 


336  LA    BRETAGiNE    A    L  ACADÉMIE 

OÙ  devait  s'ouvrir,  le  22  août,  le  session  des  Etats  de  Breta- 
gne. 11  y  présida  la  noblesse,  avec  une  commission  spéciale 
analogue  à  celle  de  1661.  Le  duc  de  Mazarini,  fils  du  maré- 
chal de  la  Meilleraye,  avait  remplacé  celui-ci  dans  ses  fonc- 
tions de  lieutenant  général  de  la  province,  et  Colbert  avait 
envoyé  l'un  de  ses  frères,  conseiller  d'Etat,  pour  assister  aux 
États  en  qualité  de  commissaire  du  roi.  M.  de  La  Vieuxville, 
évêque  de  Rennes,  présidait  le  clergé,  et  M.  de  Lys,  sénéchal 
de  la  même  ville,  présidait  l'ordre  du  tiers.  Nous  ne  nous 
étendrons  pas  longuement  sur  les  événements  de  la  session  de 
1663  :  car  les  tenues  des  États  de  Bretagne  pendant  la  pre- 
mière moitié  du  règne  de  Louis  XIV,  se  ressemblent  tellement 
que,  lorsqu'on  en  a  raconté  une,  on  a  raconté  toutes  les  autres. 
Nous  dirons  seulement  que,  le  18  août,  Colbert  vint  demander 
à  l'assemblée  3  millions  de  don  gratuit,  et  que  deux  jours 
après  les  Etats  offrirent  un  million  avec  demande  de  révoca- 
tion de  plusieurs  édits,  en  particulier  celui  des  notaires,  et 
deux  arrêts  au  sujet  des  évocations.  Enfin,  après  bien  des 
députalions  et  des  pourparlers  pendant  lesquels  on  envoya 
trois  fois  les  présidents  des  trois  ordres  chez  le  duc  de  Maza- 
rini, l'accord  se  fit,  le  14  septembre,  sur  la  somme  de 
2,200,000  livres.  Le  duc  de  Coislin  ne  put  pas  assister  à 
tous  ces  débats  ;  le  27  août,  il  tomba  malade,  et  le  marquis 
duBordage  fut  élu  pour  présider  la  noblesse  h  sa  place  ;  en 
même  temps,  les  Etats  envoyèrent  une  députation,  présidée 
par  l'évêque  de  Saint-Brieuc  «  pour  aller  voir  Monseigneur 
le  duc  de  Coislin  et  lui  témoigner  le  regret  qu'a  l'assemblée 
de  son  mal  (1).  » 

La  maladie  du  duc  de  Coislin  dura  trois  semaines,  car  il  ne 
reprit  la  présidence  de  la  noblesse  que  le  18  septembre  et 
pour  quatre  jours  seulement,  la  session  ayant  terminé  ses 
séances  le  22  du  même  mois  ;  ce  qui  n'empêcha  point  les 
États  de  lui  allouer  60,000  livres  de  gratification,  en  même 
temps  qu'ils  en  votaient  150,000  pour  la  reine,  50,000  pour  le 
duc  de  Mazarini,  et  12,000  pour  le  secrétaire  d'Étal  de  Lyonne. 

(1)  Procès-verbaux  des  États  de  166o.  Séance  du  27  août. 


ARMAND   DE   COISLIN  337 

A  la  fin  de  l'année,  Coislin,  à  qui  ses  premiers  succès  mili- 
taires pendant  les  campagnes  de  Flandre  avaient  donné 
quelque  ambition  dans  la  carrière  des  armes,  demanda  et  ob- 
tint la  charge  de  mestre  de  camp  général  de  cavalerie  légère, 
lorsque  Louis  XIV  eut  résolu  de  la  retirer  à  Bussy-Rabutin, 
enfermé  à  la  Bastille  après  le  scandale  de  ses  écrits  satiriques. 

«  Le  roi,  dit  Bussy,  m'envoya  M.  de  Louvois,  le  samedi 
5  décembre,  sur  les  onze  heures  du  matin,  me  demander  ma 
démission.  Ce  ministre  me  dit  que  Tintention  de  Sa  Majesté  étoii 
que  le  duc  de  Coislin  eût  ma  charge  pour  le  prix  de  deux  cent 
cinquante  deux  mille  livres  qu'on  lui  avoit  dit  qu'elle  me  coûtoit. 
Je  lui  répondis  qu'elle  m'en  coùloit  deux  cent  soixante-dix,  et 
que  la  maréchale  de  Clérenibault  l'en  pourroit  assurer.  Il  me  dit 
que  si  je  le  faisois  voir  au  roi,  je  recevrois  celte  somme.  Je  lui 
répliquai  que  cela  me  seroit  bien  facile;  qu'au  reste,  je  préten- 
dois  faire  une  démission  entre  les  mains  de  Sa  Majesté...  (1). 

«  Le  13  décembre,  j'envoyai  la  Neuvilie,  mon  écuyer,  porter 
à  M.  de  Louvois  un  billet  de  la  maréchale  ;  il  me  le  renvoya,  en 
me  mandant  que  je  ne  laissasse  pas  de  recevoir  l'argent  que  le 
duc  de  Coislin  me  vouloit  donner;  et  qu'après  avoir  témoigné 
par  là  au  roi  l'impatience  que  j'avois  d'obéir  à  ses  ordres,  je 
serois  toujours  reçu  à  demander  les  dix-huit  mille  livres,  de  sur- 
plus. Je  reçus  donc  deux  cent  cinquante-deux  mille  livres,  et  dix 
mille  livres  pour  un  présent  à  ma  femme,  et  j'envoyai  ma  quit- 
tance au  duc  de  Coislin...  Ainsi,  au  bout  de  huit  mois  d'une 
étroite  prison,  on  m'obligea  à  me  défaire  d'une  grande  charge  de 
guerre  à  moindre  prix  qu'elle  ne  m'avoit  coûté,  après  l'avoir 
exercée  pendant  douze  ans!...  (2).  » 

On  sait  que  la  charge  de  mestre  de  camp  général  de  la  cava- 
lerie, créée  en  1532  par  Henri  II,  donnait  droit  au  titulaire 
d'avoir  à  l'armée  une  garde  de  cavalerie,  commandée  par  un 
lieutenant,  et  une  vedette  à  l'entrée  de  son  logis:  il  mettait 
quatre  cornettes  derrière  ses  armes.  C'était  une  dignité  mili- 
taire tort  enviée,  et  le  prix  d'argent  auquel  elle  est  évaluée 
dans  les  3/e/no/res  de  Bussy,  montre  qu'elle  était  assimilée 

(1)  Mém.  de  Bussy,  t.  Il,  p.  25H. 

(2)  IiL,  l.  Il,  p.  "26-2. 

52 


338  LA  BRETAGNE  A   l'aCaDÉMIE 

aux  plus  importantes  parmi  les  charges  delà  cour;  mais  nous 
n'avons  pas  retrouvé  les  traces  du  payement  des  dix-huit 
mille  livres  de  surplus  réclamées  par  le  malheureux  Bussy:  une 
de  ses  lettres  au  roi,  en  date  du  21  décembre  1679,  semble 
indiquer  qu'il  l'attendait  toujours  (1).  Louis  XIV  le  taxa-t-il 
à  252,000  livres  de  sa  propre  autorité,  et  Coislin  resta-t-il 
en  dehors  delà  négociation  ?  Nous  sommes  tenté  de  le  croire 
en  nous  rapportant  au  brevet  de  délicatesse  et  de  chevale- 
resque probité  décerné  par  Saint-Simon  au  nouveau  digni- 
taire, qui  ne  voulut  point,  dit-il,  «  profiter  de  la  disgrâce  de 
Bussy-Rabutin  pour  la  fixation  du  prix  '2).  »  Mais  nous  n'a- 
vons pas  de  documents  précis  à  cet  égard.  Il  n'est  pas  inutile 
cependant  d'ajouter  un  passage  du  Journal  d'Olivier  d'Ormes- 
son,  qui  contredit  un  peu  les  chiffres  précédents.  «  M.  de 
Bussy,  écrivait  le  maître  des  requêtes  en  décembre  1663,  a 
donné  sa  démission  de  la  charge  de  maître  de  camp  de  la  ca- 
valerie légère,  et  M.  le  duc  de  Coislin  en  a  la  charge  pour 
80,000  écus,  qui  est  le  prix  qu'elle  luy  a  cousté.  »  C'est  trente 
mille  livres  de  moins  que  la  taxe  indiquée  par  Bussy  (3). 

Nous  n'avons  pas  de  renseignements  plus  certains  sur  le 
motif  qui  porta  le  duc  de  Coislin  à  résigner,  au  mois  de  mars 
suivant,  sa  charge  de  lieutenant  du  roi  dans  les  quatre  évêchés 
bas  bretons  de  Saint-Brieuc,  Tréguier,  Léon  et  Cornouaille, 
en  faveur  de  Jean-François  du  Gouray,  marquis  de  laCoste, 
filleul  et  neveu  du  maréchal  de  Guébriant.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  que  les  lettres  de  provision  du  marquis  sont 
datées  du  12  mars  1666,  et  que,  le  même  jour,  il  prêta  ser- 
ment à  Saint-Germain.  Le  prix  de  cette  cession  ne  nous  est 
pas  plus  authentiquement  connu  ;  mais  il  est  probable  qu'il 
fut  d'environ  cent  mille  livres,  si  l'on  s'en  rapporte  à  un  acte 
de  transfert  de  créance  passé,  le  8  avril,  devant  l'un  des  no- 
taires au  Châtelet,  et  par  lequel  le  duc  et  la  duchesse  de 
Coislin  chargeaient  le  marquis  de  la  Coste  d'acquitter  pour  eux 
un  constitutde  1,600  livres  de  rentes,  «  ou  un  sort  principal 

(1)  Voy.  Corresp.  de  Bussy,  édil.  Lalanne,  t.  V,  p.  609-610. 

(2)  Saint-Simon.  Edit.  Hachette,  t.  II,  p.  389. 

(3)  Journal  d'OI.  d'Ormesson,  t.  II,  p.  il8. 


AftMAND  DE  COISLlN  339 

de  32,000  livres  à  messire  Michel  Lucas,  sieur  de  Sarclay, 
conseiller  du  roi  es  dicts  conseils,  ladicte  somme  de  32,000  liv,, 
faisant  partie  de  celle  de  62,000  livres  tournois,  que  ledict 
marquis  de  la  Cosle  doibt  auxdicts  seigneur  et  dame  de  Coislin 
pour  reste  du  prix  de  la  vente  que  ledict  seigneur  duc  de 
Coislin  luy  a  faicte  de  ladicle  charge  de  lieutenant  du  roi 
auxdicts  quatre  évêchés  de  la  basse  Bretagne...  (1).  » 

Pendant  toutes  ces  négociations  de  charges  et  d'intérêts, 
l'abbé  de  Coislin,  frère  d'Armand,  recevait  ses  bulles  d'évéque 
d'Orléans. Le  roi  l'avait  nommé  à  cet  évêché  dès  le  mois  de  juin 
166?),  malgré  son  jeune  âge,  car  il  n'avait  encore  que  vingt- 
huit  ans  ;  par  une  faveur  spéciale,  les  bulles  lui  furent  expé- 
diées gratuitement,  datées  du  28  mars  i666,  et  le  20  juin  de 
la  même  année,  il  était  sacré  dans  la  chapelle  de  l'infirmerie 
de  son  abbaye  de  Saint-Victor,  par  l'archevêque  de  Paris, 
Hardouin  de  Péréfixe,  assisté  des  évêques  de  Chartres  et  de 
Meaux  (2).  Comme  don  de  joyeux  avènement,  son  oncle,  Sé- 
bastien du  Cambout,  abbé  de  Pontchàteau,  qui,  depuis  une 
querelle  avec  sa  sœur,  la  duchesse  d'Epernon,  était  venu 
loger  chez  lui  au  Cloître-Notre-Dame,  s'était  démis  en  sa 
faveur,  au  moment  de  prendre  la  règle  de  Port-Royal,  de 
l'abbaye  de  Saint-Gildas-des-Bois,  au  diocèse  de  Nantes  ; 
l'abbé  de  Coislin  se  trouvait  ainsi  l'un  des  plus  riches  bénéll- 
ciers  de  France,  en  arrivant  à  l'épiscopat.  Abbé  de  Saint- 
Victor-lez-Paris,  de  Saint-Jean  d'Amiens,  de  Saint-Gildas-des- 
Bois,  prieur  et  seigneur  d'Argenteuil,  de  Notre-Dame  de  Long- 
champs,  de  Long-Pont,  de  Saint-Pierre  d'Abbeville,  de  Notre- 
Dame  du  Guais,  etc.,  et  premier  aumônier  du  roi,  Pierre  de 
Coislin  n'avait  point,  très  probablement,  les  mêmes  scrupules 
que  l'abbé  de  Pontchàteau,  lorsque  celui-ci  écrivait  un  peu  plus 
tard  à  la  duchesse  d'Epernon,  au  sujet  de l'évêque  d'Orléans: 

«  Que  pourrois-jelui  dire  qui  lui  fût  utile?  Il  paroît  bien,  par 
la  vie  que  je  mène,  que  j'ai  une  autre  idée  que  lui  de  l'épiscopat... 

(1)  Pièce  ciléc  par  M.  du  Clcuziou.  Mém.  de  la  Soc.  archéol.  et  hist. 
des  Côles-du  Nord,  l.  III.  -2"  liv.  18CI. 

(2)  Gallia  christiana. 


340  LA  BRETAG.NE  A   L  ACADÉMIE 

Je  VOUS  avoue  qu'en  pensant  qu'il  a  un  évêché  et  six  ou  sept  autres 
bénéfices,  une  charge  à  la  cour,  et  au  reste  son  train  et  son  équi- 
page, je  n'y  comprends  rien;  je  vois  tant  de  périls  pour  lui  à 
continuer  de  vivre  comme  il  a  fait  jusqu'à  présent,  que  je  ne  sais 
pas  si  je  pourrois  m' empêcher  de  le  lui  témoigner  en  le  voyant. 
Tout  cela  et  bien  d'autres  pensées  me  font  conclure  à  ne  point  le 
voir...  Je  me  contente  ta  prier  Dieu  pour  lui,  et  de  dire  à  Dieu  ce 
que  je  n'ose  lui  dire  à  lui-même...  (1).  » 

On  serait  tenté  de  croire,  d'après  cette  lettre,  que  Pierre  de 
Coislin  faisait  un  singulier  abus  de  ses  bénéfices  ;  mais  il  ne 
fautpas  oublier  que  l'abbé  de  Pontchàteau  était  alors  plongé 
dans  toutes  les  rigueurs  de  Tascétisme  de  Port-Royal  :  sans 
cela, pourrait-on  coraprendrecommentrévêqued'Orléans  passa 
toujours  pour  un  véritable  saint  au  milieu  de  la  cour?  Écou- 
tons, en  effet ,  ce  qu'en  pensait  le  monde,  qui  nous  dira  franche- 
ment son  avis  par  la  bouche  de  Saint-Simon.  Le  portrait  de 
l'abbé  de  Coislin  est  complet,  au  physique  comme  au  mora  : 

«  C'étoit,  dit  Saint-Simon,  un  homme  de  moyenne  taille,  gros, 
court,  entassé,  le  visage  rouge  et  démêlé,  le  nez  fort  aquilin,  de 
beaux  yeux,  avec  un  air  de  candeur,  de  bénignité,  de  vertu  qui 
captivoit  en  le  voyant,  et  qui  touchoit  bien  davantage  en  le  con- 
noissant...  Il  avoit  passé  sa  vie  à  la  cour;  mais  sa  jeunesse  y  avoit 
été  si  pure,  qu'elle  étoit  non-seulement  demeurée  sans  soupçon, 
mais  que  jeunes  et  vieux  n'osoient  dire  devant  lui  une  parole  trop 
libre,  et  cependant  le  recherchoient  tous,  en  sorte  qu'il  a  tou- 
jours vescu  dans  la  meilleure  compagnie  de  la  cour. 

«  Il  étoit  riche  en  abbayes  et  en  prieurés,  dont  il  faisoit  de 
grandes  aumônes  et  dont  il  vivoit.  De  son  évêché,  qu'il  eut  for^ 
jeune,  il  n'en  toucha  jamais  rien,  et  en  mit  le  revenu  en  entier 
tous  les  ans,  en  bonnes  œuvres.  Il  y  passoit  au  moins  six  mois  de 
l'année,  le  visitoit  soigneusement  et  faisoit  toutes  les  fonction  s 
épiscopales  avec  un  grand  soin  et  un  grand  discernement  à  choi- 
sir d'excellents  sujets  pour  le  gouvernement  et  pour  l'instruclion 
de  son  diocèse  (:2).  Son  équipage,  ses  meubles,  sa  table  sentoient 
la  modestie  et  la  frugalité  épiscopales,  et  quoiqu'il  eût  toujours 

(1)  Sainte-Beuve.  Port-Royal.  Appendice,  t.  IV,  p.  353. 

(2)  Saint-Simon  n'ajoute  point  que  presque  tous  manifestaient  malheu- 
reusement des  tendances  jansénistes. 


ARMAND    DE  COISLIN  341 

grande  compagnie  à  dîner  et  à  souper,  et  de  la  distinguée,  elle 
étoit  servie  de  bons  vivres,  mais  sans  profusion  et  sans  rien  de 
recherché.  Le  roi  le  traita  toujours  avec  une  amitié,  une  distinction 
et  une  considération  fort  marquées;  mais  il  avoit  souvent  des  dis- 
putes et  quelquefois  fortes,  sur  son  départ  et  sur  son  retour  d'Or- 
léans. Il  louoit  son  assiduité  en  son  diocèse,  mais  il  étoit  peiné 
quand  il  le  quittoit,  et  encore  quand  il  demeuroit  trop  longtemps  de 
suite  à  Orléans.  La  modestie  et  la  simplicité  avec  laquelle  M.  d'Or- 
léans soutint  sa  nomination,  et  l'uniformité  de  sa  vie,  de  sa  con- 
duite et  de  tout  ce  qu'il  faisoil  auparavant,  qu'il  continua  égale- 
ment, depuis,  augmentèrent  fort  encore  l'estime  universelle  (1).  » 

Pierre  de  Coislin  prit  possession  de  son  évêché  par  procura- 
tion le  13  septembre  1666,  et  le  19  octobre  de  la  même  année, 
il  fit  son  entrée  solennelle  dans  Orléans,  porté  selon  la  cou- 
tume par  les  quatre  barons  d'Yèvre-le-Chàtel,  de  Sully,  de 
Cherai  et  d'Achères.  Cette  cérémonie,  longuement  rapportée 
dans  six  colonnes  du  Dictionnaire  de  Moréri  2),  se  terminait 
par  un  droit  de  grâce  très  étendu  et  la  délivrance  des  prison- 
niers de  la  ville  :  865  d'entre  eux  durent  la  liberté  au  nouvel 
évéque  (3),  et  le  poète  Santeuil  a  célébré  cette  journée,  célèbre 
dans  les  fastes  d'Orléans,  par  un  petit  poème  latin  assez  em- 
phatique, où  Cambutiadum  clara  gens  n  est  pas  moins  prodi- 
gué que  Richelius  sangiiis  et  Seguierii  augusta  propago. 

Après  huit  années  d'une  paix  sans  orage,  l'année  1667  vit 
reparaître  tout  l'appareil  des  camps  et  des  machines  de  guerre. 
Pour  appuyer  les  prétentions  delà  reine  Marie-Thérèse  sur  le 
Brabant,  par  suite  de  la  succession  de  Philippe  IV, et  de  certain 

(1)  Saint-Simon,  i.  I,  p.  181. 

(2)  Dict.  de  Moréri.  Edit.  1759,  arl.Orlcans.  —  Un  pocme  en  vers  fran- 
çais fut  composé  sur  celle  entrée  solennelle  et  imprimé  en  1666 à  Orléans. 
11  a  été  réédile  en  \mj  et  lire  à  7-2  exemplaires  numérotés  à  la  presse 
sous  ce  lilre  :  VOriqine  de  la  ville  d'Orléans,  ses  singularités  cl  mœurs 
de  ses  habilanl»;,  avec  son  triomphe,  par  celuy  de  la  magnilique  entrée 
de  Mcssire  Pierre  du  CamboiU  de  Coislin,  son  évesqiie.  conseiller  el  [ire- 
mier  aumosnierde  Sa  Majesté,  abbé  de  St-Viclor, etc., cl  les  circonstances 
de  ce  i\w  s'y  passera  de  plus  remarquable  le  10  octobre  prochain,  tant  en 
la  délivrance  des  criminels,  qu'autres  particularités  très  curieuses  le 
agréables.  —  Orléans,  H.  Herluison,  1859,  in-1-2,  32  p. 

(3)  Gallia  chrisUana. 


342  LA  BRETAGNE  A   l'aCADÉMIE       * 

droit  de  dévolu  indiqué  dans  la  coutume  de  cette  province, 
Louis  XIV  reconimença  la  guerre  avec  TEspagneet  pendant  les 
deux  derniers  mois  de  l'été,  emporta  les  places  de  Charleroi, 
Bergues,  Tournay,  Lille..,  etc..  Le  duc  de  Coislin  servit 
pendant  cette  campagne  en  qualité  de  mestre  de  camp  général 
de  la  cavalerie,  et  se  distingua  tout  particulièrement  aux  deu.x 
sièges  d'Alost  et  de  Lille  (1).  Le  chevalier  de  Coislin,  qui 
Tannée  précédente  s'était  engagé  comme  volontaire  dans 
l'armée  navale  des  Hollandais,  commandée  par  Ruyter  contre 
les  Anglais,  et  s'était  fait  remarquer  par  son  intrépidité  en 
allant  couper  avec  le  marquis  de  Lavoie,  le  comte  de  Guiche  et 
le  chevalier  de  Lorraine,  les  câbles  des  brûlots  ennemis,  obtint 
un  commandement  pour  suivre  son  frère  dans  la  campagne 
de  Brabani,  et  fut  fait  mestre  de  camp  de  l'un  des  dix  nouveaux 
régiments  créés  par  le  roi  pour  poursuivre  ses  succès  (2). 

Turenne  commandait  l'armée  royale  et  Louis  XIV  vint  lui- 
même  animer  par  sa  présence  l'ardeur  de  ses  soldats.  On  sait 
comment  se  termina  cette  rapide  et  brillante  série  de  victoires 
continues  :  le  traité  d'Aix-la-Chapelle,  le  2  mai  1668,  laissa 
à  la  France  presque  toutes  les  places  conquises  par  nos  armes: 
Charleroi,  Douai,  Lille  et  Courtray  en  étaient  les  principales, 
et  peu  s'en  fallut  que  la  Flandre  tout  entière  ne  demeurât  en 
notre  pouvoir.  Dans  le  même  mois,  le  duc  de  Coislin  fut,  en 
récompense  de  ses  services,  nommé  lieutenant  général. 

On  trouve  très  peu  de  détails  dans  les  mémoires  du  temps 
sur  tous  les  Coislin  pendant  la  période  de  quatre  ans  qui 
s'écoula  de  1668  à  1672.  Le  P.  Anselme  et  la  Chenaye  des 
Bois  nous  apprennent  seulement  que  le  13  août  1669,  le  roi 
nomma  le  duc  de  Coislin  prévôt  de  Paris,  et  lui  donna  les  pro- 
visions de  cette  charge  le  29  juin  1670;  mais  il  n'en  prit  jamais 
possession  et  s'en  démit  quinze  ans  plus  tard,  en  février  1685. 
Ce  fut  aussi  en  1669  que  Coislin  fit  recevoir  à  l'Académie 
française  l'abbé  Pierre  de  La  Chambre,  fils  du  célèbre  médecin 
de  Louis  XIV,  Marin  Cureau  de  La  Chambre,  le  commensal 
de  Séguier  et  l'un  des  quarante  premiers  académiciens. 

(1)  Voy.  Gazette  de  France  du  27  août  et  du  24  septembre  1667. 

(2)  Voy.  Correspondance  de  Bussy,  t.  I,  p.  63. 


ARMAND  DE  COISLIN  343 

«  Il  se  rencontre  heureusement  pour  moi,  dit  l'abbé  dans  son 
discours  de  réception,  que  c'est  l'héritier  et  le  successeur  de 
l'illustre  sang  et  des  incomparables  vertus  des  Richelieu  et  des 
Séguier  qui  m'a  ouvert  la  barrière  dans  cette  lice  d'honneur  où 
j'entre  aujourd'hui.  Je  ne  pouvois  jamais  arriver  par  une  plus 
belle  porte  dans  cette  vaste  carrière  où  je  vais  courir,  y  étant  con- 
duit par  la  main  d'une  personne  en  qui  se  confondent  la  splendeur 
des  dignités  et  l'éclat  des  vertus  civiles  et  militaires  :  qui  a  autant 
signalé  son  courage  dans  les  hazards  de  la  guerre  à  la  tète  des 
armées,  qu'il  a  montré  d'esprit  en  présidant  aux  Etats  de  toute 
une  province  assemblée  dans  le  démêlement  des  intérêts  du  roi 
et  de  ceux  de  son  peuple.  Il  étoit  aussi  de  sa  bonté  qu'après  avoir 
bien  voulu  conduire  la  pompe  funèbre  de  mon  père,  dans  les 
derniers  devoirs  que  nous  lui  avons  rendus,  qu'après  avoir  essuyé 
les  larmes  d'une  famille  éplorée  et  abîmée  de  douleur,  il  eût 
encore  assez  de  générosité  pour  nous  aider  à  faire  revivre  son 
nom  et  sa  mémoire,  en  me  mettant  en  possession  de  ce  que  mon 
père  a  le  plus  chéri  et  estimé  pendant  sa  vie  (1).  » 

Ce  fragment  prouve  que  Coislin,  en  dépit  de  ses  détrac- 
teurs, s'intéressait  de  tout  son  pouvoir  aux  gens  de  lettres  et  à 
l'Académie. 


X.  Les  campagnes  du   Rhin  en  1672  et  1673.  —  Le  duc 
de  Coislin  abandonne  la  carrière  des  armes. 

Aucommencement  de  Tannée  1672,  un  deuil,  depuis  quelque 
temps  prévu,  vint  aflliger  douloureusement  les  trois  frères  : 
le  chancelier  Séguier  s'éteignit  à  Saint-Germain-en-Laye, 
le  28  janvier,  à  l'âge  de  quatre-vingt-deux  ans  ;  et  le  roi  fut 
si  embarrassé  pour  remplacer  dignement  ce  ministre  intègre 
et  dévoué,  qu'il  tint  lui-même  les  sceaux  pendant  plusieurs 
mois  après  sa  mort.  Séguier  laissait  une  grande  fortune; 
mais  tous  les  contemporains,  même  ceux  qui  ne  lui  étaient 
pas  favorables.  M'"''  de  Sévigné  entre  autres,  sont  d'accord 
pour  avouer  avec  admiration  que  ses  trente-huit  ans  de  minis- 
tère ne  l'avaient  pas  enrichi  :  il  mourait  avec  son  propre 

f"  (i)    Voy.  Recueil  des  Harangues  de  V Académie. 


344  LA    BRETAGNE  A  I.  ACADÉMIE 

uau'iiuoiiie,  qui  passa  presque  tout  entier  ^ainsi  que,  deux  ans 
plus  tard,  la  fortune  de  la  chancelière;,  entre  les  mains  de  ses 
deux  filles  :  la  marquise  de  Laval,  mère  des  Coislin,  et  la 
duchesse  de  Verneuil  [\).  La  marquise  de  Laval  devait  sur- 
vivre à  tous  ses  enfants:  aussi  les  premiers  Coislin  ne  se  trou- 
vèrent jamais  à  même  de  jouir  de  cette  fortune  considérable  ; 
mais  le  crédit  du  chancelier  avait  établi  les  trois  frères  dans 
des  situations  qui  leur  permettaient  de  tenir  un  rang  fort 
honorable  :  l'aîné,  duc  et  lieutenant  général;  le  cadet,  évêque 
d'Orléans  et  pourvu  de  nombreux  bénéfices:;  le  troisième, 
chevalier  de  Malte  et  mestre  de  camp  d'un  régiment  de  Tarmée 
de  Turenne,  n'avaient  pas  à  se  plaindre  des  rigueurs  d'un  sort 
peu  libéral.  Armand  du  Cambout  hérita  de  l'immense  biblio- 
thèque de  son  grand-père,  qui  contenait  des  richesses  inesti- 
mables en  manuscrits  grecs  et  orientaux.  Cela  lui  revenait  de 
droit  comme  académicien  et  protecteur  de  la  gent  littéraire  : 
il  en  fit  publier  le  catalogue  quelques  années  plus  tard,  et  nous 
aurons  occasion  de  nous  étendre  plus  largement  sur  les  trésors 
accumulés  par  Pierre  Séguier,  lorsque  nous  verrons  le  troi- 
sième duc  de  Coislin  en  publier  le  commentaire  avec  Taide 
du  P.  de  Montfaucon. 

A  peine  le  chancelier  avait-il  rendu  le  dernier  soupir  que 
la  guerre  déclarée  par  Louis  XIV  à  la  Hollande,  de  concert 
avec  Charles  II,  roi  d'Angleterre,  appela  aux  armes  le  duc  de 
Coislin  et  son  frère  le  chevalier,  qui  prirent  part  à  ces  cam- 
pagnes fameuses  où  Turenne  et  Condé  rivalisèrent  de  génie 
militaire  pour  écraser  les  ennemis  de  Louvois  :  dès  le  début 
de  la  guerre,  le  duc  de  Coislin  fut  l'un  des  héros  du  célèbre 
passage  du  Rhin  ;  et  les  Mémoires  du  marquis  de  la  Fare,  les 
Lettres  historiques  dePe\\is?>on,  la  /?e/a/<on  du  comte  deGuiche, 
l'épître  de  Boileau,  etc....  ont  assez  parlé  de  ce  coup  de  main 
audacieux  pour  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  d'en  écrire  ici 
l'histoire  détaillée  :  nous  en  détacherons  seulement  quelques 
traits  principaux. 

Parti  vers  la  fin  du  mois  de  mai,  Louis  XIV  s'était  rendu 

(1)  Voir  notre  essai  sur  le  Chancelier  Séguier. 


ARMAINO  DE  COISLIN  345 

maître  dans  la  première  semaine  de  juin  des  places  de  Rimbcrg- 
Cl  de  Vcsel.  Le  H,  on  se  dirigea  vers  TYsscl  afin  de  chercher 
à  traverser  l'un  des  bras  du  Rhin,  avec  les  bateaux  qu'on  avait 
apportés  de  Versailles  ;  mais  «  le  comte  de  Guiche,  amateur 
de  choses  extraordinaires,  qui  avait  vu  en  Pologne  les  Tartares 
passer  des  rivières  à  la  nage  »  (1),  et  qui  surtout  voulait 
faire  une  action  d'éclat  pour  regagner  une  partie  de  sa  faveur 
perdue,  chercha  un  gué,  s'imagina  en  avoir  trouvé  un,  et  se 
lança  dans  le  fleuve  avec  sa  fougue  ordinaire. 

«  La  vérité  est,  dit  Pellisson,  qu'il  y  avoit  un  petit  endroit 
assez  bon  et  sans  beaucoup  de  péril,  c'est  à-dire  où  les  chevaux 
n'arrivoient  à  nager  que  douze  ou  quinze  pas,  mais  pour  peu 
qu'on  s'écartât  à  la  droite  où  le  cours  d'eau  vous  portoit  d'ordi- 
naire, il  n'y  avoit  plus  de  gué  et  plus  de  fond  durant  plus  de 
soixante  pas.  Le  comte  entreprit  le  passage,  faisant  marcher  les 
premiers  quatre  ou  cinq  cuirassiers  ;  cinq  ou  six  gentilshommes 
à  lui,  quelques  volontaires  de  qualité  suivirent  ou  devancèrent, 
comme  M.  le  duc  de  Cosilin,  M.  le  comte  de  Saulx,  M.  de  Vivonne, 
M.  de  Guitry,  M.  de  Lavardin,  La  Salle,  etc.  (2).  » 

«  Que  vous  dirai-je  ?  dit  le  comte  de  Guiche  dans  sa  relation, 
la  fine  fleur  de  la  cavalerie  y  passa  en  même  temps.  Tout  cela 
formait  ensemble  un  gros  de  quarante  chevaux,  suivi,  sur  les 
talons,  par  Revel  et  le  premier  escadron  des  cuirassiers.  »  M.  le 
prince,  sur  la  rive,  observait  le  mouvement  et  «  retenoit  la  bride 
du  cheval  de  Monsieur  le  duc  son  fils,  qui  vouloit  passer  à  toutes 
forces  (3)....  » 

Témoin  de  cette  action  téméraire,  un  escadron  de  cavalerie 
ennemie  qui  passait  sur  l'autre  rive,  sejeta  résolument  à  l'eau  et 
vint  charger  la  colonne  qui  avait  déjà  franchi  plus  de  la  moitié 
du  passage.  Il  y  eut  alors  un  moment  de  confusion  malheureux 
pendant  lequel  beaucoup  de  Français  se  noyèrent,  en  particu- 
lier le  comte  de  Nogent  ;  mais  le  roi  ayant  fait  tirer  le  canon, 

«.  L'escadron  ennemi  plia  par  la  ([ueue,  et  la  télé  se  retira  do 
l'eau  sans  fuir,  laissant  le  passage  aux  nôtres,   qui    n'étoient  au 

(I)  Mem.  de  la  Fare,  CoUect.  Micliaud,  t.  XXXII,  p.  2GG. 

{-2)  Pellisson.  Lettres  historiques,  l.  I,  p.  137,  338. 

(3j  Relation  du  comte  de  Guiche.  Collect.  Micliaud,  t.  XXXI,  p.  337. 


346  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

comniencemeiit  que  douze  ou  quinze  à  l'autre  bord,  et  lurent  en 
moins  de  rien  douze  ou  quinze  cents.  Ce  ne  fut  pas  tout  à  fait 
sans  périls,  ni  sans  perte....  Le  duc  de  Coislin  et  le  comte  de 
Saulx  lurent  blessez,  qui  ne  voulurent  point  se  retirer  et  reçurent 
chacun  dans  la  suite  une  autre  blessure....  Quoi  qu'il  en  soit,  il 
passa  dans  peu  de  temps  cinq  ou  six  mille  chevaux  et  puis  le 
reste.  Un  des  prisonniers  a  rapporté  que  Wurtz  voyant  nos  esca- 
drons passer  à  la  nage,  et  les  siens  hors  d'état  de  les  soutenir, 
avoit  dit  :  «  Retirons-nous,  c'est  une  diablesse  de  nation  à 
«  laquelle  on  ne  peut  résister....  (1).  » 

Cependant,  les  princes  ayant  traversé  le  Rhin,  à  la  suite  de 
l'armée,  et  Guiche  ayant  rangé  ses  troupes  en  bataille  sur  la 
rive  droite,  on  aperçut  un  gros  d'infanterie  ennemie  qui, 
n'ayant  pu  se  retirer  assez  vite,  s'enfermait  entre  des  haies  et 
des  barrières.  «  Tous  nos  volontaires  y  courent,  dit  Pellisson, 
M.  le  duc  et  M.  de  Longueville,  avec  celte  émulation  qu'on 
sait  qui  étoit  entre  eux,  et  M.  le  prince  ne  pouvant  d'abord 
les  retenir,  court  après  pour  tâcher  d'en  venir  à  bout.  » 

Mais  déjà  devant  eux  une  chaleur  guerrière 
Emporte  loin  du  bord  le  bouillant  Lesdiguière, 
Vivonne,  Nantouillet,  et  Coislin,  et  Salart; 
Chacun  d'eux  au  péril  veut  la  première  part  (2). 

«  M.  de  Marsillac  et  quelques  autres  crient  à  ce  reste  d'enne- 
mis qu'on  leur  feroit  bon  quartier.  Une  partie  avoient  déjà 
mis  les  armes  bas,  quand  M.  de  Longueville  et  ceux  qui  le  sui- 
virent de  plus  près,  croyant  avoir  trouvé  un  chemin  pour  forcer 
la  barrière,  commencèrent  à  crier  :  Tue,  tue,  sans  quartier.  Ce 
peu  d'ennemis  au  désespoir,  se  ravisent,  s'aperçoivent  que  les 
nôtres  ne  sont  que  dix  ou  douze,  qui  se  viennent  enferrer  eux- 
mêmes  au  milieu  d'eux  n'ayant  que  leur  épée  pour  la  plupart  : 
caries  pistolets  de  ceux  qui  avoient  passé  à  la  nage  ne  pouvaient 
plus  tirer.  Rs  font  une  décharge  où  M.  de  Longueville  fut  tué 
roide.Onluia  trouvé  cinq  coups  de  mousquet,  M.  de  Guitry  blessé 
à  mort,  M.  de  Beringhen  fort  blessé,  ayant  mis  [pied  à  terre  pour 

(1)  Lettres  hist.  de  Pellisson,  t.  I,  p.  Ui,  142. 

(2)  Boileau.  Épîtres. 


ARMAND   DE  COISLIN  347 

ouvrir  une  barrière,  M.  de  Marsillac,  M.  de  Coislin,  M.  le  comte 
de  Saulx,  M.  de  Vivonne  blessez,  Brouilly  très-blessé,  car  on  ne 
croit  pas  qu'il  en  revienne,  le  marquis  d'Aubusson  tué...,  etc.. 
M.  le  Prince  qui  s'est  exposé  autrefois  en  mille  occasions  plus 
que  personne  du  monde,  sans  jamais  avoir  de  blessure,  y  fut 
blessé  au  poignet  en  un  endroit  douloureux  et  fâcheux  (1).  » 

Le  duc  de  Coislin  avait  eu  la  main  fracassée  d'un  coup  de 
mousquet  et  sa  guérison  fut  longue  et  pénible  :  tous  les  blessés 
restèrent  quelques  jours  au  camp  sous  Emmerick,  et  l'armée, 
sous  le  commandement  de  Turenne,  alla  tout  de  suite  mettre  le 
siège  devant  Arnhem,  où  Louis  XIV  la  rejoignit  bientôt  '%). 

En  4673,  le  duc  de  Coislin  fit  partie  du  corps  d'armée  qui 
sous  les  yeux  du  roi  fit  capituler  Maëstricht,  pendant  que  son 
frère  le  chevalier,  qui  devait  se  distinguer  au  combat  de  Zein- 
heim  (3),  sous  les  ordres  du  grand-prieur  de  Vendôme,  suivait 
les  opérations  de  l'armée  de  Turenne  dans  les  provinces  rhé- 
nanes; puis,  après  la  prise  de  Maëstricht,  la  cour  fit  en 
Lorraine  et  en  Alsace  un  voyage,  qu'on  trouvera  minutieuse- 
ment décrit  dans  les  lettres  de  Pellisson  ;  mais  ce  que  ne 
raconte  pas  l'historien  officiel,  ce  sont  plusieurs  anecdotes  fort 
curieuses  rapportées  par  Saint-Simon  pour  montrer  combien 
le  duc  de  Coislin  était  d'humeur  intraitable  sur  le  chapitre  de 
l'étiquette  et  de  ses  prérogatives. 

«  Le  duc  de  Créqui,  qui  n'étoit  point  en  année,  dit-il,  se 
trouva  mal  logé  en  arrivant  à  Nancy.  Il  étoit  brutal  et  accoutumé 
à  l'être  bien  davantage  par  l'air  de  faveur  et  d'autorité  où  il  étoit 
à  la  cour;  il  s'en  alla  déloger  le  duc  de  Coislin,  qui  en  arrivant 
un  moment  après,  trouva  ses  gens  sur  le  pavé,  dont  il  apprit  la 
cause.  M.  de  Créqui  étoit  son  ancien,  il  ne  dit  mot;  mais  de  ce 
pas,  il  s'en  va  avec  tous  ses  gens  à  la  maison  marquée  pour 
le  maréchal  de  Créqui,    il  fait   le  même  trait  qu'il   venoit   d'es- 

(1)  Pellisson,  t.  I,  p.  113-2 W. 

(2)  (c  Brouillé  est  mon,  écrivait  Pellisson  le  2.')  juin  ;  les  autres  blessez 
d'Emmerick  sont  en  bon  étal,  et  passent  pour  être  liors  de  danger. 
M.  le  prince  surtout  est  fort  bien,  ils  le  suivent  tous  à  Arnhem,  où  il  va 
par  le  Rhin.  »  —  Pellisson,  t.  I,  p.  197. 

(3)  Gazelle  de  France  de  juillet  1674. 


348  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

siiyer  de  son  frère  el  s'établit  ;  arrive  le  maréchal  de  Créqui  dont 
l'impétuosité  s'alla  jeter  sur  la  maison  de  Cavois  qu'il  délogea  à 
son  tour,  pour  lui  apprendre  à  faire  ses  logements  de  manière  à 
éviter  ces  cascades  (1).  » 

Et  Saint-Simon  complète  ainsi  le  portrait  du  ducdeCoislin, 
le  plus  entêté  des  Bretons,  petit  homme  sans  mine,  w  mais 
l'honneur,  la  vertu,  la  probité,  la  valeur  et  la  vérité  même  », 
en  racontant  jusqu'à  quel  point  il  poussait  l'exagération  de  la 
politesse  : 

«  Un  jour,  un  des  rhingraves,  prisonnier  k  un  combat  où  il  se 
trouvoit,  lui  échut  :  il  lui  voulut  donner  son  lit.  Tous  deux  se 
complimentèrent  tant  et  si  bien,  qu'ils  couchèrent  tous  deux  par 
terre  des  deux  côtés  du  matelas.  Revenu  à  Paris,  lerhingrave  qui 
avoit  eu  liberté  d'y  venir,  le  fut  voir.  Grands  compliments  à  la 
reconduite  :  le  rhingrave  poussé  à  bout,  sort  de  la  chambre  et 
ferme  la  porte  par  dehors  à  double  tour.  M.  de  Coislin  n'en  fait 
point  à  deux  fois;  son  appartement  n'étoit  qu'à  quelques  marches 
du  rez-de-chaussée.  Il  ouvre  la  fenêtre,  saute  dans  la  cour  et  se 
trouve  à  la  portière  du  rhingrave,  qui  crut  que  le  diable  l'avoit 
porté  là.  11  étoil  vrai  cependant  qu'il  s'en  démit  le  pouce  :  Félix, 
premier  chirurgien  du  roi,  le  lui  remit.  Étant  guéri,  Félix 
retourna  voir  comment  cela  alloit  et  trouva  la  guérison  parfaite. 
Comme  il  sortoit,  voilà  M.  de  Coislin  à  vouloir  lui  ouvrir  la  porte, 
Félix  à  se  confondre  et  à  se  défendre.  Dans  ce  conflit,  tirant  tous 

(1)  Sainl-Simon,  t.  III,  p.  391.  —  «  Le  duc  de  Coislin,  dit-il  encore, 
avoit  la  fantaisie  de  ne  pouvoir  souffrir  qu'on  lui  donnât  le  dernier,  plai- 
santerie qui  lait  courre  après  celui  qui  l'a  donné  et  qui  ne  passe  guère 
la  première  jeunesse.  M.  de  Longueville,  en  ce  même  lieu  de  Nancy,  où 
la  cour  séjourna  quelque  temps,  donna  le  mot  à  deux  de  ses  pages  qui  lui 
portoient  ses  flambeaux,  et  comme  chacun  se  retiroit  à  pied  du  coucher 
du  roi,  touche  le  duc  de  Coislin,  lui  dit  qu'il  a  le  dernier  et  se  met  à  com  ir, 
et  le  duc  de  Coislin  après.  Le  devant  un  peu  gagné,  M.  de  Longueville 
se  jette  dans  une  porte,  voit  passer  devant  M.  de  Coislin  courant  tant 
qu'il  pouvoit  et  s'en  va  tranquillement  se  coucher,  tandis  que  les  pages 
avec  leurs  flambeaux  menèrent  M.  de  Coislin  aux  quatre  coins  et  au  milieu 
de  la  ville  ;  tant  que  n'en  pouvant  plus,  il  quitta  prise  et  s'en  alla  chez 
lui  tout  en  eau  :  ce  fut  une  plaisanterie  dont  il  fallut  bien  rire,  mais  qui 
ne  lui  plut  pas  trop...  »  {Ibid.)  —  Tel  était  le  genre  de  divertissements 
auxquels  se  livraient  à  quarante  ans  les  lieutenants  généraux  de  la  cour 
de  Louis  XIV. 


ARMAND  DE  COISLIN  349 

deux  la  porte,  le  duc  quitta  prise  subitement,  et  remua  sa  main  ; 
c'est  que  son  pouce  s'étoit  redemis;  et  il  fallut  que  Félix  y  tra- 
vaillât sur  le  champ.  On  peut  croire  qu'il  en  fit  le  conte  au  roi,  et 
qu'on  en  rit  beaucoup  (1).  j) 

11  ne  faut  pas  s'étonner,  après  cela,  si  un  homme  d'un 
caractère  aussi  singulier  et  aussi  absolu  devait  quelquefois 
s'attirer  des  répliques  un  peu  vives.  Mais  comme  on  le  savait 
bon  et  du  meilleur  cœur,  cela  n'avait  pas  de  suite  :  «  Il  y  a 
eu  aujourd'hui,  écrivait  Pellisson  de  Nancy  le  1  3  août  1673, 
quelques  paroles  entre  M.  de  Coislin  et  M.  de  la  Salle  sur  le 
sujet  demessicursde  Pompadourel  de  Montaterre,mais  l'affaire 
a  été  accomodée  sur  le  champ.  Je  n'en  ai  pas  bien  su  les  cir- 
constances   (2)  »   Cela  ne  l'empêchait  pas  d'être  brave,  et 

toujours  au  premier  rang  dans  les  actions  périlleuses.  Au 
commencement  de  septembre  1673,  il  se  trouvait  à  Raon 
avec  la  cour,  quand  on  apprit  que  M.  de  Rochefort  qui  diri- 
geait le  siège  de  Trêves  venait  d'être  dangereusement  blessé 
à  l'épaule;  le  roi  envoya  aussitôt  le  duc  de  la  Feuillade  à 
Trêves  pour  ne  pas  laisser  l'armée  sans  commandement. 
«  Le  duc,  dit  Pellisson,  n'a  été  suivi  que  de  ses  aides  de 
camp  et  le  roi  n'a  pas  voulu  qu'il  y  allât  d'autres  volontaires 
qui  auroient  suivi  en  grand  nombre.  M.  de  Coislin  y  est  allé, 
pour  assister,  dit-il,  M.  de  Rochefort,  ou  sous  ce  prétexte...» 
Trêves  se  rendit  quelques  jours  apiès.  La  cour  passa  le  reste 
du  mois  de  septembre  à  Nancy  et  Ton  revint  à  Saint-Germain, 
pendant  que  Turenne  prenait  ses  dispositions  pour  déjouer  les 
projets  de  Montecuculli,  et  battre  les  impériaux.  On  connaît 
l'histoire  de  celte  lutte  célèbre  des  deux  grands  capitaines  en 
1674  et  1675,  et  l'on  se  rappelle  la  rapide  conquête  de  la 
Franche-Comté  par  le  roi,  et  la  mort  de  Turenne,  enseveli  au 
milieu  de  ses  triomphes. 

Ce  fut  à  cette  époque  que  les  deux  frères  abandonnèrent  la 
carrière  des  armes. 

(1)  Saint-Simon,  t.  III,  p.  389. 

(2)  Lettres  hist.  de  Pellisson,  t.  I,  p.  193. 


350  LA  BRETAGNE  A  L  ACADÉMIE 

«  Le  chevalier  de  Coislin,  écrivait  M"^  de  Sévigné  le  4  sep- 
tembre 1675,  est  revenu  après  la  mort  de  M.  de  Turenne,  disant 
qu'il  ne  pouvoit  plus  servir  après  avoir  perdu  cet  horame-là  ; 
qu'il  étoit  malade,  que  pour  le  voir,  et  pour  être  avec  lui,  il  avoit 
fait  cette  dernière  campagne,  mais  que  ne  l'ayant  plus,  il  s'en 
alloit  àBourbon.  Le  roi,  informé  de  tous  ces  discours,  a  com- 
mencé par  donner  son  régiment,  et  a  dit  que,  sans  la  considéra- 
tion de  ses  frères,  il  l'auroit  fait  mettre  à  la  Bastille  (1).  »  — 
«  C'étoit  un  très-honnête  homme  de  tous  points,  dit  à  son  tour 
Saint-Simon,  et  brave....  fort  extraordinaire,  fort  atrabilaire  et 
fort  incommode...;  depuis  sa  retraite  il  ne  sortoit  presque  de  Ver- 
sailles, sans  jamais  voir  le  roi,  et  avec  tant  d'affectation  que  je 
l'ai  vu,  moi  et  bien  d'autres,  se  trouver  par  hasard  sur  le  pas- 
sage du  roi,  gagnera  pied  d'un  autre  côté.  Il  avoit  quitté  le  ser- 
vice, maltraité  de  M.  de  Louvois,  ainsi  que  son  frère,  à  cause  de 
M.  de  Turenne,  à  qui  il  s'étoil  attaché,  et  qui  l'aimoit.  Il  ne  l'avoit 
de  sa  vie  pardonné  au  ministre  ni  au  maître,  qui  souffroit  cette 
folie  par  considération  pour  ses  frères  (2)....  » 

Nous  n'avons  pu  découvrir  la  cause  précise  de  l'animosité 
de  Louvois  contre  les  Coislin  :  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  le  duc  lui-même  abandonna  le  service,  et  Saint-Simon 
en  plusieurs  passages  de  ses  Mémoires  indique  ouvertement 
que  le  rival  de  Colbert  n'y  fut  pas  étranger.  Le  duc  de  Coislin 
fut-il  mécontent  de  ne  pas  se  trouver  compris  dans  la  promo- 
tion des  huit  maréchaux  (de  Navailles,  de  Vivonne,  de  la 
Feuillade,  etc.'  qui  eut  lieu  peu  de  jours  après  la  mort  de 
Turenne?  Nous  pouvons  le  supposer,  mais  nous  n'affirmons 
rien  à  cet  égard. 


XI.   La  jeunesse  des  deux  fils  du  duc  de  Coislin. 
(1675-1693.) 

Ayant  abandonné  les  armes,  dès  l'âge  de  quarante  ans, 
pour  ne  plus  vivre  que  de  la  vie  de  la  cour,  le  duc  de  Coislin 
s'occupa  tout  d'abord  de  l'éducation  de  ses  enfants,  qui  com- 

(1)  M™e  (le  Sévigné.  Edition  stéréotype  Grouvelle,  t.  IV,  p.  lob-lo6. 

(2)  Saint-Simon,  t.  I,  p.  428-429. 


ARMAND    DE    COISLIN  351 

mençaient  à  être  en  âge  de  recevoir  avec  fruit  les  leçons  et 
les  conseils  des  maîtres  les  plus  renommés  de  l'époque.  Il 
avait  eu  cinq  fils  :  mais  deux  d'entre  eux,  Armand-Jérôme, 
baron  de  La  Roche-Bernard, et  Dominique,  chevalier  de  Malte, 
étaient  morts  très  jeunes;  il  ne  lui  en  restait  plus  que  trois 
en  1675  ;  l'aîné,  Pierre,  marquis  de  Coislin,  était  né  vers  1662, 
et  devait  succéder  plus  tard  à  son  père  dans  tous  ses  honneurs 
académiques  et  ducaux  ;  le  second,  César-Philippe-François, 
était  destiné  à  l'Église  ;  le  troisième,  Henri-Charles,  né 
le  15  septembre  1664,  portait  la  croix  de  Malte.  Le  duc  de 
Coislin  mit  ses  trois  jeunes  fils  en  pension  au  collège  de 
Navarre  ;  mais,  pendant  qu'ils  y  achevaient  leurs  premières 
études,  il  eut  la  douleur  de  perdre  encore,  au  mois  de  février 
1680,  celui  d'entre  eux  que  l'évèque  d'Orléans  songeait  déjà  à 
faire  nommer  premier  aumônier  en  survivance.  Henri-Charles 
quitta  aussitôt  la  croix  de  Malle  pour  le  petit  collet  et  les 
espérances  de  son  oncle  se  reportèrent  sur  lui  tout  entières  : 
nous  le  verrons  en  effet  succéder  à  l'évèque  d'Orléans  dans 
ses  charges  de  cour,  puis  devenir  évêque  de  Metz,  duc  et  aca- 
démicien. La  jeune  sœur  des  deux  futurs  ducs,  Henriette- 
Marie,  née  en  1665  et  plus  tard  duchesse  de  Sully,  croissait 
pendant  ce  temps  en  grâce  et  en  vertu. 

En  1681,  le  marquis  de  Coislin  fit  h.  dix-neuf  ans  son 
apprentissage  de  la  vie  administrative  et  politique  en  allant 
assister  à  Nantes  à  la  tenue  des  États  de  Bretagne.  Hélas! 
l'activité  des  États  était  alors  réduite  à  sa  plus  simple  expres- 
sion. La  révolte  du  papier  timbré,  soulevée  en  1675,  à  la  suite 
du  rétablissement  de  ce  droit  fiscal,  malgré  rengagement 
solennel  pris  par  le  ministère  de  le  retirer,  avait  donné  lieu 
à  une  répression  terrible  dont  les  Lettres  de  M"^"  de  Sévigné 
offrent  à  peine  une  idée.  Pendant  plusieurs  mois,  la  Bretagne 
fut  couverte  de  potences;  la  roue  s'étala  sur  les  places  pu- 
bliques ;  un  faubourg  de  Rennes  fut  impitoyablement  rasé,  et 
l'un  des  corps  d'armée  du  Rhin  fut  envoyé  dans  la  province 
pour  y  passer  ses  quartiers  d'hiver  et  vivre  à  discrétion  sur  les 
habitants.  C'est  ainsi  que  Louis  XIV,  sans  avoii"  égard  au 
droit,  à  la  justice,  h  la  parole  donnée,  avait  prétendu  soutenir 


33:2  LA  BRETAGNE  A   l'aCADÉMIE 

Tinsigne  mauvaise  foi  de  ses  ministres  (1)....  Aussi  les  États, 
qui,  devant  cette  rigueur  implacable,  avaient  pu  croire  leur 
existence  menacée,  devinrent-ils  tout  à  coup  souples  et 
dociles  ;  l'exemple  des  États  de  Normandie  récemment  suppri- 
més leur  apprenait  quel  peu  de  cas  le  «  grand  roi  »  faisait 
des  anciennes  libertés  provinciales;  et  c'est  ce  qui  explique 
la  monotonie  de  toutes  ses  sessions  jusqu'à  la  fin  de  son 
r^gne  ;  mais  une  rage  sourde  couvait  sous  la  cendre,  et  l'on 
put  voir,  au  xviii*  siècle,  que  le  souvenir  de  ses  libertés  mé- 
connues ne  s'était  pas  éteint  dans  la  mémoire  de  l'assemblée 
bretonne. 

En  1681,  la  session  se  tint  à  Nantes,  du  19  août  au  14  octo- 
bre, sous  la  présidence  de  Févèque  de  Nantes,  pour  le  clergé, 
du  duc  de  la  Trémouille,  pour  la  noblesse,  et  de  M.  Charette 
de  laGascherie,  pour  le  tiers.  Le  duc  de  Chaulnes,  exécuteur 
des  œuvres  royales  en  1675,  représentait  encore  le  ministère 
près  des  trois  ordres,  et  sa  vue  seule  suffisait  pour  effacer 
toutevelléité  de  résistance  :  aussi,  quand  lel9aoiJt,M.  deCau- 
martin  vint  demander  un  don  gratuit  de  2,200,000  livres, 
cette  somme  fut-elle  immédiatement  accordée.  Plus  de  dépu- 
tations  quotidiennes  pendant  quinze  jours  vers  les  commis- 
saires ;  on  baissait  la  tête  en  silence.  Il  y  eut  bien  quelques 
instances  pour  obtenir  l'expédition  de  la  déclaration  de 
décharge  h  perpétuité  des  francs  fiefs  en  faveur  des  roturiers; 
quelques  protestations  contre  certaines  évocations,  contre 
certains  abus  introduits  dans  l'exécution  des  édits  du  tabac 
et  du  papier  timbré,  ou  contre  les  étranges  procédés  de  quel- 
ques traitants  et  officiers  de  la  gabelle  (2)....  mais  elles  furent 
très  timides,  et  la  principale  occupation  des  Etats  consista 
dans  l'élaboration  des  budgets  de  la  province. 

Pour  ce  qui  concerne  plus  spécialement  le  jeune  marquis 
de  Coislin,  le  2  septembre,  on  ordonna  l'enregistrement  de  la 
démission,  faite  par  le  duc  son  père,  de  la  baronnie  de  Pont- 
château  en  sa  faveur  (3)  ;  et  Pierre  de  Coislin  devint  ainsi  l'un 

(1)  Voy.  le  C'e  de  Carné.  Les  Etats  de  Bretagne. 

(2)  Voy.  Procès-verbaux  des  Etats  de  1681. 

(3)  Voir  l'acte  de  démission,  à  l'étude  qui  suivra  sur  Pierre  de  Coislin. 


ARMAND    DE    COISI.IN  333 

(les  présidenls-nés  de  la  noblesse  :  il  la  présida  en  effet  pen- 
dant quelques  jours  de  cette  session,  lors  d'une  absence  du 
duc  de  la  Trémouille,  et  le  9  septembre  il  fut  compris  à  ce 
litre  dans  la  liste  des  gratifications  considérables  octroyées 
par  les  Etats  (1).  Enfin,  le  dernier  jour  de  la  session,  il  fut 
député  en  cour,  avec  l'évêque  et  le  sénéchal  de  Nantes,  pour 
présenter  au  roi  le  cahier  des  remontrances  et  soutenir  devant 
le  Conseil  d'Etat  les  intérêts  de  la  province. 

De  retour  à  Paris,  le  baron  de  Pontchâteau  épousa,  au 
mois  de  mai  1683,  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans,  Louise-Marie 
d'Alègre  (2)  (avec  500,000  liv.  de  dot);  et  trois  mois  après 
son  mariage,  il  partit  pour  Vitré,  où  la  nouvelle  session  des 
États  de  Bretagne  ressembla  fort  à  celle  de  1681.  Le  3  août, 
Caumartin  demanda  2,400,000  livres  de  don  gratuit,  qui 
furent  immédiatement  accordées  ;  puis  on  examina  les  contra- 
ventions au  contrat,  on  fixa  le  budget  et  on  arrêta  des  remon- 
trances, sur  le  rappel  à  Rennes  du  parlement  de  Bretagne 
exilé  à  Vannes  depuis  1673,  sur  les  abus  commis  par  les 
traitants,  etc.,  etc.  Dans  toutes  ces  affaires,  le  rôle  du  jeune 
baron  fut  assez  effacé  ;  mais  il  garda  toujours  son  rang  de 
premier  représentant  de  la  noblesse  après  le  président  (le  duc 
de  Rohan  pour  cette  session),  et  lorsque  le  M  août,  on  décida 
d'envoyer  en  cour  une  députation  pour  «  complimenter  le  roi 
sur  la  mort  de  la  reine  » ,  il  fut  désigné  avec  MM.  de  Vautorte, 
évèque  de  Vannes,  et  de  Queranguen,  sénéchal  de  la  même 
ville,  pour  aller  porter  au  pied  du  trône  les  regrets  de  l'assem- 
blée, qui  se  sépara  le  31  (3). 

(1)  120,000  1.  au  gouverneur;  76,000  1.  au  lieutenant  général  aux 
8  évéchés;  22,000  1.  au  président  de  l'ordre  de  l'Ej^ise  ;  22,000  1.  à  celui 
delà  noblesse;  13,000  1.  à  celui  du  tiers;  20,000  1.  à  M.  de  Coislin,  qui  a 
présidé  dans  l'ordre  de  la  noblesse;  20,000  1.  à  M.  de  Caumartin,  etc. 

(2)  Fille  d'Emmanuel,  marquis  d'Alègre,  et  de  Marie  Raimond  de 
Modéne. 

(3)  Cette  mission  ne  devait  pas  avoir  de  résultats:  le  IG,  «  M.  de  Chaulnes 
fit  dire  aux  Estats  que  le  roy  les  remercie  de  la  députation  qu'ils  ont 
ordonnée  pour  luy  faire  compliment  de  condoléance,  mais  que  des  rai- 
sons particulières  l'engagent  à  épargner  ce  voyage  à  leurs  députés.  <> 
(Procès-verbaux  mss.  de  la  session.; 

23 


354  LA    BRETAGNE   A    l' ACADÉMIE 

Pendant  ce  temps,  Tabbé  deCoislin,  frère  du  baron,  pour- 
suivait ses  études  ecclésiastiques  sous  la  direction  de  son 
oncle,  révêque  d'Orléans  : 

«  Ce  prélat,  dit  Gros  de  Boze  dans  l'éloge  du  futur  académi- 
cien, se  chargea  de  l'éducation  de  son  neveu,  et  s'en  chargea  de 
manière  à  n'en  pas  négliger  les  moindres  détails.  Aux  exercices 
publics  qu'il  luy  faisoit  faire  régulièrement  tous  les  trois  mois,  sur 
les  différentes  parties  des  belles-lettres  qu'on  luy  enseignoit,  il 
joignit  des  conférences  particulières  beaucoup  plus  fréquentes, 
sur  les  mœurs,  la  politesse  et  les  sentiments  qui  dévoient  estre  un 
joui"  la  base  la  plus  solide  de  sa  fortune  ou  de  sa  réputation... 
Aussi  ne  fut-il  pas  obligé  d'attendre  la  fin  de  ces  études  pour  le 
produire  à  la  cour  ;  il  osa  l'y  mener  jeune  encore,  et  il  eut  tout 
lieu  de  s'en  applaudir  ;  complaisant,  empressé,  poli  sans  affecta- 
tion et  sans  bassesse,  plus  exact  que  recherché  dans  ses  expres- 
sions, son  enjouement  et  sa  vivacité  y  conservèrent  ces  grâces 
naïves,  qui  se  perdent  souvent  par  la  seule  tentation  de  les  em- 
bellir. Enfin,  il  y  fut  généralement  goûté,  et  il  avoit  à  peine  vingt 
et  un  ans,  quand  le  roy  luy  donna  la  survivance  de  la  charge  de 
premier  aumônier...  (2)  » 

Henri  de  Coislin  était  même  à  cette  époque  beaucoup  plus 
jeune  que  ne  l'indique  Gros  de  Boze,  car  ceci  se  passait  le 
3  mars  1682;  Henri-Charles  n'avait  donc  pas  encore  dix-huit 
ans  ;  et  le  duc,  son  père,  était  un  homme  tellement  sensible, 
que  révêque  d'Orléans,  dit  Saint-Simon,  obtint  cette  survi- 
vance pour  l'abbé,  «  sans  avoir  jamais  laissé  apercevoir  à  son 
rère  qu'il  songeât  à  la  demander,  dans  la  crainte  que,  s'il 
étoit  refusé,  il  n'en  fût  trop  fortement  touché  ». 

«  Vous  avez  bien  sujet  de  croire  que  ce  ne  sont  pas  des  nou- 
velles qui  me  réjouissent,  écrivait  à  cette  occasion  l'austère  abbé 
de  Pontchàteau  à  sa  sœur,  la  duchesse  d'Epernon  :  au  contraire, 
elles  m'affligent,  parce  que  je  sais  ce  que  c'est  que  les  biens 
et  les  charges  de  l'Église  et  que  ce  malheureux  me  fait 
pitié.  Dieu  lui  fasse   miséricorde,    et  à  moi  aussi,  qui  ai  fai 

(1)  Hist.  etmém.  de  VAcad.  des  inscriptions,  t.  IX,  p.  247,248. 


ARMAND    DE    COISLIN  355 

un  si  mauvais  usage  des  biens  ecclésiastiques  que  j'avois  autre- 
fois (1)  !...  » 

Le  solitaire  dut  gémir  encore  bien  davantage,  lorsque,  deux 
ans  plus  tard,  en  1684,  le  roi  donna  de  la  même  façon  au 
neveu  du  prélat  l'abbaye  de  Saint-Georges-de-Boscherville,  au 
pays  de  Caux  (2).  Mais  les  faveurs  de  la  cour,  dit  Gros  de 
Boze,  ne  détachèrent  pas  un  instant  l'abbé  de  Coislin  des 
études  solides  qui  devaient  l'occuper  encore;  il  continua  son 
cours  de  théologie  avec  la  même  application,  il  soutint  avec 
éclat  ses  thèses  de  licence,  et  ce  ne  fut  qu'à  titre  de  capacité 
qu'on  le  dispensa  d'y  garder  les  intervalles  prescrits  par  les 
règlements.  Mais  il  ne  prit  le  bonnet  de  docteur  que  cinq  ans 
plus  tard,  années  qu'il  employa  à  lire  assidûment  les  Pères 
grecs  et  latins,  et  à  s'instruire  à  fond  des  maximes  de  la  disci- 
pline ecclésiastique.  Furetière  raconte  dans  ses  Factums  une 
anecdote  piquante,  au  sujet  de  l'une  des  thèses  de  licence  de 
l'abbé  : 

.  «  J'ai  appris,  dit-il,  depuis  qu'on  m'a  empêché  d'aller  à  l'as- 
semblée de  l'Académie,  que  toute  la  séance  du  12  février  1685 
fut  consommée  en  une  délibération  pour  la  distribution  des  jet- 
tons,  sur  ce  que  M.  l'abbé  de  Coislin  ayant  porté  des  thèses  à 
l'Académie,  pour  inviter  ces  Messieurs  à  assister  à  un  acte  qu'il 
faisoit  pour  les  soutenir,  la  compagnie  eut  le  cœur  partagé  entre 
l'amour  des  jettons  et  le  désir  de  faire  la  cour  à  ce  seigneur, 
parce  que  cet  acte  se  faisoit  un  jeudi,  jour  d'Académie;  enfin,  il 
fut  résolu  que  ceux  qui  voudroient  assister  à  cette  cérémonie  ne 
risqueroient  point  leurs  jetions,  parce  qu'ils  seroient  réputés 
absents,  reipublicœ  causa  (3)  !  » 

(1)  Sainte-Beuve.  Port-Royal.  Appendice,  t.  VI,  p.  353. 

(2)  «  On  apprit  à  Chambortl  la  mort  de  l'abbé  de  Saint-Luc  qui  se  tua  en 
galopant  un  cheval  qui  le  jeta  à  terre;  son  abbaye  qui  vaut  14,000  liv. 
de  rente  lui  donnée  à  l'abbé  de  Coislin.  »  [Journal  do  Dangeau,  du 
4  octobre  1084.) 

(3)  Factums  de  Furclière.  Edit.  Asselineau,  t.  I,  p.  183.  —  »  Le  roi 
sortit  l'aprôs  dinée  à  pied,  écrit  Dangeau  le  15  février,  el  alla  se  pro- 
mener dans  les  jardins  avec  plaisir,  à  ce  qu'il  nous  dit,  parce  qu'il  y 
avoit  tort  peu  de  monde;  les  courtisans  éloient  allés  à  la  Ihôse  de  M.  de 
Coislin.  >»  * 


356  LA    BRETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

Pendant  que  l'abbé  de  Coislin  achevait  ses  études  sérieuses 
et  préparait  sa  future  élection  académique  en  initiant  la 
compagnie  à  ses  travaux,  d'importants  événements  se  passè- 
rent dans  sa  famille.  Le  2  décembre  1G88,  il  y  eut  une 
grande  promotion  de  chevaliers  de  Tordre,  et  le  duc  de 
Coislin  (4),  l'évèque  d'Orléans,  avec  leurs  trois  cousins, 
MM.  d'Armagnac,  de  Brionne  et  le  chevalier  de  Lorraine, 
figurèrent  au  nombre  des  élus.  Quelques  mois  plus  tard,  le 
17  avril  1689,  le  duc  maria  sa  fille,  Henriette-Armande,  à 
Maximilien  de  Béthune  de  Sully,  prince  d'Enrichemont,  son 
neveu  à  la  mode  de  Bretagne  (2). 

«  Les  articles  furent  signés  lundi,  écrivait  M'"^  de  Sévigné  le 
9  mars,  mais  avec  protestation,  que,  si  on  ne  réformait  un  article 
dans  le  contrat,  le  mariage  était  rompu.  On  ne  voulut  pas  s'en 
retourner  sans  signer,  de  peur  de  faire  rire  le  monde  ;  on  prit  ce 
milieu,  qui  ne  laisse  pas  d'être  plaisant,  le  jour  que  toute  une 
famille  est  assemblée  et  qu'ordinairement  tout  est  d'accord;  mais 
M.  de  Coislin  a  de  grandes  ressources  pour  les  difficultés;  cepen- 
dant, c'est  cette  fois  que  le  courrier  de  Rome  est  parti  (3)  »  (pour 
obtenir  des  dispenses) . 

Ce  mariage  se  préparait  depuis  près  de  trois  ans, 
car  nous  lisons  dans  le  Journal  de  Dangeau,  à  la  date  du 
22  avril  1686  : 

«  On  croit  le  mariage  de  M.  d'Enrichemont  avec  mademoi- 
selle de  Coislin  sa  cousine,  qui  aura  cent  mille  écus, 
savoir  :  cinquante  mille  écus  que  M"""  la  chancelière  Séguier 
lui  avait  laissés,  50,000  liv.  que  lui  donna  M™*  de  Kergret, 
mère  de  la  duchesse  de  Coislin,  et  100,000  livres  qu'on 
emprunte    et   dont  les    cautions   sont  M™*    de    Laval,  ^  mère 


(1)  Le  duc  de  Coislin  avait  vendu  en  1684  pour  50,000  écus,  sa  charge 
de  prévôt  de  Paris  à  M.  de  Bullion  :  il  l'avait  eue  lui-même,  à  la  mort  de 
Séguier  de  Saint-Brisson,  parent  du  chancelier.  (Voy.  \q  Journal  de  Dan- 
geau du  20  octobre  168  i.) 

(2)  La  seconde  fille  du  chancelier  Séguier  avait  épousé  en  premières 
noces  le  duc  de  Sully,  père  de  celui-ci. 

(3)  Letlus  de  M""!  de  Sévigné,  t.  IX,  p.  27b. 


ARMAND    DE    COISLIN  357 

du  duc  de  Coislin,  et  chevalier  de  Coislin,  qui  a  fait  le  ma- 
riage. Outre  cela,  le  duc  de  Coislin  lui  assure  cinquante  mille 
écus  après  sa  mort.  La  famille  du  prince  d'Enrichemont  lui 
donne  12,000  liv.  de  rente....  » 

Mais  l'accord  ne  se  fit  que  trois  ans  plus  tard.  Le  prince 
d'Enricliemont  eut  en  dot  la  terre  de  Verneuil,  et  le  16  avril 
1689,  le  roi  lui-même,  rapporte  Dangeau,  voulut  signer  au 
contrat  (1). 

On  doit  penser  que  le  duc  et  la  duchesse  de  Coislin,  voyant 
l'avenir  de  leurs  trois  enfants  assuré,  n'avaient  plus  aucun 
souci  et  ne  formaient  que  des  rêves  tissus  d'or  et  de  soie.  Le 
marquis  s'était  jeté  dans  les  hasards  de  la  vie  des  camps,  et 
sa  brillante  conduite  à  la  bataille  de  Fleurus,  en  1690  '2), 
présageait  une  carrière  militaire  qui  ne  s'arrêterait  pas  à  son 
grade  actuel  de  mestre  de  camp  d'un  simple  régiment.  L'abbé 
de  Coislin  semblait  devoir  succéder  à  tous  les  honneurs  de 
l'évêque  d'Orléans,  et  la  nouvelle  duchesse  de  Sully  avait  une 
haute  situation  à  la  cour.  Un  chagrin  profond  attristait  cepen- 
dant le  cœur  des  malheureux  parents,  qui  n'avaient  plus 
l'espoir  de  se  voir  renaître  en  de  joyeux  petits-fils;  depuis 
sept  ans  de  mariage,  le  marquis  de  Coislin  n'avait  pas  encore 
d'enfants,  et  Saint-Simon,  dans  ses  Mémoires,  se  livre  à  ce 

(1)  Enfln,  le  27  juin  1690,  l'abbé  de  Ponichâteau  mourut  dans  sa  rciraile, 
rue  Sainl-Ântoine,  à  Tàge  de  cinquante-six  ans.  Le  ducdeCoislln  qui,  on 
se  le  rappelle,  n'était  quede  deux  ans  moins  âgé  que  son  oncle,  voulut  lui 
faire  célébrer  des  obsèques  proportionnées  au  rang  de  sa  famille,  et 
transporter  son  corps  dans  sa  chapelle  de  Saint-Sauveur;  mais  sur  les 
instances  du  curé  de  Saint-Gervais,  le  roi  ordonna  de  respecter  en  tout 
les  dernières  volontés  du  défuut.  Les  funérailles  eurent  donc  lieu  sans  la 
moindre  pompe  à  l'église  Saint-Gervais,  et  le  duc,  dit  un  mémoire  du 
temps,  «  se  contenta  d"y  faire  assister  seulement  quinze  prêtres  plus  qu'il 
n'y  auroit  eu,  n'ordonna  qu'une  douzaine  de  flambeaux  pour  accompa- 
gner le  convoi,  et  fit  l'honneur  de  marcher  à  la  tétc  du  deuil  avec  son 
cordon  bleu,  malgré  la  simplicité  et  la  pauvreté  du-  convoi.  »  (Sainte- 
Beuve.  Port-Hoyal.  Appendice,  t.  VI,  p.  339.)  L'une  des  sœurs  de  l'abbé, 
Marie,  duchesse  d'Epernon,  lui  survécut  encore  pendant  quelques  mois  ; 
retirée  au  Val-de-Grâce,  elle  y  mourut  le  12  février  1691.  La  seconde.  Mar- 
guerite, comtesse  d'Harcourt,  avait  été  enterrée  en  1671,  aux  Capucines 
de  la  rue  Saint-Honoré. 

(2)  Gazelle  de  France  du  20 juillet  1690.  (Ext.) 


358  LA    BHETAG.NE    A    l'aCAUKMIE 

sujet  k  d'élranges  insinuations;  il  assure  même  que  le  marquis 
maltraitait  fort  sa  pauvre  femme,  et  cela  peut  expliquer  une 
lettre  de  Dubreuil  à  Bussy,  en  date  du  22  avril  1686  • 
«  ....  Il  y  a  bien  des  femmes  qui  se  veulent  séparer  : 
M"""  de  Fontenille,  M™*'  de  Saint-Géran,  M'^'^de  Foix,  la  mar- 
quise de  Coislin  et  encore  une  douzaine  d'autres;  la  plupart 
parce  qu'elles  font  trop  de  dépenses  (1).  »  Mais,  pour  cette 
dernière,  la  conduite  et  l'humeur  de  son  mari  étaient  des 
prétextes  suffisants;  et  quand  elle  mourut,  en  1692,  on  ne 
voulut  point  remarier  le  marquis  :  en  revanche,  le  duc,  son 
père,  fit  tous  ses  efforts  pour  engager  Tabbé  à  résigner  ses 
bénéfices  et  à  rentrer  dans  le  monde;  mais  celui-ci,  «  petit 
homme,  court  et  gros,  dit  Saint-Simon,  singulier  au  dernier 
point,  d'une  figure  comique  et  de  propos  à  l'avenant  et  souvent 
fort  indiscrets,  mêlé  pourtant  à  la  meilleure  compagnie  de  la 
cour,  qu'il  divertissoit  en  se  divertissant  le  premier  (2)  », 
refusa  catégoriquement  de  quitter  l'Église  (3),  et  trancha  la 
question  en  recevant  les  ordres  ;  dès  qu'il  fut  ordonné  prêtre, 
il  ne  quitta  plus  l'évêque  d'Orléans,  et  pendant  plusieurs 
années,  il  l'aida  dans  l'administration  de  son  diocèse  et  dans 
sa  charge  de  premier  aumônier;  tout  nous  porte  même  à 
croire  qu'il  eut  une  très  large  part  dans  la  préparation  et  la 
publication  du  Novum  Breviarium,  donné  vers  cette  époque 
par  le  pieux  évêque. 


XII.  Fin  de  la  carrière  du  duc  de  Coislin  (1693-1702). 

Le  duc  de  Coislin  se  consola  de  ses  mécomptes  en  allant 
présider  à  Vannes  la  session  des  États  de  Bretagne,  tenue  du 
1"  au  23  octobre  1693.  Après  avoir  accordé  un  don  gratuit 
de  trois  millions,  on  s'occupa  d'examiner  les  évocations  des 

(1)  Corresp.  de  Bussy,  t.  V,  p.  332.  —  (Voir  plus  loin  notre  élude  sur 
Pierre  de  Coislin.) 

(2)  Saint-Simon,  1. 1,  p.  273. 

(3)  Nous  n'insisterons  pas  sur  les  motifs  que  le  chroniqueur  croit  devoir 
attribuer  à  sa  détermination. 


ARMAND    DE    COISLIN  359 

chapitres  et  des  communautés,  puis  le  compte  des  étapes  et 
celui  de  l'entretien  et  de  la  subsistance  des  dragons;  on  vota 
le  bail  des  devoirs  et  le  budget  général  ;  on  conféra  pour  le 
rachat  de  Tédict  des  courtiers,  de  celui  des  maisons,  et  de  la 
taxe  des  cabaretiers,  etc.  ;  mais  il  ne  se  passa,  dans  tout  le 
cours  de  cette  session,  rien  de  particulièrement  remarquable; 
nous  y  voyons  seulement  que  le  13  octobre  Coislin  fit  voter  un 
fonds  de  secours  pour  les  pauvres  gentilshommes,  et  que  le  20, 
l'assemblée  lui  alloua,  en  dehors  de  la  gratification  ordinaire 
de  do, 000  livres  accordée  aux  présidents  des  États,  une 
somme  de  10,000  livres,  «  suivant  le  règlement,  attendu 
qu'il  a  présidé  pour  la  première  fois,  et  on  le  pria  de  l'accepter 
pour  ne  pas  porter  préjudice  aux  barons  qui  se  trouveront 
après  luy  dans  le  même  cas...  (1).  » 

De  retour  à  Versailles  après  un  séjour  de  quelques  semaines 
à  Saint-Malo,  pendant  le  premier  bombardement  de  cette 
ville  par  les  Anglais  (2),  le  duc  de  Coislin  fit  désormais  sa 
résidence  habituelle  de  la  ville  royale,  et  passa  les  neuf  der- 
nières années  de  sa  vie  dans  le  calme  et  la  tranquillité  les  plus 
complets.  C'est  à  peine  si  on  entend  parler  de  lui  dans  les 
mémoires  de  cette  époque  (3),  et  nous  en  profiterons  pour 
entrer  avec  Saint-Simon  dans  son  intérieur,  et  pour  compléter 
le  portrait  dont  nous  avons  déjà  ébauché  l'esquisse. 

C'était,  comme  tous  les  membres  de  sa  famille,  un  «  très- 
petit  homme,  sans  mine  et  d'un  caractère  fort  original  ;  » 
mais,  comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  «  l'honneur, 
la  probité,  la  valeur  et  la  vertu  même,  et  qui,  avec  de  l'esprit, 
étoit  un  répertoire  exact  et  fidèle  avec  lequel  il  y  avoit  infini- 
ment et  très-curieusement  à  apprendre  ;  d'une  politesse  si 

(1j  Procès-verbaux  des  Étals  de  1693.  —Nous  nous  expliquons  difti- 
cilement  celle  décision,  puisque  le  duc  de  Coislin  avait  déjà  présidé  la 
noblesse  en  1639. 

(2)  Voy.  Journal  de  Dangeau  du  l^'  décembre  1693. 

(3)  Le  Journal  de  Dangeau  nous  apprend  par  exemple  qu'il  fui  nommé 
commissaire  le  4  mars  1696,  avec  les  ducs  d'Estrées  el  de  Charost  et 
les  marquis  de  Bcuvron  cl  de  Dangeau  pour  examiner  les  comptes  de 
Tordre  du  Saint-Esprit,  pendant  que  M.  de  Seignelay  en  était  irésorier... 
—  cl  quelques  autres  petits  détails  de  ce  genre. 


360  LA  BRETAGNE  A  l' ACADÉMIE 

excessive  qu'elle  désoloit,  mais  qui  laissoit  place  entière  à  la 
dignité...  (1;.  »  Nous  avons  rapporté  l'anecdote  amusante 
du  landgrave  prisonnier  ;  en  voici  une  autre  aussi  caracté- 
ristique : 

«  Nous  le  rencontrâmes  à  un  retour  de  Fontainebleau,  Madame 
de  Saint-Simon  et  moi,  dit  le  chroniqueur,  à  pied  avec  Vahbé  son 
fds,  sur  le  pavé  de  Ponthierry,  où  son  carrosse  s'étoit  rompu  ; 
nous  envoyâmes  les  prier  de  monter  avec  nous.  Les  messagers  ne 
finissant  point,  je  fus  contraint  de  mettre  pied  à  terre  malgré  la 
boue,  et  de  l'aller  prier  de  monter  dans  mon  carrosse.  L'abbé 
rageoit  de  ses  compliments  et  enfin  le  détermina.  Quand  il  eut 
consenti,  et  qu'il  n'y  eut  plus  qu'à  gagner  mon  carrosse,  il  se  mit 
à  capituler,  et  à  protester  qu'il  n'ôteroit  point  la  place  à  ces  demoi- 
selles ;  je  lui  dis  que  ces  demoiselles  étoient  deux  femmes  de 
chambre,  bonnes  du  reste  à  attendre  que  son  carrosse  fût  rac- 
commodé, et  à  venir  dedans  :  nous  eûmes  beau  faire,  Yabbé  et 
moi,  il  fallut  promettre  qu'il  en  demeureroit  une  avec  nous. 
Arrivés  au  carrosse,  les  femmes  de  chambre  descendirent,  et  pen- 
dant les  compliments,  qui  ne  furent  pas  courts,  je  dis  au  laquais 
qui  tenoit  la  portière  de  la  fermer  dès  que  je  serois  monté,  et 
d'avertir  le  cocher  de  marcher  sur  le  champ.  Cela  fut  fort  bien 
exécuté  ;  mais  à  l'instant,  voilà  M.  deCoislin  à  crier  qu'il  s'alloit 
jeter  si  on  n'arrêtoit  pour  prendre  cette  demoiselle,  et  tout 
aussitôt  à  l'exécuter  si  étrangement  que  j'eus  peine  à  me  jeter  à 
temps  à  la  ceinture  de  ses  chausses  pour  le  retenir  ;  et  lui,  le 
visage  tout  contre  le  panneau  de  la  portière  en  dehors,  crioit 
qu'il  se  jetteroit,  ettiroit  contre  moi.  A  cette  folie  je  criai  d'arrê- 
ter ;  il  se  remit  à  peine,  et  maintint  qu'il  se  seroit  jette.  La 
demoiselle  femme  de  chambre  fut  rappelée,  qui,  en  allant  au 
carrosse  rompu,  avoit  amassé  force  crotte,  qu'elle  nous  apporta, 
et  qui  pensa  nous  écraser,  l'abbé  et  moi,  dans  ce  carrosse  à 
quatre..  (2).  » 

L'aventure  est  assez  plaisante,  et  Ton  voit  que  le  duc  de 
Coislin  avait  une  sorte  d'attraction  naturelle  à  sauter  par  les 
fenêtres,  pour  satisfaire  à  ses  principes  rigides  ;  mais  il  fallait 

(1)  Saint-Simon,  t.  Il,  p.  388-390. 

(2)  Saint-Simon,  t.  II,  p.  389. 


ARMAND    DE    COISLIN  361 

que  ses  prérogatives  et  sa  dignité  ne  fussent  pas  en  jeu  dans 
ces  circonstances;  car  alors  il  n'hésitait  pas  à  rompre  en 
visière  avec  l'imprudent  qui  osait  se  mesurer  avec  lui  :  témoin 
le  Irait  suivant,  qui  fit  grand  bruit  à  la  cour,  et  causa  un  véri- 
table scandale.  Cela  se  passait  vers  1690  : 

«  Le  second  fils  de  M.  de  Bouillon,  qui  par  la  mort  de  son  aîné 
fut  duc  de  Bouillon  après  son  père,  et  avoit  en  attendant  portéle 
nom  de  duc  d'Albret,  étoit  élevé  pour  l'Eglise  et  soutenoit  une 
thèse  en  Sorbonne  en  grand  apparat.  En  ce  temps-là,  les  princes 
du  sang  alloient  aux  cérémonies  des  personnes  distinguées. 
M.  le  Prince,  M.  leDuc,  depuis  prince  de  Condé,  et  MM.  les  princes 
de  Conti,  les  deux  frères  enfants,  étoient  àcette  thèse.  M.  de  Cois- 
lin  y  arriva  incontinent  après,  et  comme  il  étoit  alors  tout  à  la 
queue  des  ducs,  il  laissa  plusieurs  fauteuils  entre  lui  et  le  coin 
aboutissant  à  celui  des  prélats.  Les  princes  du  sang  avoient  les 
leurs  hors  du  rang,  en  face  de  la  chaire  de  celui  qui  présidoit  à 
la  thèse.  Arrive  Novion,  premier  président,  avec  plusieurs  prési- 
dents à  mortier,  qui,  complimentant  les  princes  du  sang,  se 
glisse  au  premier  fauteuil,  joignant  le  coin  susdit.  M.  de  Coislin 
se  lève,  prend  unfauteuil,le  plante  devant  le  premier  président  et 
s'assied.  Cela  se  fit  si  brusquement  qu'il  fut  plus  tôt  exécuté  qu'a- 
perçu. Aussitôt,  grande  rumeur,  et  M.  de  Coislin  à  serrer  le 
premier  président  du  derrière  de  sa  chaise,  à  Cempêcher  de 
remuer,  et  se  tenant  bien  ferme  dans  le  sien.  Le  cardinal  de 
Bouillon  essaya  de  s'entremettre  ;  M.  de  Coislin  répondit  qu'il 
étoit  où  il  devoit  être,  puisque  le  premier  président  oublioit  ce 
qu'il  lui  devoit,  qui,  interdit  de  l'affront  et  de  la  rage  de  l'essuyer 
sans  pouvoir  branler,  ne  savoit  que  faire.  Les  présidents  à  mor- 
tier, bien  effarouchés,  murmnroienl  fort  entre  eux  ;  enfin  le  car- 
dinal de  Bouillon  d'un  côlé,  et  ses  frères  par  le  bas  bout  où  ils 
faisoient  les  honneurs,  allèrent  Ji  M.  le  Prince  le  supplier  de  faire 
en  sorte  de  terminer  cette  scène,  qui  cependant  faisoit  taire 
l'argument.  M.  le  Prince  alla  au  duc  de  Coislin,  qui  lui  fit  excuse 
de  ce  qu'il  ne  se  levoit  point,  mais  qui  ne  vouloit  pas  désemparer 
son  homme.  M.  le  Prince  blâma  fort  le  premier  président  ainsi 
en  présence,  puis  proposa  à  M.  de  Coislin  de  se  lever  pour  laisser 
au  premier  président  la  liberté  dese  lever  aussi  et  de  sortir,  jlf.  de 
Coislin  résista  et  ne  menaçoit  pas  moins  que  de  le  tenir  là  toute 
la  thèse!  Vaiticu   enfin  par  les  prières  de  M.  le  Prince  et  de 


362  LA    BRETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

Bouillon,  il  consentit  à  se  lever  à  condition  que  M.  le  Prince  se 
rendrait  garant  que  le  premier  président  sortiroit  à  l'instant  et 
qu'en  se  levant  il  nauroitpoint  quelque  autre  tour  de  passe-passe 
à  en  craindre;  ce  fut  le  terme  dont  il  se  servit.  Novion  balbu- 
tiant en  donna  sa  parole  ,  le  duc  dit  qu'il  la  méprisoit  trop  et  lui 
aussi  pour  la  recevoir  et  qu'il  vouloil  celle  de  M.  le  Prince.  Il  la 
donna;  aussitôt  M.  de  Coisliii  se  lève,  range  son  fauteuil  en 
disant  au  premier  président  :  —  Allez-vous-en,  Monsieur,  allez- 
vous-en  ;  —  qui  sortit  aussitôt  dans  la  dernière  confusion,  et  alla 
regagner  son  carrosse  avec  les  présidents  à  mortier  ;  en  même 
temps,  M.  de  Coislin  prit  sa  chaise,  la  reporta  où  elle  étoit  d'abord 
et  s'y  remit. 

«  M.  le  Prince  aussitôt  lui  vint  faire  compliment,  les  trois 
autres  princes  du  sang  aussi,  et  tout  ce  qu'il  y  avoil  là  de 
plus  considérable  à  leur  exemple.  J'oubliois  que  d'abord 
MM.  de  Bouillon  avoient  employé  la  ruse  et  fait  avertirM.de 
Coislin  qu'on  le  demandoit  k  la  porte  pour  quelque  chose 
de  pressé,  et  qu'il  répondit,  en  montrant  le  premier  président 
derrière  lui  :  —  Rien  de  si  pressé  que  d'apprendre  à  M.  le  pre- 
mier président  ce  qu'ilme  doit,  et  rien  ne  me  fera  sortir  d'ici  que 
M.  le  premier  président  que  voilà  derrière  moi  n'en  sorte  le 
premier.  —  Le  duc  de  Coislin  demeura  là  encore  un  argument 
entier,  puis  s'en  alla  chez  lui.  Les  quatre  princes  du  sang  l'allè- 
rent  voir  le  jour  même,  et  la  plupart  de  tout  ce  qui  avoit  vu  ou 
su  son  aventure  ;  en  sorte  que  sa  maison  fut  pleine  jusque  fort 
tard. 

«  Le  lendemain,  il  alla  au  lever  du  roi,  qui,  par  des  gens 
revenus  de  Paris  après  la  thèse,  avoit  su  ce  qui  s'étoit  passé.  Dès 
qu'il  vit  le  duc  de  Coislin,  il  lui  en  parla,  et  devant  toute  la  cour, 
le  loua  de  ce  qu'il  avoit  fait,  et  blâma  le  premier  président  en  le 
taxant  d'impertinent  qui  s'oubUoit,  terme  fort  éloigné  de  la 
mesure  des  paroles  du  roi.  Son  lever  fini,  il  fit  le  duc  entrer  dans 
son  cabinet,  et  se  fit  non-seulement  raconter,  mais  figurer  la 
chose;  cela  finit  par  dire  au  duc  de  Coislin  qu'il  lui  feroit  jus- 
tice; puis  manda  le  premier  président,  à  qui  il  lava  la  tête,  lui 
demanda  où  il  avoit  pris  qu'il  pût  disputer  quoi  que  ce  fût  aux 
ducs,  hors  de  la  séance  du  Parlement  ;  sur  quoi  il  ne  décidoit 
rien  encore,  et  lui  ordonna  d'aller  chez  le  duc  de  Coislin,  à 
Paris,  lui  demander  pardon  et  le  trouver  ;  non  pas  aller  simple- 
ment à  sa  porte.  Il  est  aisé  de  comprendre  la  honte  et  le  déses' 


ARMAND    DE    COISLIN  363 

poil"  où  se  sentit  Novion  d'avoir  à  faire  une  démarche  aussi  humi- 
liante et  après  ce  qui  venoit  de  lui  arriver  ;  il  fit  parler  au  duc  de 
Coislin  par  le  duc  de  Gesvres  (4)  et  par  d'autres,  et  fit  si  bien  en 
vingt-quatre  heures  que  le  duc  de  Coislin,  content  de  son  avan- 
tage et  d'être  le  maître  de  faire  subir  au  premier  président  toute 
la  rigueur  du  commandement  qu'il  avoit  reçu  à  son  égard,  eut  la 
générosité  de  l'en  dispenser,  et  de  se  charger  encore  envers  le 
roi  d'avoir  fermé  sa  porte  au  premier  président,  qui,  sûrde  n'être 
pas  reçu,  alla  chez  lui  avec  moins  de  répugnance.  Le  roi  loua  fort 
le  duc  de  Coislin  de  ce  procédé,  qui  fut  cause  que  le  premier 
président  n'osa  se  plaindre...  (2)  » 

Tels  étaient  les  travers  d'Armand  de  Coislin  (3),  «  mais 
avec  tant  de  bonnes  qualités,  ajoute  Saint-Simon,  qu'elles  lui 
conservèrent  toujours  une  véritable  considération  et  la  dis- 
tinction du  roi  ».  Aussi  Louis  XIV,  pour  ménager  la  sensibi- 
lité excessive  de  l'académicien,  avait-il  accordé  aux  prières  de 
l'évêque  d'Orléans,  «  de  ne  jamais  le  refuser  pour  Marly,  en 
sorte  qu'il  ne  demandoit  jamais  sans  y  aller.  La  vérité  est 
qu'il  n'en  abusoit  pas.  Il  n'étoil  pas  fort  vieux,  mais  perdu  de 
goutte,  qu'il  avoit  quelquefois  jusqu'aux  yeux,  au  nez  et  h  la 
langue,  et  sa  chambre  ne  se  désemplissoit  pas  delà  meilleure 
compagnie  de  la  cour  et  de  la  ville,  où  il  étoit  ainsi  générale- 
ment et  considéré  et  compté.  » 

En  4695,  un  honneur  insigne  vint  rechercher  l'un  des 
membres  les  plus  éminents  de  la  famille  de  Coislin.  L'arche- 
vêque de  Paris,  François  de  Harlay,  venait  de  mourir  de  la 
façon  que  l'on  connaît,  avant  d'avoir  reçu  le  chapeau  de  car- 
dinal qui  lui  était  destiné  :  l'évêque  d'Orléans,  qui  avait 
assisté  à  la  dernière  assemblée  du  clergé,  reçut  immédiate- 
ment du  roi  la  promesse  de  sa  nomination  d'une  manière 

(1)  Son  cousin. 

(2)  Saint-Simon,  l.  II.  p.  139-30-2. 

(3)  Et  M.  l*aui  de  Musset,  grâce  à  eux,  l'a  placé  lians  sa  curieuse  galerie 
des  originaux  du  xvu"  siècle.  Mais  cette  élude  présente  plusieurs  erreurs 
Iiistoriqucs  et  surtout  des  anachronismcs  flagrants  :  c'est  un  portrait  de 
fantaisie.  M.  de  Musset  tient  absolument  à  ce  qu'Armand  de  Coislin  soit  né 
d'un  duc  et  d'une  duchesse,  et  qu'il  ail  épousé,  |cn  1673,  la  marquise  veuve 
de  Kergoet  !!! 


364  LA    BRETAGNE    A    l' ACADÉMIE 

très-flatteuse,  «  et  d'autant  plus  agréablement,  dit  Saint- 
Simon,  que  lui,  ni  pas  un  des  siens,  n'avoient  eu  le  temps  d'y 
penser  (1).  » 

Deux  ans  après,  le  27  juillet  1697,  le  pape  Innocent  XII  le 
créa  en  effet  cardinal  ;  mais,  dans  l'intervalle,  une  contesta- 
lion,  suivie  d'un  échec  sensible,  lui  était  survenue  au  palais 
avec  l'un  des  grands  dignataires  de  la  cour,  et  nous  devons 
en  dire  quelques  mots,  parce  qu'elle  fut  la  source  de  la  future 
élévation  de  son  neveu,  l'abbé  de  Coislin,  qui  devint,  par  sa 
nomination  à  l'évêclié  de  Metz,  le  gage  d'une  réconciliation 
complète  entre  les  deux  compétiteurs. 

Les  sermons  du  P.  Séraphin  ayant  eu  beaucoup  de  succès  h 
la  chapelle  de  Versailles  en  1696,  et  le  roi  ayant  fait  des  re- 
proches à  M.  de  La  Rochefoucauld  de  ce  qu'il  ne  venait  jamais 
entendre  la  parole  éloquente  et  hardie  du  capucin,  le  fils  de 
l'auteur  des  Maximes  répondit  qu'il  n'était  pas  de  la  dignité 
d'un  grand  veneur  d'aller  deman  der  des  places  à  l'officier  qui 
les  distribuait  au  menu  fretin  des  courtisans.  Aussitôt  le  roi 
lui  donna  pour  sa  charge  une  place  derrière  lui,  à  côté  du 
grand  chambellan  ;  mais  il  se  trouva  que  l'évêque  d'Orléans, 
au  lieu  de  se  mettre  au  prie-Dieu,  comme  faisaient  autrefois 
les  premiers  aumôniers,  s'était  peu  à  peu  accoutumé  à  s'as- 
seoir précisément  à  cette  place  ;  comme  on  l'aimait  beaucoup, 
on  l'avait  laissé  faire,  quoiqu'il  n'y  eût  aucun  droit  ;  et  malgré 
sa  possession  ancienne,  il  dut  céder  au  duc  de  La  Rochefou- 
cauld et  retourner  au  prie-Dieu.  —  Inde  irœ.  —  Là- 
dessus,  toute  la  cour  se  partagea  en  deux  camps  :  le  comte 
d'Armagnac,  neveu  du  prélat  et  grand  écuyer,  jaloux  de  la 
faveur  croissante  du  grand  veneur,  ameuta  tous  ses  amis  et 
tous  les  Coislin  ;  mais  le  roi  ne  revenait  pas  facilement  sur 
ses  décisions  :  il  tâcha  inutilement  de  faire  entendre  raison 
à  l'évêque  dépossédé,  qui,  fort  mécontent,  «  s'en  alla  bouder 
dans  son  diocèse...  »  Il  fallait  cependant  que  la  querelle  eût 
une  fin. 


(1)  Le  Journal  de  Dangeau  raconte  sa   promotion   presque  dans  les 
mêmes  termes  que  les  Mémoires' de  Saint-Simon. 


ARMAND    DE    COISLIN  365 

«  La  vacance  du  riche  et  magnifique  siège  de  Metz  parut  au 
roi,  dit  Saint-Simon,  un  moyen  d'apaiser  M.  d'Orléans  et  de  finir 
la  discorde.  Il  y  nomma  l'abbé  de  Coislin,  sans  que  ni  lui  ni  aucun 
de  sa  famille  eût  osé  y  songer...,  et  donna  à  la  charge  de  premier 
aumônier  une  place  derrière  lui  à  la  chapelle,  au-dessous  de 
celle  de  M.  de  La  Rochefoucauld  et  la  joignant.  M.  de  Metz  ne  fut 
pas  alors  en  termes  de  la  refuser,  comme  avoit  fait  son  oncle,  à 
qui  elle  avoit  été  offerte.  M.  d'Orléans,  qui  alloit  être  cardinal,  et 
qui  par  là  s'alloit  trouver  hors  d'intérêt  pour  sa  personne,  et 
dans  la  joie  de  ce  retour  du  roi,  qui  plaçoit  si  grandement  à  Metz 
son  neveu  pour  lequel  il  n'espéroit  presque  plus  rien,  se  prêta  à 
y  consentir  et  à  seréconciUeravec  M.  de  La  Rochefoucauld.  Le  roi 
fut  ravi  ;  et  tout  se  passa  de  part  et  d'autre  de  si  bonne  grâce  que 
tout  fut  sincèrement  oublié,  et  qu'ils  redevinrent  amis  comme 
auparavant  (1).  » 

Voilà  comment  l'abbé  de  Coislin  reçut  sans  y  penser,  à 
l'âge  de  trente-deux  ans,  l'un  des  plus  beaux  évêchés  de 
France.  Nommé  le  26  mai  1697,  il  fut  sacré  à  Paris  le  22  dé- 
cembre, dans  l'église  des  Feuillants  de  la  rue  Saint-Honoré, 
par  son  oncle,  assisté  des  évêques  de  Carcassonne  et  de  Ver- 
dun ;  puis,  après  avoir  prêté  serment  entre  les  mains  du  roi, 
il  prit  possession  de  son  diocèse  le  17  février  1698  (2).  Nous 
verrons,  dans  une  étude  spéciale,  comment  il  le  gouverna 
pendant  trente-cinq  années  consécutives  et  comment  la  ville  de 
Metz  lui  dut  des  établissements  considérables  qui  portent 
encore  son  nom. 

Cependant,  le  8  septembre  1697,  l'abbé  de  Barrière,  ca- 
mérier  du  pape,  arriva  de  Rome  à  Versailles  avec  la  barrette 
du  cardinal  de  Coislin.  Le  roi  la  lui  donna  le  lendemain  à  la 
messe,  et  comme  il  lui  demandait,  à  l'un  de  ses  levers 
suivants. 

«  Si  on  le  verroit  à  cette  heure  avec  des  habits  d'invention? 
—  Moi,  sire,  dit  le  nouveau  cardinal,  je  me  souviendrai  toujours 
que  je   suis  prêtre  avant  d'être   cardinal.   Il  tint   parole;  il  ne 

(1)  Mémoires  de  Saint-Simon,  l.  1,  p.  273-'274.  —  Voir  aussi  le  Journal 
de  Dangcau. 

(2)  Gallia  cliristiana,  t.  XIII,  p.  803. 


366  lA    BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

changea  rien  à  la  simplicité  de  sa  maison  et  de  sa  table  ;  il  ne 
porta  jamais  que  des  soutanelles  de  drap  ou  d'étoffes  légères, 
sans  soie,  et  n'eut  de  rouge  sur  lui  que  sa  calotte  et  le  ruban  de 
son  chapeau.  Le  roi,  qui  s'en  doutoit  bien,  loua  fort  sa  réponse, 
et  encore  plus  sa  conduite,  qui  le  mit  de  plus  en  plus  en  considé- 
ration... (1)» 

Aussi,  lorsqu'au  commencement  de  Tannée  1700, Louis  XIV 
eut  résolu  de  frapper  un  grand  coup  contre  le  cardinal  de 
Bouillon,  de  lui  enlever  tous  ses  honneurs  et  de  confisquer 
tous  ses  biens,  donna-t-il  sa  charge  de  grand  aumônier  au  car- 
dinal de  Coislin,  qui  se  trouvait  alors  à  Rome,  au  conclave 
pour  l'élection  du  pape  Clément  XI  ;  et  Tévêque  de  Metz 
reçut  en  même  temps  le  brevet  de  premier  aumônier,  dont  il 
n'avait  encore  que  la  survivance.  Avant  de  quitter  Rome,  le 
cardinal  de  Coislin  reçut  le  chapeau  des  mains  du  nouveau 
pape,  avec  le  titre  de  l'église  de  Sainte-Trinité-du-Mont,  sous 
lequel  il  devint  protecteur  de  Tordre  des  Frères  mineurs;  et 
peu  de  temps  après  son  retour  à  Versailles,  il  prêta  serment 
de  sa  nouvelle  charge,  le  4  avril  1701  ;  Tévêque  de  Metz  de- 
vint, à  la  même  époque,  commandeur  et  aumônier  de  Tordre 
du  Saint-Esprit.  Le  neveu  croissait  ainsi  en  honneur  et  en 
dignités,  à  mesure  que  Toncle  montait  Ini-méme  au  faîte  des 
grandeurs  deTÉglise  de  France. 

Ces  quelques  années  marquèrent  l'apogée  des  grandeurs  de 
la  famille  de  Coislin.  Le  chevalier,  «  ce  cynique  qui  vécut  et 
mourut  tel  au  milieu  de  la  cour  et  du  monde,  n'en  voyant  que 
ce  qui  lui  plaisoit,  »  était  mort  en  1699,  au  château  de  Ver- 
sailles, dans  Tapparteraent  du  grand  aumônier,  qui  lui  avait 
ouvert  un  asile  et  fui  débarrassé  d'une  charge  onéreuse,  car 
on  n'était  jamais  à  Tabri  des  sorties  d'un  original,  dont  Saint- 
Simon  raconte  assez  crûment  des  traits  de  «  fort  mauvaise 
odeur  ;  »  et  la  meilleure  compagnie  se  réunissait  dans  les 
salons  du  duc  et  du  cardinal,  qui  avaient  su,  par  Tagrément 
de  leur  esprit  et  Taffabilité  de  leurs  manières,  se  concilier  Tes- 
time  et  la  considération  de  toute  la  cour.  Malheureusement, 

(1)  Saint-Simon,  t.  I,  p.  299. 


ARMAND    DE    COISLIN  367 

Armand  du  Canabout  ne  put  pas  jouir  longtemps  de  la  pé- 
riode calme  et  pleine  d'honneurs  qui  s'écoula  pour  sa  famille 
après  la  mort  du  chevalier.  La  goutte  le  minait  sourdement, 
et  le  7  septembre  1702,  à  l'âge  de  soixante-sept  ans  et  quel- 
ques jours,  il  mourut  à  Pari»^,  au  milieu  des  larmes  et  de  la 
désolation  de  tous  les  siens.  11  fut  enterré  dans  Téglise  des 
Récollets  de  Saint-Denis,  et  Saint-Simon  lui  a  consacré  en 
trois  mots  la  plus  belle  et  la  plus  juste  des  oraisons  funèbres, 
quand  il  a  dit  :  «  Ce  fut  une  perle  pour  tous  les  honnêtes 
gens(i).  »  On  sait  ce  qu'on  appelait  alors  un  honnête 
homme. 

Le  duc  de  Coislin  était  doyen  de  l'Académie  française 
depuis  quelques  mois,  car  le  vieux  Charpentier,  élu  en  1651, 
venait  de  mourir  au  mois  d'avril  1702,  après  cinquante  et  un 
ans  d'Académie.  Le  successeur  du  duc  fut  son  fils  Pierre,  dont 
nous  allons  esquisser  la  carrière  académique. 

(1)  Mémoires  de  Saint-Simon,  t.  II,  p.  388.  —  Les  registres  des  man- 
demenls  de  la  chambre  des  comptes  de  Bretagne,  contiennent  (XLI, 71) 
de  curieuses  lettres  d'afféagement  obtenues  par  le  duc  de  Coislin  peu  de 
temps  avant  sa  mort.  Elles  sont  datées  du  17  février  1701  et  prouvent 
que  la  duchesse  vivait  encore.  Le  roi  leur  permet  «  d'engager,  vendre, 
échanger,  arenter  ou  afféager  les  terres  vaines  et  vagues,  domaines  con- 
géables  et  autres  domaines,  métairies ,  moulins ,  bois  taillis  et  de 
haute  futaie,  forests,  fiefs,  juridictions  et  tous  autres  droits  estans  et 
dépendans  dudit  duché  de  Coislin  et  leurs  baronnies,  titres  et  seigneuries 
de  l'ontchâleau  et  de  la  Hoche-Bernard,  du  Cambout,  Rossignel,  Lasalle, 
Launay,  Guer,  La  Moglais,  Chef-du-Pont,  Kergrec,  Rublezic,  fief  du 
Pavisy,  Kerhourmaing,  Poubalanec,  Keritier,  Perroec,  La  Rocherousse, 
Le  Boisglé,  La  Villediep,  Boisviloux,  Saint-Nicolas-des-Eaux  et  iief  de 
Bauves,  appartenances  et  dépendances  qu'ils  possèdent  en  noslre  pro- 
vince et  duché  de  Bretagne,  avec  pouvoir  d'en  retenir  la  mouvance, 
féodalité,  juridiction,  obéissance  et  reconnoissance,  etc.,  etc.  » 


PIERRE  DU  CAMBOUT 

SECOND  DUC  DE  COISLIN 
(1662-1710) 


I.  Jeunesse  de  Pierre.- Réception  académique  (1662-1702). 

Ee  étudiant  la  longue  carrière  d'Armand  du  Camboul,  pre- 
mier duc  de  Coislin,  nous  avons  fait  pressentir  quelle  devait 
être  celle  de  ses  deux  fils  ;  et,  dans  noire  chapitre  IX,  en  parti- 
culier, nous  avons  donné  quelques  détails  sur  les  débuts  admi- 
nistratifs de  la  jeunesse  de  Tainé,  Pierre,  marquis  de  Coislin 
et  baron  de  Pontchàleau.  Nous  ne  reviendrons  point  sur  ces 
détails  :  et  nous  nous  bornerons  à  les  résumer  en   peu  de 
mots,  en  les  complétant  par  quelques  documents  inédits  qui 
ne  pouvaient  pas  trouver  place  dans  notre  première  étude. 
Hélas  !  autant  la  carrière  d'Armand  avait  été  brillante  et 
honorable,  autant  celle  de  Pierre  fut  indigne  de  son  rang; 
mais  son  frère  Henri,  l'évêque  de  Metz,  devait  relever  l'hon- 
neur de  la  famille  compromis  par  les  mœurs  dissolues  et  le 
triste  caractère  de  l'un  des  précurseurs  des  roués  de  la  régence. 
Ce  fut  aux  États  de  Bretagne  tenus  à  Nantes  au   mois  de 
septembre  1681,  qu'eut  lieu  la  ratification  de  la  cession  de  la 
baronnie  de  Pontchàleau,  faite  par  le  duc  de  Coislin  en  faveur 
de  Pierre,  qui  assistait  pour  la  première  fois  à  l'assemblée. 
Un  acte  ainsi  conçu  avait  été  dressé  à  Fontainebleau  le  mois 
précédent  : 

U 


370  LA    BRETAGNE    A    LACaDÉMIE 

«  Par  devant  les  notaires,  garde-nottes  du  roi  notre  sire  à 
Fontainebleau,  soussignés,  fut  présent  très  haut  et  très  puissant 
seigneur  M»'  Armand  du  Cambout,  duc  de  Coislin,  pair  de 
France,  comte  de  Crecy,  baron  de  Pontchàteau  et  de  La  Roche- 
Bernard,  demeurant  ordinairement  à  Paris, rue  des  Deux-Portes, 
paroisse  Saint-Sauveur,  étant  maintenant  audit  Fontainebleau, 
lequel,  pour  la  bonne  amitié  et  affection  qu'il  a  et  porte  à  haut  et 
puissant  seigneur  messire  Pierre  du  Gambout, marquis  de  Coislin, 
son  fds  aîné,  colonel  d'un  régiment  de  cavalerie  entretenu  pour 
le  service  du  roi,  demeurant  à  Paris,  rue  de' Richelieu,  paroisse 
Saint-Roch,  étant  de  présent  audit  Fontainebleau,  a  mondit  sei- 
gneur duc  de  Coislin  père,  volontairement  donné,  cédé,  quitté, 
transporté  et  délaissé  par  ces  présentes,  du  tout  à  toujours  audit 
seigneur  marquis  de  Coislin,  son  fils  aîné,  à  ce  présent  et  accep- 
tant, c'est  à  savoir  la  terre,  seigneurie  et  baronnie  de  Pontchà- 
teau ,  ancienne  baronnie  de  Bretagne,  en  toutes  ses  apparte- 
nances, circonstances  et  dépendances,  sans  en  rien  excepter  ny 
réserver,  pour  en  jouir  par  ledit  seigneur  marquis  de  Coislin,  aux 
honneurs,  droits,  prérogatives  et  séances  dans  les  États  de  Bre- 
tagne, tout  ainsi  que  ledit  seigneur  duc  de  Coislin  et  ses  prédéces- 
seurs en  ont  joui,  se  subrogeant  à  cette  fin  en  son  lieu  et  place, 
promettant,  obligeant,  renonçant.  —  Fait  et  passé  audit  Fontai- 
nebleau, au  château  du  Louvre,  en  l'appartement  dudit  seigneur 
duc,  l'an  1681,  le  25^  jour  d'aoust,  avant  midi,  et  ont  signé,  — 
—  Ainsi  signé  :  Armand  du  Cambout,  duc  de  Coislin,  Pierre  du 
Cambout,  marquis  de  Coislin,  Langlois  et  Ratault.  » 

Le  2  septembre,  les  États  de  Bretagne  furent  appelés  à 
délibérer  sur  cette  cession,  et  le  procès-verbal  manuscrit 
consigne  ainsi  les  résultats  de  leur  délibération  : 

«  Les  gens  des  trois  États  du  pays  et  duché  de  Bretagne,  con- 
voqués et  assemblés  par  autorité  du  roy  en  la  ville  de  Nantes, 
délibérant  sur  ce  qui  a  été  représenté  par  M.  de  Coëtlogon,  leur 
procureur  général  syndic,  que  M.  le  duc  de  Coislin  a  donné  la 
baronnie  de  Pontchàteau  à  M.  le  marquis  de  Coislin,  son  fils, 
lequel  est  présentement  en  cette  ville,  et  lui  a  mis  es  mains  ladite 
donation  pour  la  leur  présenter  et  en  faire  faire  lecture,  à  ce  que 
mondit  sieur  marquis  de  Coislin  jouisse  de  l'effet  d'icelle,  de 
laquelle  donation  qu'il  a  représentée  du  25  août  dernier,  lecture 


PIERRE    DE    COISLIN  371 

ayant  été  faite  par  le  greffier  desdits  États  soussigné,  M.  de  Pont- 
briand,  faisant  pour  M.  de  Riclielieu,  baron  de  Pont-rAbbé,  a  dit 
s'opposer  à  ce  que  la  présentation  de  ladite  démission  ne  lui 
puisse  nuire  ny  préjudicier  à  cause  de  sadite  baronnie  de  Pont- 
l'Abbé,  et  a  requis  acte  de  ladite  protestation.  Lesdits  sieurs  des 
Etats  ont  ordonné  que  ladite  démission  sera  enregistrée  en  leur 
greffe,  ce  que  fait  a  été  présentement  pour  en  jouir  par  ledit 
sieur  marquis  de  Coislin,  suivant  la  volonté  dudit  seigneur  duc 
son  père,  et  ont  donné  acte  de  la  protestation  du  sieur  de  Pont- 
briant,  audit  nom  dudit  seigneur  duc  de  Piichelieu  comme  baron 
(le  ladite  baronnie  de  Pont-l'Abbé  ;  et  incontinent  après  est  entré 
dans  l'assemblée  ledit  sieur  marquis  de  Coislin,  qui  a  pris  place 
sur  le  banc  de  MM.  les  barons,  près  et  au-dessous  de  M^""  le  duc 
de  La  Trémouille,  président,  dans  la  présente  tenue,  en  l'ordre  de 
la  noblesse.  —  Fait  en  ladite  assemblée,  le  2"  seplembve  1G81. 
—  Ainsi  signé  :  G.  de  Beauveau,  év.  de  Nantes,  Charles  de  La 
Trémouille  et  Louis  Charette  (1).  » 

Et  non  seulement  Pierre  de  Coislin  prit  séance,  mais,  quoi- 
qu'il n'eût  encore  que  dix-sept  ans,  il  présida  le  surlendemain 
la  noblesse  en  l'absence  du  duc  de  La  Trémouille,  et  fit  voter 
une  instance  pour  rétablir  dans  sa  charge  M.  de  Lys,  sénéchal 
de  Rennes  ;  puis  il  fit  partie  de  plusieurs  commissions, 
entre  autres  de  celle  qui  fut  appelée  à  régler  le  différend  sou- 
levé entre  «  Messeigneurs  le  marquis  de  Molacet  de  Lavardin 
pour  les  droits  de  leurs  charges  ;  »  il  reçut  '20,000  livres  de 
gratification  pour  sa  présidence  et  fut  député  en  Cour  à  la  fin 
delà  session. 

Mais  la  vie  publique  était  peu  faite  pour  Pierre  de  Coislin, 
homme  de  faible  caractère,  de  mœurs  dissolues  et  de  peu  de  ca- 
pacité, dont  l'auteur  des  fameux  Porlrails  de  la  cour  put  dire 
plus  tard  : 

«  Il  ne  tient  point  à  lui  qu'on  n'en  dise  beaucoup  de  bien, 
achetant  sa  rc[iUtation  par  une  complaisance  excessive.  Il  est 
superficiel  et  fait  eu  cour  la  figure  d'un  bourgeois  ;  on  le  souffre 

(1)  Les  deux  piocos  qui  précèdent  sont  extraites  des  proct^s-vorbaux 
manuscrils  de  la  session  des  Etats,  conservés  aux  archives  du  départe- 
ment de  la  Loire-Inférieure. 


372  LA    BRETAGNE    A  L  ACADÉMIE 

sans  peine,  parce  qu'il  est  bon  homme.  Sa  petitesse  d'esprit  le 
met  à  couvert  de  toute  intrigue  :  on  n'oseroit  s'embarquer  avec 
lui,  n'étant  point  capable  de  conduire  une  affaire.  » 

Aussi  lorsqu'il  revint  assister  aux  États  de  Vitré,  en  4683, 
peu  après  son  mariage  avec  Marie  d'Alègre,  reconnut-il  bien- 
tôt que  les  affaires  administratives  n  étaient  point  de  sa  com- 
nétence-  il  accepta  fori  peu  de  commissions  (1)  et  prit  la  reso- 
lution qu'il  tint  fidèlement,  de  ne  plus  assister  désormais  aux 
assemblées  de  la  province.  -  Il  essaya  la  carrière  des  armes 
et  montra  quelque  intrépidité  dans  plusieurs  affaires;  mais 
sa  mauvaise  conduite,  qui  fit  mourir  sa  femme  de  cliagrm 
en  1692    il  n'avait  pu  avoir  d'enfants) ,  devint  un  obstacle 
sérieux  à'son  avancement,  lorsque  Louis  XIV,  quittant  ses 
maîtresses,  proscrivit  de  son  palais  et  de  sa  cour  le  vice  ou  du 
moins  ses  apparences.  Il  quitta  donc  le  service  en  1693,  et  le 
chevalier  de  Sully,  son  cousin,  obtint  l'agrément  du  roi  pour 
acheter  son  régiment  de  cavalerie.  Le  Journal  de  Dangeau 
nous  apprend  aussi  qu'il  fut  alors  question  de  le  remarier: 

(c  Du  6  février  1693.—  On  commence  à  parler  du  mariage  de 
M  le  marquis  de  Coislin  avec  la  fille  du  duc  de  Gramont  :  le  duc 
de  Gramont  même  en  a  parlé  au  roi  ;  mais  le  duc  de  Goislin  n  a 
pas  encore  entendu  parler  de  l'affaire  et  n'est  pas  content  du  pro- 
cédé de  son  fils.  »  -Et  plus  loin,  au  9  février  :  -  «  Le  duc  de 
Coislin  a  eu  audience  du  roi  et  a  parlé  fort  sagement  sur  le 
maria-e  qu'on  veut  faire  de  son  fils  avec  Mademoiselle  de  Gra- 
mont "on  croit,  quoi  qu'il  ne  soit  pas  content  du  procédé  qu'on  a 
eu  avec  lui,  que  le  mariage  se  fera,  d'autant  plus  que  M.  ie  prince 
entre  dans  l'affaire.  La  grande  difficulté  est  sur  le  duché,  qu'on 
demande  qu'il  cède  à  son  fils.  » 

Mais  les  bruits  de  cour  n'étaient  pas  au  fait  des  sentiments 
du  duc  de  Coislin,  qui,  satisfait  d'une  première  expérience, 
n'était  point  disposé  à  en  tenter  une  seconde,  et  qui  savait  que 
le  roi,  ort  mécontent  de  son  fils,  était  décidé  k  ne  plus  accorder 

(1)  Nous  voyons,  par  exemple,  aux  Procès-verbaux,  qu'il  fut  député 
avec  l'évêque  et  le  sénéchal  de  Vannes,  pour  complimenter  le  roi  sur  la 
mort  de  la  reine. 


PIERRE    UE    COISLIN  373 

aucune  faveur  à  Pierre,  s'il  n'amendait  complètement  sa  con- 
duite. En  effet,  lorsque  mourut  en  1699  le  chevalier  de  Cois- 
lin,  une  négociation  fort  curieuse  se  passa  pour  la  succession 
du  gouvernement  de  Gien, valant  2,000fr.  de  rente,  qu'avait 
possédé  le  frère  du  duc  et  du  cardinal.  Cette  anecdote,  racon- 
tée par  Dangeau,  est  caractéristique  et  montre  à  la  fois  le 
crédit  dont  jouissait  le  duc  près  du  roi  et  la  défaveur  dans 
laquelle  était  tombé  son  fils  ; 

«  Dès  que  le  chevalier  fut  mort,  dit  le  chroniqueur,  la  duchesse 
du  Lude  demanda  au  roi  le  gouvernement  de  Gien  pour  le  duc  de 
Sully,  son  neveu  et  gendre  du  duc  de  Coislin.  Le  roi  lui  demanda 
si  le  cardinal  et  le  duc  de  Coislin  désiroient  que  le  duc  de  Sully 
l'eût  :  elle  assura  Sa  Majesté  que  c'étoit  leur  intention,  et  le  roi 
lui  accorda  sur  l'heure.  Peu  de  temps  après,  Bontemps  apporta 
au  roi  une  lettre  de  M.  de  Coislin  qui  lui  demandoit  le  gouver- 
nement pour  le  marquis  de  Coislin,  son  fils.  Le  roi  a  déclaré 
qu'il  ne  le  donneroit  point  au  marquis  de  Coislin,  mais  aussi  qu'il 
ne  le  donneroit  point  au  duc  de  Sully,  à  moins  que  MM.  le  cardi- 
nal et  duc  de  Coislin  ne  le  souhaitassent...  »  — Et  plus  loin  : 

«  M.  le  duc  de  Coislin  ayant  demandé  au  roi  le  gouvernement  de 
Gien,  le  roi  le  lui  a  donné...  »  —  Puis  :  —  «  Le  roi  donna  le 
matin  audience  à  M.  le  duc  de  Coislin,  à  qui  le  roi  a  encore  refusé 
le  gouvernement  de  Gien  pour  le  marquis  de  Coislin,  son  fils.  Ce 
duc,  voyant  que  toutes  ses  tentatives  là-dessus  éloient  inutiles,  en 
est  revenu  à  redemander  le  gouvernement  pour  le  duc  de  Sully 
son  gendre,  qui  est  ce  que  la  duchesse  du  Lude  avoit  fait  dès  le 
jour  de  la  mort  du  chevalier  de  Coislin.  Le  roi  le  lui  a  accordé. 
Ce  duc  veut  que  son  gendre  lui  en  ait  l'obligation,  et  non  pas  à  la 
duchesse  du  Lude.  —  Le  duc  de  Sully  vint  le  soir,  au  coucher  du 
roi,  pour  remercier  Sa  Majesté.  —  Son  beau-père  a  exigé  de  lui 
qu'il  donneroit  une  partie  du  gouvernement  pour  augmenter 
l'entretien  de  la  duchesse  de  Sully,  etc..  » 

Bientôt  le  duc  de  Coislin  mourut  lui-même,  et  le  marquis 
ne  s'était  pas  encore  amendé:  aussi  n'hérita-t-il  ni  du  justau- 
corps bleu  ni  du  gouvernement  de  Crécy,  que  possédait  son 
père  ;  il  put  cependant  espérer  avoir  le  second,  s'il  se  corri- 
geait : 


374  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

«  Le  roi,  écrivait  Dangeau  le  24  septembre  1702,  a  donné  à 
M.  de  Cayeuxle  brevet  de  justaucorps  bleu,  qu'avoitM.  le  duc  de 
Coislin.  —  Le  roi  a  donné  à  M.  le  cardinal  de  Goislin  les  droits 
qui  lui  reviennent  des  terres  du  duc  de  Coislin  en  Bretagne.  Le 
roi  d'ordinaire  les  donne  aux  enfants,  mais  il  a  mieux  aimé  en 
cette  occasion-ci  les  donner  au  frère,  et  le  cardinal  Coislin  sûre- 
ment les  donnera  à  son  neveu  (i).  Le  roi  n'a  point  encore  disposé 
du  gouvernement  de  Crécy,  qu'avoit  le  duc,  qui  vaut  6,500  fr.  de 
rente...  d  —  Et  plus  loin,  au  l'^'"  octobre  :  —  «  M.  le  cardinal 
de  Coislin  eut  le  malin  audience  du  roi,  dans  laquelle  il  lui 
demanda  avec  de  grandes  instances  le  gouvernement  de  Crécy 
pour  le  duc  de  Coislin,  son  neveu.  Le  roi,  qui  n'est  pas  content 
de  la  conduite  de  ce  duc,  qui  jusqu'ici  n'a  guère  songé  à  faire  sa 
cour,  et  qui,  d'un  autre  côté,  a  grande  envie  de  faire  plaisir  au 
cardinal  de  Coislin,  lui  a  donné  à  lui  ce  gouvernement  ;  et  si, 
dans  la  suite,  le  duc  de  Coislin,  son  neveu,  se  remet  dans  le 
train  que  le  roi  souhaite,  ce  que  ce  duc  promet  fort  de  faire, 
le  cardinallui  remettra  le  gouvernement,  avec  la  permission  du 
roi.  » 

Tout  ce  que  Pierre  de  Goislin  retira  de  la  succession  directe 
de  son  père  fut  d'hériter  de  son  titre  et  de  venir,  le  17  décem- 
bre 1702,  prendre  séance  au  Parlement  en  qualité  de  duc  et 
pair.  Mais  ce  qui  doit  attirer  davantage  l'attention  du  bio- 
graphe, c'est  que,  le  même  jour,  il  se  rendit  à  l'Académie 
française  pour  s'asseoir  dans  le  fauteuil  du  feu  duc,  mort  doyen 
de  la  compagnie,  après  cinquante  ans  et  trois  mois  d'exercice. 

D'Alembert,  écrivant  en  quelques  lignes  l'éloge  des  trois 
ducs  de  Coislin,  ajoute,  en  parlant  de  cette  transmission 
académique  : 

«  La  compagnie  est  trop  éclairée  sur  ses  véritables  intérêts 
pour  ne  pas  sentir  combien  il  seroit  dangereux  que  les  places 
qu'elle  accorde  devinssent  une  espèce  de  survivance  ou  d'héri- 

(I)  Les  lettres  patentes  du  roi  sont  datées  de  Fontainebleau,  le  21  sep- 
tembre 1702  et  furent  enregistrées  à  la  chambre  des  coinplt'S  de  Breta- 
gne, le  19  avril  1703,  sous  ce  litre  :  «  Don  de  rachapt  fait  à  M,  le  cardinal 
de  Coislin,  des  terres  que  son  frère  possédoit  en  Bretagne.  »  {Reg.  des 
mand.,  t.  XLI,  p.  193.) 


PIERRE    DE    COISLIN  375 

tage  ;  elle  a  cru  néanmoins  pouvoir  sans  conséquence  déroger  en 
quelques  occasions  à  une  si  sage  maxime;  et  l'exception  qu'elle  a 
faite  pour  MM.  de  Coislin  doit  être  regardée  par  eux  comme  un 
titre  honorable  de  noblesse  académique.  Mais,  en  général,  les 
sociétés  littéraires,  qui  ne  doivent  ouvrir  leurs  portes  qu'aux 
talens,  et  aux  talens  les  plus  dignes,  ne  sauroient  être  trop  réser- 
vées sur  ces  sortes  d'exceptions,  dont  la  fréquence  entraîneroit 
infailliblement  la  décadence  de  ces  compagnies;  elles  ont  besoin 
de  motifs  puissants,  et  surtout  approuvés  par  la  voix  publique, 
pour  doimer  aux  enfants  les  places  des  pères;  et  tous  ceux  qui 
composent  les  Académies  devroient  penser  sur  ce  point  comme 
l'un  d'entre  eux,  qu'un  confrère  soUicitoit  vivement  pour  son  fils: 
cette  sollicitation  ne  l'empêcha  pas  de  donner  son  suffrage  à  un 
concurrent  dont  les  titres  lui  paroissoient  mieux  fondés  :  —  J'ai 
cru,  dit-il,  devoir  la  préférence  à  celui  qui  a  pour  père  ses  pro- 
pres ouvrages  (1).  » 

Or,  voici  le  discours  de  réception  de  Pierre  de  Coislin  : 

«  Messieurs,  —  il  faudroit  estre  long-temps  parmi  vous  pour 
apprendre  à  vous  parler  :  ce  n'est  qu'en  vous  escoutant  qu'on 
peut  devenir  capable  d'un  discours  qui  soit  digne  de  vostre  com- 
pagnie. 

<r  L'engagement  quej'ay,  Messieurs,  de  vous  honorer  par  tous 
les  sentimens  que  le  sang  et  la  naissance  m'ont  inspirez,  doit  vous 
respondre  de  la  sincérité  de  ma  reconnoissance  sur  le  consente- 
ment unanime  de  vos  suffrages,  donnez  au  fils  pour  remplir  la 
place  du  père,  honneur  que  vous  avez  voulu  rendre  à  la  mémoire 
de  mon  père  et  qui  suffit  seul  pour  son  éloge.  Il  vous  avoit  esté 
donné  de  la  main  de  Monsieur  le  chancelier  Séguier,  son  ayeul, 
comme  un  gage  de  sa  tendresse  pour  vostre  illustre  compagnie; 
vous  le  receustes  avec  d'autant  plus  de  joye,  qu'il  vous  faisoit 
ressouvenir  de  ce  grand  cardinal  de  Richelieu,  son  oncle. 

«  Ces  noms  qui  ont  fait  parler  si  éloquemment  ceux  que  vous 
avez  admis  dans  l'Académie  françoise,  me  ferment  aujourd'hui  la 
bouche,  par  la  bienséance  qui  défend  de  louer  ses  proches,  et  me 
dispensent  de  la  loy  que  vous  vous  êtes  faite  d'orner  vos  récep- 
tions de   leurs  louanges.  Mais  autant  je  me  dois  taire  sur  ces 

(1)  DAlembert.  Éloges,  t.  II,  p.  163,  164. 


376  LA    BRETAO'E    A    l'aCADÉMIE 

premiers  ministres  de  l'Estatet  de  la  Justice,  auxquels  vous  vous 
reronnoissez  redevables  de  vostre  origine  et  de  vostre  élévation, 
qui  eux-mêmes  ont  receu  beaucoup  d'esclat  par  le  succez  que 
vous  avez  donné  à  leurs  desseins  et  à  leurs  soins,  autant  serois-je 
obligé,  si  je  ne  sentois  le  sujet  supérieur  à  mes  forces,  de 
publier  le  mérite  des  personnes  et  l'excellence  des  ouvrages  qui 
ont  ennobli  l'Académie  françoise,  et  ont  porté  sa  gloire  au  point 
d'estre  jugée  digne  par  le  plus  grand  des  rois  de  son  auguste 
protection. 

«  Quel  éloge,  Messieurs,  peut  mieux  faire  connoistre  la  préé- 
minence de  vostre  compagnie,  que  celui  de  mériter  d'avoir  pour 
protecteur  ce  Roy  dont  les  plus  grandes  couronnes  ont  recherché 
î'appuy  ;  ce  roy  en  qui  seul  sont  réunies  toutes  les  qualitez,  qui, 
partagées  à  diverses  testes  couronnés,  en  feroient  de  grands  rois; 
ce  roy  qui  est  le  premier  mobile  des  plus  importantes  affaires, 
l'objet  principal  de  l'attention  de  toute  l'Europe,  l'invincible 
défenseur  des  puissances  opprimées  et  des  droits  attaquez,  l'àme 
de  la  valeur  françoise,  l'amour  de  ses  peuples,  la  force  de  ses 
Estats;  héros  dans  ses  armées,  oracle  dans  ses  conseils,  intelli- 
gence du  gouvernement,  spectacle  d'admiration  à  tout  l'univers  ; 
ce  roy  qui,  par  tant  de  prodiges  de  puissance  et  de  grandeur, 
s'estant  élevé  au-dessus  de  l'homme,  s'est  rendu,  par  les  vertus 
de  l'esprit  et  du  cœur,  le  modelle  de  l'homme  parfait. 

«  Heureux  le  siècle  où  règne  un  roy  si  sage  et  si  puissant  ; 
heureux  l'Estat  qu'il  gouverne  par  ses  loix  ;  heureux  le  sujet  qui 
en  est  regardé  favorablement.  Yoiis  connaissez,  Messieurs,  parfai- 
tement le  prix  d'un  tel  bonheur  dont  vostre  compagnie  est  honorée 
et  que  je  voudrois  mériter  par  tous  les  sacrifices  d'un  entier 
dévouement.  Aussi  vostre  reconnoissance  ne  peut  s'épuiser  sur 
les  louanges  de  vostre  auguste  protecteur.  C'est  ici  que  l'on  sçail 
dignement  parler  de  Louis  le  Grand,  de  ce  prince  qui  fournit  à 
vostre  éloquence,  par  la  seule  exposition  du  vray,  toutes  les  idées 
du  merveilleux. 

«  Pour  moi,  Messieurs,  peu  accoustumé  à  traiter  un  si  grand 
sujet,  je  me  contenteray  de  venir  apprendre  de  vous  comment  il 
en  faut  parler;  et  vous  entendant  célébrer  son  nom  par  vos  élo- 
quens  discours,  je  ne  cesseray  de  le  respecter  dans  le  silence  de 
mon  admiration  (1).  » 

(1)  Recueil  des  Haranguée  de  VAcad.  fr.,  t.  II,  p.  558-S60. 


PIERRE    DE    COISLIN  377 

Tel  est  le  seul  document  qui  nous  soit  resté  du  style  et  du 
mérite  littéraire  du  second  duc  de  Coislin.  A  l'exemple  de  son 
père,  il  protégeait  les  lettres  plus  qu'il  ne  les  cultivait,  et  Ton 
voit,  d'après  ce  morceau,  que  pour  s'élever  au  ton  noble  et 
soutenu  peu  conforme  au  caractère  vif  et  enjoué  de  son  esprit, 
il  avait  un  peu  trop  recours  aux  souvenirs  du  collège  de 
Navarre. 

«  Monsieur,  lui  répondit  l'abbé  de  Dangeau,  directeur  de  l'Aca- 
démie, en  entrant  dans  ce  lieu,  vous  voyez  bien  que  vous  n'entrez 
pas  dans  une  terre  étrangère.  Icy  tout  est  plein  de  vos  ayeuls. 
Petit-neveu  de  ce  grand  cardinal  que  nous  regardons  comme 
nostre  fondateur,  petit-fds  de  ce  digne  chancelier,  nostre  second 
protecteur,  fds  de  Monsieur  le  duc  de  Coislin,  notre  doyen,  ne 
sembloit-il  pas  que  vous  aviez  un  droit  incontestable  à  la  place  que 
nous  vous  avons  donnée?  Et  les  portraits  de  ces  deux  grands 
hommes  qui  président  à  nos  conférences,  ne  nous  seroient-ils  pas 
devenus  un  reproche  perpétuel  et  toujours  présent  à  nos  yeux,  si 
nous  avions  pu  manquer  à  un  sang  illustre,  à  qui  nous  devons 
nostre  première  gloire. 

«  Il  est  vray  que  nous  en  parlons  souvent;  mais  nous  croyons 
toujours  n'en  avoir  jamais  assez  dit...  » 

Suit  un  éloge  pompeux  du  cardinal  de  Richelieu,  dont  nous 
détacherons  ce  tableau  de  l'esprit  et  de  la  situation  de  l'Aca- 
démie; car  il  fait  nettement  connaître  la  pensée  contemporaine 
de  l'institution  et  rend  plus  explicable  l'admission  des  grands 
seigneurs  au  sein  du  docte  cénacle  : 

«  Il  a  fondé  l'Académie,  et  c'est  à  nous  à  luy  en  tesmoigner  une 
éternelle  reconnoissance.  Il  a  creu  que  l'union  de  plusieurs  bons 
esprits  devoit  former  un  tout  excellent.  Nous  osons  dire  qu'il  ne 
s'est  pas  trompé  ;  icy  les  uns  répandent  les  richesses  d'une 
mémoire  chargée  de  ce  que  l'histoire  de  tous  les  temps  et  de 
toutes  les  nations  a  de  plus  curieux  ;  les  autres,  ajoustantà  la 
spéculation  des  anciens  les  expériences  des  modernes,  nous 
découvrent  les  secrets  de  la  nature  les  plus  cachez  ;  celuy-cy  nous 
rapportera  ce  que  les  langues  ou  mortes  ou  viv.^ntes  ont  de  plus 
beau,   sans  oublier  les  différentes  manières  dont  les  différents 


378  LA  BRETAGNE  A  l' ACADÉMIE 

peuples  ont  exprimé  leurs  pensées;  celuy-Là,  joignant  l'ordre  et 
l'exactitude  des  géomètres  à  la  subtilité  des  philosophes,  démes- 
lera  avec  soin  ces  différences  presque  imperceptibles,  qui  se  trou- 
vent souvent  entre  des  mots  ou  des  phrases  qui,  d'abord,  ne  sem- 
blent signifier  que  la  mesme  chose. 

«  Ainsi  chacun  de  nous  s'instruit  en  travaillant  avec  les  autres  ; 
les  lumières  d'un  particulier  deviennent  bien  commun  ;  et  ceux 
qui  sont  entrez  dans  la  compagnie  avec  le  plus  de  talents,  doivent 
avouer  qu'ils  s'y  sont  encore  perfectionnez  :  et  ne  pouvons-nous 
pas  dire  avec  quelque  sorte  de  confiance,  que  c'est  de  nos  confé- 
rences que  vient  la  politesse  et  la  netteté  avec  laquelle  on  écrit 
aujourd'hui..?  etc.  » 

L'Académie,  telle  qu'on  la  comprenait  alors,  était  donc 
simplement  l'union  àe  plusieurs  bons  esprits,  produisant  une 
école  de  bon  langage.  Dès  lors,  quoi  de  plus  naturel  que  tous 
les  éléments  qui  concourent  au  travail  et  à  la  transformation 
de  la  langue  s'y  trouvassent  représentés  ?  Et  si  les  gens  de 
lettres  proprement  dits  fournissaient  la  plus  grande  part  de  ces 
éléments,  n'était-il  pas  juste  que  la  cour  en  réclamât  quelques- 
uns  ?  On  s'est  depuis  fort  longtemps  imaginé  trop  volontiers 
que  l'Académie  devait  être  une  sorte  de  sénat  composé  seule- 
ment des  célébrités  de  la  littérature.  Il  n'en  a  jamais  été 
ainsi  dans  la  pensée  de  ses  fondateurs,  et  dès  les  premiers  jours 
on  vitVasseoir  h  côté  de  Conrart,  de  Voiture  et  de  Chapelain, 
lesBautru  de  Serrantes  Habert  de  Montraort,  les  Abel  Servien, 
les  Séguier,  ministres  ou  conseillers  d'État,  n'ayant  jusqu'alors 
rien  porté  chez  l'éditeur. 

Enfin,  après  un  éloge  du  chancelier- Séguier,  qui  «regardoit 
tous  les  académiciens  comme  ses  confrères  »,  l'abbé  de  Dan- 
geau  ajoute  : 

«  Pouvoit-il  jamais  leur  donner  une  marque  plus  éclatante  de 
son  estime,  qu'en  leur  confiant  ce  qu'il  avoit  de  plus  cher  dans  sa 
famille,  son  petit-fils  de  Coislin  ;  il  voulut  qu'il  y  fust  élevé  dès 
ses  plus  tendres  années.  Ainsi,  nous  pouvons  nous  faire  honneur 
de  toutes  ses  vertus,  valeur,  probité,  politesse  ;  vertus  où,  s'il  y 
avoit  quelque  chose  à  reprendre,    c'est  qu'il   les  poussoit  trop 


PIERRE    DE    COISLIN  379 

loin.  Quel  excès  de  valeur  n'a-t-il  fait  paroistre  à  la  guerre,  et 
n'en  estoil-ilpas  blasmé  au  moins  par  ceux  qui  n'osoient  Timiter? 
«  Mais,  Monsieur,  ce  n'est  pas  la  seule  mémoire  de  ces  grands 
hommes  qui  nous  a  portez  à  vous  élire  d'un  consentement  una- 
nime ;  nous  osons  mesme  vous  dire  que  vostre  naissance,  quelque 
illustre  qu  elle  soit  depuis  plusieurs  siècles,  que  ce  courage  que 
vous  avez  hérité  de  vos  ancêtres,  que  vos  alliances  avec  des 
maisons  souveraines,  avec  le  sang  de  nos  rois,  que  les  dignitez 
éminentes  qui  brillent  à  nos  yeux,  celle  même  dont  vous  venez  de 
prendre  possession  dans  le  premier  parlement  du  royaume,  eus- 
sent été  pour  nous  de  faibles  motifs,  si  vos  talents  naturels,  ce 
discernement  juste  et  délicat  avec  lequel  vous  jugez  si  bien  des 
ouvrages  d'esprit,  si  vostre  amour  pour  les  lettres  ne  vous  avoient 
donné  tout  le  mérite  académique.  » 


II.  Caractère  du  duc  Pierre.—  Le  cardinal  de  Coislin. 

On  sait  qu'il  ne  faut  pas  toujours  prendre  à  la  lettre,  surtout 
à  celte  époque,  les  éloges  adressés  aux  récipiendaires.  Nous 
allons  voir  en  effet  que  Pierre  de  Coislin  les  méritait  fort 
peu. 

En  opposition  aux  compliments  de  l'abbé  de  Dangeau, 
laissons  Saint-Simon  nous  présenter  le  portrait  du  réci- 
piendaire : 

«  C'étoit,  dit-il,  un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  extraordi- 
naire au  dernier  point,  et  qui  se  divertissoit  à  le  paraitre  encore 
plus  qu'il  ne  l'étoit  en  effet,  plaisant  ou  sérieux,  sans  rechercher 
à  l'être,  toujours  salé,  fort  amusant,  méchant  aussi  et  dangereux, 
qui  méprisoit  la  guerre,  qu'il  avoit  quittée  il  y  avoit  longtemps, 
cl  la  cour,  où  il  n'alloit  presque  jamais,  par  conséquent  mal  avec 
le  roi,  dont  il  ne  se  mettoit  guère  en  peine,  fors  du  grand  monde, 
qu'il  cherchoit  moins  qu'il  n'en  étoit  recherché,  et  de  la  meilleure 
compagnie.  Use  piquoit  de  ne  jamais  saluer  personne  le  premier, 
et  le  disoil  si  plaisamment  qu'on  ne  pouvoit  qu'en  rire.  Quand  le 
roi  eut  achevé  Trianon,  comme  il  est  aujourd'hui,  tout  le  monde 
s'empressa  de  l'aller  voir.  Roquelaure  demanda  au  duc  de  Cois- 
lin ce  que  lui  en  sembloit  ;  il  lui  dit  qu'il  ne  lui  en  sembloit  rien, 


380  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

parce  qu'il  ne  l'avoit  pas  vu.  —  Je  sais  bien  pourquoi,  lui  répon- 
dit Roquelaure,  c'est  que  Trianon  ne  t'est  pas  venu  voir  le 
premier  (l).  y> 

Buffon  a  dit,  et  l'on  répèle  souvent  après  lui,  cette  fameuse 
proposition  devenue  proverbe  :  —  Le  style,  c'est  l'homme. — 
Qui  reconnaîtrait,  dans  l'auteur  du  discours  de  réception  à 
l'Académie  française,  un  rival  de  Roquelaure  ?  Tout  nous 
porte  à  croire  cependant  que  Saint-Simon  n'a  pas  chargé  les 
traits  de  son  ami  ;  car  nous  retrouvons  le  duc  de  Coislin  dans 
toutes  les  sociétés  rieuses  ou  légères  de  cette  époque,  et,  pour 
n'en  citer  qu'une  bien  connue,  il  nous  suffit  de  nommer  la 
petite  cour  de  la  duchesse  du  Maine,  au  château  de  Sceaux. 
On  sait  que  la  petite-fille  du  grand  Condé,  Tune  des  prin- 
cesses les  plus  spirituelles  de  son  temps,  vint  résider  vers 
1700  dans  celle  gracieuse  habitation,  embellie  par  la  famille 
Colbert.  Coislin  s'y  rencontrait  et  faisait  assaut  d'esprit  avec 
les  ducs  de  La  Force  et  de  Nevers,  le  comle  d'Harcourt  son 
cousin,  et  le  marquis  de  Sainl-Aulaire  ;  avec  M"^  d'Enghien, 
les  duchesses  de  La  Ferlé,  de  La  Feuillade  et  de  Rohan,  les 
marquises  de  Mirepoix  et  d'AntinjM"-^^  de  Moras  et  de  Lau- 
nay  ;....  avec  les  plus  spirituels  des  académiciens,  ses  con- 
frères, Malézieu,  l'abbé  Genest,  Destouches,  La  Motte,  Fon- 
tenelle,  le  jeune  Vollaire  ;  les  présidents  Hénault  et  de 
Mesmes...On  pourra  lire,  dans  la  curieuse  monographie 
qu'a  faite  M.  Arthur  Dinaux  de  cette  brillante  et  joyeuse  com- 
pagnie, les  tournois  galants  des  chevaliers  de  l Ordre  de  la 
Mouche  à  miel  et  tous  les  détails  des  divertissements  de 
Sceaux  i'2],  fêtes  littéraires  dans  lesquelles  l'esprit  avait  la 
première  part.  Coislin  était  l'un  des  plus  assidus  de  la  cour  de 
la  duchesse,  et  la  gaieté  s'élant  envolée  depuis  déjà  si  long- 
temps des  appartements  du  roi,  il  préférait  beaucoup  le  séjour 
de  Sceaux  à  celui  de  Versailles. 

Coislin  s'était,  du  reste,  en  quelque  sorte  inféodé  dans  la 

(1)  Sainl-Simon,  t.  V,  p.  387-':-88. 

(2)  Voy.  A.  Dinaux,  Sociétés  i)adines,  littéraires  et  chantantes,  t  II 
p  84,  etc. 


PIERRE    DE    COISLIN  381 

famille  du  prince  de  Condé  :  il  était  devenu  le  plus  intinae  ami 
de  M.  le  duc  ;   et  Saint-Simon  remarque  que  c'était  le  seul 
homme  qui  fût  parvenu  à  subjuguer  ce  prince  apoplectique  ; 
«  il  ne  lui  passoit  rien  et  lui  làchoit  quelquefois  des  bordées 
effroyables,  sans  que  M.  le  duc  osât  souffler.  »  Gomment  ne 
pas  tout  pardonner  à  un  gai  compagnon  ?  Malheureusement 
le  duc  de  Goislin  ne  faisait   pas  toujours  un  excellent  usage 
de  sa  tournure  d'esprit  :  il  lui  arrivait  quelquefois  de  sacrifier 
des  intérêts  majeurs  à  un  bon  mot,  à  l'envie  de  faire  rire,  ou 
bien  au  plaisir  de  mettre  les  gens  dans  l'embarras .  Saint- 
Simon  rapporte  un  trait  de  ce  genre  que  notre  impartialité 
nous  oblige  à  citer  pour  compléter  cette  physionomie  originale 
et  la  présenter  sous  tous  ses  aspects.  Il  faut  avouer  que  cela 
est  fort  léger  delà  part  d'un  duc  et  pair,  magistrat  aussi  bien 
que  grand  officier  de  la  couronne  : 

«  La  fantaisie  lui  prit  un  jour,  au  duc  de  Sully,  son  beau-frère, 
et  cl  M.  de  Foix,  d'aller  au  Parlement,  et  ils  me  pressèrent  tant 
d'y  aller  avec  eux  que  je  ne  pus  le  refuser,  et  c'est  l'unique  fois 
que  j'y  aie  été  sans  nécessité.  M.  de  Foix  qui  étoit  paresseux  et 
qui  passoit  les  nuits  en  compagnie,  n'y  vint  point,  de  sorte  que  je 
m'y  trouvai  assis  entre  les  deux  beaux-frères. 

«  Le  Nain,  doyen  alors  du  Parlement ,  et  un  des  plus  estimés 
pour  sa  piobilé,  son  exactitude  et  ses  lumières,  rapporta  un  procès 
considérable  où  il  y  avoit  pour  quarante  mille  francs  de  dépens 
qu'il  conclut  à  compenser;  les  premiers  avis  furent  conformes  à 
celui  du  rapporteur.  C'étoit  à  huis  clos,  à  la  petite  audience;  ainsi 
nous  entendions  tout  parce  qu'on  opinoit  de  sa  place  sans  se 
lever.  Le  Meusnier,  vieux  conseiller,  clerc  aussi  fort  habile,  mais 
de  réputation  plus  que  louche,  ouvrit  l'avis  de  faire  payer  les  dé- 
pens. Plusieurs  le  suivirent,  et  d'autres  non,  car  pour  le  fond  du 
jugement,  il  fut  tout  d'une  voix  de  l'avis  du  rapporteur.  Voilà  le 
duc  de  Goislin  qui  se  met  à  rire  et  à  me  dire  qu'il  faut  faire  un 
partage,  et  que  cela  sera  plaisant  de  voir  la  Grand'Ghambre 
s'aller  faire  départager  à  une  chambre  des  enquêtes.  Je  crus 
qu'il  plaisantoit,  mais  comme  je  le  vis  attentif  à  suivre  et  à  comp- 
ter les  voix  de  part  et  d'autre  et  à  me  presser  de  partager,  c'est-à- 
dire  de  prendre  l'opinion  la  moins  nombreuse,  je  lui  demandai 
s'il  n'avoit  point  de  honte  de  vouloir  coûter  quarante  raille  livres 


382  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

à  des  gens  pour  se  divertir;  qu'ignorants  comme  nous  l'étions,  il 
falloit  aller  à  l'avis  le  plus  doux,  surtout  avec  la  garantie  d'un 
homme  exact,  éclairé  et  intègre  comme  étoit  Le  Nain,  qui  avoit 
bien  examiné  l'affaire.  Il  se  moqua  de  moi  et  dit  toujours  que 
cela  seroit  plaisant  et  qu'il  ne  le  manqueroit  pas.  De  pitié  pour 
ces  parties,  dont  nous  ne  connaissons  aucune,  je  m'assurai  du 
duc  de  Sully,  qui  blâma  son  beau-frère,  et  qui  convint  avec  moi 
qu'il  seroit  pour  compenser  les  dépens.  Nous  opinâmes  les  der- 
niers, et  tous  trois  linmes  parole.  Le  duc  de  Coislin,  qui  par  son 
calcul  savoit  qu'il  partageroit  en  prenant  l'avis  de  Le  Meusnier, 
en  fut.  Je  me  rangeai  après  à  celui  de  Le  Nain,  et  après  moi  le 
duc  de  Sully.  Le  premier  président  Harlay,  qui  avoit  compté  aussi 
et  qui  vit  le  partage,  se  met  à  regarder  les  présidents  à  mortier, 
à  leur  dire  qu'il  y  a  partage,  puis  à  remontrer  à  la  compagnie 
l'indécence  de  cet  inconvénient  dans  un  tribunal  comme  la 
Grand'Chambre  ;  qu'il  falloit  tàcber  de  se  réunir  à  son  opinion  ; 
que  la  sienne  étoit  de  compenser  les  dépens,  et  qu'il  alloit  re- 
prendre les  voix.  Pendant  qu'on  opinoit,  le  duc  de  Coislin  crevoit 
de  rire,  et  à  moi  à  l'exhorter  à  se  contenter  du  plaisir  qu'il  s'étoit 
donné,  et  de  ne  pas  pousser  l'affaire  à  bout.  Jamais  il  n'y  voulut 
entendre,  bien  résolu  de  changer  d'avis  ou  non,  suivant  que  cela 
serviroitau  partage.  Il  fut  encore  de  l'avis  de  Le  Meusnier,  le  duc 
de  Sully  et  moi  de  celuy  du  rapporteur,  le  premier  président 
aussi,  et  encore  partage. 

a  Voilà  le  premier  président  fort  fâché,  qui  harangua  près  d'un 
quart  d'heure,  qui  tâcha  de  piquer  d'honneur  Messieurs,  d'éviter 
la  honte  de  s'aller  faire  départager  aux  enquêtes,  qui  dit  qu'il  va 
reprendre  pour  la  troisième  fois  les  avis,  et  que  pour  abréger, 
parce  que  les  raisons  sont  suffisamment  entendues,  il  suffira  que 
chacun  opine  qu'il  estde  l'avis  du  rapporteur  ou  de  Le  Meusnier. 
Le  diable  voulut  que  le  partage  subsistât,  quoique  plusieurs  con- 
seillers eussent  changé  d'avis,  suivant  qu'ils  comptoient  jusqu'à 
eux  pour  éviter  le  partage,  et  toujours  M.  de  Coislin  pour  payer 
les  dépens.  Le  malheur  fut  qu'avec  une  voix  de  plus  pour  Le 
Meusnier,  il  n'y  avoit  plus  partage.  Harlay,  qui  l'avoitbien  compté 
et  qui  regardoit  noir  le  duc  de  Coislin,  dont  la  seule  voix  fit  en 
dernier  lieu  ce  désordre,  exposa  le  cas  à  la  compagnie,  tâcha  de 
toucher  en  faveur  des  parties  perdantes,  à  qui  une  seule  voix 
coûterait  un  partage  injurieux  pour  la  compagnie,  ou  quarante 
mille  livres  de  plus.  Il  eut  beau  dire,  personne  ne  répondit  à  ces 


PIERRE    DE    COISLIN  383 

semonces  réitérées, tellement  que,  comme  il  vit  qu'il  folloit  enfin 
prononcer,  il  préféra  Thonneur  prétendu  de  la  grand'chambre  à 
la  bourse  de  ces  pauvres  parties;  dit  que,  pour  éviter  le  partage, 
il  revenoit  à  l'avis  de  Le  Meusnier.  et  prononça  l'arrêt  avec  la 
condamnation  aux  dépens.  Je  parollai  le  duc  de  Coislin  tantque  je 
pus,  qui  étoit  ravi  et  mouroit  de  rire  (1).  » 

Ce  trait  peint  riiomme  :  caustique,  sans  cœur,  espiègle 
jusque  dans  les  choses  les  plus  sérieuses,  fort  différent  de  son 
père,  type  achevé  de  l'honneur  le  plus  chevaleresque.  Ajoutez 
à  cela  que,  veuf  d'une  charmante  femme  qu'il  avait  rendue  fort 
malheureuse,  il  se  ruinait  «  avec  une  comédienne  qui  le  gou- 
verna jusqu'à  la  mort,  »  et  l'on  aura  une  triste  mais  complète 
idée  de  l'ami  intime  de  M.  le  duc.  Au  reste,  les  excès  de  sa 
vie  dissipée  ne  lui  portèrent  pas  bonheur,  car  il  fut  enlevé  pré- 
maturément à  ses  compagnons  de  joie  et  mourut  à  l'âge  de 
quarante-six  ans,  après  avoir  vu  presque  tous  les  siens  le 
précéder  de  quelques  années  dans  la  tombe. 

Sa  mère,  Madeleine  de  Halgouët,  duchesse  de  Coislin, 
mourut  la  première,  le  9  septembre  1705(2),  retirée  dans 
une  de  ses  terres,  où  elle  vivait  loin  du  tourbillon  du  monde. 
C'était  une  sainte  et  digne  femme,  dont  le  plus  bel  éloge  est 
le  silence  delà  chronique  de  Saint-Simon  ;  il  décrit  si  minu- 
tieusement les  travers  de  tous  les  Coislin,  qu'il  n'eût  pas 
épargné  la  duchesse,  si  elle  lui  avait  donné  prise  :  k  C'étoit, 
dit-il,  une  femme  de  mérite  et  de  vertu  »  (3)  :  trois  mots  qui 
valent  mieux  qu'une  pompeuse  oraison  funèbre. 

Cinq  mois  après,  le  5  février  1706,  le  cardinal  de  Coislin 
rendait  le  dernier  soupir  à  Versailles,  n'ayant  pas  encore 
atteint  sa  soixante-dixième  année.  On  attribua  sa  mort  au 
chagrin  que  lui  causa  le  scandale  occasionné,  vers  la  fin  de 
1705,  par  une  calomnie  infâme  qui  atteignait  directement 
l'honneur  de  son  neveu,  l'évèque  de  Metz  ;  et  comme  elle 
intéresse  vivement  la  biographie  de  ce  dernier,  nous  devons 
en  rapporter  fidèlement  les  détails  : 

(I)  Saint-Simon,  l.  V,  p.  188,  189. 

(•2)  V.  Gazette  de  France  du  12  septembre. 

(3)  Saint-Simon,  t.  111,  p.  18-2. 


384  LA    BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

«  Jamais  aventure  si  éclatante  ni  si  ridicule,  dit  Saint-Simon. 
Un  enfant  de  chœur,  qu'on  dit  après  être  chanoine  de  Metz,  fils 
d'un  chevau-léger  de  la  garde,  sortit  fuyant  et  pleurant  de  l'ap- 
partement de  M.  de  Metz,  où  il  étoit  seul  pendant  que  ses  domes- 
tiques dinoient,  et  s'alla  plaindre  à  sa  mère  d'avoir  été  fouetté 
cruellement  par  M.  de  Metz;  de  ce  fouet  indiscret  et,  s'il  fut  vrai, 
fort  peu  du  métier  d'un  évêque,  des  gens  charitables  voulurent 
faire  entendre  pis,  et  le  chapitre  de  la  cathédrale  à  s'émouvoir  et 
à  instrumenter.  Le  chevau-léger  accourut  en  poste  à  Versailles, 
où  il  se  jetta  aux  pieds  du  roi  avec  un  placet,  demandant  justice 
et  réparation.  La  maréchale  de  Rochefort  (1)  m'envoya  chercher 
partout,  m'apprit  l'aventure  et  me  pria  de  prévenir  Chamillart, 
qui  avoit  Metz  dans  son  département,  et  de  ne  rien  oublier  pour 
servir  efficacement  M.  de  Metz  dans  une  affaire  si  cruelle  que  ses 
ennemis  lui  suscitoient,  et  qui  intéressoit  l'honneur  de  toute  sa 
famille.  Je  m'en  acquittai  sur  le  champ,  et  Chamillart,  naturelle- 
ment obligeant,  s'y  porta  le  mieux  du  monde.  Il  se  fit  donc  ordon- 
ner par  le  roi  d'écrire  à  l'intendant  de  Metz  d'assoupir  cette 
affaire  et  de  faire  en  sorte  qu'il  n'en  fût  plus  parlé.  Mais  le  cardi- 
nal de  Coislin,  averti  à  Orléans  de  ce  fracas,  qui  éloit  l'honneur, 
la  piété  et  la  pureté  même,  accourut  dans  l'instant  qu'il  l'apprit 
et  supplia  le  roi,  pour  lui  et  pour  son  neveu,  que  l'affaire 
fût  éclaircie,  qu'on  punit  ceux  qui  méritoient  de  l'être;  que  si 
c'étoit  son  neveu,  il  perdît  son  évêché  et  sa  charge  dont  il  étoit 
indigne  mais  qu'il  éloit  juste  aussi,  s'il  étoit  innocent,  que  la 
réparation  de  la  calomnie  fût  publique  et  proportionnée  à  la 
méchanceté  qu'on  lui  avoit  voulu  faire.  L'affaire  dura  depuis 
jN'oël,  que  le  cardinal  de  Coislin  arriva,  jusqu'au  18  janvier, 
que  le  roi  ordonna  que  le  cheva\i-léger  avec  toute  sa  famille, 
iroit  demander  pardon  en  public,  à  M.  de  Metz,  chez  lui, 
dans  l'évêché,  et  que  les  registres  du  chapitre,  de  la  cathédrale 
seroient  visités,  et  tout  ce  qui  pouvoit  y  avoir  été  mis  et  qui 
pouvoit  blesser  M.  de  Metz,  entièrement  tiré  et  ôté  ;  tellement 
que  ce  vacarme,  épouvantable  d'abord,  s'en  alla  bientôt  en 
fumée...  » 

«   La   suite   de  la  vie  de  M,  de  Metz,  ajoute  Saint-Simon,  a 
magnifiquement  démenti  ou  l'impudence  ou  le  guet-apens    dont 


[\)  Demi-sœur  de  cardinal  et  du  premier  duc  de  Coislin  ,  fille  du 
deuxième  lit  de  Marie  Séguior. 


PIERRE    DE    COISLIN  ^^^ 

son  oncle  et  lui  pensèrent  mourir  de  douleur,  et  dont  la  santé  du 
premier  ne  s'est  jamais  bien  rétablie...  (1).  » 

Le  cardinal,  dont  le  cœur  avait  été  «  flétri  »  par  cette 
triste  affaire,  mourut  en  effet  pendant  la  nuit  du  4au5  fé- 
vrierl706,  après  une  maladie  de  quelques  jours,  en  voulant 
signer  son  testament,  qu'il  venait  de  dicter  (2). 

«  C'étoit  un  assez  petit  homme,  dit  Saint-Simon,  fort  gras,  qui 
ressembloit  assez  à  un  curé  de  village  et  dontrhabifne  promet- 
toit  pas  mieux  même  depuis  qu  il  fût  cardinal  (3).  On  a  vu  en 
différents  endroits  la  pureté  de  mœurs  et  de  vertu  qu  il  avoit  mvio- 
lablement  conservée  depuis  son  enfance...  Son  amour  pour  la 
résidence,  sa  continuelle  sollicitude  pastorale  et  ses  grandes 
aumônes  dans  son  diocèse,  dont  il  étoit  sans  cesse  occupe.  Il  y  fit, 
entre  autres,  une  action  qui  mérite  de  ne  pas  être  oubliée. 

.  Lorsqu'après  la  révocation  de  (l'Edit)  de  Nantes,  on  mit  en 
lète  au  roi  de  convertir  les  huguenots  à  force  de  dragons  et  de 
tourments  (4),  on  en  envoya  un  régiment  à  Orléans  pour  y  être 
répandu  dans  le  diocèse.  M.  d'Orléans,  dès  qu  il  fut  arrl^^,  en  fi 
mettre  tous  les  chevaux  dans  ses  écuries,  manda  les   officiers  et 
leur  dit  qu'il  ne  vouloit  pas  qu'ils  eussent  d'autre  table  que  la 
sienne-    qu'il  les   prioit  qu'aucun   dragon  ne  sortit  de  la  ville, 
qu'aucun  ne  fît  le  moindre  désordre    et   que,  s'ils  n'avoient  pas 
assez  de  subsistance,  il  se  chargeoit  de  la  leur  fournir;  surtout 
qu'ils  ne  dissent  pas  un  mot  aux  huguenots,  et  qu  ils  ne  logeas- 
sent chez  pas  un  d'eux.  11  vouloit  être  obéi,  et  il  le  fut.  Le  sejoui 

(1)  Saint-Simon,  1. 111,  p.  237-238. 

(2)  Jouinal  de  Dangeau,  du  5  février.  rardiual 
n   Le  musée  archéologique  de  Nantes  possède  un  portrai  du  cardinal 

de  Cois  irféc^ué  plr  M.  Bizeul.  Le  curé  de  village  a  la  physionomie  d  un 
fort  a^abl  p^Tlat.  On  a  de  lui,  du  reste,  un  fort  grand  nombre  de  por- 
ira  tsTravés  NOUS  en  connaissons  au  moins  six  en  CH)stumc  d  abbé  gra- 
iraits  gra^cs.  i><Ju^^"  ;■  rh-^ioau-  —  M.  Lasne,  ICÔG,  in-fol.;  — 

véspar:  M"--^^'  '^^t' T  ■\7^«  S  '  -et  Lenfanl,  ICGl,  daprès 
MacTii     Ma&son;  —  Nantcuil,  lCo8,  in-ioi.,        ei  i.tu.a..i,  y 

Nanleuil  n  fol  -  trois  en  costume  d'ovéque,  gravés  par  :  Mnteu.l,  1666, 
in  f7  -!  M.  Pillau,  d-après  Lefebvre,  1670.  -^^-^oL,- ciL.vmess.n^- 
Enfm'trois  en  costume  de  cardinal,  gravés  par  Ross,,  a  Rome  C97 
fj  ;^.  [!  et   Gantrel,  1«9,  in-lol.;  -  et  Sarrabat,  daprès  H.gaud,  1-00, 

'";rô:  iiHt^i^s'en  tenir  sur  ces  tourments  depuis  ia  publication 
Uu  livre  de  M.  Aubineau.  ,  ^^ 


38C  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

lui  dura  un  mois  et  lui  coûta  bon,  au  bout  duquel  il  fit  en  sorte 
que  ce  régiment  sortît  de  son  diocèse  et  qu'on  n'y  renvoyât  plus 
de  dragons.  Celte  conduite,  pleine  de  charité,  si  opposée  à  celle 
de  presque  tous  les  autres  diocèses  et  des  voisins  de  celui  d'Or- 
léans, gagna  presque  autant  de  huguenots  que  la  barbarie  qu'ils 
souffroient  ailleurs.  Ceux  qui  se  convertirent  le  voulurent  et 
l'exécutèrent  de  bonne  foi,  sans  contrainte  et  sans  espérance.  Ils 
furent  préalablement  bien  instruits  et  rien  nefutprécipité,  et  aucun 
d'eux  ne  retourna  à  l'erreur.  Outre  la  charité,  la  dépense  et  le 
crédit  sur  cette  troupe,  il  falloit  aussi  du  courage  pour  blâmer, 
quoique  en  silence,  tout  ce  qui  se  passoit  alors  et  que  le  roi  affec- 
tionnoit  si  fort  par  une  conduite  si  opposée.  La  même  bénédiction 
qui  le  suivit  s'étendit  encore  jusqu'à  empêcher  le  mauvais  gré  et 
pis  qui  en  devoit  naturellement  résulter  (1). 

Ailleurs,  Saint-Simon  parle  ainsi  de  la  présence  d'esprit  du 
cardinal  : 

«  Son  aventure  du  nijcticoraxin  domicilia  a  été  trop  sue  pour 
l'oublier.  Le  roi,  qui  avoit  ouï  chanter  le  psaume  où  est  ce  pas- 
sage, et  dont  le  mot  un  peu  barbare  l'avoit  frappé,  ne  savoit  point 
de  latin,  et  en  demanda  l'explication  à  M.  d'Orléans  à  son  dîner. 
Il  rêva  un  peu,  puis  lui  dit  que  c'étoit  le  nom  propre  d'un  roi  d'Is- 
raël qui  vivoit  fort  en  solitude  ;  chacun  baissa  les  yeux  et  on  se 
contint,  tant  la  vertu  a  quelquefois  de  force;  mais  on  ne  laissa 
pas  d'en  rire,  et  le  roi  n'en  sut  pas  davantage  (2). 

«  On  sut  de  ses  valets  de  chambre,  après  sa  mort,  ajoute  le 
chroniqueur  qui  raconte  encore  d'autres  traits  du  pieux  évêque, 
qu'il  se  macéroit  habituellement  par  des  instruments  de  péni- 
tence, et  qu'il  se  relevoit  toutes  les  nuits  et  passoit  à  genoux  une 
heure  en  oraison.  Il  reçut  les  sacrements  avec  une  grande  piété 
et  mourut  comme  il  avoit  vécu...  Toute  la  cou?  s'affligea  de  sa 
mort;  le  roi  plus  que  personne,  qui  fit  son  éloge.  Il  manda  le 
curé  de  Versailles,  lui  ordonna  d'accompagner  le  corps  jusque 
dans  Orléans,  et  voulut  qu'à  Versailles  et  sur  la  route  on  lui 
rendit  tous  les  honneurs  possibles.  Celui  de  l'accompagnement 
du  curé  n'avoit jamais  été  fait  à  personne  (3)...  » 

(1)  Mémoires  de  Saint-Simon,  t.  III,  p.  210,  2il . 
2)  Actes  de  Saint-Simon  au  Journal  de  Dangeau,  t.  V,  p.  256. 
(3)  Mémoires  de  Saint-Simon,  t.  III,  p.  241. 


PIERRE    DE    COISLIN  387 

L'appréciation  du  noble  chroniqueur  de  la  cour  au  sujet 
d'un  prince  de  l'Église,  ne  donnerait  pas  une  idée  complète 
du  caractère  du  cardinal  de  Coislin,  si  nous  n'ajoutions  que 
Fénelon  le  regardait  comme  un  prélat  vertueux  et  régulier, 
mais  qui,  par  défaut  d'instruction,  donnait  trop  de  confiance 
aux  disciples  de  Jansénius.  Telle  est  en  effet  la  traduction 
sommaire  d'un  passage  du  mémoire  latin  que  l'archevêque 
de  Cambrai  adressait  au  pape  Clément  XI  en  1703  :  Mitiùs 
quidemet  cautiùs  sese  gerit  D.  cardinalis de  Coislin^  magnus 
Franciœ  eleemosynarius^  vir  beneficius^  pacificus^  pius^  di- 
gnus  denique  qui  à  cunctis  ametur;  sed^  déficiente  doctrinal 
lotam  diœcesis  administrationem  solisdoctoribus  jansenistis, 
quos  adiniralur,  hactenus  permisit  (1). 

Le  cardinal  de  Coislin  fut  enterré  solennellement  le  18  fé- 
vrier dans  la  cathédrale  d'Orléans,  du  côté  de  l'évangile  ; 
trois  oraisons  funèbres,  prononcées  dans  le  cours  du  mois  de 
mars,  célébrèrent  ses  hautes  vertus,  puis  le  chapitre  recon- 
naissant lui  consacra  une  longue  épitaphe  latine,  ainsi  rap- 
portée par  la  Gallia  christiana  : 

Hic  jacet 

Eminentissimiis  D.  D.  Petrus  du  Cambout  de  Coislin 

S.  R.  E.  titulo  S.  S.  Trinitatis  in  monte  Pincio 

Presbyter  cardinalis, 

Episcopus  Aurelianensis, 

Antiquissimâ  apud  Armoricos  nobilitate  illustris, 

Animi  œquabilitate,  candore,  modestiâ,  affabilitate,  benignitate, 

Morum  integritate  illustrior; 

Ecclesiis  sibi  commissis  pios  prudentesque  redores 

Popidis  erudiendis  snnœ  prœcones  doctrinœ, 

Clericis  informandis,  ac  proprio  etiam  sumptu  alendis 

Prœpositos  idoneos,  pastoralis  solticitudinis  diligentes  vicarios 

Socios  sibi,  et  cooperarios  semper  adjunxit. 

Ecclesiasticœ  pacis  amantissimus 

Turbas  composuit,  concordiam  favit. 

Paternâ  incensus  caritate  dispersis  dédit  pauperibus 

Amplum  his  excipiendis,  hospitinm  liâc  urbe  extrui  curavit. 

^1;  Œuvres  de  Fénelon,  l.  XII,  p.  fi03. 


388  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

Inatam  honesîo  loco  natis  inopiœ  verecundiam 

Liber ali  comitate  sublevavit. 

Omnibus  denique  prodesse  studuit,  nemini  nocere. 

Ob  hœc  mérita  Ludovico  Magno, 

Cujus  gratiam  etfavorem  sibi  ab  infantia  conciliavit, 

Summè  carus, 

CunctisGallorumproceribus,quosnativaîirbanitdtesibi  divinxit, 

Gratissimus  ; 

Summorum  Pontificum  amorem 

Totius  Cardinalium  Collegii,  nobilium  Romanorum, 

Ipsiiisqueplebis  studia  et  vota  in  se  convertit. 

Bonis  omnibus  suî  desiderium  relinquens 

Obiit  nonis  februarii  anno  Domini  MDCCVI,  œtatis  LXX, 

Episcopatus  XL,  cardinalatus  IX  (1). 

Les  fidèles  se  portèrent  bientôt  en  foule  à  son  tombeau,  car 
on  le  vénérait  comme  un  saint.  Malheureusement  les  envieux 
de  son  ancienne  faveur  suscitèrent  un  orage  devant  ce  cer- 
cueil à  peine  fermé  ;  Tévéque  de  Metz  prit  la  défense  de  son 
oncle,  et  nous  ne  tarderons  pas  à  signaler  les  déboires  que 
lui  valut  son  zèle  pieux. 

Enfin  la  vieille  marquise  de  Laval,  fille  du  chancelier  Sé- 
guier,  qui  avait  survécu  à  tous  les  enfants  de  son  premier 
mariage,  s'éteignit  au  mois  d'août  1710,  à  Yàge  de  quatre- 
vingt-douze  ans  (2).  C'est  à  elle  que  Beauchâteau,  le  petit 
prodige,  avait  jadis  adressé  cette  épigramme  : 

Que  l'on  admire  en  vous  de  rares  qualités  ! 

Les  grâces,  les  vertus  et  toutes  les  beautés 

A  Tenvi  vous  font  voir  en  tout  incomparable  ; 

Et  je  pourrois  ici  dire  fort  à  propos, 

Que  ce  qu'on  trouve  en  vous  de  moins  considérable. 

C'est  d'être  fille,  femme  et  mère  de  héros. 

«Elle  avoit  beaucoup  d'esprit,  et  méchante.»  dit  Saint- 
Simon,  qui  raconte  plus  haut  qu'apprenant  la  mort  de  la  du- 
chesse de  Verneuil,  décédée  en  1704  à  quatre-vingt-deux  ans, 

(1)  Gallia  chrisUana,  t.  VIII,  p.  1497. 

(2)  El  non  pas  à  88  ans,  âge  indiqué  par  Saint-Simon,  et  que  nous  avon.s 
maladroitement  rapporté  dans  notre  Histoire  du  chancelier  Séguier. 


PIERRE    DE    COISLIN  389 

elle  dit  «  qu'elle  avoit  toujours  bien  cru  que  sa  sœur  mourroit 
jeune,  par  tous  les  remèdes  qu'elle  faisoit.  »  Sous  ce  rapport, 
son  petit-fils,  le  second  duc  de  Coislin,  pouvait  présenter  son 
vivant  portrait  ;  mais  il  ne  put  jouir  de  la  fortune  considéra- 
ble amassée  depuis  longtemps  par  l'héritière  du  chancelier, 
carilmourut  lui-mèmedeux  mois  avant  elle(l),  le  7 mai  1710, 
après  une  longue  maladie  (2).  Son  ami,  M.  le  duc,  l'avait 
précédé  de  quelques  semaines  dans  la  tombe,  et,  frappé  dans 
son  carrosse  d'une  attaque  d'apoplexie  épileptique  en  sortant 
de  l'hôtel  de  Coislin,  il  avait  expiré  dans  d'atroces  convulsions 
dès  son  arrivée  à  l'hôtel  de  Condé. 

Nous  ne  ferons  pas  ici  l'oraison  funèbre  du  second  duc  de 
Coislin  ;  ce  que  nous  en  avons  dit  dans  le  cours  de  cette  no- 
tice, suffit  largement  pour  le  peindre.  Comme  son  père,  il 
avait  beaucoup  d'esprit,  mais  au  contraire  de  son  père,  il 
le  jeta  sans  vergogne  à  tous  les  vents  de  la  malice  et  de  la 
dissipation  :  aussi  fut-il  surtout  regretté  par  cette  génération 
de  courtisans  hypocrites  et  sans  foi  qui  n'attendait  que  la 
mort  du  vieux  roi,  pour  se  précipiter  tête  baissée  dans  tous 
les  désordres  de  la  régence,  et  préparer  de  loin  l'épouvantable 
réaction  de  1793. 

Nous  devons  cependant  citer  en  l'honneur  de  sa  mémoire, 
ce  passage  du  discours  de  l'abbé  de  Choisy,   répondant  à  la 

(1)  «  M.  révêque  de  Metz,  petit-fils  de  M™*"  de  Laval,  écrivait  Dangeau 
le  19  août  1710,  en  héritera  de  53,000  livres  de  rentes  qui  lui  sont  subs- 
tituées. M"ie  la  duchesse  de  Sully,  sa  pelite-fille,  héritera  de  peu  de  chose, 
et  Madame  la  maréchale  de  Rocheforl,  sa  fille  unique  du  second  lit,  n'en 
aura  quasi  rien  :  tout  le  bien  que  M^"  de  Laval  avoit  eu  du  chancelier 
Séguier,  son  père,  étant  substitué  aux  enfants  de  son  premier  mariage 
avec  le  grand-père  de  M.  de  Metz  el  de  M^e  de  Sully.  » 

(2)  «  Il  a  fait  son  testament  en  faveur  des  enfants  de  M™''  de  Blanzac, 
sa  cousine  germaine,  dit  le  Journal  de  Dangeau  :  mais  on  prétend  que 
ce  testament  ne  sauroil  nuire  à  M.  de  Metz,  son  frère  unique,  parce  que 
les  terres  sont  substituées.  "  [Journal  du  7  mai.)  —  Et  l'on  apprend  par 
les  lettres  de  la  m.arquisc  d'Huxeiles,  qu'il  légua  4,000  livres  de 
pension  viagère,  10,000  livres  d'argent  comptant  et  sa  maison  de  Saint- 
Germain  à  M"«  Duclos,  la  fameuse  comédienne.  «  Mais  le  P.  Gaillard  y  a 
fait  ajouter  que  ce  seroil  à  condition  qu'elle  quittcroit  la  comédie.  Il  n'a 
tenu  qu'à  elle  de  l'épouser.  »  (Lettre  citée  par  M.  Feuillet  de  Couches). 

Nous  avons  retrouvé  depuis  peu,  dans  les  archives  de  la  famille  de 
Coislin,  la  minute  originale  de  ce  testament,  et  nous  en  citerons  ici  quel- 


390  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

harangue  de  réception  de  Tévéque  de  Metz  à  l'Académie, 
lorsqu'il  remplaça  son  frère  :  «  En  vous  voyant,  nous  nous 
imaginons  que  nous  le  possédons  encore.  Nous  croirons  le 
voir  assister  à  nos  exercices,  s'en  faire  un  plaisir  et  même  un 
devoir,  déposer  sa  dignité,  ne  chercher  pas  même  à  se  distin- 
guer par  la  justesse  de  son  discernement,  qui  lui  montroit 
toujours  le  vrai,  et  lui  faisoit  démêler  les  questions  les  plus 
embarrassées,  attentif  seulement  à  l'emporter  par  l'envie  de 

ques  extraits  principaux,  pour  mieux  préciser  ces  allégations  si  diverses. 
Nous  y  avons  cherché  en  vain  la  réserve  indiquée  par  le  P.  Gaillard. 

«  Par-devant  les  conseillers  et  notaires  garde-nolles  du  roy  au  Chastelel 
de  Paris  soussignés,  fut  présent  très  haut  et  très  puissant  seigneur 
Mgr  Pierre  du  Cambout,  duc  de  Coislin,  pair  de  France,  demeurant  à 
Paris,  en  son  hôtel  rue  de  Richelieu,  paroisse  Saint-Roch,  malade  de 
corps,  trouvé  en  robe  de  chambre,  assis  sur  un  canapé,  en  sa  chambre 
au  premier  étage  au-dessus  des  enlrcsolies,  ayant  vue  sur  une  petite 
cour  de  derrière,  mais  sain  d'esprit  en  entendement,  comme  il  est  apparu 
aux  notaires  soussignez  par  ses  discours  et  actions  :  lequel  craignant  la 
surprise  de  la  mon,  a  fait  son  testament  qu'il  a  dicté  et  nommé  auxdits 
notaires  soussignez  ainsi  qu'il  suit  : 

«  Premièrement,  comme  chrestien  apostolique  et  romain,  ledit  sieur 
duc  de  Coislin  recommande  son  âme  à  Dieu,  supliantsa  divine  Majesté  de 
lui  pardonner  ses  péchés  et  offenses,  par  les  mérites  infinis  de  la  mort 
et  passion  de  .\ostre  Sauveur  et  Rédempteur,  J.-C,  invoquant  aussy  les 
prières  et  intercessions  de  la  sainte  Vierge  Marie  et  de  tous  les  esprits 
bienheureux. 

«  Item,  veut  son  corps  mort  estre  inhumé  dans  l'église  des  nouvelles 
catholiques,  rue  Sainte-Anne  à  Paris,  donnant  et  léguant  à  la  maison  des 
nouvelles  catholiques,  la  somme  de  3000  livres  une  fois  payées,  pour  la 
réception  de  son  corps  et  frais  de  leur  église,  seulement  à  cause  de  son 
enterrement;  et  encore  à  la  charge  de  faire  dire  en  leur  église  un  annuel 
de  messes  dans  l'année  de  son  décès  et  mesme  une  autre  messe  toutes 
les  festes  de  l'année  à  perpétuité,  à  l'intention  dudit  seigneur  duc  de 
Coislin,  et  de  plus  à  la  charge  de  faire  faire,  et  poser  en  leurdite  église,  un 
épitaphe  où  sera  rappelée  la  présente  disposition  elles  charges  d'icelle. 

<>  Item,  veut  qu'il  soit  dit  à  sadille  intention  mille  messes,  sçavoir  cinq 
cens  en  l'église  des  religienx  Jacobins  de  la  rue  Neuve-Saint-Honoré  à 
Pans,  et  cinq  cens  en  l'église  du  couvent  appelé  le  Nazareth  proche  le 
Temple. 

'(  Item,  veut  qu'il  soit  donné  et  distribué  la  somme  de  100  livres  une 
fois  payée  aux  pauvres  de  chacune  des  paroisses  de  Bretagne  qui  luv 
appartiennent. 

«  Item,  donne  et  lègue  aux  pauvres  honteux  et  malades  de  la  paroisse 
Samt-Hoch  à  Paris,  la  somme  de  1000  livres  une  fois  payée...  » 

\iennent  ensuite  des  legs  fort  nombreux  variant  de  300  à  500  livres 


PIERRE    DE    COISLIN  39^ 

faire  plaisir,  par  la  douceur  de  la  société,  et  par  cette  aimable 
politesse  qui  vous  est  héréditaire.  Enfin,  Monsieur,  tant  aue 
nous  vous  verrons,  nous  croirons  n'avoir  rien  perdu  (\)    ,, 

Ce  témoignage  est  très  flatteur  pour  le  second  duc  de 
Coishn  ;  mais  nous  avons  dit  ce  qu'il  faut  penser  de  ces 
éloges  académiques.  En  ce  qui  nous  concerne,  nous  décla- 
rons ne  posséder  aucune  estime  pour  Pierre  de  Coislin  et 
nous  avons  hâte  d'aborder  la  carrière  plus  digne  de  l'attention 
d  un  biographe,  de  son  frère  l'évéque  de  Metz,  qui  recueillit 
la  succession  de  ses  honneurs  académiques  et  ducaux. 

lalommê  dpToo  r"'^"'  '  ''•  ''''^^'^  ^'  ^^"^"'<^  ""  diamant  de  valeur  de 
la  somme  de  4000  livres  pour  marque  de  son  amitié  • 

«  Et  a  la  demoiselle  de  Crémeaux,  1200  livres  une  fiis  payées 

■ivres  de  n^n^irvit'''''"' '°r' '' ''^""^  '  ''^  ^^^'-oisetll  Duclos  4000 
;1  Lv!  ^  ,      ^'''  P""  '''''""  '°  ^'  ^^  ««'""le  de  2000  livres  une 

fois  payée,  considérant  ladite  pension  à  la  demoiselle  Durlo.  .in  ,  ! 
a  somme  de  2000  livres  comme  une  délie  T^a  su  ession  eC/^ 
ference  a  tous  tes  autres  leç,s  portés  par  le  présent  o.slarnt  p  iam  s  s 
héritiers  et  légataires  universels  de  faire  acquitter  lesd'ls  deux  1p'« 
oxaetemenl  a  laditle  demoiselle  Duclos,  sans  attendre  la  i  ..d2n  d 
affaires  de  sa  succession.  Plus,  donne  et  lègue  a  la  demoiselle  D  clos  a 
maison  qui  luy  appartient,  size  à  Saint-Germain-en-Lave 

Puis,  Il  donne  son  hôtel  de  Versailles  au   maréchal  d'Harcourl    son 
cousm,  le  portrait  du  cardinal  de  Coislin  à  révêque  d'Autun   etla  lerr" 
et  seigneurie  du  Cambout  à  M.  le  comte  de   Cambout    son  cousin    h 
charge  de  payer  30000  livres  sur  ses  dettes   privée^  parmi  lesqucie 
Il  faut  compter  «  100  louis  d'or  à   14  livres  à  M-r    p  rln^Ha  i 

SI  ac,  tt  tout  ce  qu  il  peut  devoir  du  jeu  à  Mesdames  de  Guiscard  et  de 
Cadl  ux,  dont  .1  veut  qu'elles  soyent  crueues  sur  leur  parole 

lesset  v'r  fr'"!'  '^  '"'^'^"'  ^'^  ''^'g^^^''-^^  ""'versels  M-  ,a  eom- 

icsse  de  .Nangis  et  M.  le  comte  de  Marton,  enfants  de  M-  la  comtesse! 
b  ansac,  sa  cousine  germaine,  a  la  charge  de    payer  à  la  ducT         de 
Sully  sa  sœur,  tout  ce  qui  reste  de  ce  qui  lui  a  été  promis  par  son  coniraî 
de  mariage,  et  toutes  les  anciennes  délies  du  duc  et  de  la  duchesse  de 
Co.slin  ses  père  et  mère  ;  -  il  prie  lévéque  de  Melz,  son  frère  de  ne  na 
trouver  mauvais  qu  il  dispose  ainsi  de  ses  biens  puisqu'U 'a   „  a  p 
be.so.n,  et  qu'ils  ne  sortent  pas  de  la  famille  ;  -  et  il  établit  pou    exé  u 
leur  testamentaire  le  .secrétaire  d'Etal,  comie  de  Pontchartrain  en  recom' 
mandant  la  Duclos  à  sa  protection  toute  spéciale 
(I;  Recueil  des  Harangues  de  C Académie,  édit.  1724,  t.  m. 


i 


VI 


HENRI-CHARLES  DU  CAMBOUT 

ÉVÊQUE     DE      METZ 

TROISIÈME  ET  DERNIER  DUC  DE  COISLIN 
(1664-1732) 


I.  Difficultés  pour  la  succession  du  duché  de  Coislin. 
(1710-1711.) 

Dans  le  cours  de  nos  précédentes  études  sur  le  père  et  sur 
le  frère  aîné  d'Henri-Charles  du  Cambout ,  nous  avons  lon- 
ij^uement  esquissé  les  débuts  de  la  carrière  ecclésiastique  de 
leur  successeur,  et  nous  savons  déjà,  sans  qu'il  soit  besoin 
d'insister  de  nouveau  sur  ces  détails,  que,  né  le  15  septembre 
1664  et  d'abord  destiné  à  l'ordre  de  Malte,  Henri-Charles 
prit  le  petit  collet  à  la  mort  du  second  des  fils  d'Armand  de 
Coislin,  fit  d'excellentes  études  sous  la  direction  de  son  oncle 
l'évêque  d'Orléans,  prit  le  bonnet  de  docteur  en  Sorbonne, 
devint  abbé  de  Saint- Georges  de  Boscherville  au  pays  de 
Caux,  premier  aumônier  du  roi,  chevalier  de  l'ordre,  et  fut 
nommé  à  l'évèché  de  Metz  presque  en  même  temps  que  son 
oncle  au  cardinalat.  En  terminant  notre  esquisse  de  la  triste 
existence  de  Pierre  de  Coislin,  nous  avons  dit  comment  la 
vieille  marquise  de  Laval,  fille  du  chancelier  Séguier,  laissa 

25* 


394  I.A    BRETAGNE    A    L  ACADEMIE 

55,000  livres  de  rente  à  son  pelit-fils;  et  comment  Tévêque 
de  Metz  et  la  duchesse  de  Sully,  sa  sœur,  restèrent,  en  1710, 
les  seuls  représentants  de  la  branche  aînée  de  la  famille  du 
Cambout.  Ils  lui  redonnèrent  l'éclat  et  l'estime  que  leur  frère 
avait  failli  lui  faire  perdre. 

Le  premier  soin  de  l'évêque  de  Metz  fut  de  revêtir  le  man- 
teau ducal,  qui  lui  revenait  de  droit  d'après  les  lettres  pa- 
tentes d'érection  du  duché  de  Coislin  ;  mais  des  difficultés 
imprévues  se  présentèrent  qui  mirent  quelque  temps  en  péril 
ses  justes  prétentions  à  cet  honneur.  Louis  XIV  lui-même  se 
rangea  de  l'avis  des  opposants ,  et  pour  comprendre  cette 
disgrâce  momentanée  qui  vint  frapper  l'évêque  de  Metz  après 
les  faveurs  sans  nombre  que  la  main  royale  avait  répandues 
sur  sa  famille,  il  nous  faut  remonter  d'environ  deux  ans  en 
arrière. 

«  Le  roi,  dit  Saint-Simon,  après  avoir  fort  aimé  le  cardinal  de 
Coislin,  et  eu  pour  lui  jusqu'à  sa  mort  une  estime  déclarée  qui 
alloil,  et  très-justement,  jusqu'à  la  vénération,  se  laissa  depuis 
aller  au  P.  Tellier,  qui,  pour  fourrager  à  son  plaisir  le  diocèse 
d'Orléans,  de  concert  en  cela  avec  Sainl-Sulpice ,  persuada  au 
roi  que  ce  cardinal  était  janséniste,  et  qu'il  avoit  mis  en  place 
dans  son  diocèse  tous  gens  qu'il  en  falloit  chasser.  C'étoient  des 
hommes  du  premier  mérite  en  tout  genre  et  connus  et  goûtés 
comme  tels,  et  qui  étoient  fort  attachés  au  cardinal.  Ils  furent 
chassés,  et  quelques-uns  exilés.  Tout  le  diocèse  cria.  Cela  aigrit 
les  persécuteurs,  qui  avoient  Fleuriau,  évêque  d'Orléans,  à  leur 
tête.  Ils  firent  ôter  la  tombe  du  cardinal,  parce  qu'on  étoit  ac- 
coutumé d'y  aller  prier,  et  on  empêcha  avec  violence  ce  pieux 
usage  qui  avoit  commencé  dès  sa  mort  et  qui  n'étoil  qu'une  suite 
de  la  constante  réputation  de  toute  sa  vie.  M.  de  Metz,  qui  avoit 
protégé  tant  qu'il  avoit  pu  ces  ecclésiastiques  chassés  et  exilés, 
perdit  toute  patience  à  l'enlèvement  de  la  tombe  de  son  oncle, 
surtout  après  en  avoir  fortement  et  inutilement  parlé  au  roi.  11 
s'échappa  en  propos  qui  furent  rapportés  et  envenimés  par  ceux 
qu'ils  regardoient  le  plus  et  qui  mirent  le  roi  de  part  dans  leur 
querelle  et  dans  leur  ressentiment  (1).  » 

(1)  Saint-Simon,  t.  V,  p.  191. 


HENRI-CHARLES    DE    COISLIN  395 

Nous  ne  discuterons  pas  ici  la  convenance  de  la  mesure 
prise  à  l'égard  des  docteurs  intronisés  par  le  cardinal  de 
Coislin  dans  son  diocèse  :  il  est  malheureusement  trop  certain 
qu'on  pouvait  les  accuser  avec  raison  de  professer  les  doctrines 
jansénistes,  et  les  éloges  ou  la  désapprobation  du  noble  duc 
sont  fort  suspects  en  pareille  matière,  car  il  ne  cache  pas,  en 
maint  passage  de  ses  mémoires,  sa  prédilection  pour  les  dissi- 
dents. Saint-Simon  était  janséniste  et  très  porté  à  exagérer  le 
semblant  d'arbitraire  des  mesures  parfois  rigoureuses  prises 
par  l'autorité  ecclésiastique  contrôles  fauteurs  de  la  nouvelle 
hérésie.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  l'enlèvement  delà 
tombe  du  cardinal  de  Coislin  était  peu  fait  pour  bien  disposer 
l'esprit  de  son  neveu  en  faveur  de  la  politique  religieuse  de  la 
cour;  mais  on  connaît  le  caractère  absolu  de  Louis  XIV  :  une 
pareille  opposition,  malgré  ses  apparences  de  légitimité,  suf- 
fisait pour  l'aigrir  vivement  contre  son  auteur.  Or  Tévéque 
de  Metz  ne  sut  pas  garder  de  mesure,  et,  pey  de  temps  après 
ces  événements,  il  lui  arriva  de  critiquer  amèrement  une 
œuvre  royale.  C'était  au  moment  où  l'on  commençait  à  dé- 
couvrir la  nouvelle  chapelle  de  Versailles,  qui  était  achevée. 
Le  duc  de  La  Rocheguyon,  le  duc  de  Villeroi,  M.  de  Caslries, 
Fornaro  le  Sicilien  et  l'évêque  de  iMetz  allèrent  un  jour  visiter 
ensemble  le  nouveau  monument  : 

«  Aigri  des  affaires  d'Orléans  et  frappé  de  la  quantité,  de  la 
magnificence  et  de  l'éclat  de  l'or,  de  la  peinture  et  des  sculptu- 
res, M.  de  Metz  ne  put  s'empêcher  de  dire  que  le  roi  feroit  bien 
mieux  et  une  œuvre  bien  plus  agréable  à  Dieu,  de  payer  ses 
troupes  qui  mouroient  de  faim,  que  d'entasser  tant  de  choses 
superbes,  aux  dépens  du  sang  de  ses  peuples  qui  périssoient  do 
misère  sous  le  poids  des  impôts,  et  il  alloit  paraphraser  encore 
cette  morale  sans  M.  de  Castries,  aussi  considéré  qu'il  étoit  im- 
prudent, qui  le  retint  et  lui  fit  peur  de  Fornaro;  mais  il  en  avoil 
bien  assez  dit,  et  dès  le  soir  même  le  roi  le  sut  mot  pour  mot... 
Les  lettres  que  de  Metz  écrivit  à  ses  amis,  étant  à  Metz,  ne  furent 
pas  plus  discrètes.  Depuis  le  fatal  secret  trouvé  par  M.  de  Lou- 
vois,  pour  violer  la  foi  publiipie  et  celles  des  lettres,  le  roi  en  vit 
toujours  les  extraits  et  c'étoient  de  nouveaux  sujets  de  colère,  qui 


% 


396  LA    BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

le  piquoient  d'autant  plus,  que  retenu  par  la  nature  des  voies  qui 
l'informoient,  il  ne  vouloit  pas  le  montrer  (1).  » 

Les  choses  étaient  en  cet  état  lorsque  mourut  le  duc 
Pierre  de  Coislin. 

«  C'étoit,  dit  Saint-Simon,  dans  le  temps  du  mariage  de  M.  de 
Vendôme,  pendant  que  le  roi  étoit  à  Marly,  où  j'étois  ce  voyage. 
On  y  apprit  cette  mort  entre  midi  et  une  heure.  La  dignité  pas- 
soit  de  plein  droit  à  M.  de  Metz,  son  frère  unique,  et  cela  fit  la 
conversation. 

«  Le  comte  de  Rancy  qui,  sans  avoir  le  sens  commun,  mais 
beaucoup  de  brutalité,  d'assiduité  et  de  bassesse,  étoit  de  tout  à 
la  cour  de  Monseigneur...,  point  trop  mal  avec  le  roi...,  étoit 
aussi  avec  un  air  de  bonhommie  et  sans  façon  avec  tout  le 
monde...,  le  plus  envieux  de  tous  les  hommes,  et  en  dessous  le 
plus  sottement  glorieux.  Il  se  trouva  choqué  que  M.  de  Metz  de- 
vint duc  et  pair.  Il  alla  chez  Monseigneur,  à  qui  il  dit  que  Tévêque 
de  Metz  seroit  plafsant  à  voir  en  épée  et  en  bouquet  de  plumes  ; 
et  comme  il  avoit  affaire  à  un  aussi  habile  homme  que  lui,  il  Tin- 
fatua  par  ses  sottises-là  que  M.  de  Metz,  étant  prêtre  et  évêque, 
ne  pouvoit  être  duc  et  pair;  comme  si  pour  l'être,  il  falloit  porter 
une  épée  et  un  bouquet  de  plumes,  et  qu'il  n'y  eût  pas  des  évê- 
ques  pairs,  séant  au  Parlement  avec  un  habit  qui  leur  est  parti- 
culier. De  là,  il  alla  à  la  fin  du  dîner  de  M^"'  et  de  M'^'^  la  du- 
chesse de  Bourgogne,  avec  les  mêmes  propos,  qui  ne  les  persua- 
dèrent pas  si  facilement.  M^'  le  duc  de  Bourgogne  se  moqua  de 
lui  et  de  ses  fades  et  malignes  plaisanteries,  et  voulut  bien  dé- 
montrer, ce  qui  fut  court  et  aisé,  que  M.  de  Metz  pouvoit  et  de- 
voit  recueillir  la  dignité  de  son  frère,  puisqu'il  en  hériloit  de 
droit,  qu'il  étoit  fils  de  celui  pour  qui  l'érection  avoit  été  faite,  et 
qu'il  n'étoit  mort  au  monde  par  aucun  crime  ni  par  aucun  vœu 
religieux.  Des  envieux  et  des  ignorants  dont  les  cours  son  [pleines, 
il  s'en  trouva  en  nombre  qui  firent  chorus  avec  le  comte  de 
Rancy,  sans  que  pas  un  pût  alléguer  quoi  que  ce  fût,  que  ce  ri- 
dicule inepte  d'épée  et  de  bouquet  de  plumes  qui  à  peine  auroit 
pu  surprendre  les  petits  enfants. 

«  M.  de  Metz  n'étoit  point  mal  avec  le  comte  de  Rancy,  et  il 

(1)  Saint-Simon,  t.  V,  p.  191,  192. 


HENRI-CHARLES   DE   COISLIN  397 

n'y  avoit  pas  eu  d'occasions  entre  eux  ;  mais  il  avoit  aussi 
sa  portion  de  cadet  d'extraordinaire,  n'étoitpas  bon,  n'éloit  pas 
aimé  de  tout  le  monde,  et  sa  fortune  ecclésiastique  avoit  révolté 
contre  lui  beaucoup  de  gens  de  cet  état,  ((uoique  la  plupart  hors 
de  portée  d'un  siège  tel  que  Metz  et  d'une  charge  comme  la 
sienne.  Toute  la  journée  se  passa  dans  cette  dispute  dans  les 
compagnies  et  dans  le  salon  ;  mais  le  soir  l'étonnenient  fut  géné- 
ral quand  on  apprit  que  le  roi  y  faisoit  delà  difficulté,  que  Mon- 
seigneur l'avoit  fort  appuyée  dans  le  cabinet  après  le  souper,  et 
que  M^""  le  duc  de  Bourgogne  avoil  aussi  solidement  qu'inutile- 
ment plaidé  pour  M.  de  Metz.  Le  lendemain,  il  eut  défense  du 
roi,  par  Ponchortrain,  de  prendre  ni  titre,  ni  rang,  ni  honneurs 
de  duc  jusqu'à  ce  que  le  roi  se  fût  rendu  compte  de  son  affaire. 
M.  de  Metz  eut  beau  presser  du  moins  que  (jnelqu'un  en  fût 
chargé,  il  n'en  put  venir  à  bout  ;  et  las  d'attendre  dans  un  état 
aussi  triste,  il  lit  ôter  ses  armes  de  sa  vaisselle,  de  ses  carrosses, 
et  de  partout  où  elles  étoient,  parce  qu'il  n'osoil  porter  le  man- 
teau ducal,  et  qu'il  ne  vouloit  pas  s'en  abstenir;  et  de  dépit  il 
s'en  alla  brusquement  dans  son  diocèse.  11  n' avoit  garde  d'obte- 
nir que  quelqu'un  fût  chargé  de  son  affaire  pour  en  rendre 
compte  au  roi,  encore  moins  d'être  entendu  lui-même.  Le  roi,  quoi- 
que peu  instruit,  savoit  très  bien  qu'il  n'y  avoit  nulle  difliculté, 
et  qu'il  étoit  duc  et  pair  de  plein  droit  à  l'instant  de  la  mort  de 
son  frère  ;  mais  il  étoit  outré  contre  M.  de  Metz,  il  l'éloil  de  fa- 
çon à  ne  pas  la  montrer,  et  il  fut  ravi  de  cette  sottise  du  comte 
de  Rancy  et  du  bruit  qu'elle  fit  dans  un  peuple  ignorant  et  jaloux 
de  tout.  Il  la  saisit,  et  ne  pouvant  faire  pis  à  M.  de  Metz ,  il  le 
châtia  cruellement  de  la  sorte,  sous  prétexte  de  ne  rien  précipi- 
ter, et  d'un  éclaircissement  qu'il  n'avoit  garde  de  prendre,  mais 
dont  il  pouvoit  faire  durer  le  prétexte  tant  qu'il  lui  plairoit,  et 
par  conséquent  le  désespoir  de  M.  de  Metz,  qui  en  tomba  malade, 
et  à  qui  réellement  et  de  fait,  la  tête  en  pensa  tourner  et  en  fut 
fort  près  (1).. .  » 

Il  parait  cependant,    malgré  l'assertion  du   chroniqueur, 
que  révéque  de  Metz  ne  resta  pas  sans  essayer  quelque    ten- 


(J)  Sainl-Simoii,  l.  V,  p.  1S!)-190.  —  Sauf  ce  dernier  détail,  qui  nous 
paraît  rorl  exagéré,  le  Journal  ilo  Dangeau  est  romplélemenl  d'accord 
avec  les  Mémoires  de  Saint-Simon. 


398  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIE 

tative  de  persuasion  près  du  roi.  Gros  de  Boze  l'affirme  po- 
sitivement dans  son  éloge  : 

«  On  avoit  insinué  à  Louis  XIV,  dit-il,  qu'il  étoit  également 
contre  l'esprit  de  l'Église  et  contre  l'esprit  du  Gouvernement, 
qu'un  ecclésiastique,  prêtre,  évêque ,  succédât  à  la  dignité  de 
pair  laïque.  L'exemple  du  cardinal  de  Richelieu  et  celuy  du  car- 
dinal de  Mazarin,  qui  d'ailleurs  avoient  esté  faits  ducs,  et  ne 
Festoient  pas  devenus  par  succession,  furent  citez  comme  des 
exceptions  qui  dévoient  d'autant  moins  tirer  à  conséquence,  qu'on 
sçavoit  en  même  temps  qu'ils  avoient  esté  souverainement  maîtres 
des  grâces  les  plus  singulières.  Enfin,  comme  la  question  ne  s'es- 
toit  pas  encore  présentée,  on  cherchoit  àla  rendre  aussi  épineuse 
qu'elle  estoit  nouvelle.  M.  de  Metz  se  garda  bien  de  la  compro- 
mettre par  des  mémoires,  qui  n'auroient  peut  estre  servi  qu'à  en 
attirer  d'autres;  il  porta  directement  au  Roy  les  lettres  d'érec- 
tion du  duché  de  Coislin  en  faveur  de  son  père  et  de  ses  des- 
cendants mâles,  nez  en  légitime  mariage,  et  se  contenta  de  luy 
représenter  que  si  les  ecclésiastiques  en  dévoient  estre  exclus, 
leur  exclusion  se  trouveroit  escrite  dans  les  lettres  de  Coislin,  oa 
dans  celles  de  quelque  autre  duché,  au  lieu  qu'il  n'en  estoit  fait 
mention  nulle  pari;  et  que  plus  les  cardinaux  de  Richelieu  et 
Mazarin  avoient  esté  maîtres  des  grâces,  moins  ils  auroient 
manqué  à  faire  spécialement  déroger  à  une  loy,  qui,  si  elle  eût 
existé,  pouvoit,  dans  la  suite  des  temps,  faire  déclarer  vicieux  le 
plus  beau  titre  de  leur  maison  (1).  » 

Ce  raisonnement  était  fort  juste,  mais  Louis  XIV  gardait 
rancune  à  Tévêque  de  son  opposition  récente,  et  surtout  de 
ses  critiques  à  l'occasion  de  la  chapelle  de  Versailles. 

«  Aussi  se  plut-il  pendant  près  d'une  année  complète,  dit  en- 
core Saint-Simon,  à  se  venger  cruellement  de  M.  rie  Metz,  en 
suspendant  son  état  sans  en  vouloir  ouïr  parler,  et  à  se  moquer 
de  liii  après.  Quand  il  crut  enfin  que  cela  ne  se  pouvoit  soutenir 
davantage  sans  une  iniquité  trop  déclarée,  il  fit  dire  un  matin  par 
Ponchartrain  à  M.  de  Metz  qu'il  n' avoit  jamais  douté  qu'il  ne  fût 
duc  et  pair  de  plein  droit  par  la  mort  de  son  frère  ;  qu'il  avoit  eu 

(1)  Mém.  de  VAcadémie  des  belles-lettres,  t.  IX,  p.  249-:250. 


HEKRI-CHARLES   DE   COISLIN  399 

des  raisons  pour  en  user  comme  il  avoit  lait;  mais  qu'il  trouvoit 
bon  maintenant  qu'il  prît  le  titre,  les  marques,  le  ran-  et  les 
honneurs  de  duc  et  de  pair;  et  qu'il  lui  permettoit  aussi  de  se 
foire  recevoir  au  Parlement  en  cette  qualité  quand  il  le  voudroit 
Il  etoit  lors  à  Versailles  et  moi  aussi.  A  l'instant  il  me  manda 
parce  qu'il  me  savoiti,Tand  gré  de  la  manière  dont  j'avois  pris  sa 
défense.  Une  heure  après,  il  fut  remercier  le  roi,  mais  il  n'en 
put  tirer  quoi  que  ce  fût  sur  les  raisons  qu'il  avoit  eues  II  fut 
reçu  honnêtement,  et  ce  fut  tout.  Aussitôt,  il  prit  tout  ce  qu'il 
auroit  dû  prendre  dès  l'instant  de  la  mort  de  son  frère,  et  se  dis- 
posa a  se  faire  recevoir  au  Parlement  (1).  » 

Henri  de  Coislin  n'avait  pas  cependant  épuisé  tous  les 
déboires  au  sujet  de  la  vérification  de  sa  haute  dignité,  et  les 
interminables  péripéties  de  cette  délicate  affaire  nous  pré- 
sentent un  des  traits  les  plus  caractéristiques  des  mœurs 
toutes  superficielles  de  la  cour  à  cette  époque.  Les  diflicultés 
d'étiquette  ou  de  préséance  y  causaient  souvent  plus  d'émoi 
que  des  incidents  diplomatiques  ou  des  changements  de  mi- 
nistres :  aussi  préférons-nous  laisser  la  parole  en  ces  cir- 
constances au  noble  chroniqueur,  si  expert  en  pareil  sujet  • 
tout  commentaire  à  son  récit,  k  ses  explications  ou  à  ses 
réflexions  particulières,  serait  superflu.  Ce  fut  seulement  le 
11  mars  nii,  c'est-à-dire  environ  après  un  an  d'attente 
que  l'évêque  de  Metz  put  venir  prendre  place  au  Parlement.  ' 

«  Mais  il  y  trouva,  dit  encore  Saint-Simon,  un  hoquet  auquel  il 
n  avoil  pas  lieu  de  s'attendre.  Son  habit  fut  contesté  par  les  mi- 
gistrals,  et  même  par  les  ducs,  dont  beaucoup  ne  savent  rien  et 
ne  veulent  rien  apprendre,  qui  prétendirent  qu'il  ne  pouvoit  pa- 
roître  qu'en  rochet  et  en  camail,  parce  qu'il  estoit  pair  par  soi  et 
non  par  son  siège.  Cette  difficulté  étoit  d'autant  plus  absurde  que 
pair  ecclésiastique  n'est  qu'un  nom  et  n'est  pas  une  chose  puis- 
que, quant  à  la  dignité,  il  n'y  a  différence  quelconque  entre  les 
ecclésiastiques  et  les  laïques,  et  que  l'habit  des  uns  et  des  autres 
par  conséquent,  ne  peut  être  que  le  même  pour  tous,  suivant  la 
profession  ecclésiastique  ou  laïque.   Ainsi,    après   quelques  dis- 

(1)  Saint-Simon,  t.  V,  p.  193, 


400  LA    BHETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

putes  et  quelques  jours  de  délai,  la  raison  à  la  fin  l'emporta,  et 
M.  de  Metz  fut  reçu  en  habit  de  pair  ecclésiastique,  et  il  n'en 
a  point  porté  d'autre. 

«  Il  signa  aussi  d'abord  —  le  duc  de  Coislin,  évêque  de  Metz. 
—  Bientôt  après,  il  supprima  évêque  de  Metz  —  et  ne  signa  plus 
que  —  le  duc  de  Coislin.  —  Les  évéques  s'en  scandalisèrent ,  il 
s'en  moqua  ;  mais  le  bruit  qu'ils  en  firent  l'engagea  à  ajouter  — 
évêque  de  Metz,  —  quand  il  écriroit  à  des  évêques.  Ce  qu'il  ne 
faisoit  en  aucune  lettre,  et  souvent  même  il  le  supjirima  en  leur 
écrivant  et  les  y  accoutuma.  Je  ne  sais  pourquoi  il  ne  se  fil  pas  ap- 
peler —  le  duc  de  Coislin. —  Les  évêques  d'Espagne  n'y  manquent 
pas  quand  il  arrive  qu'ils  deviennent  grands  par  héritage,  et  il  n'y 
en  a  point  par  siège...  Je  pense  que,  se  sentant  mal  avec  le  roi, 
il  n'osa  le  hasarder  ni,  étant  le  premier  exemple  d'un  évêque  de- 
venu duc  par  succession,  la  nouveauté  d'en  porterie  nom  (1)...  » 

Nous  continuerous  donc  à  l'appeler,  comme  ses  contem- 
porains, l'évêque  de  Metz,  ou  M.  de  Metz. 


II.  Réception  académique  (1710). 

Six  mois  avant  son  entrée  au  Parlement  comme  duc  e't  pair, 
une  consolation  fort  précieuse  était  survenue  à  l'évêque  de 
Metz  au  milieu  de  sa  disgrâce  ;  dans  la  réunion  du  10  septem- 
bre 1710,  l'Académie  française,  par  un  vote  unanime,  l'élut 
pour  succéder  à  son  frère,  et,  le  23  du  même  mois,  il  vint  en 
séance  prononcer  son  discours  de  réception.  Cette  harangue, 
très  purement  écrite  et  bien  supérieure  à  celle  de  son 
frère,  prouve  que  l'évêque  de  Metz  savait,  en  véritable  lettré, 
arrondir,  polir,  harmoniser  ses  périodes,  et  qu'il  n'était  pas 
indigne  de  l'honneur  de  figurer  dans  un  corps  exclusivement 
littéraire.  Elle  est  trop  longue  pour  que  nous  la  citions  en 
entier  ;  mais  on  nous  saura  gré  d'en  reproduire  les  princi- 
paux passages.  Malgré  son  mérite  réel,  Henri  de  Coislin  ne 
s'était  pas  fait  illusion  sur  son  élection  académique  ;  il  savait 

(1)  Saint-Simon,  t.  V,  192. 


HEISRI-CHARLES   DE   COISLIN  401 

qu'on  avait  surtout  recherché  en  lui  l'héritier  des  deux  illus- 
tres protecteurs  de  la  compagnie;  il  le  rappela  en  termes  dé- 
licats dans  son  exorde  : 


«  Messieurs, 

«  En  m'accordant  celle  place  à  laquelle  je  n'aurois  osé  préten- 
dre de  moi-même,  ne  craignez- vous  point  qu'on  puisse  vous  ac- 
cuser d'avoir  trop  écouté  les  grands  noms  qui  vous  parlent  en 
ma  faveur?  Ne  vous  reprochera-t-on  pas  que  vous  avez  voulu 
me  faire  un  mérite  de  celui  de  mes  ancêtres,  et  que  vous  avez 
considéré  comme  un  devoir  à  leur  égard,  ce  qui  n'éloit  qu'un 
excès  d'indulgence  pour  moi? 

'(  Oui,  Messieurs,  il  est  vrai;  vous  m'avez  appelé  par  des  suf- 
frages prévenants,  vous  m'avez  choisi,  vous  avez  été  au-delà  de 
mes  espérances.  Par  une  justice  nouvelle  dans  l'empire  des 
lettres,  vous  récompensez  en  moi  des  mérites  qui  n'existent  plus, 
vous  aimez  à  rendre  un  durable  tribut  de  gloire  à  ceux  qui  ont 
contribué  à  l'établissement  de  cet  illustre  corps,  vous  honorez 
leurs  vertus  dans  leurs  descendants. 

«  Mais  en  justifiant  ainsi  votre  choix,  je  ne  prétends  pas  en  di- 
minuer le  prix  dans  mon  cœur  :  ce  qui  vous  a  paru  une  espèce  de 
juslice  me  devient  une  grâce  plus  sensible  et  plus  touchante.  Je 
reçois  avec  plus  de  reconnaissance  ces  biens  qui  me  sont  conser- 
vés, que  s'ils  étoient  ma  propre  acquisition.  Quel  regret  d'être 
[irivé  d'une  possession  si  chère!  quel  plaisir  de  s'y  voir 
établi  ! 

«  Grâces  à  vosbontés,  j'occupe  une  place  dans  cette  assemblée 
où  réside  l'esprit  d'Armand,  mon  grand-oncle,  de  ce  cardinal  qui, 
sous  le  plus  juste  des  rois,  médita  votre  institution  ,  régla  vos 
statuts,  dirigea  vos  exercices,  fonda  ce  travail  où  l'éloquence  et 
la  poésie  doivent  couronner  à  jamais  les  sages,  les  savants  et  les 
héros;  projet  digne  d'un  tel  ministre;  moins  pour  sa  propre 
gloire  que  pour  celle  de  son  roi  et  de  sa  patrie;  moins  pour  le 
règne  sous  lequel  il  a  vécu  que  pour  tous  les  règnes  à 
venir. 

«  Vous  me  pardonnerez  une  complaisance,  peut-être  trop  (lai- 
teuse, à  la  vue  de  ces  objets  qui  m'environnent,  bien  qu'à  la  ri- 
gueur je  trouve  de  quoi  m'humilier  par  le  peu  de  ressemblance 


402  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

que  j'ai  avec  eut;  je  dois  cependant  me  glorifier  d'une  filiation 
qui  m'attire  vos  faveurs  et  qui  les  autorise  envers  le  public  (1).  » 

Puis,  après  un  long  éloge  du  chancelier  son  bisaïeul,  et  du 
premier  duc  de  Coislin,  son  père,  Tévêque  de  Metz  arrive  au 
point  obligé,  à  l'éloge  du  Roi.  Il  est  assez  curieux  de  voir 
comment  il  s'exécute  au  moment  même  de  sa  disgrâce  : 

(( ...  Mais  voici  le  moment  où  je  dois  rendre  un  éternel  hom- 
mage à  l'auguste  Protecteur  qui  préside  dans  ce  lieu  sacré. 
Comblé  de  ses  bienfaits,  attaché  sans  cesse  auprès  d'un  si  grand 
Maître,  j'ai  toujours  offert  à  mon  esprit  les  plus  parfaites  idées 
de  gloire,  de  grandeur,  de  religion,  de  bonté,  de  sagesse  et  de 
piété;  mais  où  mon  zèle  prendra-t-il  des  traits  et  des  couleurs  qui 
puissent  les  représenter? 

«  0  vous,  Richelieu!  ô  vous,  Séguier  !  dont  je  vois  les  images 
auprès  de  ce  grand  Roi  ;  vous  qui  avez  ouvert  cette  carrière  im- 
mortelle où  ces  vertus  doivent  être  à  jamais  célébrées,  quand 
votre  présence  anime  ici  mon  courage,  que  ne  m'inspirez -vous 
aussi  votre  génie?  Serai-je  réduit  à  de  simples  vœux,  et  peut-on 
en  faire  pour  lui  qui  ne  soient  en  même  temps  pour  tous  ses 
sujets.  Oui,  joignons  nos  vœux,  joignons  nos  souhaits  à  ceux  des 
peuples,  demandons  pour  lui  qu'il  puisse  jouir  en  paix  du  fruit 
de  ses  héroïques  travaux,  et  pour  nous,  Messieurs,  que  nous 
puissions  les  admirer  et  les  décrire  avec  plus  de  tranquillité. 

a  Dans  ces  jours  calmes  et  sereins  qu'on  doit  attendre  de  la 
justice  du  Ciel,  j'espère  m'instruire  par  votre  exemple  et  par 
vos  leçons  à  célébrer  des  louanges  dont  je  ne  puis  aujourd'hui 
m'acquitter.  Si  la  loi  de  mes  devoirs  me  fait  souvent  éloigner 
de  vous,  d'autres  devoirs  m'en  rapprocheront,  en  m'appe- 
lant  auprès  du  Roi.  Je  ne  perdrai  aucune  occasion  de  resserrer 
ces  premiers  liens  d'amitié  et  de  reconnaissance  ;  et  si  vous 
aimez  toujours  en  moi  les  auteurs  de  votre  institution,  je  veux 
toujours  honorer  en  vous  ceux  qui  m'ont  conservé  un  bien  préfé- 
rable à  tous  les  autres,  et  qui  n'est  point  sujet  à  la  révolution  des 
temps.  » 

Comme  on  a  pu  le  remarquer,  le  style  de  cette  harangue  est 
d'une  ampleur,  d'une  harmonie  et  d'une  pureté   qui  font   le 

(1)  Harangues  de  l'Académie,  édition  de  1714,  t.  III. 


I 


HENRI-CHARLES  DE  COISLIN  403 

plus  grand  honneur  h  la  manière  oratoire  de  Tévêque  de  Metz. 
Des  trois  ducs  académiciens,  c'est  lui  qui  réunissait  au  point 
de  vue  positif  le  plus  de  titres  littéraires:  tous  les  trois  étaient 
des  gens  d'esprit,  mais  il  y  avait  de  plus  en  l'évêque  de  Metz 
l'étoffe  d'un  orateur.  L'abbé  de  Choisy,  qui  lui  répondit 
comme  directeur,  appuya  avec  intention  sur  cette  qualité  re- 
marquable; et  s'il  célébra  de  toutes  les  forces  de  son  en- 
thousiasme les  illustres  ancêtres  du  récipiendaire,  il  n'oublia 
point  ce  côté  brillant  de  son  mérite  personnel  : 

«  Monsieur,  lui  dit-il,  lorsque  l'Académie  françoise  vous  a 
donné  la  place  que  vous  venez  occuper  aujourd'hui,  elle  n'a  pas 
cru  vous  faire  un  présent,  c'est  une  dette  qu'elle  a  payée  à  ces 
grands  hommes  que  nous  regardons  comme  nos  Fondateurs,  dont 
les  images  toujours  présentes  à  nos  yeux  raniment  sans  cosse 
notre  reconnaissance,  Richelieu,  Séguier,  noms  capables  seuls 
d'éterniser  dans  la  mémoire  des  hommes  une  Maison  qui  ne  le 
seroit  pas  d'ailleurs  par  la  gloire  des  armes  et  par  les  dignités  de 
l'Eglise;  ces  grands  personnages  à  jamais  illustres  dans  l'empre 
des  Lettres  vous  ont  transmis  avec  leur  sang  le  titre  d'académi- 
cien, comme  un  bien  de  famille  qu'on  n'oseroit  refuser  à  une 
postérité  digne  d'eux. 

a  Mais,  Monsieur,  quand,  pour  entrer  parmi  nous,  vous  n'au- 
riez pas  eu  le  litre  de  succession ,  celui  d'élection  vous  auroit 
également  ouvert  toutes  nos  portes.  C'est  le  mérite,  c'est  l'élo- 
quence qui  donne  les  places  de  l'Académie;  et  ce  que  nous  ve- 
nons d'entendre,  composé  avec  tant  de  justesse,  prononcé  avec 
tant  de  grâce,  justifie  assez  notre  choix.  Vos  qualités  personnelles 
ont  enlevé  tous  nos  suffrages.  Le  Roi,  en  vous  comblant  de  ses 
dons,  nous  a  prescrit  notre  devoir  et  nous  a  presque  forcés  en 
vous  accordant  son  estime,  à  vous  prodiguer  la  nôtre.  11  vous  a 
prévenu  dès  votre  enfance  par  ses  bienfaits,  il  vous  a  donné  près 
de  sa  personne  sacrée  un  emploi  qui  ne  respire  que  la  charité  et 
la  religion  ;  il  vous  a  fait  porter  cette  marque  d'honneur  qui 
donne  un  nouveau  relief  à  la  plus  haute  noblesse;  il  vous  a  mis 
dans  une  des  plus  grandes  places  de  l'ordre  hiérarchique,  et 
nous  osons  souhaiter  de  revoir  bientôt  en  vous  ces  grandes  di- 
gnités si  familières  dans  votre  maison,  où  plus  d'une  fois  la 
même  personne  a  possédé  en  même  temps  tous  les  honneurs  de 


404  LA    BRETAGNE   A   LACADÉMIE 

l'État  ;  mais  vous  savez  tout  allier,  et  le  plaisir  de  voir,  de  servir 
le  plus  grand  prince  du  monde,  ne  vous  fera  jamais  oublier  les 
besoins  de  votre  diocèse  ;  obligation  de  la  résidence  épiscopale 
qui  nous  fera  excuser  vos  absences  aux  dépens  de  nos 
intérêts. 

«  Ne  craignez  pas  que  je  m'étende  davantage  sur  une  matière 
si  abondante.  Apprendrai-je  au  public,  qui  en  est  assez  instruit, 
l'usage  que  vous  savez  faire  des  richesses  et  les  nouveaux  effets 
de  votre  libéralité?  Vertu  qui  dans  le  temps  présent  a  bien  de  la 
peine  à  se  soutenir  et  à  ne  pas  passer  pour  un  vice. 

«  Mais  quand  à  toutes  ces  grandes  qualités,  vous  auriez  ajouté 
à  tous  les  titres  qu'ont  mérités  vos  ancêtres,  j'ose  avancer,  et  je 
suis  en  place  pour  le  dire,  que  le  titre  d'académicien  semble 
donner  un  nouveau  lustre  à  tous  les  autres,  et  que  le  désir  que 
vous  avez  montré  d'être  notre  confrère  vous  honore  en  nous  ho- 
norant. Ce  désir  est  dans  votre  sang,  celui  que  nous  regrettons 
Tavoit  toujours  eu  au  fond  de  son  cœur.  Il  ne  falloit  pas  moins 
que  vous  pour  remplacer  un  autre  vous-même.  » 


III.  Munificence  éclairée  de  l'évêque  de  Metz. 

L'abbé  de  Choisy,  dans  la  réponse  précédente,  insiste  par- 
ticulièrement sur  les  libéralités  et  le  cœur  généreux  de  l'évê- 
que de  Metz.  Cet  éloge  n'estpas  exagéré.  Dernier  héritier  d'une 
fortune  immense  que  lui  léguait  l'avarice  de  sa  grand'mère, 
Coislin  la  partagea  tout  entière  entre  les  pauvres,  les  gens  de 
lettres  et  les  besoins  de  toute  nature  de  son  diocèse,  sans 
oublier  rembellissement  de  la  ville  de  Metz  et  de  ses  environs. 
Tous  ses  biographes  et  ses  panégyristes  n'ont  pu  retenir  leur 
admiration  devant  sa  généreuse  muniticence. 

«  Le  public,  dit  Gros  de  Boze,  a  été  ébloui  de  l'usage  qu'il  a 
fait  des  biens  de  la  fortune,  et  il  nous  sera  permis  de  passer 
légèrement  sur  ce  dernier  article,  qui  déjà  porté  au-delà  de 
toutes  les  bornes  de  la  vraisemblance,  nous  ne  disons  pas  dans 
les  oraisons  funèbres  et  les  discours  académiques  dont  il  a  été 
l'objet,  mais  jusque  dans  les  conversations  familières ,  doit  ce- 
pendant toujours  rester  au-dessous  de  l'exacte  vérité,  par  l'ex- 


HENRI-CHARLES    DE    COISLIN  405 

trême  attention  qu'avoit  M.  Tévêque  de  Metz  à  cacher  toutes  les 
espèces  de  libéralités  qui  ne  se  déceloient  pas  nécessairement 
elles-mêmes,  tels  que  les  séminaires  qu'il  a  b.àtis  et  dotés,  les  hô- 
pitaux qu'il  a  fondés  ou  enrichis,  les  temples  et  les  monastères 
qu'il  a  édifiés  ou  rétablis;  telles  sont  encore  ces  casernes  super- 
bes qui,  entreprises  pour  la  tranquillité  des  citoyens  et  la  com- 
modité des  soldats,  ne  semblent  élevées  que  pour  l'ornement  de 
la  ville  ;  et  ce  qu'on  sera  peut-être  surpris  de  nous  voir  mettre  au 
rang  de  ses  pieuses  et  éclatantes  libéralités,  le  château  même  et 
les  jardins  de  Frcscati,  dont  il  ne  conçut  le  dessein  qu'à  la  vue 
des  misères  où  l'atTreuse  disette  de  l'année  1709  avait  plongé 
une  multitude  innombrable  d'ouvriers.  Ce  qui,  dans  son  principe, 
estoit  une  œuvre  de  charité,  devenoit  aisément  entre  ses  mains 
une  œuvre  de  magnificence;  et  la  destination  qu'il  en  faisoit  dès 
lors  aux  évêques  de  Metz,  ses  successeurs,  luy  paraissoit  seule 
exiger  un  air  de  grandeur  qui  répondît  à  la  dignité  d'un  siège 
respectable  (1)...  » 

Le  ton  du  panégyrique  pourrait  faire  craindre  que  Tacadé- 
micien  de  Boze  n'ait  dans  ces  détails  sacrifié  la  vérité  au  mode 
emphatique  d'un  pompeux  éloge;  mais  il  n'en  est  rien,  et 
M.  Weiss,  précisant  les  faits  dans  la  courte  notice  qu'il  a 
consacrée  à  l'évèque  de  Metz,  pour  la  Biographie  universelle^ 
dit  que  ce  prélat,  doué  de  la  même  charité  que  son  oncle, 
établit  à  Metz  une  maison  de  refuge  pour  les  personnes  du 
sexe  tombées  dans  quelque  désordre;  ajouta  aux  bâtiments 
l'hôpital  de  Bon-Secours,  fondé  pour  les  femmes  indigentes, 
et  ceux  de  la  Doctrine  chrétienne,  où  les  enfants  recevraient 
l'instruction  nécessaire;  institua  un  séminaire  pour  les  ecclé- 
siastiques, tant  français  qu'allemands,  et  fit  construire  un 
corps  de  caserne  pour  soulager  les  bourgeois  du  logement  à 
demeure  des  militaires,  qui  n'est  pas  sans  danger  pour  les 
mœurs. 

Nous  ajouterons,  d'après  le  supplément  de  Moréri ,  que, 
non  content  de  bâtir  un  séminaire,  le  libéral  évêque  y  fonda 

(I)  V.  Mémoires  de  l'Académie  des  beUes-lcttres,  t.  IX,  p.  232-253, 
Le  magnifunic  château  de  Frescati  devint,  en  effet,  par  son  testament, 
la  propriété  ties  évé(iues  de  Metz.  Elélas  !  c'est  là  que  le  prince  de  Prusse 
a  établi  sa  résidence  pendant  le  dernier  siège  ! 


406  La  BRETAGNE  A  l' ACADÉMIE 

un  nombre  considérable  de  bourses  gratuites;  et  qu'après 
avoir  fait  élever,  en  1709,  de  magnifiques  casernes  qui  lui 
coûtèrent  50,000  écus,  il  y  en  construisit  d'autres,  en  1728, 
qui  lui  coûtèrent  la  même  somme Ces  monuments  por- 
tent encore  aujourd'hui  le  nom  de  Quartier  Coislin. 

Une  si  noble  manière  de  dépenser  les  trésors  d'une  im- 
mense fortune,  inspira  les  poètes  de  l'époque,  et  nous  trou- 
vons dans  le  Mercure  d'octobre  1732,  une  ode  entière  consa- 
crée à  la  mémoire  de  sa  libéralité.  Retouchée,  après  sa  publi- 
cation, cette  ode,  que  nous  ne  donnons  point  comme  un 
modèle  d'inspiration  lyrique,  mais  comme  un  témoignage  de 
la  reconnaissance  du  peuple  messin,  fut  imprimée  à  part  avec 
le  plus  grand  luxe,  et  nous  lisons  les  strophes  suivantes  dans 
un  des  rares  exemplaires  qui  en  aient  été  conservés  : 


Coislin,  l'ornement  de  cet  âge, 
Ce  fut  pour  nous  un  grand  bonheur 
Quand  des  monarques  le  plus  sage 
Te  choisit  pour  notre  Pasteur; 
N'est-ce  pas  par  la  vigilance 
Que  le  flambeau  de  la  science 
Eclaire  aujourd'hui  le  clergé? 
Ne  sçait-on  pas  qu'à  tes  écoles, 
Nourri  des  divines  paroles, 
Dans  peu  de  temps  il  fut  changé? 

Tendre  père  pour  tes  ouailles, 

0  quel  flus  et  reflus  de  soins 

Sans  cesse  agite  tes  entrailles, 

Pour  mettre  ordre  à  tous  nos  besoins  ! 

Déjà  de  la  fille  volage 

Le  scandaleux  libertinage 

Est  expié  dans  un  saint  lieu. 


Bientôt  en  faveur  du  malade 
Dénué  de  soulagement 
Ta  charité  se  persuade 


HENRI-CHARLES    DE    COISLIN  407 

De  faire  un  vaste  logement. 
Là,  par  ta  sage  prévoyance, 
Il  reçoit  avec  abondance 
Les  secours  les  plus  précieux. 


Des  biens  ton  cœur  ne  sçait  l'usage 
Que  par  le  généreux  partage 
Qu'il  en  accorde  aux  malheureux  ; 
Combien  languiroient  dans  les  chaînes, 
Qui  sont  délivrés  de  leurs  peines 
Par  tes  dons  répandus  (1)  sur  eux. 

Icy  je  vois  un  séminaire, 
Fondé  pour  le  clerc  indigent; 
Là  des  temples  tombés  par  terre, 
Relevés  par  ton  zèle  ardent. 
Tel  que,  dans  sa  vaste  carrière 
Le  soleil  porte  sa  lumière 
Aux  différentes  nations, 
Telles  tes  bontés  secourables 
S'étendent  sur  les  misérables 
De  toutes  les  conditions. 

Des  doux  effets  de  ta  largesse 
Quels  sont  ces  nouveaux  monuments  ? 
Qui  n'est  transporté  d'allégresse 
A  l'aspect  de  ces  bâtiments  (2)? 
C'est  peu  d'embellir  notre  ville  ; 
Le  soldat  y  trouve  un  asile 
Qu'on  a  vainement  combattu  (3), 
Arraché  de  notre  demeure. 
Du  sexe  fragile  à  toute  heure 
Il  n'assiège  plus  la  vertu. 

(1)  A  la  naissance  de  Monseigneur  le  Dauphin,  il  a  payé  les  dettes 
d'un  grand  nombre  de  prisonniers,  qui  ont  élé  mis  en  liberté.  {Note  du 
poêle.) 

(2)  Il  a  fait  construire  deux  grands  corps  de  cazernes  qui  forment,  a\C( 
leurs  pavillons,  une  place  magnifique.  (Note  du  poêle.) 

(3)  Il  y  a  eu  beaucoup  d'opposition  à  l'établissement  des  cazernet«. 
(Noie  du  poêle.) 


408;  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

Mais  de  quelle  affreuse  misère, 
L'humble  artisan  est  délivré  ! 
Il  est  maître  de  son  salaire, 
Du  soldat  jadis  dévoré  (1)  ; 
Tranquille,  à  couvert  des  insultes, 
De  cet  hôte,  ami  des  tumultes. 
Plus  cruels  pour  lui  que  la  mort, 
Il  bénit  l'ange  tutélaire 
Dont  l'assistance  salutaire 
A  mis  fin  à  son  triste  sort  (2). 


L'évêque  de  Metz  ne  bornait  pas  ses  libéralités  à  son  dio- 
cèse :  les  paroisses  relevant  du  duché  de  Coislin  (situé  dans 
Tarrondissement  actuel  de  Saint-Nazaire,  entre  Savenay  et 
Pontchâteau^  en  avaient  leur  large  part  ;  et  M.  Léon  Maître 
nous  apprend  dans  son  étude  sur  la  situation  scolaire  du  pays 
nantais  avant  1789,  qu'il  légua  400  livres  de  rentes  aux  écoles 
de  Campbon.  Il  protégeait  les  arts  et  faisait  bâtir  aussi  dans 
nos  contrées  :  c'est  à  lui  qu'on  doit  le  magnifique  escalier  du 
château  de  Carheil;  on  dit  même,  et  cela  s'est  transmis  par 
tradition  chez  les  propriétaires  successifs  du  château,  qu'ayant 
obtenu  l'agrément  royal  pour  choisir  les  bois  de  la  charpente 
dans  la  forêt  du  Gâvre,  voisine  de  Coislin  ,  il  apprit  un  jour 
que  le  roi  s'était  plaint  de  ce  qu'on  eût  un  peu  abusé  de  sa 
permission  :  pour  couper  court  à  tout  propos  malveillant ,  il 
fit  bâtir  à  ses  frais  les  quartiers  de  cavalerie  de  Metz  et  les 
offrit  au  roi  en  échange  de  la  charpente  du  château. 

Mais  ce  qui  nous  touche  le  plus  dans  l'étude  biographique 
d'un  académicien,  c'est  l'immense  service  que  l'évêque  de 
Metz  rendit  aux  lettres  en  faisant  publier,  avec  d'excellents 
commentaires,  le  catalogue  des  inappréciables  manuscrits 
entassés  dans  la  bibliothèque  du  chancelier  Séguier. 


(1)  Avant  qu'il  y  eût  des  cazernes,  ou  fournissoit  aux  soldats  le  loge- 
ment, le  lit,  le  bois,  la  chandelle  et  toutes  les  uslancilles  de  ménage.  {Ibid. 

(2)  Ode  à  Monseigneur  de  Coislin,  évêque  de  Metz,  duc  et  pair  do 
France.  —  A  Metz,  chez  Jean  Antoine,  imprimeur  et  machand  libraire, 
au  coin  de  la  place  d'Armes,  in-4»,  17;«. 


I 


HENRI-CHARLES    DE    COISLIN  409 

Nous  avons  dit  dans  notre  Hisloire  du  chancelier  avec 
quels  soins,  quelle  persévérance  et  quelle  sollicitude,  Pierre 
Séguier  avait  réussi,  pendant  le  cours  de  ses  quarante  années 
de  ministère,  à  former  la  plus  riche  et  la  plus  nombreuse  bi- 
bliothèque particulière  qui  eût  existé  jusque-là.  Après  sa 
mort,  elle  fut  d'abord  conservée  avec  une  sorte  de  respect, 
qui,  en  la  rendant  presque  inaccessible,  l'avait  presque  fait 
oublier.  Le  premier  duc  de  Coislin  en  avait  cependant  publié 
un  catalogue  latin  vers  1690.  L'évêque  de  Metz,  héritier  de 
tous  ces  trésors  de  science,  de  littérature  et  d'érudition,  vou- 
lut les  rendre  utiles  au  public. 

«  Les  manuscrits  de  toutes  langues  et  de  toutes  sciences,  tirés 
pour  la  plupart  du  fond  de  l'Orient,  étoient,  dit  Gros  de  Boze, 
au  nombre  de  quatre  mille,  et  avant  que  de  les  pouvoir  commu- 
niquer aux  personnes  qui  seroicnt  à  portée  de  s'en  servir,  il  fal- 
loit  au  moins  en  avoir  un  bon  catalogue.  Ce  fut  par  là  qu'il 
commença  ;  mais,  persuadé  que  les  manuscrits  grecs  qui  faisoient 
la  collection  la  plus  précieuse  et  la  plus  intéressante  de  ce  grand 
recueil  demandoient  d'autres  soins,  et  déterminé  à  ne  rien  épar- 
gner, soit  pour  le  travail,  soit  pour  les  frais  d'impression,  il  en- 
gagea un  savant  de  premier  ordre  (Dom  Bernard  de  Montfaucon), 
déjà  connu  par  diverses  éditions  des  Pères,  plus  célèbre  encore 
par  un  ouvrage  immense  sur  Torigine  et  les  progrès  de  la  littéra- 
ture grecque,  à  publier  la  notice  de  ces  manuscrits  et  à  y  mar- 
quer, suivant  les  règles  de  la  paléographie,  l'âge  de  chacun,  à  les 
confirmer  par  des  échantillons  gravés  du  caractère  singulier  dans 
lequel  ils  étoient  quelquefois  écrits,  à  en  faire  imprimer  les 
pièces  ou  les  fraguieuts  qui  pourroient  former  des  diffé- 
rences plus  ou  moins  essentielles  et  à  pousser  l'exactitude 
au  point  d'avertir  des  moindres  lacunes,  afin  que  ceux  qui 
se  proposeroient  de  donner  uue  nouvelle  édition  de  quelque 
ancien  auteur  grec  fussent  aussi  sûrement  guidés  par  cette 
notice  qu'ils  auroient  pu  l'être  par  les  manuscrits  originaux 
qu'elle  représentoit.  Le  fécond  et  laborieux  académicien,  sur  ([ui 
il  s'étoil  reposé  de  Texécution  de  ce  projet,  le  remplit  avec 
un  empressement  qui  donna  bientôt  en  ce  genre  à  la  biblio- 
thèque de  Coislin  ou  de  Séguier,  car  elle  porte  et  mérite 
également  les  deux  noms,    le   même  avantage    que  la  seule 


410  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

bibliothèque  impériale   avoit   reçu   des  commentaires  de  Lam- 
bécius  (1).  » 

Le  Père  de  Montfaucon  publia  son  commentaire  en  1715, 
sous  ce  titre  : 

Bihliotheca  Coisliniana,  olim  Segueriana;  sive  manus- 
criptorum  omnium  grœcorum  qucs  in  ea  contmentur  accu- 
rata  descriptio,  ubi  operum  singulorum  notitia  datur,  œtas 
cujusque  manuscripti  indicaiur,  vetustiorum  specimina 
exhibentur,  aliaque  multa  annotantur  quœ  ad  paleogra- 
phiam  grœcam  pertinent.  Accedunt  anecdota  bene  multa  ex 
eâdem  bibliothecâ  desumpta,  cum  interprétations  latinâ, 
studio  et  opéra  D.  Bernardi  de  Montfaucon ,  presbyteri  et 
monachi  benedictini  è  congregatione  S.  Mauri  {Parisiis, 
apud  Lud.  Guerin  et  Car.    Robustel.  1715.  In-f"}. 

Ce  volume  est  très  recherché.  Quarante-deux  opuscules 
grecs,  jusqu'alors  inédits,  y  sont  insérés  avec  une  traduction 
latine. 

Indépendamment  de  cette  grande  collection  de  manuscrits 
qu'il  avait  toujours  laissée  à  Paris,  comme  au  centre  de  la 
littérature,  Henry  de  Coislin  avait  encore  à  Metz,  ajoute  de 
Boze,  une  bibliothèque  de  dix  à  douze  mille  volumes,  une 
autre  dans  son  château  de  Frescati,  et  elles  n'y  restaient  pas 
oisives. 

«  Il  les  exerçoit  par  lui-même,  autant  et  plus  qu'aucun  de 
ceux  à  qui  il  y  donnoit  une  libre  entrée,  et  si  ce  n'étoit  pas  tou- 
jours par  ce  que  nous  appelons  des  ouvrages,  des  travaux  parti- 
culiers, c'étoit  au  moins  par  ses  lectures  suivies  et  réglées  qui 
sont  les  véritables  compositions  des  personnes  d'un  certain  estât. 
On  sçait  encore  qu'il  avoit  mis  dans  chacun  de  ses  séminaires 
un  fonds  de  livres  convenables  ;  que  d'ailleurs  il  en  envoyoit  tous 
les  ans  à  divers  curez  de  campagne,  et  qu'enfin,  il  en  avoit  dans 
sa  principale  bibliothèque  un  bon  nombre  de  doubles  ou  de 
triples,  pour  estre  plus  facilement  prêtés  aux  ecclésiastiques  du 

(1)  Mém.  de  l'Académie  des  betles-lellres,  l.  IX,  p.  250-251. 


HENRI-CHARLES    DE   COISLIN  4H 

diocèse,  OU  aux  sçavants  de  la  province,  qui  pouvoient  en  avoir 
besoin  (1).  » 

Ce  sont  bien  là  les  traits  d'un  véritable  Mécène. 


IV.  L'Évêque    de   Metz    dans   son  diocèse.    —    La    Bulle 
Unigenitus. 


En  même  temps  qu'il  cultivait  et  protégeait  ainsi  les  lettres, 
Henri  de  Coislin  ne  négligeait  pas  les  besoins  de  son  diocèse. 
Imita  ni  l'exemple  de  son  oncle  le  cardinal,  il  avait  fixé  sa  ré- 
sidence à  Metz,  malgré  la  charge  de  premier  aumônier,  qui 
l'obligeait  de  venir  de  temps  en  temps  passer  plusieurs  mois 
à  la  cour.  Le  Journal  de  Dangeau,  qui  tient  un  compte  si 
minutieux  de  tous  les  petits  événements  de  Versailles,  parle 
en  effet  fort  peu  du  duc  de  Coislin.  Nous  apprenons,  par 
exemple,  qu'au  mois  d'avril  1711,  époque  de  la  mort  de 
Monseigneur,  M.  de  Metz,  premier  aumônier,  accompagna  le 
corps,  de  Meudon  à  Saint-Denis,  et  sans  aucun  apparat,  avec 
M.  de  Dreux,  grand  maître  des  cérémonies;  —  qu'il  officia 
le  18  avril  1712,  au  service  du  Dauphin  et  de  la  Dauphine  à 
Saint-Denis  (M.  d'Alet  prononça  l'oraison  funèbre),  et  le  21 
du  même  mois,  «  pour  l'anniversaire  de  Monseigneur  mort 
l'année  passée...  »  Nous  y  apprenons  encore  que  le  2  janvier 
1716  : 

«Les  chevaliers  de  l'ordre  du  Saint-Esprit,  qui  dévoient  tous 
les  ans  nommer  des  commissaires  pour  examiner  si  Ton  ne  don- 
noit  point  quelque  atteinte  à  leurs  privilèges  ,  avoient  négligé 
depuis  assez  longtemps  de  s'assembler,  et  ils  ont  résolu  de  répa- 
rer leurnégligence  ;  et  pour  cela  ils  ont  nommé  trois  commis- 
saires, l'un  d'Église  et  deux  d'épée,  comme  il  est  porté  dans  les 
statuts,  qui  s'assembleront  dès  dimanche,  chez  M.  de  Torcy, 
chancelier  de  l'ordre.  Ces  trois  commissaires  sont  l'évêque  de 
Metz,  le  maréchal  de  Tessé  et  le  marquis  d'Effial...  » 

(1)  Mém.  de  l'Acad.  des  belles-lellres,  p.  252. 


412  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

Telles  sont  les  rares  mentions  que  Dangeau  fasse  de  Henri 
(le  Coislin  pendant  un  intervalle  de  plusieurs  années  :  il  fal- 
lait des  circonstances  exceptionnelles  pour  le  voir  paraître 
solennellement  dans  ses  fonctions  de  premier  aumônier;  et  si 
nous  n'avions  déjà  le  témoignage  explicite  de  plusieurs  con- 
temporains, on  pourrait  inférer  purement  et  simplement  de 
ce  silence  de  Dangeau,  que  l'évèque  de  Metz  passait  la  plus 
grande  partie  de  l'année  dans  son  diocèse.  Or  on  sait  qu'à 
cette  époque,  la  plupart  des  évèques  habitaient  plus  sou- 
vent Versailles  ou  Paris  que  le  siège  de  leur  évêclié.  Cette 
résolution  d'une  pratique  à  peu  près  constante  de  la  rési- 
dence honore  donc  Henri  de  Coislin  ,  qui,  plus  qu'aucun 
autre,  avait  un  excellent  motif  pour  rester  près  du  roi.  Du 
reste,  le  diocèse  de  Metz  passait  poiir  un  des  plus  difficiles  à 
gouverner.  Coislin  le  visita  dans  toutes  ses  parties,  et  trouva, 
en  effet,  un  grand  nombre  d'abus  que  le  temps  avait  en  quel- 
que sorte  consacrés,  el  que  ses  prédécesseurs  avaient  inutile- 
ment entrepris  de  réformer.  Leur  exemple  ne  le  découragea 
point  ;  il  l'entreprit  à  son  tour,  dit  Gros  deBoze,  et  il  y  réus- 
sit. ((  Les  esprits  les  moins  disposés  à  reconnaîtrele  caractère 
de  l'autorité,  eurent  honte  de  résistera  la  voix  du  pasteur  qui 
les  aimait,  »  et  qui  donnait  à  ses  diocésains  tant  de  preuves 
de  dévouement  par  ses  libéralités  et  sa  munificence. 

Dès  l'année  1699,  il  avait  publié  un  recueil  de  Statuts  sy- 
nodaux, pour  asseoir  bien  nettement,  parmi  son  clergé,  les 
bases  delà  discipline  ecclésiastique;  en  1713,ilfit  imprimer 
un  Rituel,  fort  volume  in-4",  rempli  d'instructions  utiles,  et 
qui  fut  très  applaudi.  Malheureusement,  le  mandement  qu'il 
donna  peu  de  temps  après  au  sujet  de  la  bulle  Unigenitus, 
n'était  pas  aussi  conforme  à  la  doctrine  orthodoxe  :  cet  opus- 
cule fit  du  bruit,  et  ses  tendances  jansénistes  lui  attirèrent 
des  censures  de  la  cour  de  Rome. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  raconter  l'histoire  de  l'ardente 
polémique  soulevée  par  la  Constitution.  —  On  sait  que  dans 
l'assemblée  des  évêques  tenue  en  1713-1714,  une  Commission 
de  six  membres  fut  nommée  pour  examiner  les  moyens  de 
faire  accepter  cette  fameuse  bulle  papale   qui  contenait  la 


HENRI-CHARLES    DE    COISLIN  413 

condamnation  décent  et  une  propositions  extraites  du  livre  du 
P.  Quesnel.  Une  quantité  prodigieuse  d'écrits  fut  lancée  pour  et 
contre  rlesévéquesse  divisèrent  en  plusieurs  partis;  huitd'entre 
eux  prirent  la  résolution  de  s'adresser  directement  au  Pape,  six 
furent  exilés...  Enfin,  après  bien  des  difficultés,  la  Constitu- 
tion fut  enregistrée  au  Parlement,  et  des  lettres  patentes  du 
Pioi  en  ordonnèrent  l'acceptation,  en  même  temps  qu'une 
instruction  pastorale  de  l'assemblée  des  évêques  était  envoyée 
à  tous  les  prélats  de  France.  La  constitution  fut  publiée  dans 
112  diocèses,  raaisavecbien  des  différences  dans  l'accepta- 
tion, accusées  par  les  mandements  particuliers  qui  la  précé- 
daient. Le  mandement  de  l'évêque  de  Metz  fut  un  de  ceux  qui 
causèrent  scandale,  et  sans  entrer  dans  la  polémique  engagée, 
nous  en  donnerons  seulement  le  préambule  et  la  péroraison 
pour  mettre  nettement  en  relief  le  style  du  prélat  académi- 
cien, tout  en  faisant  connaître  sa  conduite  dans  cette  affaire 
délicate.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  développer  les  raisons 
qui  nous  engageraient  d'ailleurs  à  ne  rien  reproduire  de  ses 
distinctions  sur  les  propositions  condamnées;  une  seule  suffit, 
c'est  que  le  mandement  fut  frappé  de  censures  pontificales; 
les  deux  morceaux  qui  vont  suivre  n'entrent  point  dans  le  vif 
de  la  question  si  vivement  controversée  à  cette  époque  : 

«  Henry-Charles  du  Camboul,  évêque  de  Metz,  et  prince 
du  Saint-Empire,  duc  de  Coislin,  pair  de  France,  baron  des 
anciennes  baronnies  de  Pontchàteau  et  de  La  Rochebernard, 
pair  et  président-né  des  Etats  de  Bretagne,  premier  baron 
de  Champagne,  comte  de  Crécy  et  autres  lieux ,  premier 
aumônier  du  Roi,  Commandeur  de  l'ordre  du  Saint-Esprit,  aux 
fidèles  de  notre  diocèse  ,  salut  et  bénédiction ,  en  Noire- 
Seigneur. 

((.  L'obligation  que  l'Ecriture  impose  aux  Evoques  et  le  droit 
qu'elle  leur  attribue  de  garder  le  dépôt  de  la  foi,  exigeant  de  leur 
sollicitude  pastorale  qu'ils  veillent,  non  seulement  à  conserver 
leur  esprit  de  la  contagion  des  erreurs  condamnées,  mais  encore 
à  écarter  de  leur  troupeau  tout  ce  qui  peut  altérer  l'intégrité  du 
dogme  calboli(iue,  corrompre  la  pureté  de  la  morale  chrétienne 
ou  atfaiblir  la  force  de  la  discipline  ecclésiastique  :  depuisque  par 


4d4  LA    BRETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

la  miséricorde  de  Dieu,  nous  avons  été  appelé  à  une  portion  de 
l'Episcopat,  que  le  corps  des  Evêques  possède  en  son  entier  in- 
divisiblement,  nous  avons  donné  notre  principale  attention  à  ces 
différents  devoirs.  Mais  nous  nous  sentons  obligé  d'animer  de 
nouveau  notre  zèle,  au  sujet  de  la  Constitution  de  }s'.  S.  P.  le 
Pape  Clément  IX,  du  8  septembre  1713,  contre  un  livre  intitulé  : 
Le  Nouveau  Testament,  en  français,  avec  des  réflexions  ino- 
rales, etc. 

«  En  effet,  nous  n'avons  pu  voir  sans  une  extrême  douleur 
l'abusque  des  esprits  malintentionnés  ou  prévenus  ont  fait  de  cette 
Constitution,  depuis  qu'on  l'a  répandue  dans  notre  diocèse.  Les 
uns,  ennemis  secrets  ou  déclarés  de  la  religion,  ont  osé  blasphé- 
mer contre  le  chef  de  l'Eglise,  et  avancer  témérairement  qu'il 
avoit  condamné  des  vérités  fondamentales  de  la  foi,  et  s'étoit  dé- 
claré en  faveur  des  sentiments  les  plus  rehàchés.  Les  autres.,  sous 
les  apparences  d'un  dévouement  sans  bornes  aux  décisions  du 
Saint-Père,  se  sont  donné  la  liberté  d'interpréter  à  leur  gré  sa 
censure,  dont  ils  se  sont  fait  comme  un  bouclier  pour  soutenir  la 
nouveauté  de  leur  système  sur  l'économie  de  la  grâce,  et  pour 
autoriser  la  corruption  de  leur  morale,  qui  a  toujours  pour  eux 
un  attrait  invisible,  nonobstant  le  décri  universel  où  elle  est 
tombée,  et  les  foudres  de  l'Eglise  dont  elle  a  été  si  souvent  et  si 
solennellement  frappée.  D'autres  enfin,  alarmés  au  premier  coup 
d'oeil  des  propositions  censurées,  ont  cru  y  trouver  la  vérité  à  la 
place  de  l'erreur,  et  l'erreur  élevée  sur  les  ruines  de  la  vérité.  A 
peine  se  sont-ils  rassurés  à  la  vue  de  l'accord  de  tous  les  pre- 
miers pasteurs  à  ne  publier  la  Bulle  qu'après  avoir  mis  le  sacré 
dépôt  en  sûreté,  par  une  ample  exposition  des  mauvais  sens 
dans  lesquels  seuls  les  propositions  ont  été  censurées. 

«  Pour  remédier  à  tant  d'abus,  arrêter  le  progrès  des  préven- 
tions et  des  mauvaises  intentions  qui  en  sont  la  source,  et  entrer 
dans  les  vues  des  prélats  de  France;  après  avoir  souvent  imploré 
les  lumières  de  l'Esprit-Saint,  et  recommandé  cette  affaire  si  im- 
portante aux  prières  des  personnes  de  la  plus  éminente  piété, 
nous  avons  jugé  nécessaire  de  vous  donner  les  instructions  sui- 
vantes, qui  doivent  vous  servir  de  guide  pour  entrer  dans  l'intel- 
ligence et  l'esprit  de  la  Constitution,  comme  elles  sont  les  garants 
de  la  pureté  de  noire  foi,  dans  l'acceptation  que  nous  en  voulons 
faire. 

«  I,  —  En  censurant  les  propositions  qui  concernent  la  prédes- 


HENRI-CHARLES    DE    COiSLIN  4lo 

lination  et  la  faiblesse  de  l'homme  depuis  sa  chute,  Notre  Saint- 
Père  n'a  condamné  que  les  sens  hérétiques  de  Luther,  de  Calvin 
et  des  cinq  ûimeuses  propositions  deJansénius,  comme  il  est  aisé 
de  l'inférer  du  texte  même  de  sa  Bulle;  et  à  Dieu  ne  plaise  que 
vous  puissiez  jamais  penser  que  ce  saint  Pontife  ait  voulu  pros- 
crire le  système  de  la  grâce  efficace  par  elle-même,  et  de  la  pré- 
destination gratuite  que  ses  prédécesseurs  onl  toujours  approuvée 
dans  les  ouvrages  de  saint  Augustin  et  de  saint  Thomas,  qui  ne 
cesseront  jamais  d'être  regardés  comme  les  oracles  des  théolo  - 
giens  catholiques  sur  les  matières  de  la  grâce.  Concevons  donc, 
N.  T.  C.  F.,  une  juste  horreur  de  toute  doctrine  qui  détruit  la 
liberté  de  l'homme  et  qui  lui  ôte  le  pouvoir  de  faire  le  mal 
quand  il  vit  sous  l'impression  de  la  grâce  môme  la  plus  efficace, 
ou  lui  refuse  la  puissance  de  fuir  le  péché  quand  il  est  asservi 
sous  le  joug  de  la  concupiscence  dominante,. .  etc.,  etc.  (1).  » 

Après  avoir  examiné,  en  treize  articles  tort  longs  et  d'après 
ses  sentiments  personnels,  les  principales  propositions  cen- 
surées, l'évêque  de  Metz  conclut  ainsi  : 

« Voilà,  N.  T.  C.  F.,  des  explications  si  précises,   si 

conformes  à  la  saine  doctrine  et  à  l'esprit  deN.  T.  S. -P.  le  Pape, 
qu'elles  nous  font  espérer  qu'en  les  lisant  avec  une  intention 
droite  et  une  humble  docilité  aux  oracles  de  l'Ecriture  et  de  la 
tradition,  qui  sont  les  sources  où  nous  les  avons  puisées,  vous 
tirerez  de  la  publication  de  la  Bulle  tout  le  fruit  dont  nous  con- 
jurons le  Père  des  lumières  de  les  accompagner. 

«  A  ces  causes,  après  avoir  lu  avec  toute  l'application  qui  con- 
vient, ladite  constitution  en  forme  de  bulle  de  N.  S. -P.  le  Pape 
Clément  XI,  en  date  du  8  septembre  1713,  qui  commence  Uni- 
genitus  Dei  Filius;  et  après  avoir  tiré  de  son  contenu  les  ré- 
flexions que  l'importance  de  l'affaire  et  les  besoins  de  l'Eglise 
demandoient,  et  en  avoir  conféré  avec  plusieurs  théologiens, 
dont  la  science  et  les  sentiments  orthodoxes  nous  sont  parfaite- 
ment connus  ;  tout  considéré  et  le  saint  nom  de  Dieu  invoqué, 
nous  avons  condamné  et  nous  condamnons  avec  N.  S. -P.  le  Pape 
le  livre  intitulé  :  Le  youveau  Testament  en  français,  avec  des 

(1)  Ilist.du  Hure  des  ré/lexions  morales  et  de  la  Constitution.  —  Amst., 
17-26,  4  vol.  in-40. 


416  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIE 

réflexions  sur  chaque  verset,  etc.,  à  Paris,   i699:   autrement  : 
Abrégé  de  la  morale  de  VEvangUe,  des  Actes  des  Apôtres,  des 
Epîtres  de  saint  Paul,  des  Epîtres  canoniques  et  de  V Apocalypse; 
ou  Pensées  chrétiennes  sur  le  texte  des  Livres  sacrés,  etc.,  Paris, 
1693  et  I69i,  comme  contenant  des  propositions  très  dangereu- 
ses, et  surtout  tendantes  à  renouveler  l'hérésie  des  cinq  fameuses 
Propositions  du  livre  de  Jansénius.  Nous  recevons  et  acceptons 
ladite  constitution  avec  respect  et  avec  la  soumissionqueles saints 
canons  prescrivent.  Vous  ordonnons  de  vous  y  conformer,  sui- 
vant les  explications  contenues  dans  notre  présente  instruction 
pastorale,  lesquelles  vous  devez  regarder  comme  un  fidèle  témoi- 
gnage des  véritables  intentions  du  Saint-Père,  puisqu'elles  sont 
prises  dans  la  parole  de  Dieu,  dans  les  décisions  des  Conciles  et 
dans   les  enseignements  des  docteurs  de  l'Eglise.    Défendons  à 
toute  personne,  de  quelque  qualité  et  condition  qu'elle  soit,  de 
donner  à  ladite  constitution  des  interprétations  contraires,  soit 
pour  condamner  des  sentiments  enseignés  dans  les  écoles  catho- 
li(iues,  soit  pour  autoriser  les  monstrueuses  subtilités  de  la  mo- 
rale corrompue,  qui  n'a  que  trop  de  partisans,  soit  enfin  pour 
calomnier  l'Eglise  romaine,  la  mère  de  toutes  les  Eglises. 

((  Condamnons  pareillement  les  cent  et  une  propositions  qui 
sont  extraites  dudil  livre,  avec  les  mêmes  qualifications  dont 
elles  ont  été  respectivement  frappées  par  le  Pape.  Défendons 
sous  peine  d'excommunication,  qui  sera  encourue  par  ce  seul 
fait,  de  les  lire  ou  de  les  retenir,  ordonnons  à  tous  ceux  qui  en 
ont'un  ou  plusieurs  exemplaires  de  les  rapporter  à  notre  secréta- 
riat pour  y  être  supprimé...,  etc.,  etc. 

«  Nous  nous  élèverons  surtout  avec  toute  la  force  et  toute  l'au- 
torité que  Dieu  nous  a  mises  en  main  pour  éloigner  tout  ce  qui 
pourrait  renouveler  l'hérésie  du  jansénisme,  dont  notre  diocèse 
à  été  heureusement  préservé  jusqu'aujourd'hui,  et  pour  étouffer 
les  contestations  qui  auroient  dû  être  terminées  par  les  constitu- 
tions des  souverains  pontifes,  reçues  et  acceptées  de  toute 
l'Eglise.  —  Donné  à  Metz,  en  notre  palais  épiscopal,  le  vingtième 
jo  u  d  juin  mil  sept  cent  quatorze.  » 

D'après  ces  citations,  on  pourrait  croire  que  le  mande- 
ment de  l'évêque  de  Metz  était  irréprochable;  mais  nous  avons 
laissé  décote,  pour  des  raisons  que  nous  avons  exposées  plus 
haut,  l'explication   détaillée   du  sens  dans  lequel  il  fallait 


HEISm-CHAKLliS    DE    COISLI.N  417 

entendre  la  condamnation  de  chaque  proposition.  Ce  fut  cette 
explication  qui  suscita  le  scandale. 

Le  zèle  des  évêques  qui  voulaient  qu'on  regardât  la  consti- 
ution  comme  une  règle  de  foi,  dans  son  sens  rigoureux,  s'é- 
tendit jusqu  aux  diocèses  de  ceux  mêmes  de  leurs  confrères 
qui  avaient  accepté  la  constitution,  mais  qui  l'avaient  fait  par 
(les  mandements  restreignant  beaucoup  trop  à  leur  gré  cette 
acceptation.  Us  s'élevèrent  principalement  contre  le  mande- 
inent  de  1  évêque  de  Metz  (1),  qu'ils  firent  condamner  à  Rome 
e  en  France  et  contre  celui  de  l'archevêque  d'Embrun,  ou- 
b  lant  celui  de  l'évêque  de  Sisteron,  qui,  bien  que  semblable  à 
telui  de  M.  de  Metz,  fut  épargné,  probablement  parce  qu'il 
ne  vint  pas  alors  à  leur  connaissance,  ou  parce  qu'ils  voulu- 
rent bien  le  négliger. 


Lorsque  le  mandement  du  duc  de  Coislin  parut  à  Paris  où 
il  s  en  distribua  un  grand  nombre  d'exemplaires,  les  deux 
par  is,  remarque  un  chroniqueur  contemporain,   en  furent 
également  surpris.  On  y  réunissait  deux  choses  qui  parais- 
saient incompatibles,  la  condamnation  et  l'acceptation  de  la 
bulle  ;c  est-à-dire  que  le  corps  du  mandement  présentait  un 
expose  de  doctrine  aussi  opposé  à  celle  de  la  bulle  qu'il  était 
conforme  à  celle  du  livre  et  des  propositions  censurées-   et 
on  ne  laissait  pas  dans  la  conclusion  d'accepter  la  bulle  et 
(le  condamner  le  livre   des  propositions.  Ce  tempérament 
employé  sans  doute  pour  concilier  les  partisans  et  les  adver- 
saires de  ce  décret,  ne  plut  ni  aux  uns  ni  aux  autres  ;  mais 
les  premiers   furent  les  plus  mécontents;  ils  ne  purent   se 
persuader  que  l'acceptation  qu'on  paraissait  adopter  fût  sin- 
cère, lorsqu'on  enseignait  la  même  chose  que  ce  qui  était  en- 
seigne dans  le  livre  et  exprimé  dans  les  propositions.  Un  de 
leurs  principaux  docteurs  déclara  dans  une  grande  compa- 
gnie «  que  le  mandement  de  Metz  était  la  satire  la  plus  vio- 
lente qui  eût  encore  paru  contre  la  constitution  (2).  »  Les 

(t)  M.  de  Coislin,  lil-on  dans  la  correspondance  de  l-énelon  (  i  J  V  n  hqi) 
n  acceptailia conslilution  dans  son  mandement  ,,ue  relativcmcnt'au  sens 
qn  II  lui  plaisait  de  donner  aux  propositions  condamnées. 

'ij  Histoire  du  livre  des  Kc/lcxions  morales.  Loc.  cit. 


418  L\    BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

jésuites,  qui  étaient  personnellement  choqués  des  traits  avec 
lesquels  on  les  dépeignait  au  commencement  du  mande- 
ment (l),  n'en  avaient  pas  une  autre  idée;  aussi  ne  s'étonnera- 
t-on  pas  des  observations  d'un  docteur  janséniste  qui  le  fit 
réimprimer  en  Hollande,  précédé  d'un  avertissement  où  il 
disait  : 

«  C'est  en  vain  que  M^''  de  Metz  s'est  flatté  d'apaiser  les  Jé- 
suites ou  de  leur  donner  le  change,  en  leur  sacrifiant  l'auteur  et 
le  livre  des  Réflexions  momies,  que  ce  prélat  condamne  avec  les 
cent  une  propositions,  quoique  tout  le  corps  de  son  mandement  le 
dût  conduire  à  une  conclusion  contraire.  C'est  en  vain  que  ce 
même  prélat,  pour  ménager  ces  pères  ou  pour  les  leurrer,  leur 
présente  un  fantôme  du  jansénisme  qu'il  accable  des  plus  rigou- 
reuses censures.  C'est  en  vain  que,  pour  faire  passer  la  liberté 
qu'il  prend  de  donner  à  la  bulle  un  bon  sens  qu'elle  n'a  point, 
il  suppose  au  livre  des  réflexions  de  très  mauvais  sens  qu'il  n'a 
point  non  plus,  et  dont  l'auteur  a  toujours  été  très  éloigné.  Enlin, 
c'est  inutilement  qu'il  accepte  la  bulle,  et  qu'il  en   ordonne  la 
publication  dans  tout  sou  diocèse.  Ce  n'est  plus  cette  conslitutiont 
que  les  Jésuites  ont  tant  sollicitée;  ce  n'est  plus  cet  objet  de  leurs 
vœux  et  de  leur  complaisance  ;  ils  n'en  reconnaissent  aucun    trai 
qui  ne  soit  défiguré  ;  ils  ne  voient  plus  la  doctrine  de  leur  Molina 
élevée  sur  les  débris  de  l'école  de  saint  Thomas;  ils  ne  trouvent 
plus  les  relâchements  de  leurs  casuistes  autorisés  ;  la  discipline 
de  la  pénitence  affaiblie  ;  le  droit  des  évèques  ouvertement  violé; 
les  libertés  de  l'Église  de  France  foulées  aux  pieds  (2).  Ils  rede- 
mandent leur  bulle  dans  son  état  naturel,  et  veulent  qu'on  anéan- 
tisse ce  commentaire  infidèle,  qui  la  représente  tout  autre  qu'elle 
n'est.  :» 

C'est  ce  qu'ils  obtinrent  bientôt  après,  et  ce  qu'ils  firent 
ordonner  par  le  roi  même,  en  l'engageant  à  rendre,  dans  son 
conseil  d'État,  un  arrêt  du  5  juillet  1714,  où  Sa  Majesté  or- 
donne :  Que  le  mandement  et  instructions  pastorales  dudit 
sieur  évêque  de  Metz  demeureront   supprimés,  révoqués  et 

(1)  Voir  les  passages  soulignés  ci-dessus  en  italique. 

(2)  Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  remarquer  l'exagération  de  ce 
langage  fort  peu  orthodoxe. 


HENRI-CHARLES    DE    COISLIN  419 

annulés^  comme  faits  au  préjudice  des  lettres  patejites  de 
S.  M.,  contraires  à  F  acceptation  de  la  Bulle  faite  par  V  assem- 
blée du  clergé  de  France^  et  tendant  à  affaiblir  ou  à  rendre 
inutile  la  condamnation^  tant  des  erreurs  contenues  dans  les 
cent  une  propositions,  que  du  livre  qui  les  renferme.  Et  Ton 
remarquait,  parmi  les  motifs  de  la  suppression  du  mande- 
ment :  «  Qu'il  étoit  injurieux  à  Sa  Sainteté  et  aux  prélats  de 
la  dernière  assemblée  du  clergé;  qu'il  introduisoit  une 
forme  nouvelle  d'accepter  les  constitutions  des  papes,  et  qu'il 
avoit  formellement  contrevenu  aux  lettres  patentes  du  14  fé- 
vrier 1714,  par  lesquelles  il  étoit  porté  que  la  bulle  seroit 
reçue  d'une  manière  uniforme  dans  toute  l'étendue  du 
royaume,  suivant  les  résolutions  qui  avoient  été  prises  à  ce 
sujet  par  l'assemblée.  » 

Or  aucun  de  ces  motifs  ne  paraissait  fondé  aux  yeux  du 
parti  adverse,  ainsi  que  le  fait  voir  en  détail  l'auteur  de  l'a- 
vertissement déjà  cité.  Bien  loin  que  ce  mandement  fût  inju- 
rieux à  Sa  Sainteté,  on  pouvait  dire,  au  contraire,  selon  lui, 
que  M8'"  de  Metz  avait  poussé  jusqu'à  l'excès  le  respect  pour 
le  pape,  par  le  parti  qu'il  avait  pris  de  cacher  tous  les  dé- 
fauts de  sa  bulle,  et  d'y  donner  en  l'acceptant  le  tour  le  plus 
spécieux  et  le  plus  capable  de  la  faire  respecter  :  qu'il  avait 
eu  la  même  attention  à  ménageries  prélats,  dont  il  ne  disait 
pas  un  mot  qui  pût  les  choquer,  et  à  ne  point  s'éloigner  des 
résolutions  de  l'assemblée  :  «  Il  a  jugé  comme  elle,  dit  cet 
auteur,  que  la  bulle  avait  un  très  grand  besoin  d'être  expli- 
quée. Il  a  usé  du  droit  que  l'assemblée  lui  laisse  et  qu'elle 
ne  pouvait  lui  ôter ,  défaire  un  mandement  explicatif  de  la 
bulle,  comme  les  prélats  de  l'assemblée  en  ont  fait  un.  Il  est 
vrai  qu'il  a  fait  mieux  qu'eux;  mais  il  ne  se  déclare  pas  con- 
tre eux,  et  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  leur  soit  contraire.  On  ne 
peut  pas  dire  non  plus  qu'il  ait  contrevenu  aux  résolutions  de 
l'assemblée,  ni  par  conséquent  aux  lettres  patentes  qui  sont 
relatives  à  ces  résolutions,  d  II  ne  pouvait  donc  y  avoir 
d'autres  motifs  véritables  du  traitement  ignominieux  fait  à 
un  évêque  de  la  distinction  de  M»""  de  Metz,  dit  le  chroni- 
queur du  parti,  sinon  ([uil  avait  usé  des  droits  de  l'épiscopat 


420  LA    BRETAGNE    A    L^ ACADÉMIE 

d'une  manière  qui  humiliait  les  Jésuites,  et  qu'il  avait  pris 
des  mesures  plus  justes  que  celles  des  quarante  prélats ,  pour 
maintenir  la  liberté  de  l'Église  gallicane  (1). 

Les  promoteurs  de  la  constitution  ne  l'entendirent  point 
ainsi,  comme  il  était  facile  de  le  supposer  ;  et,  non  contents 
d'avoir  fait  supprimer  en  France  ce  mandement,  ils  le  dénon- 
cèrent en  même  temps  à  Rome,  oii  ils  obtinrent  de  l'Inquisi- 
tion un  décret  semblable  à  ceux  qu'ils  avaient  déjà  fait  ren- 
dre contre  les  mandements  des  évêques  opposants.  Ce  décret, 
daté  du  n  août  1714,  fut  affiché  à  Rome  le  27  du  même 
mois.  Le  mandement  y  est  condamné,  comme  étant  scanda- 
leux, présomptueux,  téméraire,  injurieux  au  Samt-Siege 
apostolique,  et  induisant  au  schisme  et  à  l'erreur.  Coislin 
garda  le  silence,  et,  plus  soumis  que  la  plupart  des  opposants 
à  la  constitution,  courba  la  tèle  devant  le  décret  qui  le  frap- 

(1)  Voici  du  reste  l'exposition  succincte  des  vrais  principes  sur  la  matière: 
-ce  Je  conviens  avec  vous,  monseigneur,  écrivait  M.  de  B.ssy,  eveque 
de  Meaux,  à  Fénelon.  le  6  septembre  17U,  qu'une  instruction  exemje 
d'erreurs  ne  suffit  point  dans  la  conjoncture  présente,  si  elle  ne  ren- 
ferme pas  une  exclusion  claire  et  formelle  de  tous  les  subterfuges  du 
parti.  Nous  avons  fait  cet  été  un  bon  usage  de  ce  P"nc.pe  et  cet 
cependant  une  des  raisons  qui  nous  ont  fait  passer  pour  gens  trop  d  f  i- 
cullueux  -  Je  conviens  aussi  avec  vous  qu'une  réception  de  la  bulle 
relative  à  une  excellente  explication  inlroduiroit  une  nouvelle  forme 
dont  les  conséquences  seroient  très  préjudiciables  à  la  vente  et  pour- 
roient  saper  le  fondement  de  toute  suprême  autorité.  C'est  la  un  des 
-rands  principes  sur  lequel  nous  avons  bâti  tout  notre  travail  ;  et  comme 
nous  avons  toujours  cru  voir  quelques  relations  dans  le  projet  de  man. 
dément  que  nous  avons  examiné,  quoiquelles  soient  beaucoup  moins 
sensibles  que  celles  du  mandement  de  M.  de  Metz,  c'est  là  une  des  rai- 
sons  qui  nous  a  fait  dire  que  nous  ne  pouvions  approuver  cet  ouvrage.  » 
{Corr.  de  Fénelon,  t.  IV,  p.  o03-o04.) 

Et  le  P.  Daubenton  écrivait  à  la  même  époque  à  l'illustre  archevêque 
de  Cambray  :  -  «  J'oubliois,  Monseigneur,  de  vous  dire  que  je  ne  vois 
pas  que  Ton  puisse  répliquer  au  sillogisme  sur  lequel  roule  votre  man- 
dement. Selon  les  opposants,  le  Pape  est  infaillible  lorsqu'il  parle  ex 
cathedra,  el  que  ses  décrets  sont  suivis  du  consentement  d'une  partie  de 
TÉglise.  Or,  dans  la  conjoncture  présente,  le  Pape  a  parlé  ex  cathedra, 
sur  des  matières  dogmatiques,  et  plus  de  cent  évêques  de  France  ont 
acquiescé  à  sa  décision,  sans  compter  ceux  de  Flandre,  de  l'Italie,  etc. 
Tout  le  reste  de  l'Église  s'y  est  soumis,  au  moins  tacitement.  La  conclu- 
sion est  aisée  à  tirer  et  ne  peut  être  niée...  ^    Jbid.) 


HENRI-CHARLES    DE    COISLIN  421 

pait  (1).  L'auteur  du  Renversement  des  libertés  de  VÉglise 
gallicane  développa  deux  ans  après  tous  les  abus  qu'il  trou- 
vait dans  ce  décret  et  prit  soin  de  réparer  aux  yeux  du  parti 
la  négligence  qu'on  avait  mise  à  s'y  opposer.  Mais  il  est  cons- 
tant que  l'évêquede  Metz  n'eut  aucune  part  à  cette  élucubra- 
tion  (2),  et  ce  n'est  que  beaucoup  plus  tard,  vers  la  fin  de  sa 
carrière,  qu'il  revint  dans  un  mandement,  sinon  au  jansé- 
iiisme,  qu'il  désavouait  formellement  en  parole,  du  moins  à 
un  gallicanisme  beaucoup  trop  avancé. 


V.  Fin  de  la  carrière  de  l'évêque  de  Metz. 

Ce  que  nous  avons  rapporté  jusqu'ici  des  actes  officiels  du 
troisième  duc  de  Coislin  a  déjà  permis  au  lecteur  de  se  faire 
une  idée  assez  nette  de  sa  physionomie  morale.  Gros  de  Boze 
complète  ainsi  son  portrait  : 

«  Né  grand  et  magnifique,  Henri  de  Coislin  n'en  étoit  ni  moins 
simple  ni  moins  accessible.  Somptueux,  libéral,  prodigue  même 
dans  les  occasions  où  il  s'agissoit  de  soutenir  l'bonneur  de  sa 
place  ou  celuy  de  sa  nation,  il  étoit  sobre,  économe  et  réglé  dans 
sa  dépense  ordinaire,  qui  eût  été  moindre  encore  si  un  dévoue- 
ment marqué  pour  tout  ce  qui  avoit  quelque  rapport  au  service 
du  roy  ne  Tavoit  engagé  à  recevoir  personnellement  à  sa  table 
les  principaux  officiers  de  ses  troupes.  Il  les  connaissoit  presque 
toutes  par  une  longue  habitude,  et  quand  il  en  devoit  venir  qui 
n'avoient  pas  encore  passé  à  Metz,  ou  qu'il  n'avoit  pas  vues 
ailleurs,  il  s'informoit  si  exactement  de  tout  ce  qui  lescomposoit, 
(ju'à  leur  arrivée,  les  officiers,  surpris  et  charmez  de   trouver 

(I)  11  garda  cependant  rancune  aux  Jésuites,  si  l'on  en  croit  Dangeau. 
qui  écrivait  le  22  novembre  1715  :  «  Le  P.  Le  Tellier  et  le  P.  Doucin  ont 
ordre  de  se  retirer  de  Paris  (  Louis  XIV  était  mort  depuis  peu  )^  —  On 
croit  qu'il  y  en  aura  encore  qucicpies  anlres  qui  auront  le  même  ordre, 
on  a  ôté  à  plusieurs  de  leur  compagnie  le  pouvoir  de  confesser,  et  aucun 
de  ceux  à  qui  on  a  laissé  la  permission  n'a  le  pouvoir  d'aller  confesser 
dans  les  couvents.  M.  l'évêquede  Metz  a  interdit  tous  les  Jésuites  de  son 
diocèse,  et  on  croit  que  M.  de  Verdun  les  a  interdits  aussi  dans  le  sien.  » 
-2)  Vov.  Uisl.  citée  de  la  Conxlilution.  Amst.  1726.  i  vol.  in-l». 


422  l'A   BRETAGNE   A   l' ACADÉMIE 

dans  son  accueil  des  distinctions  personnelles,  luy  vouoient 
d'abord  un  sincère  attachement  et  n'hésitoient  point  à  lui  de- 
mander des  conseils  sur  leur  propre  estât.  Il  eût  été  luy-même 
un  militaire  vertueux,  autant  par  son  zèle  pour  la  patrie  que  par 
l'activité  de  son  tempérament  et  par  son  inHexible  probité. 

«  Sa  conversation  étoitvive  et  brillante.  Il  donnoitun  ton  pro- 
pre et  particulier  à  tout  ce  qu'il  disoit,  soit  qu'il  traitât  un  sujet 
de  morale  ou  de  politique,  soit  qu'il  débitât  simplement  une  nou- 
velle du  temps,  ou  qu'il  contât  une  histoire  de  l'ancienne  cour  ; 
et  comme  il  n'ennuvoit  point,  il  n'aimoit  pas  non  plus  à  estre 
ennuyé  :  les  malheureux  avoient  seuls  le  privilège,  lors  même 
qu'il  avoit  soulagé  leur  misère,  de  le  surcharger  encore  de  longs 
et  inutiles  détails  (1)...  » 

Nous  ajouterons  à  cela  qu'il  était  de  taille  très  petite, 
comme  tous  les  Coislin,  très  laid,  comme  la  plupart  d'entre 
eux,  et  qu'il  avait  la  répartie  vive  et  son  franc-parler,  même 
devant  les  hauts  personnages.  On  raconte  qu'un  jour, 
Louis  XV,  encore  enfant,  ayant  rencontré  le  prélat  dans  les 
galeries  de  Versailles,  s'écria,  frappé  de  sa  figure  peu  sédui- 
sante :  «Ah!  mon  Dieu,  qu'il  est  laid!  —  Voilà  un  petit 
garçon  bien  mal  appris  !  »  dit  aussitôt  Coislin ,  en  se  retournant 
vers  le  maréchal  de  Villeroy,  gouverneur  du  prince.  Le  fait 
est  que,  si  l'on  en  juge  par  le  portrait  de  l'évèque  de  Metz, 
qu'on  peut  aller  voir  au  musée  de  Versailles,  sa  laideur  pou- 
vait expliquer  l'exclamation  naïve  de  l'enfant-roi. 

Comme  son  père,  le  premier  duc  de  Coislin,  dont  nous 
avons  raconté  une  aventure  originale  avec  le  président  de 
Novion,  et  comme  son  oncle  le  cardinal,  dont  on  se  rappelle 
la  dispute  au  sujet  de  sa  place  à  la  chapelle  du  roi,  il  était 
très  soucieux  des  prérogatives  attachées  à  sa  charge  : 

((  M.  l'évèque  de  Metz,  écrit  Dangeau  le  8  mars  1717  ,  a  pris 
depuis  quelques  jours  un  carreau  à  la  messe  du  roi,  étant  à  ge- 
noux en  sa  place  de  premier  aumônier.  Les  cardinaux,  qui  étoient 
à  cette  messe,  s'en  plaignirent,  soutenant  qu'il  n'y  avoit  que  les 
princes  du  sang  et  eux  qui  eussent  le  droit  d'avoir  des  carreaux 

(1)  Mém.  de  l'Académie  des  belles-lettres,  t.  IX,  p.  253. 


HENRI-CHARLES    DE   COISLIN  423 

SOUS  les  yeux  du  roi  ;  que  les  ducs  n'ont  ce  droit  que  derrière  le 
roi,  quand  il  ne  les  voit  point.  M.  de  Metz  a  repris  encore  au- 
jourd'hui à  la  messe  un  carreau,  et  le  cardinal  de  Polignac  y  ctoit 
et  a  représenté  à  M.  le  duc  d'Orléans  que  c'étoit  contre  l'ordre. 
—  Du  14  mars.  M.  l'évèque  de  Metz  ne  prend  plus  de  carreau 
devant  le  roi.  » 

Saint-Simon,  dans  ses  notes  au  Journal  de  Dangeau,  se 
livre  k  ce  sujet  à  une  longue  dissertation,  de  laquelle  il  ré- 
sulte que  Coislin,  étant  duc  et  pair,  voulut  reprendre  un  an- 
cien droit  que  Louis  XIV  avait  interverti  en  1G88  en  faveur 
de  ses  fils  naturels.  Villeroy  et  le  régent  étaient  pour  lui  : 
mais  l'évoque  de  Fréjus,  Fleury,  qui  prit  fait  et  cause  pour 
les  cardinaux,  finit  par  l'emporter  contre  le  premier  aumô- 
nier. Ce  sont  là  les  miettes  de  l'histoire,  et  l'on  se  prend  à 
sourire  devant  ces  détails  puérils  d'étiquette;  mais  ces  petites 
querelles  devenaient  alors  de  grands  événements,  et  l'on  ne 
peut  les  passer  sous  silence  dans  la  biographie  d'un  person- 
nage de  la  cour.  Deux  ans  plus  tard,  une  rivalité  analogue 
faillit  amener  un  orage,  et  l'inépuisable /owrna/  de  Dangeau 
nous  apprend  que  le  jeudi  saint,  14  avril  1718, 

a  A  la  grand'messe,  il  y  eut  une  dispute  entre  le  cardinal  de 
Polignac  et  l'évèque  de  Metz,  à  qui  présenteroit  l'Évangile  au  roi. 
On  croit  que  cela  sera  jugé  en  faveur  de  M.  de  Metz,  comme  pre- 
mier aumônier  et  évoque;  mais  comme  M.  le  duc  d'Orléans 
n'étoit  point  à  la  messe,  pour  décider  cette  affaire,  le  roi  voulut 
qu'on  ne  lui  présentât  point  l'Évangile  ce  jour-là  pour  empêcher 
la  dispute  dans  l'église  (1).  » 

Un  rival  de  P.oileau  aurait  pu  transformer  d'aussi  graves 
disputes  en  un  poème  héroï-comique  digne  du  Lutrin;  mais 

(1)  On  trouve  à  ce  sujet  une  lettre  curieuse  dans  la  correspondance 
inédite  de  la  marquise  de  la  Cour  de  tîalleroy,  sœur  de  }iU'  de  Caumar- 
lin,  évoque  de  Vannes,  puis  de  Blois.  Son  mari  lui  écrivait:  «  ...  M.  de 
Mciz  et  le  cardinal  de  Polignac  se  jelèreni  tous  deux  dessus  l'Évangile, 
comme  voulant  le  prendre  de  force.  M.  le  maréclial  de  Villeroy,  voyant 
cela,  leur  dit  :  Messieurs,  le  roi  ne  veut  pas  baiser  le  livre  aujourd'hui  -, 
et  cela  termina  une  scène  qui  alloit  devenir  fort  ridicule.  »  (Ribl. 
Mazarine,  mss.,  u"  2791  ;  7/120.) 


4'24  I.A    BRETAGNE    A    I." ACADÉMIE 

ne  rions  pas  trop  de  ces  apparentes  puérilités.  Au  fond  de 
tout  cela  se  retrouve  un  principe  trop  oublié  de  nos  jours,  et 
qui  constitue  l'un  des  premiers  éléments  de  conservation  des 
sociétés  :  la  hiérarchie. 

L'évêque  de  3Ietz  perdit,  en  1721,  sa  sœur,  la  duchesse 
de  Sully,  veuve  sans  enfants,  qui  mourut  à  cinquante-six  ans, 
victime  d'une  fausse  modestie  qui  ne  lui  permit  pas  de  laisser 
panser  un  abcès  par  le  chirurgien.  C'était,  dit  Saint-Simon, 
«  la  meilleure  femme  du  monde  et  qui  seroit  morte  de  faim 
sans  son  frère  (1).  » 

Quelques  années  après,  en  1726,  Coislin  fut  élu  membre 
honoraire  de  l'Académie  des  inscriptions  et    belles-lettres. 

«  Cette  Académie,  écrivait  un  peu  plus  tard  son  secrétaire 
perpétuel,  usa  du  droit  qu'elle  avoit  de  se  charger  de  la  plus 
grande  partie  de  la  reconnoissance  que  la  république  des  Lettres 
devoit  à  M.  l'évêque  de  Metz.  Elle  le  nomma  à  une  place  d'aca- 
démicien honoraire,  et  le  roy,  en  approuvant  notre  choix ,  eut  la 
bonté  d'ajouter  qu'il  estoit  à  souhaiter  qu'il  pût  se  trouver  aussi 
souvent  à  nos  assemblées,  qu'il  y  seroit  utile  par  son  goût  et  par 
ses  talents- 
ce  Plus  nous  en  étions  convaincus  nous-mêmes,  ajoute  Gros  de 
Boze,  et  plus  le  temps  que  nous  en  avons  joui  nous  a  paru  court  : 
le  séjour  qu'il  faisoit  à  Metz  ne  nous  laissoit  l'espérance  de  le 
voir  à  l'Académie  que  dans  le  petit  intervalle  de  ses  voyages  ;  et 
cette  espérance  n'a  jamais  esté  trompée  qu'avec  celle  du  public, 
lorsque  sa  dernière  maladie  l'ayant  amené  à  Paris,  il  y  vécut 
dans  une  retraite  qui  annonçoit  le  triste  événement  qui  Ta 
suivie  (2).... 

«  On  commença  à  soupçonner  quelque  altération  dans  sa  santé, 
dès  qu'on  ne  luy  vit  plus  le  même  feu  et  la  même  gayeté.  Insen- 
siblement, il  eut  moins  de  monde  à  la  ville  et  à  la  campagne,  il 
se  retrancha  tous  les  exercices  de  plaisir  ou  d'amusement,  et  une 
vie  si  différente  de  celle  qu'il  avoit  menée  jusque-là  luy  échauffa 
et  luy  corrompit  le  sang.  Il  ne  s'en  aperçut  que  par  une  petite 
douleur  qu'il  ressentit  au  bout  du  pouce  de  la  main  droite;   il 


(1)  Saint-Simon,  t.  XI,  p.  378. 

(-2)  Mém.  de  l'Acad.  des  belles-lettres,  t.  IX.  p.  231. 


HENRI-CHARl.ES    DE    COlSf  I.N  425 

l'irrita,  en  voulant  la  sonder  avec  une  plume  ;  il  fallut  appeler  les 
chirurgiens,  qui,  jugeant  le  mal  sérieux,  ouvrirent  plus  méthodi- 
quement le  pouce  malade,  et  luy  firent  tomber  les  deux  phalanges. 
Sa  dernière  ressource  fut  de  venir  à  Paris,  où  il  ne  trouva  pas 
plus  de  soulagement  et  où  ses  forces  diminuant  de  jour  en  jour, 
il  mourut  dans  un  épuisement  total  le  "28  novembre  1732,  âgé  de 
soixante-huit  ans  accomplis  (1).  » 

Quelques  mois  auparavant,  il  avait  écrit  au  cardinal  de 
Fleury,  au  sujet  des  affaires  ecclésiastiques  ,  assez  tendues 
vers  cette  époque,  une  lettre  qui  fut  répandue  dans  le  public, 
et  qui  montre  à  quel  point  il  était  sûr  de  son  clergé,  après 
trente-quatre  ans  de  paternelle  administration  :  «  J'ai  reçu  la 
lettre  que  Votre  Excellence  m'a  fait  Thonneur  de  m'écrire.  La 
paix  est.  Dieu  merci!  dans  mon  diocèse;  niais  s'il  arrivoit 
î)ar  malheur  quelque  trouble,  j'ose  vous  assurer  que  je  suis 
plus  en  état  d'y  mettre  ordre  que  Messeigneurs  les  évêques  de 
la  cour;  ainsi,  trouvez  bon  que  je  ne  fasse  point  part  à  Votre 
Excellence  de  ce  qui  s'y  passera  (2)...  » 

Malheureusement,  il  n'était  aussi  sûr  de  son  clergé  qu'au 
point  de  vue  gallican,  pour  ne  pas  dire  janséniste,  et  l'im- 
partialité nous  fait  un  devoir  de  rapporter,  d'après  le  recueil 
des  Nouvelles  ecclésiastiques,  quelques  faits  qui  montrent 
l'attachement  que  l'évéque  de  Metz  conserva  toujours  pour  ces 
doctrines  :  les  souffrances  de  ses  dernières  maladies  aigrirent 
peut-être  ses  dispositions,  mais  il  est  trop  certain  qu'il  se 
laissa  aller,  vers  cette  époque,  à  des  paroles  et  à  des  actes 
regrettables.  Dans  un  mandement  du  30  juin  1730,  Henri  de 
Coislin,  après  avoir  déclaré  que  les  quatre  fameux  articles  de 
1682  «  contiennent  une  doctrine  fondée  évidemment  sur 
l'Écriture  et  la  tradition,  et  qu'on  peut  combattre  sans  ébranler 
les  fondements  de  la  hiérarchie,  l'autorité  de  l'Église  univer- 
selle, etc..  »,  ce  qui  revenait  tout  simplement  à  déclarer  que 
hors  de  France,  et  surtout  à  Rome,  on  n'entendait  rien  à 
lÉcriturc  et  à  la  tradition,  il  trace  en  ces  termes  le  portrait 

(I)  Meiii.  de  VAcad.  des  l>cllei'!eUres,  l.  I\,  p.  iM. 
(â)  Journal  de  Barbier,  l.  Il,  p.  181». 


426  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

des  Jésuites,  sans  les  nommer  :  «  Des  esprits  téméraires  que 
l'amour  de  la  nouveauté  ou  l'envie  de  se  distinguer  portent 
tous  les  jours  à  avancer  des  opinions  singulières  et  à  les  dé- 
guiser par  des  subtilités  capables  d'altérer  l'intégrité  du 
dogme,  de  corrompre  la  pureté  de  la  morale,  d'énerver  la 
vigueur  de  la  discipline...  »  Après  cette  déclaration,  renou- 
velée de  celle  du  mandement  de  1714  ,  le>  jésuites  de  Metz 
n'osèrent  plus  faire  soutenir  de  thèses  dans  leur  collège. 

Les  Nouvelles  ecclésiastiques,  qui  donnent  ces  détails  dans 
un  article  du  4  août  1730,  nous  apprennent  encore  (4)  que 
l'année  suivante,  le  célèbre  Jean-Joseph  Languet,  alors  évê- 
que  de  Soissons,  et  plus  tard  archevêque  de  Sens,  de  l'Aca- 
démie française  (2),  etc.,  revenant  d'Allemagne  et  séjour- 
nant à  Metz,  se  mit  à  prêcher  la  soumission  aux  doctrines 
de  Rome  dans  les  communautés  de  la  ville  :  Goislin  lui  fit 
signifier  qu'il  eût  à  sortir  promptement  de  son  diocèse; 
aussi  quelques  années  après,  Languet  refusa-t-il  undimissoire 
pour  un  sujet  qui  voulait  être  ordonné  à  Metz,  en  alléguant 
des  raisons  qui  n'étaient  guère  à  l'honneur  de  l'évêque  dio- 
césain (3\ 

On  comprendra  sans  peine,  après  cela,  comment  l'organe  du 
parti  put  faire  de  l'évêque  de  Metz  l'éloge  qui  va  suivre,  vers  la 
findel'année  1733  :  «Tout  le  monde  sait  la  perte  qu'on  a  fait 
dans  ce  diocèse  par  la  mort  de  M'-'''  l'évêque,  Henri-Charles 
du  Camboutde  Coislin.  Cette  perte  est  un  gain  pour  les  Jé- 
suites. . .  Personne  n'ignore  ce  qui  le  rendoit  odieux  à  ces  RR. 
PP.  11  ne  leur  estoit  point  asservi,  il  ne  les  employoit  point, 
il  étoit  attaché  à  la  saine  doctrine  (janséniste),  et  il  avoit 
reçu  la  bulle  comme  ne  la  recevant  pas...;  enfin  il  n'inquié- 
toit  personne.  C'étoit  être  bien  noir  aux  yeux  de  la  société.  Le 
jour  de  la  Conception  de  la  sainte  Vierge,  ces  Pères  ont  fait 


(1)  Nous  devons  rindication  de  tous  ces  articles  h  l'obligeance  du 
R.  P.  Le  Lasseur,  dont  l'érudilion  en  ces  matières  est  bien  connue. 

(2)  Il  était  aussi  abbé  de  CoiHnialouen,  au  diocèse  de  Quimper,  et  par 
là  il  appartient  à  la  Bretagne.  Il  est  l'auteur  de  la  première  vie  de  la 
bienheureuse  Marie  Alacoque. 

(3)  Nouvelles  ecclésiastiques,  année  173),  p.  227. 


HEN'RI-nilAHLES    DR  C.OISLIN  427 

dans  la  ville  une  procession  solennelle,  que  le  prélat  leur 
avoit  interdite  depuis  dix-huit  ans  (3).,,  »  Faut-il  ajouter 
encore  qu'Henri  de  Coislin  avait  choisi  pour  vicaire  général 
un  janséniste  notoire,  Joseph  Seron,  et  qu'il  le  fit  chanoine, 
chancelier  et  officiai  de  Metz?... 

Cet  attachement  h  la  doctrine  hétérodoxe  ,  triste  héritage 
de  famille,  car  son  grand-oncle,  le  fameux  abbé  de  Pontchâ- 
leau,  avait  été  l'un  des  ardents  disciples  de  Port-Royal,  et  le 
cardinal  de  Coislin  avait  placé  beaucoup  trop  de  docteurs  jan- 
sénistes dans  le  diocèse  d'Orléans  et  près  de  son  neveu,  lors 
de  son  éducation,  est  le  seul  reproche  que  nous  ayons  à  faire 
h  la  mémoire  du  dernier  duc  de  Coislin.  La  lutte  fut  très  ar- 
dente au  xviii^  siècle,  cela  est  vrai;  mais  l'ardeur  de  la  lutte 
ne  peut  excuser  le  retour  à  la  bataille,  ou  du  moins  aux  es- 
carmouches, après  une  condamnation  éclatante. 

Le  testament  de  l'évêque  de  Metz  fut  très  admiré  par  ses 
contemporains. 

(S  Sans  avoir  jamais  paru  craindre  le  moment  fatal  de  sa  mort, 
dit  Gros  de  Boze,  il  en  avoit  prévenu,  et  pour  ainsi  dire  illustré  les 
suites,  pardes  arrangements  qui  ne  respirent  que  prudence  et  sa- 
gesse, religion  et  grandeur  d'àme.  Il  n'a  laissé  aucune  sorte  de 
services  sans  une  récompense  proportionnée  à  la  manière  dont  il 
sçavoit  les  sentir  ;  il  a  splendidement  pourvu  à  l'entretien  et  à 
l'augmentation  des  pieux  établisseuients  qu'il  avoit  fait  dans  son 
diocèse;  il  a  voulu  que  le  château  de  Frescati ,  avec  toutes  ses 
dépendances  et  ses  embellissements  passât  à  ses  successeurs  à 
l'évêché  de  Metz,  comme  le  seul  lieu  de  plaisance  dont  ils  pou- 
voieiit  jouir  avec  quelque  dignité  sans  abandonner  le  soin  et  pres- 
que la  vue  de  leur  église  ;  il  a  légué  la  collection  entière  de  ses 
manuscrits  à  l'abbaye  de  Saint-Germain-des-Prés,  où  il  l'avoit 
placée  depuis  longtemps,  comme  dans  un  des  plus  commodes  et 
des  plus  sûrs  dépôts  de  la  république  des  Lettres.  Enfin  loin 
d'exercer  aucune  de  ces  préférences  si  naturelles  entre  ses  hé- 
ritiers collatéraux,  il  leur  a  laissé,  dans  l'ordre  commun  des 
successions,  tous  les  biens  dont  il  étoit  le  plus  maître  de 
disposer  (2)...  » 

(1)  Nouvelles  ecclésiastiques,  aniK'C  I73;{. 

(2)  Mém.  de  l'Académie  des  belles-lellres,  t.  IX,  p.  -2.ït. 


428  ].A    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

Le  duché  de  Coislin  s'éteignit  dans  sa  personne ,  et  les 
terres  qui  en  dépendaient  passèrent  aux  princes  de  Lambesc, 
de  la  maison  de  Lorraine-Harcourt,  ses  cousins  au  huitième 
degré;  peu  après,  Louis-Charles  de  Lorraine,  comte  de 
Brionne,  vendit  la  baronnie  de  La  Roche-Bernard  à  M.  de 
Boisgelin,  celle  de  Pontchâteau  à  M.  de  Menou,  et  le  marqui- 
sat de  Coislin  aux.  descendants  de  la  branche  cadette  de 
Cambout.  C'est  ainsi  que  les  Cambout  de  Carheil  et  de  Beçay 
devinrent  marquis  de  Coislin  et  le  sont  encore  aujourd'hui. 
On  connaît  la  brillante  conduite  du  dernier  marquis  pendant 
la  guerre  désastreuse  de  1870  (1). 

Lorsque  la  Révolution  supprima  les  abbayes,  la  Bihlio- 
theca  Coisliniana,  olim  Seguieriana,  fut  réunie  à  la  Biblio- 
thèque nationale;  un  violent  incendie  brûla  en  1794  une 
grande  partie  des  livres  imprimés  de  cette  collection  ;  mais 
tous  les  manuscrits  furent  sauvés,  et  l'on  peut  les  admirer  en- 
core au  fonds  Saint-Germain. 

L'Académie  française  avait  successivement  élu  les  trois 
ducs  de  Coislin,  comme  les  images  vivantes  de  ses  deux  pre- 
miers protecteurs,  au  milieu  de  ses  réunions.  Après  la  mort 
de  l'évèque  de  Metz,  il  ne  restait  plus  aucun  représentant  de 
celte  double  origine;  et  seul,  le  duc  de  Richelieu,  élu  depuis 
quelques  années,  pouvait  rappeler  aux  académiciens  la  mé- 
moire du  cardinal  :  les  du  Cambout  de  Carheil,  nouveaux 
marquis  de  Coislin,  et  descendants,  comme  les  premiers,  de 
Louise  du  Plessis-Richelieu ,  avaient  depuis  beaucoup  trop 
longtemps  laissé  tomber  dans  l'oubli  leur  illustre  parenté,  et 
presque  tous,  assistant  avec  la  plus  grande  régularité  aux 
Etats  de  Bretagne,  avaient  passé  leur  vie  dans  les  régiments 
de  dragons  spéciaux  de  cette  province.  L'Académie  ne  les 
connaissait  pas  :  on  ne  songea  donc  plus  h  continuer  la  suc- 
cession, et  l'évèque  de  Vence,  Surian,  orateur  doux  et  tran- 
({uille,  fut  choisi  pour  remplacer  l'évèque  de  Metz.  Le  duc  de 
Sainl-Aignan,  déjà  de  l'Académie  française,  lui  succéda  dans 
le  titre  honoraire  h  l'Académie  des  belles-lettres. 

([)  11  est  mon  en  1873  ne  laissant  que  deux  filles. 


lIEMU-UHAltl.ES    DE    COISLIN  429 

Surian,  dans  son  discours  de  réception,  prononça  un  ma- 
gnifique éloge  de  son  prédécesseur,  et  nous  ne  pouvons  mieux 
clore  cette  étude  qu'en  détachant  quelques  fragments  de  ce 
morceau  remarquable  : 

<£  Ce  fut  surtout  par  le  cœur  et  par  les  sentiments  les  plus  no- 
bles et  les  plus  généreux,  dit  Surian,  que  nous  parut  si  grand 
l'illustre  prélat  à  qui  je  succède.  Au  nom  seul  de  M.  l'évèque  de 
Metz,  se  réveille  ici  dans  tous  les  esprits  l'idée  de  la  charité  la 
plus  vive,  la  plus  tendre,  la  plus  inépuisable. 

«  .Je  laisse  à  une  bouche  plus  éloquente  que  la  mienne  à  rele- 
ver avec  éclat  cet  accord  si  rare  et  si  beau  qu'on  adniiroit  en  lui, 
des  qualités  en  apparence  opposées,  de  la  grandeur  et  de  l'affa- 
bilité, de  la  noblesse  des  sentiments  et  de  la  politesse  des  mœurs, 
de  la  niagnilîcence  et  de  la  simplicité,  de  l'attention  à  soutenir 
son  rang  et  de  l'exactitude  à  rendre  ce  qu'il  devoit  aux  autres,  de 
la  fermeté  et  de  la  condescendance,  de  la  sévérité  et  de  la  dou- 
ceur, de  l'activité  et  de  la  patience.  En  lui  tour  à  tour  ces  vertus 
avoient  au  besoin  leurs  fonctions  propres.  Il  les  avoit  dans 
son  cœur,  et  selon  l'occasion ,  chacune  venoit  à  sa  place.  Que 
j'aimerois  à  mettre  ici  dans  un  beau  jour  sa  sollicitude  pas- 
torale, son  application  infatigable  à  remplir  les  devoirs  sacrés  de 
l'épiscopat  !  Il  ne  fut  pas  un  repos  pour  lui,  il  fut  un  travail,  une 
charge.  Rigide  observateur  de  l'ordre  public  et  de  la  discipline 
ecclésiastique,  il  réforma  des  abus  sans  nombre,  qui  étoient  de- 
venus des  loix  ;  et  par  son  exemple,  mieux  encore  que  par  ses 
règlements ,  il  renouvela  dans  la  piété  son  clergé  et  son 
peuple. 

«  Mais  comme,  dans  un  tableau,  la  figure  principale  arrête 
davantage  nos  yeux,  à  la  vue  de  ce  grand  prélat,  je  suis  plus 
frappé  de  la  charité,  sa  vertu  propre...  —  (Suit  un  long  et  pom- 
peux détail  de  toutes  ses  libéralités).  —  Atteint  d'un  mal  qui 
menace  sa  vie,  il  redouble  ses  aumônes.  Afin  de  rendre  sa  charité 
immortelle,  il  laisse  aux  pauvres,  par  son  testament ,  des  fonds 
incroyables  ;  il  se  console  par  cette  pensée  que  toujours  il  lesassis- 
tera;  il  aime  à  soulager  jusqu'aux  besoins  qui  ne  sont  pas  encore. 
Sa  charité  se  hâte  et  s'étend  à  mesure  qu'elle  va  se  perdre  dans 
les  miséricordes  de  Dieu,  conmie  un  fleuve  (jui  coule  plus 
rapidement  et  s'élargit  davantage,  près  d'entrer  dans  l'Océan 
inmiense,  pour    ne   faire   ([u'un   avec   lui.    Heureux    ce  digne 


430  LA    BRETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

pasteur,    d'être  en  mourant  sous   le  sceau  de  la   charité  de 
Dieu  (1)!...  » 

Répondant  à  Févêque  de  Vence,  Danchet,  directeur  de       i 
l'Académie,  s'attacha,  dans   un   panégyrique  d'un  style  fort 
élevé,  à  considérer  surtout,  dans  Henri  du  Cambout,  Yhomme 
de  lettres  et  le  citoyen. 

«  ....  Né,  dit-il,  avec  les  avantages  d'un  esprit  vif,  d'une  péné- 
tration prompte,  d'un  jugement  exquis  et  d'une  mémoire  sûre, 
il  joignit  dès  l'enfance  à  ces  heureux  dons  de  la  nature  des  se- 
cours d'éducation  plus  heureux  encore.  A  l'élude  des  sciences,  il 
joignit  ce  qui  en  relève  le  prix,  l'art  de  bien  dire;  personne  ne 
ia  parloit  et  ne  l'écrivoit  avec  plus  de  pureté  et  de  précision.  Eh  ! 
faut-il  en  être  étonné?  Presque  au  sortir  du  berceau,  il  avoit  été 
en  quelque  sorte  académicien  :  Armand  du  Cambout,  son  père, 
premier  duc  de  Goislin,  vécut  assez  longtemps  dans  l'Académie 
pour  en  devenir  le  doyen  ;  sa  maison  n'étoit-elle  pas  le  rendez - 
vous  de  tout  ce  que  la  France  avoit  alors  de  rares  génies,  d'au- 
teurs admirez  par  les  talens  et  respectez  par  les  mœurs?  Poètes, 
orateurs,  historiens,  tous  y  étoient  reçus  avec  les  distinctions 
dues  aux  différents  mérites.  C'étoient  les  premiers  instituteurs 
des  petits-fds  de  Séguier;  chacun  se  faisoit  un  plaisir  de  former 
ces  dignes  élèves,  qui,  sur  les  traces  de  leurs  ancêtres,  dévoient 
à  leur  tour  soutenir  l'empire  des  lettres.  C'est  dans  ce  commerce, 
supérieur  à  toutes  les  leçons,  que  M.  de  Metz  avoit  puisé  le  lan- 
gage qui  donne  de  la  force  aux  pensées,  ce  goût  fin  qui  décide 
des  ouvrages  d'esprit,  cet  air  naturel  et  enjoué  qui  fait  le  charme 
de  la  société. 

oc  Attaché  à  la  cour,  et  par  sa  naissance  et  par  la  charge  de 
premier  aumônier,  il  y  porta  jeune  encore  ces  manières  polies 
que  les  autres  s'efforcent  d'y  acquérir  ;  il  n'eut  qu'à  se  présenter 
pour  se  faire  applaudir.  La  corruption  y  respecta  son  cœur  : 
ennemi  déclaré  de  la  flatterie,  zélé  partisan  de  la  vérité,  si  quel- 
quefois il  la  parait  de  fleurs,  ce  n'étoit  que  pour  la  rendre  plus 
aimable  et  pour  lui  donner  plus  de  crédit  en  des  lieux  où  trop 
souvent  elle  est  regardée  comme  étrangère.   Jamais  peut-être 

(i)  Becueil  des  pièces  d'éloquence  et  de  poésie,  etc ,  de  l'Académie 

françoise,  t.  XXXI,  10-17. 


HE?JR1-CHARLES    DE    COISLIN  431 

courtisan  n'eut-il  avec  son  maître  des  entretiens  plus  libres 
et  en  même  temps  plus  respectueux.... 

«  Associé  là  nos  travaux,  combien  de  fois  nous  fit-il  sentir  la 
solidité  de  son  esprit  et  l'étendue  de  ses  connoissances  !  Il  nous 
aimoit.  L'un  de  ses  plus  chers  plaisirs  étoit  de  converser  avec 
nous,  et  si  les  devoirs  qui  l'appeloient  auprès  de  son  roi  ou  parmi 
ses  diocésains  ont  jamais  pu  lui  coûter  des  regrets,  c'est  en  pen- 
sant qu'ils  l'arrachoient  à  la  douceur  de  nos  exercices. 

«  Yoilà,  Monsieur,  une  légère  ébauche  de  l'homme  de  lettres, 
mais  de  quels  traits  peindrai-je  le  citoyen? 

«  A  considérer  ce  nom  par  la  juste  idée  que  les  Grecs  et  les 
Romains  y  avoient  attachée,  il  renferme  seul  le  plus  parfait  éloge 
des  héros  qu'Athènes  et  Rome  ont  le  plus  exaltez.  La  définition  du 
vrai  citoyen  étoit,  selon  eux,  de  mettre  la  grandeur  dans  la 
vertu,  de  ne  reconnoître  d'autre  gloire  que  celle  de  la  patrie,  et 
de  ne  trouver  de  bonheur  que  dans  la  félicité  publique.  Si  ce  nom 
peut  encore,  chez  les  François,  conserver  toute  sa  force,  qui, 
jamais,  dans  toutes  ses  acceptions,  l'a  mieux  méritée  que  M.  de 
Metz?...  » 

Et  Danchet,  dans  le  spectacle  éclatant  de  la  munificence 
éclairée  du  dernier  duc  de  Coislin,  trouve  en  effet  un  vaste 
champ  pour  développer  sa  thèse.  Qu'ajouterions-nous  à  ces 
magnifiques  éloges,  sinon  qu'ils  étaient  mérités?  Espérons 
que  devant  Dieu,  comme  devant  l'histoire,  l'inépuisable  cha- 
rité de  l'évèque  de  Metz  a  couvert  les  écarts  de  doctrine. 
Transiit  benefaciendo. 

Un  duché  ne  peut  s'éteindre  avec  plus  de  majesté. 


vu 

jEAi-JÂdQOEs  nmm  e  \u\m 

LE  SEUL  ACADÉMICIEN  NANTAIS 
(1605-1691) 


I.  Une  famille  de  maîtres  des  comptes  de  Bretagne  au  com- 
mencement du  XVIIe  siècle. 


L'abbé  d'Olivet,  continuant  la  série  des  éloges  des  pre- 
miers académiciens  commencée  par  Pellisson  ,  s'exprimait 
ainsi,  au  commencement  du  xviii^  siècle,  au  sujet  de  «  Jean- 
Jacques  Rcnouard  de  Villayer,  doyen  des  conseillers  d'État, 
reçu  à  rAcadémie  en  I60O,  mort  le  o  mars  1691.  » 

«  Je  vois  par  les  registres  do  l'Académie,  qu'il  lui  marqua 
beaucoup  de  zèle  dans  la  triste  affaire  de  Furetière  ;  c'est  le  seul 
endroit  par  où  il  me  soit  connu.  Mais  si  le  mérite  des  enfants  fait 
la  gloire  des  pères,  il  ne  faut  point  d'autre  éloge  à  M.  de  Villayer 
que  son  petitefils,  aujourd'hui  maistre  des  requestes,  qui  sait,  à 
la  fleur  de  l'âge,  respecter  ses  devoirs,  et,  au  milieu  de  l'opu- 
lence, aimer  le  travail  (1).  » 

Nous  ne  sachions  pas  que  personne,  depuis  l'abbé  d'Oli- 
vet,  ait  essayé  de  faire  de  nouvelles  recherches  sur  cet  acadé- 
micien, dont  la  ville  de  Nantes  doit  cependant  se  faire  hon- 
neur, puisque  c'est  le  seul  qu'elle  ait  produit.  Ses  collègues 
l'avaient  en  haute  estime,  si  l'on  en  juge  par  les  quelques 

(I)  Pellisson  et  (roiivol.  Ili.sl.de  rAcml.  É(.lilion  Livcl.  l.  11,  p.  -lio,  -2:io. 


434  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIE 

lignes  fort  élogieuses  que  lui  ont  consacrées,  au  xvii*  siècle, 
Chapelain,  Fontenelle,  Thomas  Corneille,  Charpentier,  Bois- 
robert...  et  cependant  son  nom  ne  figure  point  dans  les  re- 
cueils de  biographie  universelle;  la  courte  notice  qui  précède 
représente  tout  ce  qui  a  été  publié  jusqu'ici  sur  la  carrière 
de  ce  doyen  des  maîtres  des  requêtes  et  du  conseil  d'Êlat  : 
Foubli  le  plus  complet  s'est  étendu  sur  sa  mémoire,  et  ses 
compatriotes  les  Nantais  ne  connaissent  plus  ni  son  nom,  ni 
celui  de  son  frère  Renouard  de  Drouges,  dont  le  magnifique 
hôtel  existe  pourtant  encore  au  milieu  de  leur  cité,  tout  près 
de  leur  hôtel  de  ville  :  il  est  vrai  que  les  Rosmadec,  héritiers 
des  Renouard,  débaptisèrent  un  jour,  à  leur  profit,  ce  su- 
perbe témoignage  de  l'opulence  du  trésorier  des  États  de 
Bretagne,  aujourd'hui  possédé  par  les  Frères  de  la  Doctrine 
chrétienne.  Les  registres  des  mandements  de  notre  ancienne 
chambre  des  comptes,  conservés  aux  archives  du  départe- 
ment de  la  Loire-Inférieure,  ceux  du  Parlement  de  Rennes, 
les  procès-verbaux  des  sessions  des  États  de  Bretagne,  la  cor- 
respondance manuscrite  du  chancelier  Séguier,  et  les  nom- 
breux mémoires  du  xvii^  siècle,  en  particulier  le  Journal 
d'Olivier  d'Ormesson,  les  Historietles  de  Tallemant  des 
Réaux,  les  Epitres  de  Boisrobert,  les  mélanges  tirés  des  ma- 
nuscrits de  Chapelain,  la  correspondance  de  Bussy  et  les 
notes  de  Saint-Simon  au  Journal  de  Dangeau,  vont  nous 
permettre  de  reconstituer  les  principaux  traits  de  cette  phy- 
sionomie si  oubliée  d'un  magistrat  érudit,  ami  des  sciences 
et  des  lettres,  et  d'attirer  l'attention  du  lecteur  sur  plusieurs 
points  intéressants  de  l'histoire  administrative  de  la  Bretagne 
au  commencement  du  xvii^  siècle.  Plus  heureux  que  l'abbé 
d'Olivet,  nous  disposons  d'une  foule  de  documents  qui  ne 
pouvaient  facilement  parvenir  à  sa  connaissance  et  qui  nous 
permettront  d'offrir  à  notre  académicien  la  réparation  qui  lui 
est  légitimement  due. 

La  famille  de  Renouard  ou  de  Regnouard ,  qui   portait 
d'argent  à  la  quintefeuille  percée  de  gueules  (1  ,    était  origi- 

(1)  Le  P.  Toussaint  de  Saint-Luc.  3»  partie  des  Mémoires  sur  l'Étal  de 
la  noblesse  de  Bretagne,  1681. 


JEAN-JACQUES    RENOUARD    UE    VILLAYER  435 

naiie  de  Gasgogne  et  fut  maintenue  de  noble  extraction  par 
arrêts  en  date  des  lo  décembre  1668  et  21  mars  1669,  ren- 
dus, sur  le  rapport  du  conseiller  Descartes,  par  la  chambre 
instituée  à  Rennes  pour  la  réformation  de  la  noblesse  de  Bre- 
tagne (1).  Comment  et  h  quelle  époque  avait-elle  émigré  des 
bords  de  la  Garonne  dans  notre  province?  c'est  ce  qu'il  nous 
serait  fort  difficile  d'indiquer  d'une  manière  précise.  La  Ches- 
naye  nous  apprend  seulement  qu'on  rencontre  au  xvi®  siècle 
deux  de  Renouard,  Jean-François  et  Guy-Michel,  officiers 
généraux  sous  le  maréchal  de  Brissac  (2)  ;  et  nous  savons 
d'ailleurs  que  le  père  de  notre  académicien,  Guy  de  Renouard, 
sieur  de  Rivière  et  de  Longlée  (3),  fils  de  Guy,  sieur  de  Lon- 
glée,  secrétaire  en  la  chancellerie  royale  de  Bretagne,  succéda 
dans  cette  charge  à  son  père  en  1S76  et  fut  nommé  en  1580 
conseiller  secrétaire  auditeur  à  la  chambre  des  comptes  de  la 
province,  dont  le  siège  était  à  Nantes.  Devenu  conseiller 
maitre  en  1586,  il  fit  partie  pendant  cinquante-deux  ans  de 
cette  cour  souveraine,  qu'il  ne  quitta  en  1632  que  pour  céder 
sa  place,  par  résignation,  à  l'un  de  ses  fils. 

Il  est  fâcheux  que  les  dossiers  complets  de  tous  les  con- 
seillers maîtres  de  la  chambre  des  comptes  de  Bretagne,  con- 
tenant les  fragments  de  leur  généalogie,  les  enquêtes  sur  leurs 
«  vie,  mœurs  et  religion,  »  et  quantité  de  détails  biographi- 
ques fort  intéressants,  aussi  bien  sur  eux  que  sur  leurs  fa- 
milles, n'existent  aux  archives  du  département  de  la  Loire- 
Inférieure  qu'à  partir  du  commencement  du  xvii*  siècle  :  nous 
eussions  trouvé  dans  le  dossier  de  réception  de  Guy  de  Re- 
nouard d'aussi  précieux  renseignements  que  nous  en  trouve- 
rons bientôt  dans  celui  de  son  fils  et  successeur  ;  mais  les  re- 
gistres des  mandements  de  la  chambre,  que  l'on  possède  au 
complet,  nous  ont  du  moins  conservé  les  lettres  patentes  de 

(1)  Collection  nis.  de  la  réformalion  de  16G8,  à  la  Bibliothèque  de 
Sairil-Bricuc. 

(2)  La  Chesnayc  des  Bois.  Dict.  de  la  noblesse. 

(3)  11  existe  dans  le  dôparlomcnt  de  la  Loirc-Inférieure  deux  terres  de 
Longlée,  l'une  dans  la  paroisse  deNort,  l'nulrc  dans  celle  d'Erbray,  mais 
il  s'agii  d'une  troisième  presque  voisine  el  siluée  paroisse  de  Visseiche, 
près  La  Guerche,  dans  l'Illc-el-Vilaine. 


436  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIK 

Henri  III  pour  sa  nomination  de  conseiller  maître.  En  voici 
le  préambule  et  les  principaux  passages  : 

«  Henry,  par  la  grâce  de  Dieu  roy  de  France  et  de  Pologne^ 
à  tous  ceux  qui  ces  présentes  lettres  verront,  salut. — Sçavoir  faisons 
que  pour  le  bon  et  louable  raport  qui  faict  nous  a  esté  de  la  per- 
sonne de  nostre  cher  et  bien  aimé  Maître  Guy  Renouard,  audi- 
teur en  nostre  chambre  des  comptes  de  Bretaigne,  et  de  ses  sens, 
suffisance,  loyauté,  preudhomie,  experianceau  faict  des  finan- 
ces et  bonne  diligence  ;  à  iceluy,  pour  ces  causes  et  autres 
à  ce  nous  mouvans,  avons  donné  et  octroyé,  donnons  et  octroyons 
par  ces  présentes  ,  l'office  de  nostre  conseiller  et  maistre  ordi- 
naire en  nostre  dite  chambre  des  comptes  de  Bretagne ,  duquel 
nous  avyons  naguères  pourveu  Maître  d'Avyau,  par  la  résignation 
de  Maître  Loys  Merceron,  dernier  paisible  possesseur  dudit  ofice, 
vaquant  à  présent  par  la  pure  et  simple  résignation  qu'en  a  ce- 
jourd'hy  faicte  en  nos  mains  le  dict  d'Avyau,  . .  etc.,  pour  ledict 
office  avoir,  tenir  et  doresnavant  exercer  et  en  joyr  et  user  par 
ledict  Renouart,  aux  hoimeurs,  auctoritez,  prérogatives,  gaiges  et 
esmolumens  accoutumez. . .  etc. . .  tant  qu'il  nous  plaira,  pour- 
veu que  le  résignant  vive  quarante  jours  après  la  date  de  ces 
dites  présentes,  par  lesquelles  donnons  en  mandement  à  nos 
amez  et  féaux  les  gens  de  nos  comptes  en  Bretagne,  que,  après 
qu'il  leur  sera  aparu  des  bonnes  vye,  mœurs  et  religion  catholi- 
que dudit  Renouard,  ensemble  de  sa  capacité  et  suffisance,  et  de 
luy  prins  et  receu  le  serment  en  tel  cas  requis  et  accoustumé, 
iceluy  mettent  et  instituent  et  facent  mètre  et  instituer  de  par 
nous  en  îpocession  et  saisine  dudit  office...  etc..  Donné  à 
Paris  le  17«  jourde  mars  de  l'an  de  grâce  1586,  etc.  (1).  » 

De  1386  à  1632,  Guy  de  Renouard  occupa  son  siège  decon- 
seillermaitre  avec  la  plus  grande  intégrité:  et  l'intéressant  ou- 
vrage de  M.  Fourmont  sur  l'ancienne  chambre  des  comptes  de 
Bretagne  nous  apprend  quecesfonclionsn'étaientpas  une  siné- 
cure. On  sait  que  la  chambre  devait  veiller  à  la  conservation 

(1;  Registre  des  mandements  de  la  chambre  des  comptes  de  Bretagne, 
t.  XII,  p.  16.  —  Suivent  deux  tjuiUanccs  enregistrées  au  contrôle  des 
finances  attestant  que  Pierre  Davyau  a  versé  au  trésor  330  esru^io/  pour 
la  résignation  de  l'oftice  de  Louis  Merceron  et  «  36  escuz  sol  pour  demy 
marc  rVor,  de  quoj  a  esté  taxé  le  droict  de  marc  d'or  dudict  office.  » 


JEAN-JACQUES    REN(HAIU)    DE    VILLAYER  437 

des  anciens  revenus  du  duché,  s'occuper  de  la  réformation  du 
domaine,  vérifier  les  concessions  d'octrois  aux  communautés, 
soumettre  à  un  contrôle  sévère  la  gestion  des  comptables, 
recevoir  les  foi,  hommages,  aveux,  et  dénombrements  des 
seigneurs  relevant  de  la  couronne,  etc.  (1).  Mais  toutes  ces 
prérogatives  ne  furent  pas  acquises  dès  l'origine,  et  le  nou- 
veau titulaire  entrait  précisément  en  charge  à  l'apogée  de  la 
période  militante  de  l'histoire  de  la  chambre,  lorsqu'elle  sou- 
tenait au  sujet  de  ses  attributions  une  lutte  incessante  contre 
les  empiétements  des  États  et  du  Parlement.  Une  déclaration 
du  12  septembre  1386  augmenta  même  presque  aussitôt  sa 
juridiction  en  décidant  que  «  doresnavant  les  comptes  de 
tous  les  deniers  d'octroy  des  villes  et  communauté/,  montant 
deux  cents  excuz  et  au-dessus  jusqu'à  treize  cents  trente  trois 
et  un  tiers,  dévoient  estre  rendus  de  troix  en  troix  ans  en 
ladite  chambre,  par  devant  les  gens  des  comptes...  »  Bientôt 
les  (roubles  de  la  Ligue  vinrent  changer  le  cours  des  préoc- 
cupations des  magistrats.  Entraînés  par  le  duc  et  par  la  du- 
chesse de  Mercœur,  les  Nantais  résistèrent  au  roi,  qui  ne  vit 
plus  en  eux  que  des  sujets  rebelles,  et  par  un  édit  du  20  fé- 
vrier 1589  transféra  dans  la  ville  de  Rennes  la  chambre  des 
comptes,  le  bureau  des  trésoriers  des  finances  et  l'hôtel  des 
monnaies. 

Cet  édit  dispersa  la  chambre  des  comptes,  ou  plutôt  la  di- 
visa en  deux  camps.  Les  ligueurs,  parmi  lesquels  figuraient 
en  première  ligne  cinq  conseillers  maîtres,  restèrent  à  Nantes 
avec  le  duc  de  Mercœur,  qui  conserva  un  simulacre  de  cour 
financière;  et  Guy  de  Uenouard,  avec  les  magistrats  fidèles, 
partit  pour  Rennes  à  la  suite  du  premier  président  Jean 
Avril,  qui  montra  dans  ces  graves  circonstances,  dit  M.  Four- 


Ci)  Depuis  Tannée  157^,  les  deux  semestres  de  la  Chambre  n'étaient 
que  de  quatre  mois  cliacun,  avec  quatre  mois  de  vacances  générales, 
mais  un  édit  de  102G  supprima  celles-ci  et  déclara  les  semestres  de  six 
mois,  sauf  dix  jours  de  vacations  a  la  (in  de  chacun  d'eux  ;  on  augmenta 
en  conséquence  les  gages  dos  ofllciers  de  la  moitié  de  ce  qu'ils  recevaient 
précédemment.  Les  conseillers  maiircs,  au  lieu  de  1,^00  1.,  reçurent, 
à  parlirde  l'annéo,  162(),  1,800  1.  do  gages  annuels. 


438  LA   BRKTAGNE  A  L  ACADÉMIE 

mont,  un  zèle  et  un  courage  à  la  hauteur  de  sa  dignité.  Mais 
la  chambre  de  Rennes  n'eut  pour  ainsi  dire  jusqu'en  1599, 
époque  de  son  retour  à  Nantes,  qu'à  dévorer  ses  propres  en- 
nuis (1)  et  qu'à  gémir  sur  le  sort  de  la  Bretagne,  en  proie  à 
toutes  les  horreurs  de  la  guerre  civile.  Peu  ou  point  de  séan- 
ces :  finances,  hommages,  aveux,  revision  du  domaine,  elle 
avait  tout  perdu,  car  plus  des  deux  tiers  de  la  province  obéis- 
saient au  duc  de  Mercœur.  Ses  principales  fonctions  consis- 
taient à  faire  saisir  le  temporel  des  évêques,  des  prieurs  et 
des  abbés  qui  refusaient  de  prêter  le  serment  de  fidélité  au- 
quel était  astreint  tout  vassal  relevant  de  la  couronne  de 
France,  ou  bien  à  insérer  dans  ses  registres  les  dotations 
pieuses  et  les  concessions  du  Béarnais. 

Mais  il  fallut  céder  devant  la  force  des  choses;  et  le  traité 
conclu  entre  le  duc  de  Mercœur  et  Henri  IV ,  le  20  mars 
1598,  rendit  à  la  ville  de  Nantes  tout  ce  qu'elle  possédait 
avant  les  guerres  de  la  Ligue.  La  chambre  des  comptes 
quitta  Rennes  pour  rentrer  dans  son  ancien  palais,  et  les  con- 
seillers maîtres  établis  dans  la  chambre  rebelle  par  le  duc  de  1 
Mercœur  furent  maintenus  par  le  roi,  malgré  la  résistance  ■ 
de  leurs  confrères.  On  comprend,  sans  que  nous  ayons  besoin 
d'insister  sur  ce  sujet,  quel  travail  dut  incomber  pendant 
longues  années  aux  magistrats  de  la  cour ,  pour  régulariser 
les  comptes  de  ces  dix  années  de  troubles.  Cela  valut  à  Mes- 
sire  Guy  de  Renouard  des  lettres  d'anoblissement,  que  le  roi 
Henri  IV  lui  décerna  le  8  juin  1607.  Nous  en  trouvons  le 
texte  dans  les  archives  du  Parlement  de  Rennes  :  elles  nous 
donnent  des  détails  circonstanciés  et  précis  sur  les  travaux  de 
l'intègre  magistrat  ; 


«  Henry,  par  la  grâce  de  Dieu  roy  de  France  et  de  Navarre, 
à  tous  ceux  qui  ces  présentes  lettres  verront,  salut.  —  Combien 
que  la  noblesse  prenne  sa  source  et  origine  de  la  seule  vertu,  et 
que  les  hommes  vertueux  se  fassent  reconnoistre  par  leurs  actions 
généreuses  et  recommandables,  sy  est-ce  que  nos  prédécesseurs 
Roys  voulant  eslever  par  dessus  le  vulgaire  ceujc  qui  par  leurs  si- 

(1)  H.  Fourmont:  Hist.  de  la  chambre  des  comptes  de  Bretagne. 


1 


JEAN-JACQUES    RENOUARD    DE    YILLAYER  439 

gnalés  services  ont  faict  paroistre  leur  affection  au  bien  de  cet 
estât  et  du  public,  ils  les  ont  honorés  du  tillre  de  noblesse  et  des 
charges  et  dignités  qui  la  leur  pouvoient  acquérir,  afin  que  cha- 
cun fusse  incité  à  les  ensuivre  par  l'espérance  de  si  digne  récom- 
pense. —  Comme  il  est  arrivé  à  nostre  amé  et  féal  Guy  Rcgnouard, 
sieur  de  Longlée,  à  présent  l'un  de  nos   anciens   conseillers  et 
maistres  ordinaires  en  nostre  Chambre  des  Comptes  de  Bretagne, 
et  auparavant  nostre  secrétaire  en  nostre  chancellerie  dudit  pays, 
par  la  recommandation  des  grands  et  notables  services  que  luy 
et  deffunct  notre  nméot  féal  Guy  Regnouard  son  père  vivant  sieur 
de  Longlée,  aussy  nostre  secrétaire  en  nostre  dicte  chancellerie,  et 
aussi  leurs  prédécesseurs  ont  fait  et  successivement  continué  à  nos 
dicts  prédécesseurs  Royset  nous,  depuis  les  cent  ans  derniers, tant 
en  l'exercice  desdits  eslats  et  offices  qu'en  toutes  autres  occasions 
qui  se  seroient  présentées,  où  ils  auroient  esté  employés  pour  le 
bien  de  nostre  royaulme  ;  —  et  particulièrement  en  ce  que  ledit 
sieur  de  Longlée  fils,  survenant  les  troubles  derniers,  auroit  faict 
paroistre  dès  le  commencement  d'iceux  l'affection  qu'il  avoit  à  la 
conservation  de  cet  estât,  s'estant  des  premiers  opposé  généreu- 
sement aux  desseings  de  nos  ennemys  et  rebelles,  et  par  m  pru- 
dence et  vigilance  détourné  les  entreprises  qu'ils  avaient  sur  les 
villes  de  Vilrt!  et  de  la  Guerclie,  en  nostredit  pays  de  Bretagne,  à 
cause  lequel,  nostre  très  honoré  sieur  et  frère  le  Roy  dernier  dé- 
cebdé  que  Dieu  absolve,  auroit  voulu  par  les  lettres  qu'il  luy  en 
auroit  faict  expédier,  luy  faire  cognoistre  avoir  très  agréable,  et 
en  cette  considération  réservé  sondit  office   de   maistre  de  nos 
dicts  Comptes  à  ses  enfants  ou  héritiers,  arrivant  qu'il  mourût  à 
son  service  ;  et  depuis,  son  zèle  et  sa  vertu  prenant  accroisse' 
ment  par  les  occasions  qui  s'en  présentoient^  soubs  nostre  auto- 
rité se  serait  rendu  à  nos  armées  près  nos  lieutenans  généraux 
audit  pays,  où  il  se  seroit  si  vertueusement  comporté,  non  seule- 
ment en  ce  qui  est  des  armes  et  affaires  de  la  guerre,  mais  aussy 
des  finances  et  autres  charges  à  luy  commises,  que  nosdits  lieute- 
nans et  autres  personnes  signalées  de  nostre  conseil   nous   au- 
roient attesté  et  représenté  ses  actions  comme  d'un  homme  sin- 
gulièrement recommandable  et  méritant  du  public;  —  et  d'ail- 
leurs que  ledit  sieur  do  Longlée  tire  son  extraction  d'une  bonne 
et" ancienne  famille  ayant  lui  et  les  siens  pris  alliance   en  plu- 
sieurs maisons  de  qualité  noble,  mesme  décorées  du  titre  de 
chevalier,  ayans  biens  et   moyens  de  longues  successions   pour 


440  I.A  BRETAOE  A  i'aCADÉMIE 

maintenir  Testât  et  condition  de  noblesse  ;  —  et  combien  que  ces 
choses  ayant  audit  sieur  de  Longlée  suffisamment  acquis  les  de- 
grés, qualitez,  honneurs  et  usage  de  noblesse,  et  y  soit  particu- 
lièrement fondé  par  les  privilèges,  prérogatives  et  immunitez  de 
tous  temps  octroyés  par  nos  prédécesseurs  roys  et  nous,  tant  à 
nosdicls  secrétaires  de  nostredite  chancellerie  de  Bretagne  , 
qu'officiers  de  nostredicte  Chambre  des  Comptes  et  autres  com- 
pagnies souveraines;  —  comme  aussy  il  en  auroit  jouy  toujours 
paisiblement,  sans  y  avoir  esté  aucunement  troublé  ;  —  toutefois, 
pour  retrancher  toutes  disputes  et  querelles  qui  pourroientà  l'ad- 
venir  naistre  envers  ses  enfans  pour  raisons  des  successions  tant 
paternelles  que  maternelles  et  partage  noble  et  avantageux  en 
icelles,  et  autres  prérogatives  dont  aaccoustumé  uzerla  noblesse 
dudit  pays,  et  nourir  paix  et  amitié  en  sa  famille  ;  il  nous  a  très 
humblement  suplié  lui  octroier  nos  lettres  de  déclaration  sur  ce 
nécessaires;  —  Nous,  pour  ces  causes  et  autres  considérations  à 
ce  nous  mouvans,  et  voulant  gratifier  et  favorablement  traicter 
ledit  sieur  de  Longlée  en  chose  condigne  à  ses  services  et  méri- 
tes, et  luy  pourvoir  et  relever  avecq  sa  famille  et  postérité  de 
tout  doubte,  querelle  et  dispute  ;  ayant  esgard  au  comportement 
noble  tant  de  luy  que  de  sondit  père  et  autres,  leurs  prédéces- 
seurs, avons  en  conséquence. . .  dict  et  déclaré  et  de  nostre  grâce 
spéciale,  plaine  puissance  et  authorité  royale,  disons  et  décla- 
rons par  ces  présentes,  que  iceluy  sieur  de  Longlée  jouira  et  luy 
sera  tousjours  loisible  plainement  et  paisiblement  de  tous  et  cha- 
cun les  prévilèges,  grades  et  dignité  de  la  noblesse;  et  en  ce  fai- 
sant, voulons  et  nous  plaist  que  ses  enfans  nez  et  à  naistre  en 
loyal  mariage,  ensemble  leur  postérité ,  soient  tenus  censés  et 
réputés,  comme  nous  les  tenons,  censons  et  réputons  nobles  en 
tous  actes  tant  dedans  que  dehors  jugement,  et  jouissent  dudici 
droict  et  qualité  de  noblesse  tout  ainsi  et  par  la  mesme  forme  et 
manière  qu'en  jouissent  les  nobles  dudit  pays,  issus  d'ancienne 
race  et  famille, . .  sans  que  pour  avoir  aucun  de  ses  prédécesseurs 
exercé  marchandises  ou  trafic.  . .  en  leurs  noms  ou  de  person- 
nes interposées,  on  leur  puisse  empescher  ladicte  qualité  et 
droict  de  noblesse,  etc  (i). . .  » 

(1)  Paris,  8  juin  1607.  —  Vérifiées  au  parlement  do  Rennes  le  2-2  aoû(, 
et  enregistrées  le  30  août.  —  Extraites  des  archives  du  parlement  de 
Rennes.  Nous  devons  cette  intéressante  communication  à  l'obligeance 
de  M.  Ropartz. 


JEAN-JACQI  ES    HENOrAKD    DE    VIM.AYEU  441 

Ce  document  fort  détaillé  nous  fait  connaître  exactement 
toutes  les  phases  de  la  vie  puljli({uc  du  père  de  'notre  acadé- 
micien :  nous  possédons  des  renseignements  moins  précis  sur 
sa  vie  privée;  mais  les  chroniques  contemporaines  nous 
livrent  cependant  quelques-uns  de  ses  secrets  domestiques. 
Nous  savons  en  particulier  qu'il  se  maria  deux  fois,  et, 
s'il  faut  en  croire  Tallemant  des  Réaux,  son  premier  mariage, 
qui  dut  avoir  lieu  vers  l'époque  de  la  Ligue,  fut  loin  d'être 
heureux  ;  l'historiette  rapportée  par  le  médisant  chroniqueur 
est  fort  extraordinaire  : 

a  II  y  a  ici,  écrivait-il  vers  l'année  1650,  un  maistre  des 
requestes  nommé  Villayer  (1),  qui  dit  que  son  père  estoit  fort 
des  amis  de  Nostradamus,  et  voicy  ce  qu'il  en  conte  :  Un 
jour  Nostradamus  lui  dit  :  —  Je  veux  vous  dire  vostre  for- 
lune  et  celle  de  vos  enfans;  mais  je  veux  que  cela  soit  passé 
par  devant  notaire  et  en  présence  de  six  tesmoins,  afin  que 
vous  ne  doutiez  pas  de  ma  science.  —  Cela  fut  escrit  chez  un 
notaire  comme  il  avoit  dit.  Entre  autres  choses  il  luy  prédit 
qu'il  seroit  marié  deux  fois  (Villayer  n'avoit  alors  que  vingt 
ans)  '2;,  mais  qu'il  feroit  couper  la  teste  à  sa  première 
femme  (cela  est  arrivé,  il  la  luy  fit  couper  pour  adultère  et 
pour  empoisonnement  :  en  Bretagne  l'adultère  suffit ,  et  Vil- 
layer estoit  de  ce  pays-là  et  y  demeuroit).  Il  luy  dit  qu'il  en 
auroit  une  fille  qui  seroit  mariée  à  un  tel  dont  j'ai  oublié  le 
nom  ;  cela  arriva  encore.  Il  lui  dit  après  que  de  sa  seconde 
femme  il  auroit  trois  filz,  que  deux  seroient  tuez  à  la  guerre 
et  l'un  à  un  siège  fameux  ;  ce  fut  à  CazaI,  du  temps  du  ma- 
reschal  de  Toiras.  Il  dit  aussy  que  ses  filles  mourroient  devant 
luy.  Or  Villayer  (3)  en  avoit  une  deuviron  trente-deux  ans 
qui  estoit  mariée  ;  c'estoit  une  personne  bien  enjouée  et  qui 
badinoit  tousjours  avec  le  bonhomme  :  —  Tu   auras  beau 


(1)  C'est  notre  académicien. 

(2)  Tallemant  commet  ici  une  légère  erreur.  Guy  de  Renouard  ne  s'est 
jamais  appelé  Villayor,  comme  son  fils.  Il  s'nppcinit  do  Rivit'TC  ou  de 
Longlùc. 

(:i)  C'est  toujours  (!<•  (Juy  de  Renouard  ([n'il  est  question. 


442  I.A    HRETAGNE  A   lAvrAItÉMIE 

faire,  luy  disolt-il,  il  faut  que  tu  passes  la  première.  —  En 
effeci,  il  l'enterra  (1).  » 

Nous  n'avons  pu  découvrir  le  nom  de  cette  première  femme 
qui  reçut  un  si  terrible  châtiment  de  ses  fautes,  et  nous 
n'avons  retrouvé  dans  les  chroniques  locales  aucun  souvenir 
du  procès  scandaleux  et  tragique  dont  parle  Tallemant  ;  mais 
nous  connaissons  au  moins  l.i  seconde  femme  de  Guy  de  Re- 
nouard,  Françoise  de  Becdelière,  fille  d'un  conseiller  au  Par- 
lement de  Rennes  et  d'une  famille  qui  a  donné,  pendant  les 
XVII''  et  xviii*^  siècles,  six  premiers  présidents  à  la  chambre  des 
comptes  de  Bretagne.  En  ce  qui  la  concerne,  la  prédiction  de 
Nostradamus  ne  fut  pas  absolument  exacte;  car,  de  ses  trois 
fils,  un  seul  mourut  à  la  guerre,  pendant  la  campagne  d'Italie 
de  1630  :  nous  suivrons,  en  effet,  pendant  presque  tous  le 
cours  du  xvii"  siècle,  la  carrière  administrative  des  deux  au- 
tres, et  nous  ne  sachions  pas  qu'elle  en  ait  eu  quatre.  Ce  qu'il 
y  a  de  certain,  c'est  qu'elle  épousa  Guy  de  Renouard  le  28  mai 

1602,  et  malgré  les  lacunes  regrettables  des  anciens  registres 
paroissiaux  de  la  ville  de  Nantes,  conservé  au  greffe  du  palais 
de  justice  et  à  l'hôtel  de  ville,  en  particulier  pour  la  paroisse 
de  Saint-Laurent,  qu'habita  pendant  de  longues  années  le 
père  du  futur  académicien  (2;,  nous  lui  connaissons  au  moins 
trois  fils,  nés  très  probablement  à  Nantes  :   César,   né  vers 

1603,  connu  sous  le  nom  de  Renouard  de  Drouges,  plus  tard 
successeur  de  son  père  h  la  chambre  des  comptes,  puis  tréso- 
rier aux  États  de  Bretagne  ;  Jean-Jacques,  né  le  24  juin  1605, 
qui  porta  le  nom  de  Renouard  de  Villayer,  devint  maître  des 
requêtes,  membre  de  l'Académie  française  et  doyen  du  conseil 
d'État;  enfin,  un  troisième  dont  nous  ignorons  le  nom  et  qui 
s.ervit  sous  le  maréchal  de  Toiras  (3). 

(1)  Tallemant  des  Réaux.  Historiettes,  t.  VT,  p.  2il,  212. 

(2)  Nous  devons  adresser  ici  nos  plus  sincères  remerciements  au  savant 
archiviste  de  la  ville,  M.  de  la  Nicollière,  qui  a  bien  voulu  faire  pour  nous 
de  longues  et  pénibles  recherches  dans  ces  anciens  registres. 

(3)  Une  généalogie  manuscrite  dressée  par  Talin  de  la  Rivière  pour  son 
yobiliaire  des  familles  parlementaires  de  Brclagne,  depuis  les  grands 
jours  en  liPo  jusqu'en  1780,  aflirnie,  nous  écrit  M.  Pot  de  Courcy,  que 
Jean-Jacques  naquit  en  1607  et  César  en  lOli.  Nous  avons  préféré  Tau- 


.IRAN-UnOIES    KE>OI  -kHD    OE    VILLAYER  143 

Les  fils  de  Guy  de  Renoiiard  firent  leurs  premières  études 
au  collège  des  jésuites  de  La  Flèche  fl);  et  les  deux  aînés 
vinrent  ensuite  à  Rennes,  pour  y  approfondir,  sous  la  direc- 
tion de  leur  grand-père  maternel,  conseiller  au  Parlement, 
les  questions  épineuses  du  vieux  droit  coutumier  de  la  pro- 
vince. Celle  solide  éducation  porta  bientôt  ses  fruits ,  et  le 
vieux  maître  des  comptes,  devenu  doyen  de  la  chambre  (2), 
put  se  consoler  de  la  perle  prématurée  du  volontaire  de  l'ar- 
mée d'Italie,  en  faisant  peu  après  recevoir  César  maître  h  la 
chambre  des  comptes  de  Bretagne,  et  Jean-Jac([ues,  conseiller 
au  Parlement  de  Rennes,  ({u'il  quitta  presque  aussitôt  pour 
celui  de  Paris.  La  haute  situation  que  venait  d'obtenir,  en  4633, 
François  de  Becdelièvre,  cousin  des  deux  jeunes  gens,  qui, 
de  conseiller  au  Parlement  de  Rennes,  devint  premier  prési- 
dent de  la  chambre  des  comptes,  ne  fut  probablement  pas 
étrangère  au  succès  de  ses  démarches;  car  ce  fut  un  mois  à 
peine  après  la  nomination  du  premier  président  que  César 
vint  à  la  chambre  occuper  le  siège  de  son  père. 

On  dit  souvent  que  notre  époque  est  par  excellence  celle 
de  la  bureaucratie  :  on  prétend  que  nous  nous  enfonçons  de 
plus  en  plus  dans  les  paperasses  administratives,  et  que  les 
rouages  de  notre  organisation  civile,  au  lieu  de  se  simplifi.er, 
se  compliquent  à  mesure  qu'on  croit  les  perfectionner.  Il  en 
est  de  cette  affirmation  par  rapport  à  l'état  de  choses  qui 
précéda  la  révolution  de  1789,  commode  celle  qui  prétend 
que  l'instruction  était  alors  à  peine  répandue  et  que  les 
populations  végétaient  dans  la  plus  grossière  ignorance. 
M.  Léon  Maître  démontrait  dernièrement  que  les  écoles  étaient 
fort  nombreuses  et  très  suivies  dans  le  département  de  la 

loril6  de  la  liste  des  waistrrs  des  requêtes  de  rhostel  du  roii,  citée 
ci-dessous. 

(1)  Enquôte  de  récoplion  de  César  à  la  chambre  des  comptes. 

(â)  Voy.  Liste  des  inaistres  des  requêtes  de  l'hoslel  du  roy.  Bibl.  nal., 
Mss.,  fonds  Sainl-Gcrmuin,  n"  t-iOlH,  f^  193.  —  Nous  aurons  souvent 
recours  à  eo  précieux  recueil  inédit  ol  beaucoup  Irop  [icn  connu,  qui  est 
d'une  richesse  inap|>récinlile  en  rcnsçipnen)enls  biû?;raphii|ues  et  généa 
logiques  sur  tous  les  maîircs  des  rciiuélcs  rci'us  depuis  l.'iT.'j  jusqu'en  17-2:2. 
Les  dates  précises  y  abondent. 


444  LA  BRETAGNE   A   l'aCADÉMIE 

Loire-Inférieure  avant  1792.  Nous  allons  prouver,  à  notre 
tour,  par  un  exemple  pris  sur  le  vif,  qu'on  était  alors  aussi 
paperassier  qu'aujourd'hui,  en  dépouillant  le  dossier  de  la 
réception  de  César  de  Renouard  à  la  Chambre  des  Comptes  ; 
mais  nous  ne  reproduirons  en  détail  que  les  documenls  qui 
nous  offrent  des  détails  biographiques  sur  nos  personnages. 
L'ensemble  forme  un  chapitre  fort  intéressant  des  mœurs 
administratives  de  cette  époque. 

La  première  pièce  est  une  procuration  notariée  pour  solli- 
citer par  procureur  les  lettres  patentes  nécessaires  : 

«  Devant  nous,  notaires  royaux  jurez  et  receus  en  la  cour  etsé- 
ueschaussée  de  Rennes,  a  comparu  en  sa  personne  Maître  Guy  de 
Renouard,  conseiller  du  roy  et  maistre  ordinaire  de  ses  comptes 
en  Bretagne,  demeurant  en  sa  maison  noble  de  La  Motte,  paroisse 
de  Drouges  (1),  lequel  par  ces  présentes  a  fait  et  constitué  son 

procureur pour  luy  et  en  son  nom  résigner  et  remettre  es 

mains  du  Roy  nostre  sire,  de  nosseigneurs  les  chancelier  et  garde 
des  sceaux  de  France,  ou  de  tous  ceux  à  qui  il  appartiendra, 
sondit  estât  et  office, . .  pour,  au  nom  et  proffict  de  Cézar  de  Re- 
nouard son  fils  et  non  d'autre  ny  autrement,  en  requérir  demande 
et  prendre  et  lever  toutes  lettres  de  provisions  ou  autres  à  ce 
nécessaires,  etc.  (2).  a 

Mais  avant  d'obtenir  les  lettres  patentes,  il  fallait  produire 
trois  quittances,  surchargées  de  droits  d'enregistrement  et  de 
contrôle.  C'est  d'abord  une  attestation  du  payement  par  Guy 
de  Renouard,  pour  les  années  précédentes,  du  droit  annuel 
ou  paulette,  sorte  d'impôt  prélevé  sur  les  charges  et  moyen- 
nant lequel  la  transmission  héréditaire  était  autorisée.  Le 
trésorier  des  parties  casuelles,  Martineau,"  certifie  que  son 
commis,  Marc  Sérizay   3),   a  reçu  oo3  1,   6  s.  8  d.  pour 

(1)  Drouges  est  actuellement  une  commune  du  canton  de  La  Guerche, 
arrondissement  de  Vitré,  à  peu  près  sur  les  limites  des  quatre  départe- 
ments, d'Ille-et-Vilaine,  Loire-Inférieure,  Mayenne  et  Maine-et-Loire. 

(2)  i  novembre  1632.  —  Registre  des  Mandements  de  la  Chambre  des 
comptes,  t.  XXIV,  p.  27. 

(3)  Un  Sérizay,  intendant  du  duc  de  La  Rochefoucauld,  fut  à  celle 
époque  l'un  des  fondateurs  de  TAcadémie  française. 


JEA.N-JACQIES    lîENdl  AlU)    lli;    MI.I.AYI::»  44o 

l'annuel  des  deux  dernières  années.  Puis  César  dut  acquit- 
ter à  Paris  les  droits  spéciaux  de  résignation  de  charge  :  soit 
2,000  livres  pour  le  droit  simple,  et  202  1.  10  s.  pour  le 
droit  de  marc  d'or.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  ces  der- 
nières quittances  portent  la  mention  de  la  charge  dont  César 
«  a  esté  pourveu.  »  Mais  cela  n'est  pas  exact,  car  elles  sont 
datées  du  mois  de  décembre  1632,  et  les  lettres  patentes  du 
roi  lie  furent  expédiées  qu'au  mois  de  janvier  1683  :  le  fisc, 
qui  percevait  prî-s  de  3,000  livres  pour  cette  transmission  de 
charge,  avait  grand  soin  d'en  exiger  le  payemeat  avant  que 
les  lettres  fussent  délivrées. 

Nous  ne  reproduirons  pas  ici  ces  lettres  royales  de  Louis  XIII 
(pièce  n°  5),  qui  feraient  double  emploi  avec  celles  que 
nous  avons  citées  d'Henri  IV  pour  Guy  de  Renouard  :  les 
deux  textes  ne  présentent  que  de  légères  variantes  qui  ne 
nous  apprendraient  rien  de  nouveau.  Voilà  donc  César  de 
Drouges  nommé,  de  par  le  roi,  conseiller  maître  de  sa 
Chambre  des  comptes  de  Nantes.  On  pourrait  croire  que  tout 
est  terminé,  et  qu'il  n'y  a  plus  qu'à  constater  l'enregistrement 
des  lettres  royales.  Nous  ne  sommes  cependant  qu'à  la  pre- 
mière phase  de  l'affaire  et  les  libertés  provinciales  vont  main- 
tenant recevoir  leur  application  :  la  nomination  du  roi  ne 
constituait  réellement  qu'une  candidature  :  les  épreuves  et 
les  enquêtes  allaient  commencei'.  Il  fallait  d'abord  présenter 
requête  à  la  Chambre  pour  obtenir  la  vérification  (pièce  6\ 
«.  A  nosseigneurs  des  Comptes,  supplie  très  humblement 
César  Renouard,  comme  il  auroit  pieu  au  roy  le  pourveoir  de 
l'office  de  conseiller  et  maistre  ordinaire,  etc..  Vous  plaise 
admettre  ledit  sui)lianl  audit  office  pour  en  jouir  tout  ainsi 
que  le  sieur  de  Longlée,  son  père...  »  Puis  un  conseiller  mai- 
Ire  écrivait  sur  la  requête  :  «  Soit  communiqué  au  procureur 
général  pour,  hiy  ouy,  ordonner  ce  que  de  raison.  —  F'aict 
au  bureau  ce  28''  janvier  1033.  —  Jousselin  (1).  »  Et  le 
procureur  général,  de  son  cabinet,  inscrivait  à  la  marge  : 
«  Requérons,    auparavant   faire  droict   sur   la   requeste  et 

I  ;  Conseiller  inailrc  depuis  IGIO. 


446  LA  BRETAGNE  A   l'aCADÉMIE 

lettres  du  suppliant,  qu'il  baille  par  déclaration  les  noms  de 
ses  mère,  ayeule  et  bisayeule  malernelles,  pour  sur  icelle  faict 
perquisition  sy  aucun  d'eux  est  demouré  comptable  et  rede- 
vable au  roy,  pour,  le  tout  rapporté  et  veu,  prendre  conclu- 
sions telles  que  de  raison.  —  Faict  au  parquet  ce  28^  janvier 
1633.  —  Rousseau  (l).  » 

Intervint  alors  un  arrêt  de  la  cour  (pièce  n"  9)  déléguant 
deux  conseillers,  maîtres  Jean  Jousselin  et  Adrien  de  Crespy  (2), 
pour  recevoir  la  déclaration  requise.  Celle-ci  était  prête  de- 
puis longtemps,  et  toutes  ces  procédures  suivaient  leurs  cours 
assez  rapidement,  ainsi  qu'on  peut  le  constater  par  les  dates 
des  apostilles.  César  de  Renouard  déposa  immédiatement  sur 
le  bureau  la  pièce  suivante,  qui  intéresse  au  même  litre  que 
lui  son  frère  Jean-Jacques,  l'académicien. 

((  Nomination  des  père,  mère,  ayeuls  et  aveulies,  bisayeulx  et 
bisayeuUes  paternels  et  maternels  de  Gésard  de  Renouart  pour- 
veu  par  le  roy,  etc. . .  —  Ledict  Cézard  de  Renouart  est  fils  du- 
dit  Guy  de  Renouard,  escuyer,  sieur  de  Longlée,  et  de  dame 
Françoise  Becdelièvre,  duquel  sieur  de  Longlée,  lors  de  sa  récep- 
tion en  la  chambre  a  esté  faict  perquisition  (3).  —  Et  laquelle 
dame  Françoise  Becdelièvre  est  fille  du  defîunct  escuyer  Fran- 
çoise Becdelièvre  vivant  sieur  de  Bouexic  et  de  la  Famelaye, 
conseiller  doyen  en  la  court  de  parlement  de  ce  pais,  et  de  dame 
Françoise  du  Chastelier.  —  Ledict  François  de  Becdelièvre  estoit 
fils  d'Eslienne  Becdelièvre  et  de  dame  Gilette  du  Han,  seigneur 
et  dame  dudit  lieu  de  Bouexic.  —  Et  laditte  Françoise  du  Chaste- 
lier estoit  fille  d'escuyer  N.  du  Chastelier,  sieur  des  Flèges,  et  de 
dame  Orfraise  Couesnon,  fille  de  M"  Cézard  Gouesnon,  chevalier 
sieur  du  Bremenfavy,  et  de  dame  Jeanne  du  Pont-Béranger,  sa 
compaigne.  —  Laditte  Gillette  du  Han  estoit  fille  de  feu  Jan  du 
Han,  procureur  général  au  parlement,  et  de  damoiselle  Guille- 
inette  Bruslon.  —  Signé,  de  Renouard.  » 

Le  jour  même,  le  procureur  général  se  déclara  satisfait  de 

(1)  Procureur  général  depuis  1619. 

(2)  Conseiller  maître  depuis  1632. 

(3)  Malheureusement  ce  dossier,  qui  snait  pour  nous  du  plus  grand 
intérêt,  n'existe  pas  aux  archives. 


.IHAN-JACQCKS    RE^O^AKI)    DE    VILLAYER  447 

cette  production  généalogitfue  et  demanda  l'enquête  sur  les 
bonnes  vie  et  mœurs  de  l'impétrant.  Sans  désemparer,  la 
chambre  délégua  par  un  arrêt  spécial  les  deux  conseillers 
déjà  nommés  pour  procéder  à  cette  information,  qui  con- 
tient pour  nous  des  détails  biographiques  précieux  : 

«  Information  faicte,  d'authorité  de  la  Chambre  des  Comptes 
de  Bretagne,  des  vie,  mœurs,  religion  catholique,  apostolique  et 
romaine  de    M"  César  de  Renouard,    poursuivant    en   ladite 

Chambre   sa  réception,  etc Du    dernier  jour  de  janvier 

1632. 

«  il/''^  Jan  Aillenj,  seigneur  recteur  de  la  paroisse  Saint-Laurent 
de  Nantes,  aagé  de  49  ans  ou  environ,  tesmoing  produit  par  le- 
dit sieur  procureur  général,  juré  par  ses  saincts  ordres  de  dire 
la  vérité,  —  Dépose  connoislre  ledict  de  Renouard  depuis  qiiel- 
(jue  temps  ença,  pour  l'avoir  veu  en  ladite  église  de  Saint-Lau- 
rent assister  à  la  sainte  Messe;  dit  l'avoir  entendu  en  confession 
et  luy  avoir  administré  la  sacrée  communion;  etce  depuis  que  le- 
dit de  Renouard  est  en  cette  vile,  demeurant  avec  le  sieur  de 
Renouard,  son  père,  au  logis  de  V archidiaconé  de  Nantes,  dicte 
paroisse  de  Saint-Laurent,  et  est  tout  ce  qu'il  a  dit. .  « 

«  M''*^  Joachim  Descartes  {^),  sieur  de  C/iavannes,  conseiUev  du. 
roy  en  sa  cour  du  Parlement  de  Bretagne,  aagé  de  "21  ans  ou  en- 
viron, tesmoing  produict  par  ledit  sieur  procureur  général ,  juré 
par  serment  de  dire  vérité,  —  Dépose  connoistre  ledit  de  Re- 
nouard depuis  les  trois  ou  quatre  ans  derniers,  qu'il  l'a  veu  en  la 
ville  de  Rennes  fré((uentant  les  meilleures  compagnies  et  de  gens 
de  qualité;  ne  luy  auroit  jamais  veu  faire  ni  dire  aucune  chose 
contre  les  mœurs,  lui  a  veu  l'aire  toujours  les  actions  d'un  bon 
chrestien  et  catholique  apostolique  et  romain. . .   » 

«  il/""''  Jan  Duplessis,  escuyer,  sieur  du  Plessisd'Ai-tjentre,  de- 
meurant en  sa  dite  maison  du  IMessis,  évesché  de  Rennes  et 
aagé  de  29  ans  ou  environ,  etc...  —  Dépose  conuoistre  ledit  de 
Renouard  dès  son  jeune  aai;c,  pour  l'avoir  veu  en  la  maison  dudit 
sieur  de  Renouard  son  père,  distante  de  Iroys  lieues  de  celle  de 
.uy  déposant;  et  depuis  l'a  veu  en  la  ville  de  Rennes  et  ailleurs, 
où  il  estoit  à  estudier  et  faire  son  exercice  que  les  personnes  de 
qualité  et  de  noble  estraction  font  aprendre  à  leurs  enfans  :   le 

(1)  C'est  un  cousin  du  grand  Descartes. 


448  LA   IMtEIAG.NK   A   i/aCAUÉMIE 

connoist  pour  homme  de  bien,  de  bonnes  mœm"s  et  conversation, 
lequel  a  tousjours  fait  les  fonctions  d'un  bon  catholique  aposto- 
lique et  romain...  » 

ce  M""^  Jacques  Parris,  escuier,  sieur  de  la  Haye,  conseiller  du 
Roy,  son  lieutenant  civil  et  criminel  tant  de  la  séneschaussée  et 
prévosté  de  ^'antes,  y  demeurant,  aagé  de  25  ans  ou  environ, 
etc....,  Dépose  connoistre  ledit  de  Renouardil  y  a  fort  longtemps 
pour  l'avoir  veu  aux  collèges  de  La  Flèche,  Rennes  et  ailleurs, 
où  ils  ont  esté  contemporains  et  estudioient  ensemble,  où  il  ne 
luy  a  jamais  veu  faire,  ny  ouy  dire  qu'il  ayt  faict  aucune  chose 
contre  les  bonnes  mœurs,  etc.,  etc..  » 

Il  n'y  avait  qu'à  s'incliner  devant  de  pareils  témoignages  : 
ce  que  firent  sans  tarder  les  gens  du  roi,  qui,  le  3  février, 
consentirent  à  la  réception  du  jeune  César,  «  faisant  au 
préalable  le  serment  en  tel  cas  requis.  »  Survint,  le  5  février, 
un  arrêt  conforme  de  la  Chambre,  semestres  assemblés; 
et  la  réception  solennelle  eut  lieu  le  10,  ainsi  que  le 
constate  un  procès-verbal  signé  des  deux  conseillers  maîtres, 
Louis  du  Pontet  Jousselin. 

La  Chambre  accorda  aussitôt  au  vieux  Guy  de  Renouard 
des  lettres  de  bonne  gestion  et  des  lettres  de  conseiller  ho- 
noraire, conçues  dans  les  termes  les  plus  flatteurs.  Les  der- 
nières portaient  que,  «  soubz  le  bon  plaisir  du  roy,  elle  a  or- 
donné et  ordonne  que  ledit  Guy  de  Renouard  aura  en  icelle 
entière  voix  et  opinion  délibérative  et  qu'il  jouira,  comme 
conseiller  et  maistre  honoraire,  des  séances,  honneurs,  privi- 
lèges accordez  et  qui  appartiennent  aux  ofticiers  de  ladite 
Chambre.  »  Après  plus  de  cinquante-deux  ans  d'exercice, 
depuis  sa  réception  comme  auditeur  le  ^2Q  novembre  1S80, 
cela  lui  était  bien  dû. 

Telle  était  la  procédure  des  réceptions  de  cette  époque  :  et 
nous  inclinons  même  à  penser  que  César  de  Renouard  fut 
dispensé  d'une  partie  des  épreuves,  car  nous  n'avons  rencon- 
tré aucune  trace  dans  son  dossier,  ni  de  l'examen  pratique 
exigé  par  les  ordonnances  de  Moulins(1566)  et  de  Rlois  (lo79' , 
ni  de  la  vérification  «  pour  le  regard  de  l'âge  par  l'extrait  des 
registres  des  baptêmes  et  par  l'affirmation  des  plus  j)rociies 


JEA.N-JACQLES    KE.NOLAUU    DE    VILLAYER  449 

parents  qui  seront  mandés  à  cette  fin  (1}.  »  Les  services  de 
son  père  répondaient  pour  lui. 


II.  Renouard  de  Villayer  maître  des  Requêtes. 

Né  en  1605,  à  Nantes  selon  toutes  les  probabilités,  Jean- 
Jacques  de  Renouard,  qui  portait,  comme  seigneur  de  Vil- 
layer, le  titre  d'un  fief  de  fort  minime  importance  situé  dans 
la  paroisse  d'Ossé,  aux  environs  de  Rennes,  fut  reçu  con- 
seiller au  Parlement  de  Rennes  en  même  temps  que  son  frère 
aîné  entrait  à  la  Chambre  des  comptes  de  Nantes;  mais  il  ne 
siégea  pas  longtemps  dans  cette  cour  souveraine,  et  la  même 
année  il  prit  possession  d'un  siège  de  conseiller  au  Parle- 
ment de  Paris,  afin  de  se  rapprocher  de  son  beau-frère  Paul 
Hay  du  Chastelet  qui  était  alors  à  l'apogée  de  sa  faveur  près 
du  cardinal  de  Richelieu  (2). 

Quatre  ans  après,  il  épousa  Marthe  de  Neubourg,  fille  de 
Claude,  correcteur  à  la  Chambre  de  Paris,  et  d'Anne  d'Épi- 
noy  ;  puis,  se  sentant  plus  de  dispositions  pour  la  vie  admi- 
nistrative que  pour  la  magistrature  proprement  dite,  ou  séduit 
par  le  succès  de  la  rapide  carrière  de  Paul  du  Chastelet,  il 
sollicita  et  obtint,  le  28  février  -1636,  des  lettres  de  maître  des 
requêtes  de  THôlel  du  Roi.  Il  fut  reçu  le  4  juillet  dans  celte 
compagnie  laborieuse,  première  étape  pour  arriver  au  Conseil 
d'État,  dont  il  devait  devenir  le  doyen  :  il  y  entrait  à  trente 
et  un  ans,  et,  pendant  cinquante-cinq  années  successives,  il 
l'éclaira  de  ses  lumières. 

Nous  avons  dit,  à  propos  de  notre  étude  sur  Paul  du  Chas- 
telet, en  quoi  consistaient  alors  les  multiples  attributions  des 
maîtres  des  requêtes,  attributions  qui  n'étaient  pas  encore 
aussi  nettement  définies  qu'elles  le  furent  sous  Louis   XIV, 

(1)  Ordonnance  de  Blois  do  1579. 

(2)  Paul  Hay  du  Cliastelot  avait  t'poiis6  en  premières  noces  vers  1618, 
Marguerite  de  Renouard,  sœur  de  Jean-Jacques  et  de  César.  Elle  mourut 
peu  de  temps  après  laissant  un  fils,  Paul  II  Hay  du  Chastelet,  dont  Jean- 
Jacques  tut  le  tuteur. 


450  LA    BRETAG.NE    A    L  ACADEMIE 

mais  qui  constituaient  pourtant  une  magistrature  très  consi- 
dérée, l'un  des  plus  fermes  auxiliaires  du  pouvoir  royal.  C'é- 
tait aussi  le  chemin  des  grandes  charges  administratives.  Le 
chancelier  Séguier,  le  secrétaire  d'État  de  la  guerre  Abel 
Servien,  l'ambassadeur  Bautru,  tous  de  l'Académie  française 
depuis  sa  récente  fondation  (163o),  avaient  été  maîtres  des 
requêtes  en  compagnie  de  leurs  confrères  Paul  du  Chastelet, 
le  défenseur  ofticiel  de  la  politique  de  Richelieu ,  et  Louis 
Habert  de  Montmor,  le  futur  fondateur  de  TAcadémie  des 
sciences  (1).  On  sait  aussi  que  ce  fut  parmi  ces  magistrats 
que  le  cardinal  de  Richelieu  choisit  les  premiers  intendants 
de  police,  justice  et  finances,  envoyés  dans  les  diverses  pro- 
vinces, lorsqu'il  institua  ces  fonctions  centralisatrices  que  la 
Fronde  devait  abolir  dans  un  mouvement  d'indépendance 
contre  l'autorité  ministérielle.  C'est  ainsi  qu'en  1638,  Vil- 
layer  fut  nommé,  par  le  grand  ministre,  intendant  de  police 
et  justice  à  Orléans  (2). 

(1)  Voir,  sur  Montmor,  notre  étude  publiée  dans  le  Bibliophile  français 
en  1872.  —  Il  est  bon  d'ajouter  qu'au  moment  même  où  Villayer  entrait 
au  Conseil  d'Etat,  le  roi  consacrait  les  privilèges  des  maîtres  des  requêtes 
par  une  ordonnance  que  nous  rencontrons  dans  un  recueil  nis.  de  la 
Bibl.  nat.  et  qui  marque  une  date  importante  dans  l'histoire  de  celle 
compagnie. 

«  ...  Le  Roy  s'estant  fait  présenter  les  ordonnances  concernant  la 
fonction  des  maislres  des  Requêtes  ordinaires  de  son  Hostel,  préroga- 
tives, privilèges  et  prééminences  attribués  aux  dittes  charges  par  les  Roys 
ses  prédécesseurs,  et  lettre:  patentes  par  luy  données  le  20  novembre  1629 
pour  les  obliger  de  vieillir  en  leurs  charges,  et  continuer  d'y  servir  avec 
la  lidélité  et  affection  qu'ils  ont  toujours  rendue  à  S. 'M.  et  aux  Roys  ses 
prédécesseurs,  considérant  combien  lesdilles  charges  sont  importantes 
au  bien  de  son  service  et  de  son  Estât,  S.  M.,  estant  en  sou  conseil,  a 
ordonné  et  ordonne  que  lesditles  lettres  patentes  de  1629  seront  exé- 
cutées :  et  que  suivant  icelles  le  doyen  de  chaque  quartier  prendra 
place  dans  ses  conseils  les  trois  mois  après  son  quartier  fioy  :  et  que  tant 
lesdits  doyens  que  sous-doyens  de  chaque  quartier  seront  payés  2,000  liv. 
de  leurs  appointements  de  conseillers  d'Estat  -,  en  outre,  ordonne  que  es 
conseils  de  direction  le  doyen  de  chacun  quartier  estant  en  service  rapor- 
tera  assis  et  couvert  ;  et  que  ses  ordonnances  d'Orléans,  Roussillon,  Blois 
et  autres  concernant  les  fonctions  desdits  maistres  des  requestes  seront 

gardées  et  observées,  elc Chantilly,  16  avril  lb36.  ••  (iiibl.  nat.  ms. 

n"  58234,    t.  I,  p.  489.) 

(2)  Bibl.  nat.,  ms.  U08,  p.  192. 


JEAN-JACQUES    IIENOUARD    DE    VILLAYER  4SI 

Il  nous  a  été  impossible  de  recueillir  des  renseignements  sur 
cette  phase  de  la  carrière  administrative  de  Jean-Jacques  de 
Villayer;  dans  les  villes  où  il  n'y  avait  pas  de  Parlement,  les 
difficultés  étaient  fort  aplanies  pour  les  préfets  du  cardinal  : 
aussi  est-il  probable  que  le  séjour  du  futur  académicien  à 
Orléans  se  passa  sans  incident  remarquable,  puisque  les  mé- 
moires du  temps  n'en  parlent  pas.  Nous  pouvons  du  moins 
affirmer  qu'il  ne  fut  pas  de  longue  durée,  car  très  peu  de  temps 
après  la  mort  de  Richelieu,  nous  retrouvons  Villayer  à  Paris, 
où  \e  Journal  d'Olivier  d'Ormesson  nous  le  montre  plusieurs 
fois  rapportant  au  conseil  (1)  ou  prenant  part  aux  velléités  de 
révolte  des  maîtres  des  requêtes.  Au  mois  de  janvier  4644, 
nous  dit-il,  «  MM.  le  Gras  et  Villayer  (4),  que  Ton  dit  n'avoir 
pas  de  brevet,  poussent  à  la  résistance  (2).  »  Pendant  près 
dune  année,  ces  résistances  furent  tellement  accentuées 
parmi  les  turbulents  magistrats  qui  jouaient  au  conseil  le 
même  rôle  offensif  que  les  conseillers  de  la  Chambre  des  En- 
([uêtes  au  Parlement,  que  le  chancelier  Séguier  dut  prendre 
à  leur  égard  des  mesures  de  rigueur.  Il  y  eut  des  séances 
orageuses  au  conseil,  et  nous  avons  rapporté  dans  notre  Bis-  % 
toire  de  Séguier  quelques  traits  qui  constatent  d'un  façon  pi- 
quante comment  M.  le  Prince,  protecteur  des  maîtres  des 
requêtes,  entrait  constamment  en  querelle  avec  le  chancelier 
et  le  contrôleur  général  d'Emery,  prenant  à  tâche  de  leur 

(1)  Nous  voyons,  par  exemple,  qu'au  mois  de  juin  16i3,  Villayer  rap- 
porta la  requête  des  propriétaires  du  Pont  au  Change  contre  la  taxe 
de  10,000  écus  qu'on  leur  demandait  pour  l'ouverture  de  la  rue  de 
Gesvres  (t.  1,291);  et  nous  lisons  un  peu  plus  loin:  «  Le  samedi  8  juillet; 
au  conseil,  où  M.  de  Villayer  rapporta  l'atTaire  du  Pont  au  Change,  en 
présence  des  parties,  ce  qui  fut  blasmé.  J'en  parlai  après,  les  parties 
dehors  ;  M.  le  Prince  fit  reproche  à  M.  de  Villayer  davoir  parlù  en  avocat. 
M.  le  chancelier  contraria  tout  ce  que  je  dis.  Enfin,  l'affaire  opinée,  les 
propriétaires  du  Pool  furent  déchar;?és  de  lo,0(X)  1.,  qui  furent  rejetées 
sur  lesadjudicatiiirosdu  quai.  Ce  mesme  malin,  les  maistres  des  requestes 
s'estant  plaint  qu'inutilement  ils  voyoient  les  instances,  puisqu'on  les 
rapportoit  aux  jours  qu'ils  ne  pouvoient  opiner,  M.  le  Prince  prit  la  pro 
lection  des  maistres  des  requêtes,  etc.  »  (T.  I,  p.  29j.) 

(-2)  Il  y  avait  72  maîtres  des  requêtes.  Le  l^f  janvier  164i.  Amelot  de 
Chaillou  était  doyen,  Legras  était  le  24^  et  Villayer  le  30*. 

(3)  Journal  (ÏOrmesson,  t.  I,  p.  170. 


452  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

causer  tous  les  désagréments  possibles.  Les  maîtres  des  re- 
quêtes profitaient  des  dispositions  du  susceptible  Condé  en 
leur  faveur  et  le  poussaient  à  discuter  sans  cesse  leurs  règle- 
ments. Questions  brûlantes,  en  effet,  et  d'un  intérêt  majeur, 
de  savoir  s'ils  pourraient  opiner,  s'ils  seraient  assis  ou  de- 
bout, comment  se  réglerait  la  répartition  de  leurs  quar- 
tiers, etc.,  etc. 

Mais  ce  n'était  encore  que  petite  guerre.  Au  commence- 
ment de  l'année  1648,  les  difficultés  s'aggravèrent  au  con- 
seil; et  la  révolte  cette  fois  bien  caractérisée  des  maîtres  des 
requêtes  devint  l'une  des  causes  effectives  de  la  Fronde. 
Leurs  attributions  étaient  cependant  presque  uniquement  ju- 
ridiques, et  la  politique  proprement  dite  était  étrangère  à  l'es- 
sence même  de  leur  institution  ;  mais  le  droit  qu'avaient 
quatre  membres  delà  compagnie  de  siéger  au  Parlement,  la 
faisait  participer  de  temps  en  temps  aux  luttes  de  la  magis- 
trature contre  la  cour,  et  c'est  ainsi  que  Villayer  se  trouva 
mêlé  par  entraînement  et  par  esprit  de  corps  aux  querelles 
intestines  qui  amenèrent  enfin  la  guerre  civile. 

A  la  fin  de  l'année  1647,  le  Trésor  était  aux  abois.  On  ré- 
solut pour  se  procurer  de  l'argent,  les  charges  étant  vénales, 
de  créer  au  conseil  un  nouveau  quartier  de  juillet,  composé 
de  douze  offices  de  maîtres  des  requêtes.  Déjà,  au  mois  de 
janvier  1640,  un  commencement  de  rébellion  avait  eu  lieu 
pour  le  même  sujet,  car  les  maîtres  des  requêtes  en  exercice 
avaient  acheté  leurs  charges  fort  cher,  et  toute  nouvelle  créa- 
tion devait  nécessairement  en  diminuer  le  prix.  Le  Parlement 
avait  même  refusé  d'enregistrer  l'édit,  qui  équivalait  à  l'éta- 
blissement d'un  impôt  sur  les  charges  de  judicature;  mais 
Richelieu,  de  sa  main  de  fer,  avait  brisé  toute  résistance  en 
envoyant  h  la  Bastille  les  principaux  meneurs.  En  1648,  Pii- 
chelieu  n'était  plus  là,  et  Mazarin  n'aimait  guère  les  moyens 
violents.  Aussi  les  maîtres  des  requêtes  profitèrent-ils  de  la 
disposition  du  ministère  à  la  temporisation  pour  tout  oser 
contre  l'autorité  royale. 

Le  8  janvier,  ils  se  réunirent  en  conciliabule,  et  prirent 
des  résolutions  énergiques  pour  s'opposer  à  l'édit  de  nouvelle 


JEAN-JACQL-ES    UENOLARD    HE    VILLAYEK  4S3 

création,  jurant  sur  l'Évangile  de  ne  jamais  écouter  d'accom- 
modement, de  persécuter  par  tous  les  moyens  ceux  qui  traite- 
raient des  nouveaux  oflices,  et  de  se  cotiser  pour  payer  le 
remboursement  de  leur  charge  à  ceux  qu'on  interdirait.  Le 
lendemain  ils  se  rendirent  au  conseil ,  attaquèrent  vivement 
le  chancelier  et  le  surintendant,  refusèrent  de  rapporter  les 
requêtes  ;  après  quoi  ils  envoyèrent  des  députés  au  duc  d'Or- 
léans, au  prince  de  Condé,  au  cardinal  Mazarin,  au  chance- 
lier et  au  Parlement.  La  régente,  voyant  les  choses  à  ce 
point,  résolut  de  frapper  un  grand  couj)  :  le  15,  elle  mena  le 
roi  tenir  un  lit  de  justice  à  la  Grand'Chambre ,  mais  les  re- 
belles refusèrent  d'y  assister,  et,  mandés  le  lendemain  au 
Louvre,  ils  reçurent  une  sévère  admonestation  du  chancelier, 
qui  leur  interdit  l'entrée  du  conseil.  La  reine  les  traita  de 
«  belles  gens,  de  douter  de  son  autorité.  »  Engagée  de  cette 
façon,  la  lutte  menaçait  de  prendre  des  proportions  inquié- 
tantes, et  pour  en  bien  caractériser  l'esprit,  il  nous  suffira  de 
citer  cette  violente  sortie  du  bouillant  Gaulmin,  qui  s'écria, 
dans  un  des  conciliabules,  «  que  dans  la  Chine  il  y  avoit  un 
poisson  qui  mangeoit  les  autres,  mais  qui  en  mangeoit  en 
crevoit;  que  les  maîtres  des  requestes  estoient  ce  poisson, 
que  c'estoit  un  friand  morceau,  et  ({ue  qui  en  mangeroit  en 
crevé roit  !  » 

Mais  tous  les  rebelles  ne  portaient  pas  dans  leur  résistance 
la  même  animosité  que  Gaulmin.  Villayer,  qui  cependant 
avait  le  caractère  assez  vif  (car  le  chancelier  lui  avait  repro- 
ché l'année  précédente,  en  plein  conseil,  la  chaleur  avec  la- 
quelle il  avait  rapporté  une  certaine  affaire  La  Chalotais)  (i), 
fut  des  premiers  à  comprendre  qu'il  était  patriotique,  en  pa- 
reille occurrence,  de  consentir  à  supporter  une  faible  part  des 
charges  de  l'État  :  «  Le  vendredi  17  janvier,  rapporte  Olivier 
d'Ormesson,  nous  fusmes  le  malin  au  Palais,  où  nous  remar- 
((uasmes  que  Bercy  et  Villayer  estoient  absens  et  accusés 
d'avoir  esté  demander  pardon  des  paroles  qu'ils  avoient  dites, 
et  ne  se  trouvoient  plus  aux  assemblées;  nous  les  envoyasmes 

(1)  Journal  (1  Oiinossoii.  1.  li,  r-  ^"'» 


454  LA  BRETAGNE  A  L ACADEMIE 

chercher,  pour  après  sévir  à  rencontre  d'eux  (1).  »  C'était 
une  grève  en  règle. 

Cependant  le  chancelier  avait  ordonné  aux  rebelles  de  ve- 
nir déposer  aux  pieds  de  la  reine  le  cahier  qui  contenait  leurs 
résolutions  de  résistance,  ou  bien  de  signer  tous  une  décla- 
ration portant  qu'ils  ne  l'avaient  pas  écrit.  Ils  ne  voulurent 
pas  obéir  et  formèrent  décidément  au  Parlement  opposition 
contre  l'Édit  de  création.  On  prit  néanmoins  un  biais  :  «  Le 
22  janvier,  dit  le  chroniqueur,  nous  nous  assemblasmes  et  nous 
résolûmes  de  supprimer  les  feuilles  par  nous  signées,  et  en 
concerter  une  pour  la  sûreté  de  nos  charges,  en  bons  termes, 
pour  la  présenter  à  M.  le  chancelier  et  puis  à  la  reine,  selon 

son  ordre Bercy  et  Villayer  estoient  si  honteux  qu'ils 

n'osèrent  lever  les  yeux.  Fouillé,  d'Orgevalet  quelques  autres 
vouloient  commencer  h  proposer  accommodement,  mais  ils  ne 
furent  pas  écoutés.  »  Les  meneurs  étaient  décidés  à  poursui- 
vre la  lutte  à  outrance  ;  et  les  timides  devaient  subir  leurs 
exigences.  Les  assemblées  se  tenaient  presque  permanentes. 
«  Le  29,  rapporte  encore  Ollivier  d'Ormesson,  je  fus  au 
Palais,  où  MM.  de  Bercy  et  Villayer  proposèrent  de  donner 
son  avis  par  escrit,  afin  d'éviter  les  rapports  ;  mais  en 
effet  pour  proposer  des  avis  qu'ils  n'oseroient  dire  de 
bouche...  « 

Les  conciliateurs  ne  purent  parvenir  à  faire  partager  leur 
opinion  :  le  Parlement  fit  des  remontrances  au  sujet  de  l'Édit 
de  création,  et  le  ministère,  pour  montrer  aux  rebelles  qu'on 
pouvait  se  passer  d'eux,  décida  qu'il  serait  ordonné  aux  con- 
seillers d'État  de  rapporter  désormais  les  procès  des  parti- 
culiers. On  sait  quelle  fut  la  suite  de  ces  mesures  sévères  ; 
l'arrêt  d'union  entre  les  compagnies  souveraines,  leurs  assem- 
blées dans  la  chambre  de  Saint-Louis  et  les  graves  résolutions 
politiques  qui  en  furent  le  fruit.  La  moindre  d'entre  elles 
n'était  rien  moins  que  la  demande  de  révocation  entière  de 
tous  les  intendants  de  province.  Le  ministère,  effrayé  de  ce 
pouvoir  qui  se  dressait  à  côté  de  lui,  prit  une  décision    qui 

(1)  Journal  d'Ormesson,  l.  I,  p.  i22. 


JEAN-JACQUES    RENOUARD    DE    VILLAYER  435 

lui  coûta  beaucoup  :  pour  éviter  que  le  Parlement  ne  rétablît 
les  maîtres  des  requêtes  de  sa  propre  autorité,  on  leur  fit 
grâce  immédiatement  ;  ils  rentrèrent  au  conseil  après  avoir 
imploré  leur  pardon.  Enhardie  par  cette  première  concession 
de  la  cour,  la  chambre  de  Saint-Louis  ne  connut  bientôt  plus 
de  bornes  à  ses  prétentions,  et  la  Fronde  ne  tarda  pas  k 
éclater,  ébranlant  jusque  dans  ses  fondements  le  grandiose 
édifice  politique  bâti  par  le  cardinal  de  Richelieu. 

Villayer  reprit  ses  fonctions  judiciaires  au  conseil;  et  pen- 
dant les  troubles  il  ne  dut  point  pactiser  avec  la  Fronde,  car 
il  reçut  des  faveurs  de  la  cour,  sans  doute  pour  s'être  rangé 
parmi  les  magistrats  fidèles  au  ministère.  C'est  ainsi  que  les 
registres  des  mandements  de  la  Chambre  des  Comptes  de 
Bretagne  nous  permettent  de  constater  l'enregistrement  bien 
à  contre  cœur  de  lettres  d'augmentation  de  gages  obtenues 
par  notre  maître  des  Requêtes  en  I60I,  dans  l'intervalle 
entre  les  deux  frondes  :  augmentation  de  gages  qui  devait  être 
prélevée  sur  la  recette  générale  de  la  province.  La  chambre  se 
résigna  sans  trop  de  murmure  à  enregistrer  les  lettres  paten- 
tes, mais  en  présentant  d'humbles  remontrances  au  roi  sur 
les  conséquences  de  pareilles  lettres  et  en  le  suppliant  de  n'en 
plus  faire  expédier  de  semblables  (l).   Encouragé  par  cette 


(1)  Le  dossier  de  celte  affaire  est  fort  intéressant.  Il  contient  d'abord 
des  lettres  royales  datées  du  13  mai   IGol   portant   que  l'aliénation  de 
123,000  1.  faite   en  16i4  à  l'occasion   du  joyeux   avènement   et  à  litre 
d'augmentation  de  gages  pour  les  officiers  des  provinces,  n'ayant  pas  eu 
de  suite  en  Bretagne,  par  suite  du  non-acquittement  des  taxes  corres- 
pondantes par  les  intéressés,  il  y  avait  lieu  d'en  remctlro  le  bénéfice  aux 
officiers  des  cours  souveraines,  qui  acquitleraicnt  les  taxes  auxquelles 
ils  seraient  pour  cela  soumis  au  conseil.  —  Puis  vient  un  arrêt  du  Conseil 
d'Etat  du  15  avril  IGol  permettant  aux  officiers  dos  cours  souveraines 
de  lever  cette  augmenlalion  de  gages.  —  Jean-Jacques   de  Renouard 
s'étant  mis  sur  les  rangs,  obtint  le  droit  de  lever  celle  augmenlalion  de 
1,898  I.  Il  s.  C>d.,  monïanl  du  quarlier  inutilisé  sur  la  recelte  générale  de 
Bretagne,  moyennant  le  versement  dans  les  caisses  du  roi  d'une  somme 
de  18?î)8i  I.    18  s.;  ce  qui  équivalait  pour  lui  à  un  placement  tïargent 
à  10  pour  cent.  -  Le  Ki  mai,  Villayer  effectue  ce  versement  ol  aussitôt 
il  présente  requête  à  la  Cliambre  des  Comptes  de  Nanlcs  pour  être  auto- 
risé à  réclamer  tous  les  ans  aux  receveurs  généraux  de  la  province  la 
sommedc  1,898  l.  il  s.  5  d.—  L'arrêt  de  la  chambre  est  du  16  lévrier  1652 


4o6  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

faveur,  Villayer  se  renferma  étroitement  dans  ses  fonctions  de 
rapporteur  de  requêtes,  et  tout  nous  porte  à  croire  qu'il  acquit 
une  influence  considérable  au  conseil ,  car  nous  rencontrons 
dans  le  recueil  des  E pitres  du  fameux  abbé  de  Boisrobert,  ces 
vers  élogieux,  qui,  malgré  les  exagérations  habituelles  aux 
poètes  reconnaissants,  doivent  contenir  un  certain  fond  de 
vérité  : 

Oui,  Villayer,  mon  protecteur, 
Je  le  dy  sans  estre  flatteur, 
Ouy,^sans  ton  appuy' favorable 
J'estois  tout  à  fait  misérable. 
Sans  toy,  mon  avocat  honteux 
De  soustenir  un  droit  douteux 
Juroit  qu'il  se  faisoit  cabale 
Jusque  dans  la  maison  Royale. . . 

Puis,  emporté  par  la  reconnaissance ,  l'ancien  favori  de 
Richelieu  s'écrie  avec  enthousiasme  : 

Cet  esprit  rare  et  sans  pareil 

Passe  pour  l'âme  du  conseil. 
n  n'est  point  de  brigues  si  fortes 
Ny  de  raison  que  tu  n'emportes, 
Par  la  force  de  ton  discours, 
A  quyje  doy  tout  mon  secours. 
Je  ne  voy  point  de  Janséniste 
Ny  d'esprit  fort  qui  te  résiste. 
Des  que  tu  parles,  les  avis 
Des  plus  bizarres  sont  suivis. 
Et  les  plus  forts  cèdent  sans  peine 
A  cette  raison  souveraine. 

et  conclut  ainsi  :  «  Ordonne  ladite  chambre  que  très  humbles  remons- 
Irances  seront  faicles  à  S.  M.  sur  la  conséquence  de  pareilles  lettres,  la 
quelle  sera  très  humblement  supplyôe  de  n'en  laire  expédier  de  sem- 
blables, à  la  vériticalion  desquelles,  qui  pourroient  estre  cy  après  obte- 
nues subrepticement  ou  par  quelque  autre  voye,  il  ne  pourra  estre 
■procédé  pour  quelque  cause  cl  raisùn  que  ce  soit.  —  Fait  en  la  Chambre 
des  Comptes  de  Nantes,  semestres  assemblés,  le  Ui'"  jour  de  février  16î>2. 
—  Signé:  A.  Blanchard  et  Yves  de  Monti.  »  {Regislres,UXXl\.  p.  64,  elc.J 


jea>-.ia(;qiies  renocati»  de  villayer  457 

Quiconque  opine  devant  toy 
N'aide  point  à  faire  de  loy. 
Ta  voix  avecque  violence 
Partout  emporte  la  balance; 
Et  sur  nos  divers  intéresls 
Seul  tu  composes  les  arrests. 
Tes  raisons  ont  certaine  amorce 
Qui  tire  les  autres  de  force. 
Tout  cède  par  nécessité 
A  ta  fatale  authorité. 
Ta  voix  est  l'oracle  du  Louvre 
MM.  (1)  luy-mesme,  s'il  descouvre 
Un  rayon  de  ton  sentiment 
Peut  opiner  éloquemment. 
Ce  n'est  donc  pas  une  merveille 
Si  cette  vertu  sans  pareille. 
Qui  m'a  hautement  protégé, 
D'un  grand  péril  m'a  dégagé. 
Quiconque  sur  toy  se  repose 
Ne  peut  avoir  mauvaise  cause  (2). 


III.  Le  comté  de  Villayer.  l'Académie  et  le  Conseil  d'État. 

La  période  de  quelques  années  qui  s'écoula  depuis  la 
Fronde  jusqu'à  la  mort  de  Mazarin,  marque  l'apogée  de  la 
fortune  des  Renouard. 

C'est  à  cette  époque  que  le  frère  de  Villayer,  César  de 
Drouges,  exerça  l'importante  charge  de  trésorier  des  Étals  de 
Bretagne  et  bâtit  le  somptueux  hôtel  qu'il  habita  longtemps 
près  de  celui  qu'occupe  aujourd'hui  la  municipalité  nantaise. 
Sa  nomination  remonte  à  la  session  des  Étals  de  16oi,  pen- 
dant laquelle  ayant  versé  un  cautionnement  de  30,000  1., 
César  prêta  le  serment  de  trésorier  à  la  place  de  Poulain  de 
Gesvres,  qui  venait  de  mourir.  11  assista  en  celle  qualité  aux 

(1)  Sans  doute  Montmort  (Louis  Haberl  dci,  académicien  et  matlre  des 
rcquôles.  Voy.  ci-dessus. 

(2)  Les  ÉpUres  en  vers  do  M.  do  Boisroberl-Molol.  —  '2"  série.  Paris, 
Courbe'',  16"iO.  in-1-2  (p.  't«-ini). 


458  LA    RRETAG^E    A    l'aCADÉMIE 

sessions  de  1653  à  Fougères  et  de  1655  à  Vitré.  Les  baux 
s'étaient  élevés  en  cette  session  à  2,865,000  1.  et  il  y  avait  eu 
un  excédant  de  92,919  1.  de  dépenses.  En  1657,  à  Nantes,  il 
y  eut  au  contraire  un  revenant  bon  de  612,000  1.  Mais  cette 
session  vit  la  fin  des  pouvoirs  de  César  de  Drouges ,  qui 
donna  sa  démission  le  10  décembre  (1).  «  On  le  remercie,  dit 
le  procès-verbal  de  la  séance,  de  sa  fidélité  au  maniement 
des  deniers  de  la  province  et  on  lui  fait  un  présent  de  30,000 
livres.  On  cboisit  ensuite  pour  trésorier  M.  de  Harouis  de  la 
Seilleraye,  aux  conditions  du  règlement  de  1645;  et  il  prête 
le  serment  ordinaire  entre  les  mains  de  M^'  Tévêque  de 
Nantes.  » 

Deux  ans  auparavant,  au  mois  de  janvier  1655,  Jean- 
Jacques  de  Renouard  avait  obtenu,  en  récompense  de  ses 
excellents  services  comme  maître  des  Requêtes ,  des  lettres 
patentes  pour  l'érection  en  comté  de  sa  terre  de  Villayer  : 

a  Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  etc..  Dieu  ayant  donné  aux 
Roysle  partage  et  la  distribution  des  honneurs  pour  exciter  à  la 
vertu  et  gagner  Tamour  de  leurs  peuples,  dont  dépend  le  bien,  la 
gloire  et  l'accroisseuient  des  États,  et  particulièrement  lorsque 
ceux  qui  ont  rendu  des  services  importants  en  reçoivent  la  récom- 
pense ;  sçavoir  faisons  que  nous  ayant  mis  en  considération  les 
grands  et  signalés  services  du  sieur  de  Villayer,  conseiller  en 
nos  conseils,  et  maistre  ordinaire  des  requestes  de  nostre  hostel, 
et  les  voulant  reconnoistre  pour  l'inciter  de  plus  en  plus  à  nous 
servir,  et  désirant  l'honorer  de  quelque  marque  d'honneur  qu'il  a 
bien  méritée  par  ses  services  ;  après  nous  estre  informé  que  la 
terre  et  seigneurie  de  Villayer  est  de  considération  et  estendue, 

(1)  Sans  doute  à  cause  d'une  délibération  remontant  à  quelques  jours 
auparavant  et  ainsi  libellée  :  u  On  arrête  de  plus  que  le  Trésorier  ne 
donnera  d'argent  que  jusqu'à  la  concurrence  des  fonds  qui  Uiy  auront 
esté  faits,  et  qu'il  se  conformera  pour  l'ordre  des  payements  à  l'état 
arresté  par  les  Estais.  On  charge  les  députés  à  la  Chambre  de  faire  rayer 
toustes  les  parties  que  le  Trésorier  auroil  payées  au  contraire  :  et  pou 
voir  si  les  députés  ont  cux-mesmes  assez  d'exactitude,  on  nommer  a 
désormais  dans  toutes  les  assemblées  une  commission  qui  examinera  les 
comptes  remis  au  greffe.  »  (Procès-verbaux  des  Étals,  conservés  aux 
archives  de  la  Loire-Inférieure.)  Il  est  probable  que  César  se  sentit  blessé 
par  cette  mesure,  qui  nous  paraît  aujourd'hui  toute  naturelle. 


JEAN-JACQLES    RF.>OLARD    DE    VII.LÂYER  459 

et  y  a  plusieurs  beaux  fiefs  dont  il  y  en  a  quatre  entre  autres 
avec  droit  do  haute,  moyenne  et  basse  justice,  nommés  les  fiefs 
de  Yillayer,  Alatignon,  la  Grée  et  la  Brousse,  fiefs  mouvans  nû- 
ment  de  nous  et  desquels  relèvent  grand  nombre  de  sujets  ;  et 
considérant  que  la  terre  de  Yillayer  peut  porter  le  nom  et  litre 
de  comté,  et  parle  moyen  de  l'union  desdits  fiefs  à  ladite  terre 
a  le  revenu  plus  que  suffisant  pour  soustenir  leditestat  et  dignité 
de  comté  ;  Avons  pour  cette  raison  et  autres  considérations  à  ce 
nous  mouvans,  de  nostre  certaine  science,  grâce  spéciale,  pleine 
puissance  et  autorité  rovale,  par  ces  présentes  lettres  signées  de 
nostre  main,  lesdits  fiefs  de  Matignon,  la  Grée,  et  leurs  francs 
fiefs  et  leurs  justices,  appartenances  et  dépendances,  joint,  uni  et 
incorporé,  joignons,  unissons  et  incorporons  à  ladite  terre  et 
seigneurie  de  Villayer;  et  de  la  mesme  grâce  et  authorité  que 
dessus,  icelle  terre  et  seigneurie  de  Villayer,  créé,  érigé, 
créons,  érigeons  et  élevons  en  nom,  titre  et  dignité  de  comté 
pour  en  jouir  et  user  le  sieur  de  Yillayer  et  ses  enfiuits  succes- 
seurs et  ayant  cause,  audit  nom,  titre  et  dignité  de  comté,  plei- 
nement, paisiblement  et  perpétuellement;  lequel  sieur  de  Yillayer 
nous  voulons  à  cet  effet  estre  dit,  censé  et  réputé ,  nommé  et 
appelé  comte  de  Villayer,  et  que  tel  il  se  puisse  dire,  nommer, 
appeler  et  intituler  tant  en  jugement  que  hors  jugement,  etc.  (1). . .  » 

En  dépit  des  déclarations  pompeuses  des  lettres  royales, 
c'était  fort  peu  de  chose  que  la  terre  et  seigneurie  de  Villayer, 
si  peu  de  chose  qu'il  nous  a  fallu  de  longues  recherches  pour 
arriver  à  pouvoir  découvrir  dans  quelle  paroisse  de  Franco 
elle  était  située.  Le  hasard  nous  a  fait  enfin  rencontrer  dans 
les  archives  de  la  Chambre  des  Comptes  de  Bretagne  un  très 
curieux  document  intitulé  :  Déclaration,  dénombrement  et 
débornement  des  terres,  héritages,  fiefs,  juridictions  et  sei- 
gneuries, avec  les  droits  et  debvoirs  deubs  et  cy  apriis  décla- 
rés que  messire  J.-J.  de  Renouard,  seigneur  de  Villayer,  etc., 
lient  et  possède  prochement  et  noblement  du  Roy  nostre 
sire  et  souverain  seigneur,  soubz  sa  cour  et  barre  de  Rennes, 
aux  debvoirs  cy  après  déclarez.   »  Cet  aveu,  daté  du  10   fé- 

(1)  LcUres  de  janvier   liJoa.  Arcliives  du   parlenv^nt  de   Rennes,  — 
communiquées  par  M.  Roparlz. 


460  LA    HP.ETAGNR    A    i/aCAUIÏMIE 

vrier  1679,  fut  fait  devant  un  maître  des  comptes  député  par 
arrêt  du  conseil  d'État  de  1678  pour  «  la  confection  du  pa- 
pier terrier  et  réformation  du  domaine  de  Rennes,  »  et  con- 
tient des  renseignements  précis  sur  cet  héritage,  qui  s'éten- 
dait sur  les  deux  paroisses  d'Ossé  et  Cliâteaugiron,  près 
Rennes  (1'.  Or,  du  bailliage  proprement  dit  de  Villayer  ne 
relevaient,  déclare  ce  document,  que  29  vasseaux  qui  de- 
vaient en  tout  o7sols  12  deniers  de  rentes  en  argent,  241  bois- 
seaux et  demi  d'avoine,  59  poules  et  39  corvées  et  demie. 
11  est  vrai  que  pour  tous  ces  fiefs  ledit  sieur  de  Villayer  a 
«  droit  de  haulte,  moyenne  et  basse  justice,  espaves,  galloys, 
désbérances,  successions  de  bastards  et  autres  droits  apparte- 
nant à  seigneur  bault  justicier  ;  réservant  ledit  sieur  de  Vil- 
layer à  se  pourvoir  contre  l'usurpation  qui  luy  a  esté  faite  par 
le  seigneur  de  Costardaye,  propriétaire  duditlieu,  fief  et  juri- 
diction du  Plessix  d'Oussé,  des  prééminences  et  prérogatives 
dudit  Oussé,  ainsi  qu'il  voira  bien.  » 

Malheureusement  J.-J.  de  Renouard  négligea  de  faire  en- 
registrer immédiatement  les  lettres  royales  de  1655  au  Par- 
lement de  Rennes,  en  sorte  que  son  titre  de  comte  ne  pou- 
vait lui  être  d'aucune  utilité  dans  la  province.  Il  dut  se  faire 

,1)  On  y  décrit  :  —  un  moulin   à  eau,  appelé   le   moulin   du  bourg 

d'Oussé,  avec  Teslang  et  reffoul  dudit  moulin  et  un  pré  au-dessus ; 

—  un  fief  et  baillage  appelé  Matignon,  auquel  fief  sont  hommes  et  sujets 
vassaulz,  tenant  prochement  tant  noblement  que  roluricrement  :  la  dame 
Glé  de  la  Yallaire  à  cause  de  sa  terre,  tief  et  juridiction  du  Plessix  d'Oussé 
qui  en  relève  noblement  et  doit  chacun  an  4  livres  tournois  par  argent 
et  iSbouexeaux  de  froment  rouge;  et  8  vasseaux  devant  6  sols  3  deniers 
monnoyés  et  12  bouexeaux  de  froment  rouge  ;  —  autre  tief  et  baillage 
appelé  le  grand  baillage  des  Grées,  auxquels  sont  22  vassaulx... 
devant  6  1.  5  sols  mounoyôs,  42  bouexeaux  et  une  mesure  de  froment 
rouge,  176  bouexeaux  et  6  mesures  et  demie  d'avoine,  en  proche  fief, 
plus  44  poules,  44  corvées,  et  pareil  nombre  d'avoine  audit  tief  de  Mali- 
gnon,  cy  devant  déclaré  supérieur  à  celui  des  Grées;  -  autre  fief  appelé 
le  baillage  de  la  Fauvrctière,  d'où  relèvent  il  vassaulx  devant  36  sols 
monnoyés,  7  bouexeaux  et  "2  mesures  de  froment  rouge,  30  bouexeaux 
d'avoine  menue,  7  poulies  et  demie  et  7  corvées  el  demie.  — Item  autre 
baillage  appelé  les  francs  fiefs,  avec  18  vassaulx  devant  106  sols  mon- 
noyés, 3  bouexeaux  d'avoine,  poulies  et  corvées  à  récjuipolent  et  3  me- 
sures de  froment.  —  Enfin  le  baillage  de  Villayer,  dont  nous  rapportons 
dans  le  texte  les  redevances. 


JE.\>-JACQLES    HENOL'AKI)    DE    VlLLAYEll  461 

octroyer  en  1680  des  lettres  de  surannation,  qu'il  Ht  enregis- 
trer le  21  janvier  1681. 

Mais  il  ambitionnait  plus  encore  que  la  noblesse  territo- 
riale. Non  content  d'avoir  été  choisi  en  1657  pour  l'un  des 
quatorze  conseillers  d'État  réservés  semestres  à  la  réforme 
du  conseil,  il  ambitionna  les  honneurs  de  la  république  des 
lettres.  Un  ancien  membre  de  l'Académie  française,  devenu 
ministre  d'Etat  et  surintendant  des  finances,  Abel  Servien,  le 
signataire  du  traité  de  Westphalie,  étant  mort  en  1639(1;,  il 
désira  lui  succéder  dans  son  fauteuil  académi([ue;  et   d'une 
commune  voix  la  compagnie  accéda  à  son  désir.  Il  était  im- 
portant pour  elle  de  ne  pas  négliger  d'avoir  des  représentants 
au  conseil  du  roi,  où  son  droit  de  committimus  lui  permettait 
de  renvoyer  les  procès  de  ses  membres,  en  passant  par-des- 
sus les  autres  juridictions  :  et  c'était   sans  doute  ainsi  que 
Boisrobert  avait  gagné  la  cause  qui  lui   dicta  Tépître  recon- 
naissante  que   nous  avons   précédemment    citée.    De   plus 
Villayer  était  le   beau-frère  des   deux  académiciens  Paul  et 
•  Daniel  Haydu  Chastelet  :  le  premier,  mort,  il  est  vrai,  depuis 
vingt   ans,  mais  en    pleine   possession   de  la  confiance    du 
cardinal  fondateur;   le  second,  fort  estimé  de  ses  collègues 
à  cause  de  ses  connaissances   spéciales  en    mathémaliques. 
Or    les    influences    des    traditions   de    famille  furent    très 
puissantes  à  l'origine  de  l'Académie.  Quant  aux  titres  litté- 
raires du    nouvel   élu,    ils    étaient   suffisamment    constatés 
par  le  succès  de  ses  rapports   au  conseil  :  on  ne  lui  en  de- 
manda pas  davantage.   Malheureusement,   si  les  contempo- 
rains étaient  à  même  de  pouvoir  constater  cette  éloquence  ad- 
ministrative ou  judiciaire,  il  n'en  est  plus  ainsi  delà  postérité, 
qui  ne  possède  aucun  document  capable  de  l'éclairer  sur  le 
mérite  littéraire  du   maître  des  requêtes.   Il  paraît  même 
qu'il  fut  dispensé  de  prononcer  un  discours  d'apparat  pour  sa 
réception,  car  ou  n'eu  retrouve  aucune  trace  dans  le   recueil 
des  harangues  de  l'Académie.  Comme  les  hauts  personnages 


(l)  Voir  nolie  (Hude  sur  Abel  Servien,  marquis  de  Sablé,  etc.  Le  Mans, 
Pellcrhat,  1878,  in-8",  portrait. 


462  LA    lîRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

de  ce  temps,  il  se  contenta  d'un  simple  remerciement  qui  ne 
fut  pas  même  ôcrit,  et  dont  la  seule  mention  connue  se  re- 
marque dans  le  mémoire  sur  les  gens  de  lettres  adressé  en 
1662  par  Chapelain  au  ministre  Colbert. 

«  On  n'a  rien  de  lui  par  écrit,  dit  Chapelain,  qui  puisse  faire 
juger  de  l'étendue  de  son  esprit  et  de  la  force  ou  de  la  foiblesse 
de  son  style.  Ses  confrères  de  l'Académie  témoignent  que  ce 
qu'il  dit  lorsqu'il  y  fut  admis  étoit  bien  pris  pour  le  dessein,  fort 
délicat  pour  les  pensées,  et  fort  pur  pour  l'expression,  et  que 
quand  il  opine,  il  le  fait  élégamment  et  sensément  (1).  » 

Le  seul  document  qui  nous  reste  de  la  plume  de  Villayer 
est  une  lettre  adressée  par  lui  au  chancelier  Séguier ,  vers 
d660,  et  que  nous  ont  heureusement  conservée  les  porte- 
feuilles de  Téminent  magistrat,  si  riches  en  documents  poli- 
tiques, administratifs  et  littéraires.  Nous  la  donnerons  ici 
sans  plus  de  commentaires.  Une  lettre  unique  d'un  académi- 
cien n'est  pas  chose  qu'il  faille  laisser  passer  sans  y  prendre 
garde.  Il  s'agit  d'un  procès  soutenu  par  Villayer  pour  sou 
propre  compte  : 

«  Monseigneur,  écrivait-il,  —  quoy  que  le  sieur  d'Estival  se 
deubt  contenter  de  ce  que  l'on  luy  â  donné  la  vie  et  la  liberté  ;  et 

(I)  Mélanges  tirés  des  Mss  de  Ctiapelain,  p.  338.— Il  semble,  dit  M.  Livet, 
que  Charpenlier,  dans  la  réponse  qu'il  fit  au  discours  de  réception  de 
Tourreil,  en  1692,  ait  eu  en  vue  M.  de  Villayer  quand  il  a  dit  :  «  C'étoit 
un  usage  établi  dans  rAcadérnie  de  n'y  recevoir  personne  qui  n'eût 
imprimé  quelque  ouvrage,  pour  répondre  de  son  tieureuse  application 
aux  lettres;  et  nous  nous  souvenons  toujours  d'un  simple  Conseiller 
d'État  qui,  souhaitant  ardemment  une  place  en  cette  compagnie,  fit  mettre 
sous  la  presse  un  traité  de  sa  composition,  qu'il  ne  laissa  sortir  de  son 
cabinet  que  pour  répondre  à  une  coutume  si  louable.  »  (Livet.  J\otes  à 
Pellisson  et  ciOlivet,  t.  II,  p.  236.)  —  Nous  ne  croyons  pas  que  Char- 
pentier ail  fait  ici  allusion  à  notre  académicien,  car  nous  ne  sachions 
pas,  malgré  d'activés  recherches  à  cet  égard,  qu'il  ait  jamais  rien  fait 
imprimer.  Du  reste,  la  phrase  de  Charpentier  est  beaucoup  trop  absolue  : 
car  l'usage  dont  il  parle  était  tellement  peu  établi,  que  nous  pourrions 
citer  un  assez  grand  nombre  d'académiciens  élus  de  1650  à  1690  sans 
qu'ils  eussent  rien  livré  au  public  :  le  marquis  de  Coislin,  l'ablié  de 
Ctiaumont,  le  ministre  Colbert  et  bien  d'autres. 


JEAN-JACQUES    RENOUaRD    UE    VJLLaYEK  463 

qu'au  moins  après  avoir  gagné  mon  procès  contradictoirement 
au  Conseil,  au  rapport  de  M.  Du  Gué,  et  ([ue  vous  nous  ayez  ren- 
voyés au  Parlement  de  Dijon,  il  deust  laisser  la  liberté  aux  juges 
d'examiner  noslre  affaire  civile;  néanmoins,  Monseigneur,  il  a 
depuis  voulu  surprendre  un  arrest  au  conseil  d'en  haut  qui  cas- 
sast  mon  arrest  d'évocation,  par  lequel,  après  avoir  perdu  son 
procès  dans  les  formes,  il  le  gagnast  contre  les  règles.  Mais  M.  le 
Tellier  qui  sçait  bien  la  justice,  l'en  refusa  entièrement,  et  me 
dit,  il  y  a  bien  quinze  jours,  qu'il  n'auroit  point  cet  arrest.  Ce- 
pendant, Monseigneur,  on  m'a  mandé  qu'il  se  vante  d'avoir  sur- 
pris M.  de  Louvoy  pendant  la  maladie  de  M.  son  père,  et  d'avoir 
fait  casser  le  renvoy  fait  à  Dijon.  Je  vous  supplie,  Monseigneur, 
très-humblement,  de  ne  pas  permettre  que  cet  arrest  soit  expédié 
que  je  ne  sois  entendu.  C'est  la  justice  et  vous  le  sçavez  mieux 
que  personne  au  monde,  et  que  je  suis,  Monseigneur,  vostre  très- 
humble  et  très-obéissant  serviteur.  —  De  Villayer  (1).  » 

Nous  n'avons  pas  réussi  à  découvrir  quel  fut  le  succès  de 
cette  requête,  mais  elle  a  bien  tous  les  caractères  du  style 
épistolaire  de  l'époque. 

lîepuis  l'élection  académique  de  Jean-Jacques  de  Renouard, 
nos  renseigneraenls  deviennent  très  rares  sur  le  reste  de  sa 
carrière  qu'on  peut  suivre  exactement  dans  ses  attributions 
et  dans  ses  travaux  en  parcourant,  pour  la  période  du  règne 
de  Louis  XIV,  Y  Histoire  des  conseils  du  roi,  depuis  l'origine 
de  la  monarchie  jusqu'à  nos  jours,  par  M.  de  Vidaillan. 
Nous  savons  seulement  qu'en  1C60,  il  fit  recevoir  son 
fils,  qui  portait  le  même  nom  que  lui,  conseiller  au  Parle- 
ment de  Rennes;  que  peu  après  il  maria  sa  seconde  fille, 
Madeleine-Angélique  (2),  h  Pierre  de  Hodic,  comte  de 
Marly  (3',  maître  des  requêtes  ;  qu'il  perdit ,  au  mois 
de  septembre  \Qi)S,  sa  mère,  Françoise  de  Becdelièvre, 
âgée  de  cent  ans  (1;;  —  que  la  même  année,  il  figure 
sur  les  listes  officielles  de  l'Académie  avec  le  titre  de  a  cy 

(1)  Bibl.  uat.,Mss.  Foitils  Sainl-Gcnnain,  \i.  709,  l.  XXX,  l.  IV,  p.  96. 

(2)  La  prcmiôre,  nommée  bonne,  avail  épousé  Micliel  il'Ëpiaoze,  sieur 
do  Porterie,  conseiller  au  parlement  de  Bretagne. 

(3)  Cest  celle  terre  de  Marly  acqidsj  eu  K»  t.j  par  Louis  XIV,  qui  devint 
le  château  de  i\larly-le-r.oi. 

(4)  Bibl.  nat.,  Mss.,  n»  1401«,  ('■  19i. 


464  LA    BHETAGNL    A    LAÇA  DEMIE 

devant  maître  des  Requêtes,  conseiller  d'État  ordinaire  ;  » 
que  les  mêmes  listes  indiquent  en  1673  (1)  qu'il  demeurait  à 
Paris,  rue  Chapon  (2);  qu'en  1680  il  partagea  les  privilèges 
de  doyen  du  Conseil  d'État  avec  son  confrère  Poncet  (3)  ;  qu'en 
1681  il  devint  doyen  unique  à  la  mort  de  ce  dernier;  et  que 
pendant  dix  ans  il  exerça  ces  éminentes  fonctions  avec  hon- 
neur et  intégrité.  Le  doyen  du  Conseil,  nous  apprend  le 
/owrna/ de  Dangeau,  a  a  10,200  1.  d'appointements,  qui  est 
le  double  des  autres.  Quand  le  chancelier  lui  demande  son 
avis,  il  lui  ôte  son  chapeau,  honneur  qu'il  ne  fait  dans  le  con- 
seil qu'aux  ducs  et  aux  maréchaux  de  France,  quand  il  y  en 
avoit  (4),  » 

(1)  Une  ordonnance  du  3  janvier  1673  réorganisait  ainsi  le  Conseil  du 
roi  :«  le  Chancelier  Président;  21  Conseillers  d'État  ordinaires,  dont 
3  d'Église,  3  d'épée,  le  contrôleur  général,  2  inlendans  et  12  conseillers 
par  semestre.  Les  secrétaires  d'l-2tal  entrent  à  tous  les  conseils.  Le  doyen 
des  Maîtres  des  requêtes,  les  Maîtres  des  requêtes  doyens  de  leurs  quar- 
tiers durant  les  trois  mois  après  leurs  quartiers,  auront  séance  et  voix  déli- 
béralive.  —  Art.  22. Le  conseil  se  tiendra  toujours  dans  la  maison  du  roi  et  au 
lieu  le  plus  proche  de  sonappartement,  si  ce  n'éloil  qu'il  plut  au  Roy' d'en 
ordonner  autrement.  —  Art.  23.  Les  Conseillers  d'État,  les  Maîtres  des  re- 
quêtes, etc.,  seront  tenus  de  se  rendre  et  de  demeurer  à  la  suite  du  Roy, etc. — 
Art.  24.  Le  Conseil  d'Etat  sera  tenu  deux  fois  la  semaine  pour  les  affaires 
des  particuliers,  es  jours  qui  seront  indiqués  par  M.  le  Chancelier.  — 
Art.  23.  Les  Maîtres  des  Requêtes  seront  debout  derrière  les  chaises,  ci 
rapporteront  seuls  au  Conseil  des  parties  dans  l'ordre  qui  leur  sera  donné 
par  M.  le  Chancelier,  etc.  » 

(2)  Nous  possédons  ces  deux  listes,  très  rares,  imprimées,  in-i"  chez 
Pierre  Le  Petit  en  1668  et  1673. 

(3)  «  Après  la  mort  de  M.  de  Lezeau,  dit  le  Mss.  de  la  Bibl.  nat.. 
M.  Villayer  disputa  avec  M.  Poncet  pour  le  doyenné,  qui  le  préiendoil 
comme  le  plus  ancien  des  ordinaires  -.  sur  quoy  le  roy  ordonna  par  arrcsl 
de  son  Conseil  d'État  du  9  décembre  1680,  que  pendant  six  mois,  com- 
mençant le  1"  janvier  et  finissant  au  dernier  juin,  ledit  sieur  Poncet 
seroit  pareillement  doyen  :  et  que  les  honneurs,  droits  et  avantages  dont 
es  doyens  du  Conseil  avoient  joui  jusqu'alors  seroient  partagés  également 
entre  eux  :  et  de  plus  S.  M.  ordonna  qu'en  toutes  assemblées  publiques  et 
particulières  le  sieur  de  Villayer  précéderoit  ledit  sieur  Poncet,  et 
S.  31.  déclara  qu'elle  entendoit  qu'à  l'avenir  la  place  de  doyen  du  Conseil 
venant  à  vaquer,  le  plus  ancien  des  Conseillers  d'État  y  seroit  admis,  cl 
que  s'il  se  trouvoit  semestre,  il  seroit  ordinaire  du  jour  que  la  place  de 
doyen  auroit  vaqué.—  Il  devint  doyen  au  mois  de  mars  1681  par  la  mor 
dusieur  Poncet.  »  Bibl.  nal..  n»  11818.  f"  193. 

(4j  Journal  de  Dangeau,  au  '6  mars  I(i91. 


JEA?(-JACQL'ES    HEÎSOLARD    UE    VILLAYER  4Co 

Les  registres  des  mandements  de  la  Chambre  des  comptes 
de  Bretagne  nous  apprennent  encore  qu'en  1685,  Villayer 
acheta  la  seigneurie  noble  des  Brosses,  en  la  paroisse  de  Mé- 
lesse,  près  de  Rennes,  et  qu'il  rendit  hommage  au  roi  en 
1687,  pour  le  fief  de  Mézières,  dépendant  de  cette  seigneurie. 
A  cette  époque,  il  avait  hérité  des  litres  de  son  frère  César, 
mort  en  1683,  et  portait  celui  de  Drouges  à  côté  de  celui  de 
Villayer.  11  perdit,  au  mois  de  novembre  1689,  sa  femme, 
Marthe  de  Neubourg,  qui  fut  inhumée  à  l'hôpital  de  la  Pitié 
de  Paris,  et  lui-même  mourut  quelques  mois  après,  le 
5  mars  1691,  à  l'âge  de  quatre-vingt-six  ans,  léguant 
30,000  livres  à  THôlel-Dieu  de  Paris,  20,000  livres  h  l'hôpital 
général  et  2,000  livres  à  sa  paroisse  (1).  On  l'enterra  au  no- 
viciat des  Jésuites  du  faubourg  Saint-Germain  (2). 

«  Ce  bonhomme  Villayer,  dit  Saint-Simon,  étoit  plein  d'inven- 
tions singulières  et  avoit  beaucoup  d'esprit.  C'est  peut  être  à  lui 
qu'on  doit  celles  des  pendules  et  des  montres  à  répétition  pour 
en  avoir  excité  le  désir.  Il  avoit  disposé  à  sa  portée,  dans  son  lit, 
une  horloge  avec  un  fort  grand  cadran,  dont  les  chiffres  des 
heures  étoient  creux  et  remplis  d'épices  différentes,  de  sorte 
que,  conduisant  son  doigt  le  long  de  l'aiguille  sur  l'heure  qu'elle 
marquoit  ou  au  plus  près  de  la  division  de  l'heure,  il  goûtoit  en- 
suite, et  par  le  goût  et  la  mémoire  connaissoit,  la  nuit,  l'heure 
qu'il  étoit.  —  C'est  lui  aussi  qui  a  inventé  ces  chaises  volantes 
qui  par  des  contrepoids  montent  et  descendent  seules  entre  deux 
murs  à  l'étage  qu'on  veut,  en  s'asseyant  dedans  par  le  seul  poids 
du  corps,  et  s'arrètant  où  l'on  veut  (3).  M.  le  Prince  s'en  est  fort 
servy  à  Paris  et  à  Chantilly.  M"*  la  duchesse,  sa  belle  -fUle  et 

(t)  Généalogie  manuscrite  par  Tatin  des  Rivières. 

(2)  Bibi.  N.,  Mss.  n"  iiOlS.  —  On  voit  que  la  longévité  était  commune 
dans  la  ramillc  de  Rcnouanl.  Mais  ce  (lu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  cjue 
le  fauteuil  académique  de  Villayer  a  eu  la  longévité  en  héritage.  Il  n'a  été 
possédé  (lue  par  quatre  titulaires  depuis  la  fondation  de  l'Académie  en 
lG3o,  jus(iu'à  sa  .suppression  en  179:i.  Ce  sont  :  Abel  Servien,  Villayer, 
Fonlenelle  et  l'avocat  général  Séguier.  Il  n'y  a  pas  d'autre  exemple  de 
successions  prolongées  à  si  longues  échéances. 

(3)  Tallcmant  parle  aussi  de  la  chaise  de  Villayer,  qui,  dit-il,  était conmie 
celle  du  cardinal  Mazarin.  Vers  lOoo  tout  Paris  allait  la  voir  à  r,ou  hôtel. 
[Hislorielles,  t.  IV,  p.  io-2.) 

30 


466  LA    BRETAGNE    A    l' ACADÉMIE 

fille  de  roi,  en  voulut  avoir  une  de  même  pour  son  entresol  à 
Versailles  :  et  voulant  y  monter  un  soir  la  machine  manqua,  et 
s'arrêta  à  mi-chemin,  en  sorte  qu'avant  qu'on  put  l'entendre  et  la 
bien  secourir  en  rompant  le  mur,  elle  y  demeura  trois  bonnes 
heures  engagée.  Cette  aventure  la  corrigea  de  la  voiture  et  a  fait 
passer  la  mode  (1).  » 

On  voit  que  Villayer,  par  ses  inventions  singulières,  pour- 
rait fournir  à  lui  seul  les  éléments  d'un  curieux:  chapitre  du 
livre  publié  par  un  intrépide  érudit  sous  le  titre  du  Vieux 
neuf.  On  a  reconnu  là  les  ascenseurs  mécaniques  ;  et 
M.  Edouard  Fournier  cite  encore  Villayer,  dans  son  piquant 
volume,  comme  l'inventeur  des  timbres-poste,  qu'il  appelait 
billets  de  port  payé,  et  dont  il  reste  un  intéressant  spécimen 
dans  une  lettre  de  Pisandre  à  Sapho  (M"^  de  Scudéry), 
appartenant  à  M.  Feuillet  de  Couches. 

L'oraison  funèbre  de  Villayer  fut  courte  à  l'Académie  fran- 
çaise. Fontenelle,  qui  lui  succéda,  se  borna  à  dire  dans  son 
discours  de  réception  :  «  Oserois-je  moi-même,  si  je  ne 
comptois  sur  vostre  secours,  succéder  à  un  grand  magistrat 
dont  le  génie,  quelque  distance  qu'il  y  ait  entre  les  caractères 
de  conseiller  d'Etat  et  d'académicien  ,  embrassoit  toute  cette 
étendue  (2)!  »  Et  Thomas  Corneille,  qui  lui  répondit,  insista 
sur  l'honneur  que  la  compagnie  lui  avait  fait  de  lui  donner  la 
place  «  d'un  magistrat  éclairé,  qui  dans  une  noble  concur- 
rence, ayant  eu  l'honneur  d'estre  déclaré  doyen  du  conseil 
d'Etat  par  lejugenient  mesme  de  Sa  Majesté,  faisoit  son  plus 
grand  plaisir  de  se  dérober  à  ses  importantes  fonctions  pour 
nous  venir  quelquefois  faire  part  de  ses  lumières  (3).  »  Que 
pouvait-il  arriver  de  plus  glorieux  pour  vous?  ajouta  Cor- 
neille, pour  pénétrer  son  neveu  de  l'importance  des  fonctions 
académiques. 

(I)  Saint-Simon.  Noies  au  Journal  de  Dangeau,  pour  le  o  mars  1691. 

(:2)  Recueil  des  Harangues  de  l'Académie,  édit.  d'Amsl.,  t.  II, 
p. 184. 

(3)  Ibid.,  t.  II,  p.  187.  M.  Livet,  ordinairement  si  bien  informé,  a  dit  à 
tort  que  Thomas  Corneille  n'avait  pas  parlé  de  Villayer  dans  sa  réponse 
à  Fontenelle. 


JEAN-JACQUES    RENOUARD    DE    VILLAYER  467 

Villayer  suivait  en  effet  avec  beaucoup  d'assiduité  les  séan- 
ces de  la  docte  compagnie  :  et  il  semble  qu'il  soit  parvenu  à 
se  faire  des  amis  de  tous  ses  confrères  des  camps  les  plus 
opposés,  car  d'Olivet  nous  apprend  qu'il  montra  un  grand  zèle 
pour  l'Académie  dans  la  triste  affaire  de  l'exclusion  de  Fure- 
tière  en  1686  ;  et  celui-ci  le  met  hors  de  cause  dans  ses  Fac- 
tums,  le  rangeant,  avec  les  présidents  de  Novion  et  de 
Mesmes,  parmi  ces  académiciens  d'un  vrai  mérite  qui  brillent 
dans  les  augustes  assemblées  du  Conseil  et  du  Parlement;  et 
«  l'on  ne  doute  point,  ajoute-t-il,  que  s'ils  avoient  voulu 
descendre  dans  le  particulier  des  difficultés  de  la  langue,  ce 
ne  fût  alors  que  l'Académie  auroit  eu  droit  de  donner  à  ses 
décisions  le  titre  d'arrests  (i).  » 

Telle  sera  aussi  notre  opinion  définitive  sur  Jean-Jacques 
de  Renouard;  et  nous  résumerons  notre  rapide  étude  sur  sa 
carrière  en  disant  que,  vieilli  dans  les  travaux  du  Conseil 
d'État,  il  fut  pendant  toute  sa  vie  un  habile  conseiller  royal 
et  un  sérieux  académicien. 

Son  fils,  Jean-Jacques,  qui  avait  épousé  Lucrèce  Chappel, 
dame  de  Procé,  fut  le  père  d'un  maître  des  requêtes,  mort 
sans  postérité  masculine,  laissant  aux  Rosmadcc  l'hôtel  de 
Drouges,  à  Nantes,  et  l'hôtel  de  Villayer,  rue  Saint-Ândré- 
des-Arcs,  à  Paris. 

(I)  Faclums  de  Furelière.  Édition  Assclineau,  1. 1,  p.  2H. 


APPENDICE 

A  L'ÉTUDE  SUR  J.-J.  DE  VTLLAYER 


ODE 

ADRESSÉE  A   SON  PETIT-FILS 

Par  M"«  MALCRAIS  DE  LA  VIGNE 


On  connaît  assez  le  poëte  Destbrges-jVlaillard  qui,  sous  le 
nom  de  M"''  Malcrais  de  La  Vigne,  a  illustré  la  petite  ville 
bretonne  du  Croisic,  pour  que  nous  n'avons  pas  besoin  de  le 
présenter  à  nos  lecteurs.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  Vol- 
taire lui-même  se  laissa  séduire  par  ses  vers,  tant  qu'il  con- 
serva son  pseudonyme  féminin.  Titon  du  Tillet  lui  a  donné 
une  place  sur  son  célèbre  Parnasse  de  bronze,  aujourd'hui 
conservé  à  la  Bibliothèque  nationale  ;  et  peu  s'en  fallut  que 
la  cité  du  Croisic  ne  devînt  la  patrie  d'un  membre  de 
l'Académie  française,  comme  elle  le  fut  à  la  même  époque 
d'un  membre  de  l'Académie  des  sciences,  l'illustre  Bouguer. 
Nous  trouvons  dans  les  Poésies  de  M ^^"^  Malcrais  de  La  Vigne 
publiées  en  1735,  une  ode  adressée  à  M.  le  comte  de  Villayer, 
maître  des  requêtes,  pelit-lils  de  l'académicien  :  et  nous  la 
reproduisons  ici  d'autant  plus  volontiers,  pour  compléter  nos 
documents  sur  cette  famille,  qu'elle  n'a  pas  été  réimprimée 
dans  l'édition  beaucoup  plus  connue  des  œuvres  de  Desforges- 
Maillard,  en  1750.  Une  note  de  l'éditeur  nous  apprend  que 
celle  ode  a  été  composée  en  1722. 


470  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 


ODE 

Je  cède  à  l'ardeur  qui  m'inspire, 
Villayers,  permets  qu'aux  vertus 
Qu'en  toi  je  respecte  et  j'admire, 
Ma  muse  rende  ses  tributs. 
Puissant  Dieu  de  la  double  cime. 
Pour  un  projet  aussi  sublime, 
Dicte-moi  tes  plus  nobles  airs. 
Que  par  toi  les  sons  dont  Orphée 
Enchanta  les  bords  du  Fiiphée 
Se  reproduisent  dans  mes  vers  ! 

Comme  au  sortir  de  la  barrière, 
En  ramenant  un  jour  nouveau, 
Le  Dieu  qui  porte  la  lumière, 
N'est  ni  moins  réglé,  ni  moins  beau, 
Ainsi  dans  la  fleur  de  son  âge, 
Villayers  se  montre  aujourd'hui. 
L'esprit  prudent  de  la  vieillesse, 
L'esprit  actif  de  la  jeunesse 
Se  trouvent  rassemblés  en  lui. 

Ta  mère  à  qui  son  hyménée 
Sembloit  stérile  pour  toujours, 
Vit  s'achever  la  destinée 
Du  seul  objet  de  ses  amours. 
Comme  un  Phénix  sort  de  sa  cendre. 
Tu  vins  de  cette  épouse  tendre 
Apaiser  les  justes  douleurs. 
Le  ciel  touché  vit  que  ta  Mère 
Ne  survivroit  point  à  ton  Père, 
Si  ta  main  n'essuyoit  ses  pleurs. 

Ainsi  sa  demande  octroyée 
Calma  son  esprit  éperdu. 


JEAN-JACQUES   RENOUARD    DE    VILLAYER  471 

Quand  l'attente  est  si  bien  payée, 
Peut-on  avoir  trop  attendu  ? 
Les  Dieux,  de  leurs  dons  les  plus  rares 
Envers  les  mortels  sont  avares, 
S'ils  ne  sont  longtemps  désirés. 
Mais  ils  redoublent  la  mesure, 
El  leur  font  recueillir  l'usure 
Des  présents  qu'ils  ont  différés. 

Le  ciel  voulant  te  donner  l'être, 
Ouvrit  ses  plus  riches  trésors, 
En  te  formant  il  fit  paraître 
Tous  ceux  de  l'esprit  et  du  corps. 
En  vain  pour  flétrir  ton  mérite 
La  jeunesse  en  ton  cœur  excite 
D'impétueuses  passions. 
Armé  d'une  vertu  suprême. 
Tu  calmes,  vainqueur  de  toi-même. 
Leurs  plus  vives  impressions. 

Tous  ceux  dont  l'heureux  caractère 
A  flatté  ton  discernement, 
D'une  amitié  que  rien  n'altère, 
Sentent  le  doux  épanchement. 
Loin  d'eux  le  plaisir  t'importune  ; 
L'accueil  pompeux  de  la  fortune, 
Sans  eux  te  semble  un  bien  léger  : 
De  tous  ses  dons  ton  cœur  n'estime 
Que  la  puissance  légitime 
Qu'ils  t'offrent  de  les  obliger. 

Sources  des  humaines  faiblesses, 
Poisons  des  hommes  vicieux. 
Grandeurs,  naissance,  honneurs,  richesses, 
Vous  n'éblouissez  point  ses  yeux. 
Dans  son  cœur  la  vertu  résiste, 
La  chaste  Thémis  est  son  guide. 


472  LA    BRETAGNE  A    l'aCADÉMIE 

Le  bon  droit  seul  peut  l'approcher, 
Lorsque  sa  main  tient  la  balance, 
La  faveur  ni  la  violence 
Ne  sauroient  la  faire  pencher  (1). 

{\)Poésies  de  M^^^  Malcmis  de  La  Vigne;  Paris,  chez  la  veuvfi  Palissol- 
Chaubert,  etc.  1733,  in-1'2,  ode  C. 


VIII 


JEAN  DE   MONTIGNY 


[1636-1671' 


I.  Jeunesse  et  poésies  de  l'abbé  de  Montigny 
(1636-1661). 

En  racontant  dans  notre  étude  sur  Chapelain  la  [guerre  de 
brochures  et  d'épi  grammes  qui  s'éleva  peu  après  l'apparition 
du  poème  de  la  Pucelle,  nous  avons  signalé,  parmi  les 
défenseurs  du  poète,  un  abbé  de  Monligny  qui,  dans  une 
lettre  à  Eraste,  protesta  énergiquement  contre  les  critiques 
de  Linière.  Cet  abbé,  qui  devint  chanoine  de  Vannes,  aumô- 
nier de  la  reine  Marie-Thérèse,  puis  évêque  de  Saint-Pol, 
était  Breton,  et  fort  jeune  encore  il  entrait  à  l'Académie  fran- 
çaise, précédé  d'une  des  plus  grandes  réputations  de  bel 
esprit  de  ce  temps.  Ses  ouvrages  ont  été  beaucoup  plus 
connus  des  contemporains  que  de  la  génération  suivante, 
car  un  fort  petit  nombre  de  ses  morceaux  de  vers  ou  de 
prose  fut  livré  aux  hasards  de  la  publicité  :  la  plupart  cou- 
raient manuscrits  dans  les  cercles  et  les  ruelles,  et  l'on  sait 
que  les  salons  littéraires  suffisaient  pour  établir  de  hautes 
situations  dans  la  république  des  lettres.  iNous  avons  été 
assez  heureux  pour  retrouver  dans  les  volumineuses  collections 
manuscrites  de  Conrart,  conservées  à  la  bibliothèque  de 
l'Arsenal,  plusieurs  fragments  fort  curieux,  dus  à  la  plume 
de  l'aumônier  de  Marie-Thérèse  :  en  les  joignant  à  ses  autres 
ouvrages,  épars  dans  les  divers  recueils  de  prose  ou  de  vers 

30* 


474  LA    BRETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

du  XVII*  siècle,  on  peut  se  faire  une  idée  fort  exacte  de  ses 
talents  et  se  rendre  compte  de  son  élection  à  l'Académie, 
ainsi  que  des  éloges  magnifiques  que  lui  adresse  M™*  de  Sé- 
vigné  dans  plusieurs  lettres  à  sa  fille.  Les  biographes  qui  ont 
jusqu'ici  parlé  de  notre  abbé,  se  seront  fort  peu  mis  en  frais 
pour  connaître  les  détails  de  son  existence  ou  rechercher  ses 
œuvres.  Nous  avons  largement  puisé  à  plusieurs  sources  iné- 
dites, et  nous  avons  l'espoir  de  présenter  aujourd'hui  un 
portrait  fidèle  de  Févêque  académicien. 


La  famille  de  Montigny  était  originaire  de  Champagne  ; 
mais  une  de  ses  branches,  \^ov[^nl  d'argent  au  lion  de  gueules, 
accompagné  de  1  coquilles  d'azur  en  orbe  (1),  vint  se  fixer 
en  Bretagne  dès  le  commencement  du  xvf  siècle.  Les  généa- 
logies manuscrites,  jointes  aux  procès-verbaux  de  réfor- 
malion  de  la  noblesse  de  Bretagne,  en  1669,  nous  apprennent 
que  les  Montigny  firent  preuve  de  neuf  générations  aux 
enquêtes,  et  que  depuis  le  milieu  du  xvi°  siècle,  ils  furent,  de 
père  en  fils,  gouverneurs  de  Rhuys  et  de  Sucinio,  au  pays  de 
Vannes.  Guillaume  de  Montigny,  premier  gouverneur  de  la 
presqu'île,  épousa  Jeanne  de  Lanvaux,  et  fut  le  père  d'une 
nombreuse  postérité.  Son  fils  aîné  Louis,  héritier  de  ses 
charges,  fut  la  tige  des  seigneurs  de  Kerispert  en  Ploërmel, 
et  le  troisième,  Philippe,  seigneur  de  Beauregard  au  ressort 
d'Auray,  fut  le  grand-père  de  notre  académicien. 

Cette  branche  de  Beauregard  s'allia  successivement  à  toutes 
les  anciennes  familles  du  pays  vannetais,  dont  plusieurs 
subsistent  encore  aujourd'hui. 

Philippe  avait  épousé  Françoise  de  Francheville,  pendant 
qu'une  de  ses  sœurs,  Giletle,  devenait  la  femme  de  René 
d'Aradon,  gouverneur  de  Vannes;  celle  de  René,  fils  aîné  de 
Philippe,  fut  Perrine  de  Gouvello  (2). 

Ce  René  de  Montigny,  père  du  futur  évéque  de  Sainl-Pol, 

(1)  Voy.  Guy  le  Borgne,  Toussaint  de  Saint-Luc,  Pol  de  Courcy,  clc 

(2)  Voy.  les  Procès-vert)aux  de  la  réformalioii. 


J 


l'abbê  de  montigny  475 

mérite  de  fixer  un  instant  notre  attention.  Magistrat  distingué, 
il  fut  d'abord  conseiller  au  parlement  de  Rennes,  puis  il 
succéda,  en  1623,  comme  avocat  général,  à  Paul  Hay  du 
Chastelet,  dont  nous  avons  précédemment  retracé  Thistoire  (1), 
et  qui  fut  obligé  de  résigner  sa  charge  à  cause  de  ses  plai- 
doyers et  réquisitoires  trop  satiriques.  On  trouve  dans  les 
registres  des  mandements  de  la  Chambre  des  comptes  de 
Bretagne,  conservés  aux  archives  départementales  de  Nantes, 
des  lettres  royales  d'intermédiat  octroyées  en  sa  faveur  par 
Louis  XllI,  le  9  décembre  1623,  et  visées  par  les  conseillers 
Binet  et  de  Regnouard,  dont  le  dernier  fut  comme  René  de 
Montigny,  père  d'un  membre  de  l'Académie  française  (2)  : 
mais  elles  sont  moins  curieuses  que  les  suivantes,  par  les- 
quelles le  roi  ordonne,  la  même  année,  de  lui  payer  ses 
appointements  à  600  livres. 

«  Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  roy  de  France  et  de  Navarre,  à 
nos  amez  et  féaux  conseillers  les  gens  de  nos  comptes  et  tréso- 
■  riers  généraux  de  nos  finances  au  bureau  de  Bretagne,  salut.  — 
Nostre  amé  et  féal  conseiller  et  advocat  général  en  nostre  cour 
de  Parlement  de  Rennes,  M""^  René  de  Montigny  nous  a  faict  re- 
monstrer  que  par  les  lettres  de  provision  que  luy  aurions  faict 
expédier  du  dit  office  le  31^  jour  de  juillet  dernier,  nous  luy  au- 
rions accordé  comme  à  ceux  qui  ontcy-devant  esté  pouneus  du 
dit  office  mesmes  gaiges,  droits  et  esmolumens  dont  jouissoit 
nostre  amé  et  féal  Maître  Paul  Hay,  son  prédécesseur;  et  bien 
que  ce  soit  nostre  intention  qu'il  jouisse  de  la  mesme  panfion 
accordée  au  dit  Hay,  et  à  Maîtres  Yves  Toullanc,  Charles  Gou- 
reau,  Jean  Morin  et  autres  qui  ont  ci-devant  exercé  le  dit  office; 
—  Et  d'aultant  que  par  les  dictes  lettres  de  provision  la  dicte 
pantion,  la  somme  et  la  nature  des  deniers  sur  lesquelles  elle  est 
affectée  ne  sont  pas  aultrement  spéciffiées,  —  et  que  par  la  vérif- 
fication  qui  auroit  esté  (aide  en  nostre  Chambre  des  Comptes 
des  lettres  accordées  par  les  Roys,  nos  prédécesseurs,  et  par  nous 


(1)  Premier  chapitre  do  ce  voliimo. 

(2)  Ce  dernier  n'est  aiilre  (juo  Jean-Jacques  de  lîenouard  de  ViJlayer. 
mort  doyen  des  mailres  dosrequêles.  Sa  notice  précède  celle  de  l'aijbé  de 
Montigny. 


éJ6  LA  BRETAGNE  A  L  ACADÉMIE 

à  nos  dicz  advocatz  généraux  pour  la  dicte  pantion,  vous  auriez 
ordonné  qu'ils  enjouiroient  sans  qu'elles  puissent  tirer  à  consé- 
quence pour  leurs  successeurs  au  dit  office,  —  crainct  que  vous 
fassiez  difficulté  de  l'en  laisser  jouir  à  l'advenir,  s'il  ne  luy  es- 
toit  par  nous  pourveu  de  nos  lettres  nécessaires.  —  Nous,  à  ces 
causes,  ayant  mis  en  considération  les  bons  et  agréables  services 
qu'il  nous  faict,  le  peu  de  gaiges  qui  sont  attribuez  au  dit  office, 
qui  ne  sont  avecq  la  dite  pantion  de  600  livres  qui  cy-devant  es- 
toient  compris  es  provisions  de  ses  prédécesseurs  au  dit  office 
beaucoup  près  suftisans  pour  entretenir  en  son  bonneur  et  dignité 
d'icelluy;  —  Nous  lui  avons  accordé  et  accordons  par  ces  pré- 
sentes signées  de  nostre  main,  pareille  pantion  de  600  livres  par 
an,  sur  les  deniers  provenans  des  amandes  tant  civilles  que  cri- 
minelles de  nostre  dit  parlement  de  Rennes,  et  autres  deniers 
extraordinaires  sur  lesquels  il  n'est  faict  estât,  dont  nous  vou- 
lons et  entendons  qu'il  soit  entièrement  payé  et  satisfait,  les 
charges  ordinaire^  préalablement  payées  et  acquittées.  Cy  vous 
mandons  ei  à  cbacun  vous  enjoignons  que  par  ces  présentes  vous 
avez  à  vériffier  et  du  contenu  en  icelles  faire  jouir  et  user  le  dit 
de  Montigny  plainement  et  paisiblement,  tant  et  si  longuement 
qu'il  exercera  le  dit  office,  etc.  —  Donné  à  Paris,  ce  A^  jour  de 
juillet,  l'an  de  grâce  1623,  et  de  nostre  règne  le  l•4^  —  Signé  : 
Louis,  et  plus  bas  :  pour  le  Roy,  Potier,  et  scellées  du  grand 
sceau  de  cire  jaulne  sur  simple  queue.  —  Vcu  par  la  Chambre, 
etc. . .  —  Fait  à  Nantes,  ce  22  février  1624.  —  Signé  :  Barin, 
MiRON  (1).  » 

René  de  Montigny  exerça  la  charge  d'avocat  général  au 
parlement  de  Rennes,  pendant  trente-deux  ans,  jusqu'en  1652, 
époque  à  laquelle  il  la  résigna  entre  les  mains  de  son  fils 
aîné,  François,  qui  devint  plus  tard  président  de  chambre  au 
même  parlement.  Les  lettres  royales  de  transmission  sont 
fort  élogieuses  à  son  égard  et  déclarent  que  le  roi  «  désire 
reconnoistre  en  la  personne  de  son  fils  les  longs  et  recomraen- 
dables  services  dudit  sieur  René  de  Montigny,  son  père,  tant 
dans  l'exercice  de  ladite  charge  de  nostre  conseiller  et  advo- 
cat  général  en  nostre  dite  court  de  parlement  à  Rennes  pen- 

(l)  Archives  de  la  Loire-Inférieure.   Voy.   Registres  des  iMandements 
d'i  la  Chambre  des  Comptes  de  Bretagne,  t.  XXI,  p.  139-14S. 


l'abbé    de    MOiNTIGNY  477 

dant  trente-deux  ans,  qu'autres  employs  dont  il  s'est  très 
dignement  acquitté  au  blende  nostre  service  etsoullageraent 
de  nos  subjects  de  cette  province,  et  que  nous  avons  lieu  de 
croire  qu'à  son  exemple  ledit  François  de  Montigny  son  fils 
prendra  un  soing  particulier  de  Tiraiter  en  ses  louables  et 
vertueuses  actions  (!}...  »  Les  procès-verbaux  des  sessions 
des  États  de  Bretagne  nous  attestent,  en  effet,  qu'il  prit 
grand  soin  de  défendre  les  intérêts  de  la  province  durant  les 
nombreuses  sessions  auxquelles  il  assista  comme  commis- 
saire spécial  :  les  gratifications  des  États  en  fin  de  session  lui 
en  apportèrent  plusieurs  fois  le  témoignage. 

Il  eut  quatre  fils  de  Perrine  de  Gouvello  :  François,  sieur 
de  Beauregard,  qui  devait  hériter  de  ses  charges,  suivant 
l'ordre  ordinaire  des  anciennes  familles  de  ce  temps;  Jean,  qui, 
destiné  dès  sa  naissance  h.  l'état  ecclésiastique,  devint  évêque 
de  Léon  et  académicien  ;  René,  qui  fut  capitaine  aux  gardes,  et 
Claude,  qui  porta  la  croix  de  Malte.  L'ordre,  on  le  voit,  était 
parfaitement  régulier  :  nous  avons  à  étudier  comment  furent 
parcourues  des  carrières  si  nettement  dessinées  à  l'avance. 

Né  h  Rennes,  selon  toutes  les  probabilités  dans  le  courant 
de  l'année  1C3G  (:2),  l'abbé  Jean  eut  dès  son  plus  jeune  âge 
un  modèle  tout  naturellement  indiqué  dans  son  oncle  Pierre 
de  Montigny,  sieur  de  Keresbat,  doyen  de  PéauUe,  docteur 
en  la  faculté  de  théologie  de  Paris,  et  qui,  clerc  du  diocèse  de 
Vannes,  fut  nommé,  en  1631,  chanoine  du  chapitre  de  la 
cathédrale,  dont  il  devait  devenir  doyen  en  lOGo,  pour  céder 
peu  après  sa  stalle  à  son  neveu.  Jean  fit  sans  doute  près  de 
lui  ses  études  ecclésiastiques,  car  il  est  qualifié  prêtre  du 
diocèse  de  Vannes  dans  ses  lettres  de  canonicat  ^3";.  Ce  qu'il 

(1)  Voy.  Registres  des  Mandements  de  la  Chambre  des  comptes  de 
Bretagne,  t.  XXX,  p.  92. 

(2)  Malgré  les  plus  aclivcs  recherches.  MM.  de  la  Bigne-Villencuvc  et 
Roparlz,  qui  ont  bien  voulu  compulser  pour  nous  les  anciens  registres 
paroissiaux  de  Rennes,  n'ont  pas  retrouvé  cet  acte  de  naissance.  Mais 
M  y  a  des  lacunes  dans  les  registres.  Nous  adressons  ici  à  ces  obligeants 
êiudils  nos  plus  sincères  remerciements. 

(3)  Voy.  la  liste  des  chanoines  de  Vannes  donnée  par  M.  Luco,  dans 
les  Mémoires  de  la  Société  polymalhique  du  Morlnlian  [i^  semestre  1874)- 


478  LA    BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

y  a  de  certain,  c'est  qu'il  vint  de  fort  bonne  heure  h  Paris, 
puisque  nous  le  trouvons  déjà  lancé  dans  le  monde  littéraire 
en  1656,  composant  des  sonnets  et  des  petits  vers,  et  fort 
avancé  dans  l'amitié  de  Chapelain,  alors  dans  toute  sa  gloire 
de  «  Roi  des  auteurs  »,  qui  parle  de  lui  avec  grand  éloge 
dans  sa  correspondance  manuscrite.  Malheureusement  le 
volume  qui  contenait  les  lettres  de  cette  époque  a  été  perdu, 
et  c'est  précisément  le  seul  qui  manque  dans  la  précieuse 
collection  léguée  par  M.  Sainte-Beuve  à  la  Bibliothèque  na- 
tionale. Nous  sommes  donc  obligé  de  nous  en  rapporter  à  ce 
que  dit  l'abbé  Goujet,  qui  avait  eu  l'heureuse  fortune  de 
prendre  des  notes  dans  la  correspondance  encore  intacte  du 
père  de  la  Pucelle.  Il  nous  apprend,  au  tome  XVII  de  sa 
BibliotJtèque  française,  d'après  des  lettres  des  22  septembre 
et  19  décembre  1656,  que  le  jeune  abbé  s'était  acquis,  par  son 
esprit  plus  encore  que  par  sa  naissance,  l'estime  de  M.  et  de 
M™"  de  Montausier,  de  M""  de  Scudéry,  de  Colbert,  de  Mé- 
nage, de  Conrart  et  de  Pellisson,  sans  compter  celle  de  Cha- 
pelain; —  qu'il  eut  le  projet  d'aller  au-devant  de  Christine 
de  Suède,  lors  de  son  voyage  en  France,  et  qu'il  fut  très- 
fàché  de  n'avoir  pu  au  moins  se  trouver  à  Paris  pen- 
dant le  séjour  de  cette  princesse;  —  enfin  qu'il  passa  une 
partie  des  années  1656  et  1657  à  Rennes,  partageant 
son  temps  entre  les  muses,  la  prédication  et  le  commerce 
du  monde,  «  auquel  il  se  livra  trop  ».  Chapelain,  confident 
tle  ses  galanteries,  lui  en  fait  même  quelques  reproches, 
parce  qu'il  craignait  «  qu'elles  ne  l'attachassent  h  la 
province  et  ne  missent  trop  de  retardement  à  son  retour  à 
Paris  (1).  » 

L'abbé  Jean  eut  donc,  malgré  son  petit  collet,  une  jeunesse 
assez  mondaine,  h  l'exemple  de  Godeau,  qui  laissa  publier  des 
lettres  et  des  épîtres  à  Bélinde,  avant  de  devenir  le  plus 
austère  des  évêques,  tout  en  conservant  des  relations  d'amitié 
avec  l'hôtel  de  Rambouillet  (2);  — de  l'abbé  Cotin,  qui  rimait  à 


(1)  Goiijet,  BibUolh.  françoise,  t.  XVII,  p.  225-236. 

'2)  Voir  notre  élude  surGorfeaw.  Paris,  Champion,  1879,  in-S. 


l'aBBÊ    de    MONTIGr^Y  479 

la  fois  des  madrigaux   à  Iris  et  des  poésies  chrétiennes  au 
sortir  de  sermons  prêches  avec  grand  succès,   en  dépit  des 
épigrammes   de  Boileau;   —   de  Fabbé  Fléchier,    qui,    du 
même   âge  à  très  peu  près  que  l'abbé  de  Monligny,  s'adon- 
nait aux  poésies  mythologiques  avant  d'aborder  les   travaux 
plus  sévères  qui  le  conduisirent  à  l'évèché  de  Nimes;  — à 
l'exemple  enfin  du  savant  Huet  et  d'un    grand  nombre   de 
futurs  prélats  de  ce  temps,  qui,   fort   différents   des  légers 
abbés  de  cour  du  xviif  siècle  souvent  aussi  corrompus  que  les 
roués  de  la  Régence,  considéraient  qu'un  commerce  plato- 
ni([ue  avec  les  femmes  et  lu  société  des  ruelles  faisait  partie 
de  «  l'honnêteté   et  de  la  bienséance  »    et  ne   portait  pas 
atteinte  à  la  dignité  du  costume  ecclésiastique.   N'est-ce  pas 
Fléchier  qui,  dans  l'oraison   funèbre  de  la  duchesse  de  Mon- 
tausier,  parle  avec  éloge  «  de  ces  cabinets  que  l'on  regarde 
encore  avec  tant  de  vénération,  où  l'esprit  se  purifioit,  où  la 
vertu  étoit  révérée  sous  le  nom  de   l'incomparable  Arthé- 
nice...  »?  Il  ne  faut  pas  juger  des   mœurs  de  cette  époque 
par  la  pruderie  souvent  fausse  de  la  nôtre;  on  parlait  alors  le 
langage  de  VAstrée,  en  tout  bien  tout  honneur;  on  savait  la 
carte  du  Tendre,  et   l'on    suivait  son   code   sans  songer   à 
mal  :  «  môme  chez  un  jeune  abbé,  ce  n'était  là,  remarque 
M.  Sainte-Beuve  à  propos   de  Fléchier,  qu'une  contenance 
admise,  pour  ne  pas  dire   requise,  dans  un  monde  d'élite  ; 
l'altitude   et   la  marque  d'un  esprit  comme  il   faut   (I).    » 
A  cet  âge  et  dans  ce  mode  de  société,  il  fallait  être,  au  moins 
en  paroles,  partisan   et  sectateur  du  bel  amour  ralliné,  de 
l'amour  respectueux  à  la  Scudéry;   «  de  l'amour,  non  pas  tel 
({u'on  le  fait  dans  le  petit  monde,  mais  de  celui  qui  durerait  des 
siècles  avant  de  rien  entreprendre  ni  entamer.  »   C'est  pour- 
quoi l'abbé  Goussault,  écrivant  ses  Réflexions  sur  les  di(lc- 
rents  caractères  des  hommes,   insistait  sur  l'utilité  honnête  à 
retirer  du   commerce  avec   les  femmes,   n'cKcluant  (pie  les 
coquettes  et  les  joueuses,  et  conseillant  comme  une  excellente 
école  la  maison  d'une  dame  de  bon  ton  :    «  réduit  de  gens 

(1)  IniroducUou  aux  Mémoires  sur  les  Grands-Jours  d'Auvergne. 


480  LA    SREtAGNE   A    LACADÉMIE 

d'esprit  et  de  qualité,  où  l'on  parle  toujours  de  bonnes  choses, 
ou  au  moins  d'indifférentes, où  Ton  se  fait  conno)tre,et  où  l'on 
se  met  sur  un  pied  à  pouvoir  se  passer  de  jeu  et  de  comédie, 
qui  sont  les  plus  ordinaires  occupations  des  gens  du  siècle 
qui  n'ont  rien  de  meilleur  à  faire.  »  Godeau,  depuis  vingt 
ans  évêque  de  Grasse  et  prélat  de  la  plus  austère  vertu,  qui 
ne  donna  jamais  une  fois,  durant  sa  longue  carrière,  prise  à 
la  médisance,  écrivait  encore  aux  aimables  compagnes 
de  31™^  de  Rambouillet  ou  de  M"''  de  Scudéry  sur  le  ton  pré- 
cieux du  Cyrus  ou  de  la  Clélie  ;  et  cette  particularité  qu'on 
peut  observer  chez  divers  prélats  de  la  seconde  moitié 
du  XVII*  siècle,  donne  la  note  exacte  de  la  portée  morale  de 
la  mode  précieuse.  Enfin,  un  des  derniers  historiens  de 
Fléchier,  dont  on  ne  contestera  pas  l'autorité  toute  particu- 
lière, M.  l'abbé  Delacroix,  vicaire  à  la  cathédrale  de  Nîmes 
et  ancien  rédacteur  de  la  Revue  catholique  de  Languedoc^ 
étudiant  l'attitude  de  son  héros  parmi  les  femmes  de  son 
temps,  alors  qu'elles  se  trouvaient  mêlées  à  un  si  haut  point 
à  la  vie  civile,  politique  et  littéraire  de  la  France  qui  leur 
doit  la  délicatesse  de  sa  langue  et  la  politesse  de  ses  mœurs, 
et  parcourant  les  lettres  galantes  du  futur  prélat  à  M""  de  la 
Vigne,  remarque  avec  raison  qu'il  ne  s'agit  là  que  de  galan- 
terie littéraire;  que  Bossuet  soupant  un  soir  avec  Regnier- 
Desmarais  à  Saint-Germain,  trouva  les  vers  passionnés  de 
cette  dixième  Muse  charmants,  mais  un  peu  froids,  et  qu'il  n'y 
avait  là,  en  somme,  qu'un  passe-temps  agréable  de  sociétés 
où  «  la  galanterie,  la  vertu  et  la  science  pouvaient,  suivant 
l'expression  du  sévère  Saint  Simon,  s'accommoder  merveilleu- 
sement ensemble.  »  Encore  une  fois,  on  ne  faisait  aucun 
mystère  de  ces  billets  poétiques  et  tendres  ;  on  n'y  entendait 
pas  malice.  «  Il  n'en  serait  pas  de  même  aujourd'hui,  remar- 
que l'abbé  Delacroix,  car  nous  sommes  plus  délicats,  mais 
moins  honnêtes.  » 

Ces  précautions  oratoires  étaient  absolument  nécessaires 
avant  d'aborder  l'étude  des  poésies  de  Jean  de  Montigny  ; 
elles  sont,  en  effet,  inspirées  par  le  môme  sentiment  qui 
dictait  le  joli  madrigal  si  connu  de  l'abbé  Cotin  : 


i 


l'abbé    de    MONTIGNY  481 

Iris  s'est  rendue  à  ma  foy; 
Qu'eût-elle  fait  pour  sa  défense? 
Nous  n'étions  que  nous  trois  :  elle,  l'Amour  et  moy, 
Et  l'Amour  fut  d'intelligence  (1), 

Et  presque  toutes  sont  des  poésies  de  jeunesse  puisqu'elles 
parurent,  pour  la  plupart,  dans  le  troisième  volume  du 
Recueil  des  poésies  choisies,  publié  par  l'éditeur  Charles  de 
Sercy  en  IO06.  L'abbé  n'avait  donc  pas  vingt  ans,  et  par  une 
certaine  pudeur,  il  n'osa  pas  le  signer  de  son  vrai  nom, 
comme  son  cousin  l'abbé  de  Francheville,  qui  courtisait  les 
Muses  avec  lui  dans  le  même  recueil  :  il  retourna  simplement 
ses  lettres  et  signa  de  l'anagramme  fort  transparent  :  l'abbé 
iVIngilnom.  Les  poésies  qu'il  composa  plus  tard,  en  fort  petit 
nombre,  n'ont  plus  le  même  caractère  et  présentent  à  la  fois 
beaucoup  plus  de  sévérité  et  plus  de  style. 

Ouvrons  donc  le  recueil  de  Sercy.  La  première  pièce  signée 
de  l'abbé  d'Ligitnom  est  un  sonnet  h  M"^  L.  M.  de  V., 
«  qui  consentoit  d'épouser  un  vieux  seigneur,  pourvu  qu'il  se 
fit  duc  »  : 

Hélas!  que  faites-vous,  adorable  Silvie? 
Consultez  vostre  cœur  et  vostre  jugement  ; 
Songez  que  vous  allez  renoncer  par  serment. 
Pour  une  fausse  gloire,  aux  plaisirs  de  la  vie. 

Cette  vaine  grandeur  dont  vostre  âme  est  ravie 
Pourra-t-elle  adoucir  un  si  cruel  tourment.^ 
Croyez  qu'un  bon  vieillard  est  un  mauvais  amant, 
Et  qu'on  vous  plaint  autant  côme  on  vous  porte  envie. 

Mais  il  prétend  en  vain,  les  Dieux  en  sont  jaloux  : 
C'est  trop  que  d'estre  ensemble  et  duc  et  voslre  époux; 
Il  a  beau  se  flatter  d'un  tilre  imaginaire. 

Cherchez  un  autre  amant,  vous  avez  droit  sur  tous; 
J'en  connois  un  moins  vieux  qui  feroil  vostre  affaire  : 
Il  sera  plus  que  duc  s'il  est  aimé  de  vous. 

(1)  Œuvres  galantes    fie  M.  Coiiii.  l'arid,  IGiij,  p  .  :2T1. 

31 


482  LA    BP.ETAOE    A    l'aCADÉMIE 

En  voici  un  aulro  dont  la  chute  est  beaucoup  plus  platonique, 
el  donl  la  facilité  de  facture  est  la  même  : 

Quoy!  c'est  donc  tout  de  bon,  vous  nous  quittez,  Silvie? 
Adieu,  jusqu'à  vous  voir  au  jour  du  jugement. 
Adieu;  si  je  vous  quille,  il  faut  quitter  la  vie. 
Que  pourrois-je  mieux  faire  en  vostre  éloignement? 

Quand  j'étois  près  de  vous,  mon  âme  estoit  ravie; 
Quand  je  n'y  seray  plus,  que  j'auray  de  tourment! 
La  douceur  de  Tamour  de  cent  maux  est  suivie  : 
On  est  bien  malheureux  d'aimer  si  constamment. 

Je  ne  puis  éviter  le  destin  qui  me  tue, 

On  meurt  d'amonr  pour  vous  dès  que  l'on  vous  a  veue  , 

Dès  qu'on  ne  vous  voit  plus,  on  meurt  de  désespoir. 

S'il  n'est  plus  de  fenestre  à  nous  voir  l'un  et  l'autre, 

Je  sçay  des  rendez-vous  commodes  à  vous  voir  : 

Je  vous  voy  dans  mon  cœur,  voyez-moi  dans  le  vostre. 

Les  poésies  les  plus  heureuses  sont  les  épigrammes  :  le 
tour  en  est  vif,  et  Bossuet  n'aurait  certes  point  trouvé  qu'elles 
fussent  trop  froides,  comme  les  billets  galants  de  M"^  de  la 
Vigne  : 

Le  monde  est  d'humeur  médisante. 
On  dit  déjà  je  ne  sçay  quoy 
De  vous,  Philis,  avecque  moy  ; 
Par  charité,  mignonne,  empeschons  qu'il  ne  mente. 

Mais  la  composition  la  plus  caractéristique  en  ce  genre  est 
celle  qui  est  intitulée  A.  M.  D.  0.  Stances  amoureuses ,  et 
qui  contient  plus  de  cent  cinquante  vers  dictés  par  la  plus 
brùiante  passion.  On  pourrait  les  attribuer  à  Benserade,  et 
Ion  ne  se  douterait  guère  que  leur  auteur  devait  monter, 
quinze  ans  plus  tard,  sur  le  siège  épiscopal  de  Léon  : 

0  Dieux,  qu'est-ce  que  je  sens 
Qui  charme  et  qui  saisit  mes  sens, 
Qui  les  jette  en  un  trouble  extrême? 
Que  veux-Je  et  quel  est  mon  transport? 


l'abbé  de  momignv  483 

Est-ce  que  je  crains,  ou  que  j'aime? 
Dieux!  donnez  à  mon  cœur  ou  la  paix  ou  la  morl. 

Je  renonce  à  tous  les  plaisirs, 

Je  sens  mille  nouveaux  désirs, 

Témoins  d'une  llàme  naissante. 

Ah  !  mon  destin  n'est  point  douteux; 

J'ay  veu  la  divine  Amaranthe, 
Je  ne  demande  point  si  je  suis  amoureux. . . 

Si  j'ai  trop  bravé  ton  pouvoir, 

Amour,  j'en  suis  au  désespoir; 

Regarde  à  présent  comme  j'aime. 

J'observe  exactement  tes  loix, 

Je  suis  épouvanté  moy-mesme 
De  pouvoir  tant  aimer  pour  la  première  fois. 

Tout  cela  est  d'allure  facile  et  cavalière  ;  on  n'y  remarque 
pas  l'abus  ordinaire  chez  les  poètes  de  ce  temps  des  opposi- 
tions bizarres  et  des  concetli  rais  à  la  mode  p;.r  l'abbé  de 
Cérisy,  dans  sa  Métamorphose  des  yeux  de  Philis  en  astres  ; 
une  strophe  cependant  nous  a  paru  suspecte,  et  son  dernier 
vers  est  ouvertement  de  l'école  qu'a  si  bien  bafouée  Molière; 
il  s'agit  de  l'amour  : 

Tout  superbe  et  tout  glorieux, 
Il  vient  d'un  pas  victorieux 
Etablir  son  trône  en  mon  âme  ; 
Mais  il  n'y  sera  plus  demain. 
Il  y  trouvera  tant  de  flàme 
Qu'il  y  mourra  de  chaud,  si  Dieu  n'y  met  la  main. 

Cette  combustion  de  l'amour  est  tout  h  fait  réjouissante; 
elle  dut  faire  se  pâmer  les  habitués  des  samedis  de  Sapho,  et 
c'est  sans  doute  à  elle  qu'on  doit  de  voir  dans  la  Pompe 
funèbre  de  Scarron,  h  la  suite  du  convoi  funèbre,  «  les  galanti, 
abbés  du  Buisson,  Baraly,  Francheville  et  d'Ingitnom.  »  Les 
deux  cousins,  du  reste,  avaient  beaucoup  de  rapj)orts  dans 
leurs  goûts,  leurs  idées  et  leur  talent.  Voici  un  spécimen 
des  madrigaux  de  l'abbé  de  Francheville,  l'un  des  poètes 
bretons  que  sa  province  a  le  plus  oubliés  : 


484  I.V   BRETAGNE   A   l'aCADÉMIE 

0  Dieux  !  L'ranie,  esl-ce  vous, 

Maigre,  défaite,  inanimée? 

Le  ciel,  qui  vous  a  lant  aimée, 
A-l-il  sitôt  changé  ses  grâces  en  courroux? 
Vous  étiez  autrefois  des  belles,  des  mieux  faites  ; 

Ah!  que  n'en  estes-vous  toujours; 

Ou  pour  le  repos  de  nos  jours , 
Que  n'avez-vous  toujours  esté  ce  que  vous  êtes  1 

1!  avait  du  brio,  cet  abbé  de  FranchevjHe;  il  dit  crûment 
ce  qu'il  pense,  et  ses  petites  pièces  mériteraient  une  étude 
particulière.  On  dirait  d'un  jeune  cavalier  qui  manie  fort 
agréablement  la  cravache  : 

Eh!  bien,  je  vous  ay  dit  que  vous  estiez  un  sot  : 

Que  voulez-vous  que  je  vous  dise? 
En  cela  vous  devez  estimer  ma  franchise; 
Un  chacun  le  sçait  bien  et  ne  vous  en  dit  mot. 

Mais  revenons  à  l'abbé  de  Monligny.  Encouragé  par  les 
conseils  de  Chapelain,  qui  avait  reconnu  en  lui  de  la  facilité 
et  de  la  verve,  il  voulut  profiter  du  succès  de  ses  petites 
pièces  publiées  dans  le  recueil  de  Sercy,  pour  s'engager  sans 
retard  dans  les  luttes  et  les  combats  de  la  république 
des  lettres.  Chapelain  venait  de  publier  la  Pucellc,  dont  les 
éditions  se  succédaient  rapidement,  et  Linière,  sans  respect 
pour  le  prince  des  poètes,  avait  lancé  dès  les  premiers  mois 
une  brochure  fort  vive  contre  le  poème.  Montigny  lui  répondit 
aussitôt  par  sa  Lettre  à  Eraste,  dans  laquelle  il  défendait 
énergiquement  son  maître  (1),  démontrant  à  Eraste  l'absur- 
dité de  sa  critique,  lui  reprochant  amèrerasnt  d'avoir  mis  de 

(1)  «  Monsieur,  quoy  quejc  n'aye  jamais  eu  l'honneur  de  vous  voir,  il  me 
semble  nf>anlmoins  que  je  vous  connois  admirablement.  Voslre  répula- 
tion  est  venue  jusqu'à  moy,  et  l'ouvrage  que  vous  avez  fait  pour  vous 
en  acquérir  dans  le  monde  a  eu  dans  mon  esprit  tout  le  succès  que  vous 
en  devez  raisonnablement  aUendre.  Il  ma  appris  ce  que  vous  valez,  quel 
est  voslre  esprit,  vostre  humeur  el  voslre  génie,  et,  par  un  eiïel  qui  vous 
surprendra,  il  vous  a  plus  heureusement  dépeint  qu'il  n'a  défiguré  la 
Pucellc.  Tous  les  coups  qu'il  luy  porte  sont  autant  de  traits  qui  forment 
voslre  peinture  ;  et  l'on  peut  dire  qu'il  en  est  à  peu  près  comme  de  celte 


I.  ARMÉ    DK    MO.MICNV  ■jS.S 

son  parti  Fincomparable  Doralice,  «  ce  qui  est  aussi  fau\ 
(ju'il  est  vrai  que  ses  yeux  sont  les  plus  beaux  du  monde  »,  et 
lui  jetant  à  la  face  les  trivialités  de  son  langage,  qu'on  ne 
souffrirait  même  pas  chez  de  petits  bourgeois  ou  des  hobe- 
reaux de  province  (1).  Eraste  n'entend  rien  en  logique  ni  en 
poétique;  et  quant  à  ses  épigrammes,  il  suffit  d'y  changer 
quelques  mots  pour  les  transformer  en  éloges...  C'est  là  un  des 
côtés  les  plus  curieux  de  la  brochure  de  l'abbé  de  Montigny. 
Linière  avait  terminé  une  de  ses  pièces  en  disant  de  la  Pucelle  : 

figure  fl'oplique  qui  esl  assez  commune,  laquelle  n'offre  d'abord  aux 
yeux  qu'une  confusion  de  traits  irréguliers  et  de  couleurs  mal  appliquées, 
mais  qui,  eslunt  regardée  en  un  certain  jour,  représente  parfaitement  un 
clieval.  Ainsi,  Monsieur,  on  ne  comprend  rien  d'abord  à  vostre  lettre  : 
c'est  un  galimalhias  tout  à  fait  magnifiijue  ;  il  semble  que  vous  n'ayez  eu 
dessein  que  d'y  brouiller  quelque  caprice  ;  et  tout  ce  qui  en  résulte  et 
qu'on  en  peut  tirer,  c'est  une  juste  et  i)arfaite  idée  de  ce  que  vous  estes 
(un  âne  sans  doute).  Mais  je  m'estonneque  vous  ayez  osé  nous  la  donner, 
([ue  vous  ayez  crû  vous  faire  honneur  en  vous  faisant  connoistre,  et  que 
vous  n'ayez  pas  songé  que  vous  n'estiez  pas  pins  honorablement  exposé 
au  public  dans  une  telle  image  que  si  vous  estiez  effectivement  pendu  en 
effigie.  Sans  mcnlir,  Monsieur,  j'en  ay  eu  honte  pour  vous;  j'ay  eu  pitié 
d'un  homme  qui  n'en  veut  pas  seulement  à  tous  les  habiles  et  à  tous  les 
illustres,  mais  qui  en  veut  encore  à  soy-mesme;  et  quoy  que  je  ne  sois 
point  coimu  de  vous,  j'ai  crû  que  la  charité  ni'obligeoit  à  vous  en  avertir 

et  à  vous  dire  en  quelle  estime  vous  esli'S  auprès  des  honnesles  gens 

Donc,  ô  Monsieur  Eraste,  je  vous  diray  en  amy  que  vous  vous  estes  exlres- 
mement  décrié  en  pensant  décrier  la  Pucelle,  et  que  vous  n'avez  pas  tant 
fait  une  critique  contre  elle  qu'un  libelle  difiamaloire  contre  vous,  etc...,  <■ 
(Lettre  à  Érasle  pour  response  à  son  libelle  contre  la  Pucelle.  Pari.'>, 
A.  Courbé,  1656.  in-4",  3:2  pp.) 

(l)  « Pour  moy,  je  tiens  que  vous  n'avez  point  eu  d'autre  motif 

en  ceci  ([ue  de  vous  tirer  de  la  profonde  obscuiilé  où  vous  estiez,  de 
vous  mettre  un  peu  au  monde  et  d'y  passer  pour  ce  qu'on  appelle  un 
bel  esprii  de  profession.  Vous  savez,  Monsieur,  quelle  beste  c'est  qu'un 
bel  esprit  de  ce  geure-là;  ([ue  c'est  un  animal  privé  de  sens  commun, 
qui  regimbe  contre  l'honneur  et  contre  la  coustume,  qui  vous  étourdit 
d'allusions  et  de  basses  équivoques,  cl  qui  vous  dit  éternellement  des 
pointes  les  j)lus  fausses  et  les  plus  provinciales.  C'est  un  estai  de  vie 
Irrégulier  et  inconnu  à  nos  pères  qui  esloienl  jilus  gens  de  bien  que  nous, 
et  une  espèce  de  moinerie  profane  dont  Cyrano  a  esté  l'instituteur.  Vous 
avez  suivi  vosire  vocation  en  vous  y  fourrant;  vous  y  avez  tant  de  taleni, 
qu'on  vous  y  a  receu  proies,  malgré  tout  vosire  air  de  novice,  et  qu'on 
s'est  eslonné  (jue  la  nature  ail  fait  en  vous  en  fort  peu  de  temps  ce  qu'elle 
n'a  pu  faire  qu'en  plusieurs  années  dans  les  d'Assoucys  cl  les  Mon- 
mors,  sic " 


486  LA   BRETAGNE   A    l'aCADÉMIE 

Depuis  vingt  ans  on  parle  d'elle, 
Dans  six  mois  on  n'en  dira  rien. 

L'abbé  Jean  proposait  modestement  de  mettre  à  la 
place  : 

Dans  mille  ans  on  parlera  d'elle 
Ou  l'on  ne  parlera  de  rien. 

Linière  avait  dit  encore  : 

Par  bonheur,  devant  qu'on  imprime 
Cette  Pucelle  magnanime, 
Chapelain,  lu  tiens  le  haut  bout; 
Mais  on  dit  que  cette  Pucelle 
Ne  s'est  fait  voir  qu'à  la  chandelle 
Et  que  le  jour  va  gâter  tout. 

Monligny  propose  : 

Mais  comme  on  dit,  si  la  Pucelle 
A  plu,  mesmes  à  la  chandelle, 
Au  jour  elle  ravira  tout. 

11  y  en  a  beaucoup  de  cette  force  ;  aussi  nous  dispenserons- 
neus  d'énumérer  tous  ces  magnifiques  jeux  d'esprit.  Mais  on 
s'imagine  facilement  que  Chapelain  ne  les  dédaigna  pas, 
et  nous  avons  cité  en  son  lieu  ce  fragment  de  lettre  du 
26  septembre  1656,  dans  laquelle  il  écrivait  à  l'abbé  :  «  Il  y  a 
apparence  que  Linière  se  contentera  de  la  touche  que  vous 
lui  avez  donnée  et  qu'il  ne  s'exposera  pas  au  hasard  d'une 
recharge  qui  achèveroit  de  l'accabler.  »  Mais  Linière  ne  se 
tint  pas  pour  battu;  il  répliqua,  et  Chapelain  dut  mettre  en 
œuvre  tout  son  crédit  pour  que  ce  nouveau  factum  ne  devînt 
pas  public  :  «  Pour  le  fripon  d'Eraste,  écrivait-il  encore  à 
l'abbé  de  Montigny  le  2o  janvier  1657,  il  avoit  mis  son  libelle 
sur  la  presse,  sur  une  permission  qu'il  avoit  extorquée  du 
bailli  du  palais;  mais  celui-ci  ayant  appris  que  c'étoit  contre 
moi,  il  relira  la  pièce  et  la  permission,  et  il  n'y  a  pas  d'appa- 


l'arbk  [ie  montiov  487 

rence  qu'il  lui  rende  ni  l'une  ni  Tautre.  11  m'a  dit  que  vous 
y  étiez  assez  maltraité,  et  M.  l'abbé  de  Coëtlogon  aussi.  » 
Et  le  mois  suivant,  il  annonçait  à  l'abbé  que  le  chancelier 
Séguier  avait  définitivement  supprimé  la  brochure  de  Linière, 
dont  il  avait  eu  communication  et  dont  il  lui  envoyait  une 
copie.  Nous  apprenons  enfin,  par  une  autre  missive  datée 
du  29  avril  1657,  que  le  prétendu  Eraste,  devenu  i)lus  rai- 
sonnable depuis  cette  suppression  ou  voulant  le  paraître, 
avait  envoyé  à  la  comtesse  de  La  Suze  «  sa  confession  par 
écrit,  dans  laquelle  il  reconnaissoit  ses  fautes  et  tâchoit  de 
satisfaire  des  gens  qui  n'altendoient  ni  ne  vouloient  de  satis- 
faction de  lui  (1).  » 

Pendant  que  cela  se  passait  à  Paris,  d'Âssoucy,  qui  était 
à  Avignon,  s'étant  persuadé  que  la  Lettre  à  Eraste  était  de 
Chapelain  lui-même  (2),  voulut  prendre  contre  lui  la  défense 
de  Linière  ;  mais  son  ouvrage  eut  le  même  sort  que  celui  de 
la  seconde  brochure  du  satirique.  «  Que  diriez-vous  de  votre 
d'Assoucy  qui  m'a  pris  pour  vous,  écrivait  encore  le  pauvre 
Chapelain  à  l'abbé  de  Montigny  le  29  décembre  1656,  et 
qui,  m'ayant  cru  auteur  de  votre  livret  contre  Eraste,  m'en 
a  fait  un  épouvantable  procès;  et  sans  le  soin  officieux  que  de 
mes  amis  d'Avignon  et  d'Orange  ont  pris  pour  empêcher 
l'impression  d'un  libelle  qu'il  a  voit  fait  là-dessus  contre  moi, 
j'eusse  encore  eu  cet  animal  féroce  contre  moi  (3).  » 

Après  celte  lutte  orageuse  pour  la  défense  des  intérêts  de 
son  patron,  l'abbé  Jean  garda  pendant  quelque  temps  le 
silence.  Son  père,  qui  avait  résigné  en  1052  sa  charge  d'avocat 
général  au  parlement  de  Rennes,  entre  les  mains  de  l'ainé  de 
ses  fils,  François  de  Montigny,  venait  de  mourir,  et  l'abbé 

(1)  Voy.  l'ablDô  Goujct,  Dibl.  franc.,  t.  XVII,  p.  239,  -2i0. 

(2)  D'Assoucy  ne  fui  pas  le  seul  à  croire  que  ta  lollre  anonyme  a  Eraste 
fùl  de  Chapelain.  Conrart  lui  même  le  crut  un  instant,  et  l'exemplaire 
do  la  Bil)liothé(iue  nationale,  qui  osl  celui  de  Chapelain,  conticnl  à  la 
lin  0  tcuillels  in-folio  manuscrits  el  autographes  contenant  une  foule 
d'observations  grammaticales  très  curieuses  sur  le  libelle  de  Linière  cl 
sur  la  réponse  de  Chaiielain.  Ces  pages  autographes  de  Conrart  n'ont  clé. 
croyons-nous,  jamais  signalées. 

(3)  Voy.  l'abbé  Goujei,  Bil)l.  franc.,  t.  XVII,  p.  239,  210. 


488  L\    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

dut  faire  en  Bretagne  de  nombreux  voyages  pour  soutenir  des 
procès  et  régler  des  affaires  de  famille.  Il  continua  pendant 
tout  ce  temps  à  correspondre  avec  Chapelain,  qui  parle  en 
particulier,  dans  ses  lettres,  d'un  procès  au   grand  conseil 
assez  difficile  à  suivre.   Le  père  de  la  Pucelle  nous  apprend 
aussi  qu'à  Tépoque  du  mariage  de  Louis  XIV  avec  l'infante 
Marie-Thérèse  d'Autriche,  le  ministère  de  la  maison  du  roi, 
qui  organisait  le  personnel  de  celle  de  la  jeune  reine,  pro  ■ 
posa  à  Tabbé  Jean,  dont  la  réputation  d'esprit  était  grande  à 
la  cour,  l'une  des  charges  d'aumônier  ;  mais  il  hésitalongtemps, 
sans  doute  par  amour  de  l'indépendance,  et  ses  irrésolutions 
firent  accorder  à  l'abbé  Bonncau  la  place  qu'on  lui  destinait. 
L'abbé  de  Montigny  suivit  cependant  le  roi  lors  de  sa  longue 
excursion  dans  le  Midi  en  I6o9  et  16G0;  car  il  est  peu  pro- 
bable qu'on  lui  eût  attribué  sans  cela  la  Ldlre.  contenant  le 
coyage  de  la  cour  vers  la  frontière  tï Espagne  en  1660,  qui 
fui  imprimée  la  même  année  dans  le  tome  premier  du  Recueil 
de  quelques  pièces  nouvelles  et  galantes.  Celte  lettre  était 
signée  d'une  simple  initiale  :    «l'abbé  de  M.  »,  et  d'Olivel 
n'hésite  pas  à  la  comprendre  dans  les  œuvres  de  Jean  de 
Montigny;  mais  on   doit  la  restituer  h  l'abbé  de  Montreuil, 
car  elle  se  trouve  effectivement  insérée  dans  le  recueil  des 
oeuvres  de  ce  poète,  publié  en  1666.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  Goujet,  qui  a  reconnu   celle  erreur   d'attribution 
après  l'abbé  d'Arligny,  s'est  trompé  en  disant  que  l'ouvrage 
poétique  capital  de  l'abbé  breton  fut  composé  à  l'occasion  du 
mariage  royal.  Ce   petit  poème,  qui  parut   pour  la  première 
fois  en  1671,  dans    le  tome  second  du    Recueil  de  poésies 
diverses,   dédié   à    M.    le  prince  de  Conti,   par  l'abbé  de 
Brienne,  et  qui  assure  à  Jean  de  Montigny  une  place  distin- 
guée sur  les  hauteurs  du  Parnasse,  est  intitulé  :  Le  Palais 
des  plaisirs  pour  répondre  au  Séjour  des  ennuis  de  M.  de 
Montplaisir  (1),   et   ne  fut  inspiré  à  la  3Iiisè  de  l'abbé  Jean 

(i)  Le  marquis  de  Montplaisir  était  un  poète  breton  qui  a  laissé  une 
bonne  réputation  près  deLalanne,  Charlcval,  etc.  Il  était  de  la  famille  de 
Bruc,  et  M.  le  baron  de  Wismes  lui  a  consacré  une  notice  fort  inté- 
ressante. 


L'ABnÉ    DE    MOMIGNY  489 

qu'à  la  fin  de  l'année  1667,  épo(|iie  à  laquelle  il  avail  entin 
accepté  depuis  quelque  temps  la  charge  d'aumônier  de  la  jeune 
reine;  il  avait  accompagné  celle-ci  dans  la  rapide  campagne 
des  Flandres  à  la  suite  de  Louis  XIV;  et  la  cour  de  Marie- 
ïhérèse  ayant  séjourné  quelque  temps  àArras  pendant  que  le 
roi  emportait  places  sur  places,  on  s'ennuya  tellement  en 
l'absence  de  l'invincible  monarque,  conquérant  à  la  fois  des 
forteresses  et  des  cœurs,  que  Montplaisir  y  composa  son 
Séjour  des  ennuis,  comme  nous  aurons  occasion  de  l'expli- 
quer plus  tard.  L'ouvrage  de  noire  abbé,  alors  chroniqueur 
en  titre  de  la  galante  cour,  fut  une  réplique  au  poème  de  son 
compatriote  et  date  par  conséquent  de  sept  ans  au  moins 
après  le  mariage  de  Marie-Thérèse.  Il  était  nécessaire  de  bien 
rectifier  cet  acte  de  naissance  pour  montrer  que  Jean  de  Mon- 
tigny  devait  être  dans  toute  la  maturité  de  son  talent  poéti- 
que (i),  lorsqu'il  composa  cet  élégant  petit  poème  de  plus 
de  deux  cents  vers,  qui  nous  fait  sincèrement  regretter  qu^il 
ait  plus  tard  abandonné  le  culte  des  muses.  C'était  le  moment 
même  où  Boileau  se  décidait  à  lancer  ses  satires,  jusque-l-i 
connues  simplement  en  feuilles  volantes,  et  nous  n'hésitons 
jtas  h  reconnaître  ici  l'un  des  meilleurs  morceaux  poétiques 
(|ui  aient  précédé  ou  accompagné  l'apparition  du  législateur 
du  Parnasse.  La  versification  en  est  coulante,  noble,  pleine 
d'images,  d'un  style  très  soutenu.  Certains  passages  peuvent 
rivaliser  avec  les  mieux  cadencés  du  maître,  et  nous  ne 
doutons  pas  ({ue  ceux  que  nous  allons  citer  ne  donnent  à  plus 
d'un  lecteur  le  désir  de  rechercher  ce  petit  poème  et  de  le 
lire  tout  entier.  Ils  le  trouveront  inséré  dans  plusieurs  recueils, 
outre  celui  de  Brienne,  entre  autres  dans  le  volume  des 
Poésies  Je  Montplaisir  et  dans  le  Recueil  de  poésies 
galantes,  connu  sous  le  nom  de  M""''  de  La  Suze  et  de 
Pellisson. 

L'abbé  suppose  qu'après  les  fatigues  de  ses  campagnes  des 
Flandres,  LouisXlV  s'abandonne  \\  la  mollesse,  dans  le  palais 
situé 

M)  11  avait  treille  et  un  ans. 


490  LA    BRETAGNE    A    l'aCAUÉMIE 

Aux  bords  toujours  fleuris  que  le  Dieu  de  la  Seine 
Arrose  avec  plaisir,  et  laisse  avecque  peine, 

où  la  nature  et  l'art  ont  réuni  tous  leurs  charmes  ;   où  tout 
concourt  à  ravir  Tesprit  et  à  flatter  les  sens. 

On  conipterail  pluslôt  les  brillantes  étoiles, 

Ces  fleurs  d'or  dont  la  nuit  sème  ses  riches  voiles, 

Que  le  nombre  infini  de  ces  nouveaux  plaisirs  (1)... 

C'est  là  que  le   grand  roi,  qui,    préparant  la  paix  des 
Pyrénées,  vient 

De  faire  tout  trembler,  excepté  son  courage, 

voit  en  songe  la  Gloire,  qui  l'invite  à  de  nouveaux  exploits  : 

Sur  un  lit  de  repos,  soutenu  d'un  trophée. 
Sa  grande  àme  cédoit  aux  charmes  de  Morphée. 
Mille  songes  flatteurs  s'empressaient  à  l'entour  ; 
Ils  remplissoient  la  nuit  des  merveilles  du  jour. 
Avec  lui  reposoit  le  reste  de  la  terre  ; 
Les  œuvres  de  la  paix,  les  projets  de  la  guerre. 
Mars  lui-même,  enchaîné  de  ses  puissants  pavots, 
Sembloit  promettre  au  monde  un  éternel  repos. 
La  Gloire  aux  ailes  d'or  veilloit  seule  en  l'armée  ; 
Quand,  du  calme  étonnant  tout  à  coup  alarmée, 
Elle  brûle,  elle  vole,  elle  perce  les  airs. 
L'obscurité  s'enfuit  à  ses  brillants  éclairs; 
D'un  encens  précieux  sa  route  est  parfumée; 
, . .  Elle  aborde  le  prince  et  lui  tient  ce  discours  : 
«  Je  ne  viens  point  troubler  par  un  chagrin  extrême 
Ce  paisible  sommeil  que  j'inspirai  moi-même. 
Dormir  sur  un  trophée  est  un  noble  repos 
Et  la  Victoire  a  droit  d'enchanter  les  héros. 
Apprends-moi  seulement  quelle  est  mon  avanture; 
Un  calme  qui  m'eftVaie  et  dont  le  camp  murmure 

(1)  Voy.  le  recueil  de  Pièces  gula)Ues  en  prose  et  en  ver:i.  connu  sous 
le  nom  de  M^s  la  comtesse  de  La  Suze  el  de  Pellisson  ;  en  parliculier, 
l'édition  de  Trévoux,  i7i8,  5  \ol.  in-12,  t.  IV,  p.  336,  etc. 


l'abbé  de  mo?<tiginy  491 

Interrompant  le  cours  de  tant  d'heureux  succès, 
Va-t-il  nous  replonger  dans  le  sein  de  la  paix  ? 
. . .  Quel  oracle,  dis-moi,  rendray-je  à  tes  guerriers? 
J'ose  te  demander  compte  de  mes  lauriers. 
. . .  Va,  la  force  à  la  main  et  la  justice  en  tête  ; 
Laisse  régner  Thérèse  et  cours  à  ta  conquête. . . 

Mais  nous  ne  pouvons  citer  ici  tout  ce  discours  mouve- 
menté, où  les  beaux  vers  se  rencontrent  nombreux,  tels  que 
celui-ci  : 

Va,  de  tous  mes  héros  n'imite  que  toi-même, 

et  qui  se  termine  par  cette  péroraison  remarquable: 

. . .  Mais  prends  garde  au  loisir  qui  tient  tout  en  suspens. 

C'est  la  vertu  des  rois  d'être  avare  du  temps  ; 

Et  l'astre  qui  préside  à  la  haute  fortune 

Passe  en  douze  maisons  et  n'arrête  en  pas  une. 

Songe  que  sur  toi  seul  tous  les  yeux  sont  ouverts. 

On  compte  avec  rigueur  les  moments  que  tu  pers. 

Use  de  tes  destins,  pendant  qu'ils  sont  propices. 

De  tous  tes  ennemis,  ne  crains  que  les  délices; 

Avec  le  monde  entier  range-les  sous  ta  loi  ; 

La  Victoire  t'attend  :  marche,  je  suis  à  toi. 

N'avions-nous  pas  raison  de  dire  que  la  muse  de  l'abbé  de 
Monligny  atteignait  des  hauteurs  peu  explorées  sur  le  Par- 
nasse en  l'an  de  grâce  1660?  Et  quel  heureux  contraste 
lorsque  le  poète,  reprenant  son  récit,  nous  offre  immédia- 
tement après  le  discours  de  la  Gloire,  la  réplique  du 
Plaisir  : 

Le  plaisir  nonchalant,  étendu  sur  des  roses, 

A  la  merci  du  sort  laissoit  aller  les  choses; 

Et,  goûtant  à  longs  traits  mille  rares  douceurs, 

Pour  les  éterniser,  invoquait  les  neuf  Sœurs; 

Il  s'excite  à  ces  mots,  il  se  trouble,  il  soupire  : 

—  Ah!  dit-il,  m'affronter  jusque  dans  mon  empire! 

Ombre  vaine 


492  I  A  Br;ET.VG.>E  a  L'ACAUÉMlli: 

. . .  Fantôme  ambitieux,  turbulente  chimère, 
Remporte  tes  conseils,  revole  à  ta  frontière. 
.. .  Pour  régner,  j'y  consens,  on  peut  hasarder  tout, 
Violer  jusqu'aux  droits,  pousser  son  sort  à  bout; 
Mais  quand  au  gré  des  siens  on  gouverne  à  son  aise 
L'empire  des  François  et  le  cœur  de  Thérèse, 
De  quels  vœux  peut  encore  un  roi  si  fortuné 
Importuner  les  cieux,  quand  ils  ont  tout  donné?. . . 

La  Gloire  en  courroux  fait  éclater  la  foudre,  Louis  XIV  se 
réveille  et  décide,  après  de  longues  hésitations,  que  Ton 
consacrera  désormais 

Le  printems  à  la  Gloire  et  l'hiver  aux  Plaisirs. 

Cet  arrêt,  digne  de  Salomon,   satisfait  tous  les  cœurs;  en 
sorte  que  le  poète  termine  ainsi  l'épisode  : 

Et  Ton  ne  verra  point,  dans  toute  son  histoire, 
De  gloire  sans  plaisir,  ni  de  plaisir  sans  gloire. 

Tel  est  ce  petit  poème,  qu'on  croirait  beaucoup  plus  volon- 
tiers dû  h  un  élève  de  Eoileau  qu'à  un  élève  de  Chapelain,  si 
l'on  ne  considère  que  la  versification  de  ces  deux  maîtres  ; 
mais,  nous  l'avons  déjà  dit  et  cela  est  bon  à  répéter,  Chape- 
lain possédait  tous  les  secrets  de  la  poétique  ;  malheureuse- 
ment tel  excelle  au  professorat  ou  à  la  critique,  qui  serait 
incapable  de  produire  un  chef-d'œuvre  ;  tel  forme  d'excellents 
élèves,  qui  n'est  lui-même  qu'un  pitoyable  auteur.  Si  l'abbé 
de  Montigny  avait  continué  à  cultiver  les  muses,  où  n'arri- 
vait-il  point? Nous  ne  connaissons  plus  de  lui,  à  partir  de 
cette  époque,  en  dehors  de  petits  vers  très  anodins  insérés 
dans  ses  lettres  en  prose,  qu'un  seul  et  unique  sonnet  :  nous 
le  donnerons  ici  pour  compléter  notre  revue  de  ses  œuvres 
poétiques.  L'abbé  l'adressa  au  duc  de  Monlausier  en  4668, 
lorsque  celui-ci  fut  nommé  gouverneur  du  Dauphin  ;  et  nous 
avons  tout  lieu  de  le  croire  inédit,  car  nous  ne  l'avons  rencon- 
tré dans  aucun  recueil.  Il  est  signé  en  toutes  lettres  dans 
l'immense  collection  de  pièces  manuscrites  rassemblées  jadis 


LABBÉ    DE    MONTIGNY  493 

par   Conrart  et  conservées  aujourd'hui  h  la  bibliothèque  de 
l'Arsenal  : 

Ta  solide  vertu  fait  pencher  la  balance. 
L'enfant  né  pour  régner  est  soumis  à  tes  lois. 
Plus  tonroy  consulta,  plus  on  prise  son  choix; 
Il  prouve  ton  mérite  et  montre  sa  prudence. 

Que  sont  les  dignitez  quand  le  sort  les  dispense, 
Qu'une  charge  aux  sujets  et  qu'un  reproche  aux  rois? 
Les  vertus  sous  Louis  décident  des  emplois. 
Sa  raison  examine  et  sa  main  récompense. 

Ton  esprit  formera  par  ses  labeurs  divers 

Un  successeur  au  Prince,  un  maître  à  l'univers, 

A  ses  peuples  clément,  à  luy-mesme  sévère. 

Travaille  sur  le  plan  que  Julie  (I)  a  tracé; 
Elle  intruisit  le  lils  sur  l'exemple  du  père, 
C'est  à  toi  d'achever  ce  qu'elle  a  commencé  (2). 

Ce  sonnet  n'est-il  pas  de  ceux  que  le  législateur  du  Par- 
nasse déclare  valoir  seuls  de  longs  poèmes  ?  A  ce  vers 
noble  et  nerveux,  à  ce  style  pur  et  soutenu,  à  cet  heureux 
tour  de  la  pensée,  à  la  haute  moralité  de  l'intention,  on 
doit  saluer  dans  l'abbé  de  Monligny  un  poète  de  la  meilleure 
école. 


II.   L'abbé   de   Montigny,  prosateur  (1666-1669). 

Nous  avons  dit  que,  depuis  quelque  temps  avant  la  composi- 
tion du  Palais  des  plaisi7\v,  l'abbé  de  i\]ontigny  possédait  la 
charge  d'aumônier  ordinaire  de  la  reine  Marie-Thérèse,  qu'il 
s'était  décidé  sur  de  nouvelles  instances  à  accepter.  On  sait 
que  la  maison  ecclésiaslii|uc  de  la  reine  se  composait  d'un 
grand   aumônier,   d'un    premier   aumônier,  d'un   aumônier 

(1)  M"e    tic    Rambouillet,    clucliossc   de  Monlausicr,  goiivernanle  des 
enfants  de  Franco. 
(-2)  Bibl.  de  l'Arsenal.  Recueil  Coniurt,  i.  IX,  p.  1181. 


494  LA   BRETAGNE  A   L  ACADÉMIE 

ordinaire,  de  quatre  aumôniers  servant  par  quartier,  d'un 
confesseur,  etc.  VElnt  de  la  France,  pour  cette  époque, 
nous  apprend  que  Jean  de  Montigny  avait,  en  qualité  d'au- 
mônier ordinaire,  les  mêmes  gages  que  le  confesseur,  soit 
180  livres.  Cela  ne  lui  constituait  pas  de  bien  forts  appoin- 
tements, surtout  avec  l'obligation  de  suivre  la  reine  dans 
les  voyages  de  la  cour  ;  niais  les  conditions  matérielles 
de  Texistence  lui  étaient  assurées  par  le  fait  même  de  l'en- 
trée dans  la  maison  de  la  reine,  et  les  gages  venaient  par 
surcroît. 

C'est  aussi  à  cette  époque  qu'il  devintchanoinedela  cathé- 
drale de  Vannes,  par  la  résignation  de  son  oncle  Pierre  de 
Montigny.  Ce  Pierre  de  Montigny,  doyen  de  Péaulle  et  doc- 
teur en  la  Faculté  de  théologie  de  Paris,  était  un  savant 
homme,  qui,  élu  député  du  second  ordre  pour  la  province  de 
Tours  (1)  à  l'assemblée  du  clergé  de  1663,  prit  une  part 
très  influente  aux  délibérations  de  cette  session,  ouverte  à 
Pontoise,  le  6  juin,  pour  être  transférée  deux  mois  après 
à  Paris,  où  la  clôture  n'eut  lieu  que  le  14  mai  1666.  Pierre 
de  Montigny  fut  même  élu  i)romoteur,  le  17  juin,  avec  l'abbé 
de  Sainl-Pouange,  et  l'on  sait  que  ces  fonctions  n'étaient  pas 
des  sinécures  :  les  promoteurs,  d'après  le  règlement  de  1660, 
rapportaient  toutes  les  requêtes  présentées  à  l'assemblée  : 
ils  avertissaient  lorsqu'on  demandait  l'audience  et  introdui- 
saient les  demandeurs,  s'ils  étaient  du  second  ordre  ou  laïques; 
ils  tenaient  un  état  de  toutes  les  commissions  élues,  et  de 
temps  en  temps,  ils  avertissaient  l'assemblée  du  retard 
apporté  dans  les  rapports  ;  ils  parlaient  dans  toutes  les  affai- 
res importantes  et  devaient  requérir  et  conclure  pour  le  bien 
de  l'Eglise  ;  ils  pouvaient  assister  à  toutes  les  conférences,  et, 
dans  les  grandes  assemblées,  à  cause  de  la  longueur  de  la 
tenue,  leurs  appointements,  outre  leurs  taxes  spéciales,  étaient 

(1)  Les  autres  députés  étaient,  pour  le  l*"'  ordre  :  Victor  Le  Bouthelier, 
archevêque  de  Tours,  et  François  de  Villemontée,  cvêque  de  Saint-Malo; 
pour  le  second  ordre,  avec  Taljbé  de  Montigny,  Alexandre  de  Garande, 
grand  archidiacre  et  chanoine  de  l'église  dWngers.  (Procès- verbaux  des 
Ass.  du  clergé  pour  1663). 


i/abbé  de  montig?(y  495 

fixés  à  200  livres  par  mois.  —  Les  procès-verbaux  consta- 
tent l'ardeur  au  travail  de  Pierre  de  Montigny  :  nous  le 
voyons  demander  des  lettres  d'Etat  en  faveur  de  tous  les  dépu- 
tés que  l'assiduité  aux  séances  empêchait  de  vaquer  à  leurs 
propres  affaires  ;  et  rapporter  dans  le  différend  de  préséance 
élevé  entre  les  archevêques  d'Auch  et  de  Paris.  Mais,  vers  la 
fin  de  l'année,  l'excès  de  travail  le  fatigua  beaucoup  ;  il  se 
sentit  près  de  sa  fin,  et  comme  son  neveu,  l'abbé  Jean,  l'avait 
sans  doute  aidé  dans  les  fonctions  de  sa  charge  depuis  le 
transfert  de  l'Assemblée  à  Paris,  il  résolut  de  se  démettre  en 
sa  faveur  de  son  canonicat  de  Vannes.  Jean  de  Montigny  vint 
en  prendre  possession  dès  le  27  janvier  1666,  et,  le  surlen- 
demain 29,  son  oncle  Pierre  rendait  son  âme  à  Dieu.  Il 
fut  enterré  dans  la  chapelle  de  Saint-Vincent,  à  la  cathédrale 
de  Vannes  (1}. 

C'est  sans  doute  à  Pierre  de  Montigny  qu'était  arrivée, 
sept  ans  auparavant,  une  mésaventure  digne  de  remarque, 
car  l'abbé  Jean  était  alors  trop  jeune  pour  que  nous  puissions 
la  lui  appliquer  ;  les  pièces  justificatives  des  procès-verbaux 
des  assemblées  du  clergé  pour  les  affaires  reçues  par  la  com- 
mission permanente,  entre  les  sessions  de  16oo  et  1660,  se 
contentent  de  nommer  l'abbé  de  Montigny  sans  autre  dési- 
gnation, et  Jean  n'avait  alors  que  vingt-trois  ans.  Néanmoins 
l'affaire  pourrait,  à  l'extrême  rigueur,  le  concerner  ;  voici  le 
fait,  sans  autre  commentaire  : 

«  Déclaration  contre  l'abbé  de  Montigaij^  commis  par  le 
pape  pour  exercer  les  fonctions  épiscopales  au  Canada,  qui 
fait  partie  du  diocèse  de  Rouen,  du  25  septembre  1639.  — 
M?""  l'archevêque  de  Rouen  a  dit  qu'ayant  eu  avis  que  M.  de 
Montigny  avoit  obtenu  de  Sa  Sainteté,  par  surprise  et  sous 
un  faux  prétexte,  des  bulles  de  l'évéché  de  Pétrée  en  Arabie 
{in  partibus),  qui  est  un  titre  sans  peuples  et  sans  fonctions; 
et  que  dans  lesdicies  bulles,  il  avoit  fait  glisser  une  commis- 
sion portant  pouvoir  d'exercer  les  fonctions  épiscopales  dans 

(I)  Voy.  l'abbé  Luco,  Société  \)ohjm.  du   ilorbihan.  Bull,  du  -2*  se- 
mestre 1874. 


496  i.A  Br.ET\G>;E  a  l'académie 

le  Canada,  qui  fait  pariie.  de  son  diocèse,  sans  son  consente- 
ment et  sa  participation  ;  que  lui  et  son  prédécesseur  ayant 
toujours  gouverné  cette  Église  parleurs  vicaires  généraux, 
telles  commissions  ayant  leur  effet,  seroit  introduire  une 
maxime  contraire  aux  privilèges  de  TÈglise  gallicane,  qui  pour- 
roit  s'étendre,  avec  le  temps,  dans  tous  les  autres  diocèses 
du  royaume,  qu'il  supplioit  Nos  Seigneurs  lesévêques  par  la 
considération  de  leur  propre  intérêt,  de  lui  vouloir  donner 
conseil  de  ce  qu'il  auroit  à  faire  dans  cette  rencontre , 
d'autant  même  que.  l'affaire  pressoit,  ayant  eu  avis  que 
Ms'^  l'évêque  de  Baveux  avoit  pris  le  jour  de  Saint- 
François  pour  imposer  les  mains  audit  sieur  abbé  de  Mon- 
tigny. 

«  Ce  rapport  fait  par  M?""  l'archevêque  de  Rouen,  la  com- 
pagnie, conformément  à  la  délibération  de  l'assemblée  géné- 
rale dernière  et  à  la  lettre  circulaire  sur  un  même  sujet,  a 
arrêté  qu'on  écriroit  présentement  à  tous  Nos  Seigneurs 
les  évêques  du  royaume  :  et  pour  faire  la  lettre  a  été  prié 
Ms""  l'archevêque  d'Embrun,  président,  lequel  s'est  mis  au 
bureau  et  en  même  temps  a  été  par  lui  dictée,  et  après  lue 
et  approuvée  de  la  Compagnie,  qui  a  ordonné  à  3LM.  les 
agents  de  l'envoyer  promptement  à  Ms""  de  Bayeux  et  à  tous 
Nos  Seigneurs  les  évêques  du  royaume  par  le  premier  ordi- 
naire (1). .  » 

Nous  n'avons  retrouvé  aucune  trace  des  suites  de  cette 
affaire.  Quoi  qu'il  en  soit,  Jean  de  Montigny,  chanoine  titu- 
laire de  Vannes  et  aumônier  de  la  reine  Marie-Thérèse,  eut, 
à  partir  de  1666,  une  situation  ecclésiastique  très  suffisante 
pour  paraître  avec  avantage  dans  le  monde.  Il  essaya 
d'abord  de  se  faire  un  nom  dans  la  chaire,  et,  comme  il  pas- 
sait à  Rennes  en  revenant  de  Vannes  à  Versailles,  il  s'y 
arrêta ,  au  bruit  de  la  mort  d'Anne  d'Autriche ,  pour  pro- 
noncer devant  le  parlement  l'oraison  funèbre  de  la  reine 
mère . 


~  (1)  Procès-verbaux  des  Ass.  du  clergé,  Pièces  juslificalives  pour  1639, 
p.  130. 


l'abbé    de    MONTIGNY  497 

Cette  oraison  funèbre  est  l'un  des  rares  opuscules  impri- 
més du  futur  académicien  (i),  et  nous  eussions  vivement 
désiré  pouvoir  en  donner  connaissance  à  nos  lecteurs  ;  mais 
nos  recherches  les  plus  minutieuses  pour  retrouver  celle  pla- 
quette, dans  toutes  les  bibliothèques  publiques  de  Paris  et  de 
la  Bretagne,  ont  été  absolument  vaines  :  en  sorte  que  nous 
sommes  réduit  à  ne  citer  que  les  œuvres  inédites  de  l'abbé  de 
Montigny.  A  ce  point  de  vue,  nous  n'avons  pas  à  nous 
plaindre  de  nos  démarches. 

L'abbé  de  Montigny  suivit  la  cour  dans  les  campagnes  des 
Flandres,  depuis  l'année  1667  jusqu'à  son  élévation  àl'évêché 
de  Saint-Pol  de  Léon;  et  pendanL  ces  voyages  il  entretenait 
avec  ses  amis  de  Paris  une  correspondance  qui  pourrait  tigu- 
rer  avec  le  plus  grand  avantage  auprès  des  Lettres  histori- 
ques de  Pellisson,  écrites  dans  les  mêmes  circonstances.  Ce 
dernier,  du  reste,  rendait  souvent  justice  à  son  rival  :  «  Le 
séjour  de  Lille,  écrivait-il  de  Dunkerque,  le  29  mai  1670, 
finit  par  une  fête  galante  que  M.  et  M"^"  d'Humières  donnè- 
rent au  roi  et  aux  dames.  Je  me  trouvai  mal  et  ne  la  vis  pas. 
C'est  pourquoi  j'en  laisse  la  description  particulière  à 
M.  l'abbé  Montigny,  qui  ne  manquera  pas  de  s'en  acquitter 
mieux  que  moi,  quand  même  je  Taurois  veue  (2)...»  Nous 
n'avons  pas  retrouvé  ce  récit  de  l'abbé,  mais  les  portefeuilles 
de  Conrart  nous  ont  conservé  quelques  relations  du  même 
genre,  que  nous  sommes  heureux  d'offrir  aux  lecteurs  ;  outre 
l'attrait  de  l'inédit,  quelques-unes  de  ces  lettres  présentent  un 
intérêt  historique  véritable,  et  leur  style  nous  fera  étudier 
sous  un  nouveau  jour  le  talent  plein  de  souplesse  de  l'abbé 
de  Montigny. 

En  voici  une,  en  particulier,  qu'il  écrivait  d'Ârras,  le 
2  août  1667,  à  la  duchesse  de  Sully  et  à  la  comtesse  de 
Quiche,  fille  et  petite-fille  du  chancelier  Séguier  (,3)  ;  elle 

(I)  Il  a  été  imprimé  à  Rennes,  chez  Valar.  Ce  discours  fui  sans  doulc- 
prononcé  devant  le  j)ailenieul  de  lirelaj;nc. 

[-2)  Lettres  luaturiques  de  rcltisson,  cdil.  de  17-29,  t.  I,  p.  30. 

(3)  Voyez,  sur  la  duchesse  de  Sully  cl  sa  tille,  noirc  Uisluire  du  cluin- 
celier  Heyuier. 

32 


498  I-^    BP.ETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

renferme,  sur  la  vie  intime  de  la  cour  pendant  les  voyages  à 
la  suite  de  Louis  XIV,  une  foule  de  détails  curieux  et  peu 
connus,  dont  Tinlérêt  s'ajoute  à  la  manière  piquante  dont 
l'abbé  nous  en  fait  le  récit.  Nous  appelons  surtout  l'attention 
sur  le  coucher  de  la  maison  de  la  reine  à  Mailiy,  sur  les  fêtes 
de  Douai  et  sur  la  nuit  passée  au  camp  de  Turenne,  où  Tillus- 
tre  maréchal  sert  lui-même  le  souper  royal,  l'assiette  à  la 
main  et  la  serviette  au  bras,  pendant  que  Monsieur  fait 
venir  les  violons  pour  donner  le  bal.  Tout  cela  est  écrit  avec 
entrain,  et,  s'il  se  mêle  dans  la  narration  quelques  réflexions 
précieuses,  elles  sont  loin  de  fatiguer  le  lecteur  comme  dans 
les  lettres  de  Voiture.  Les  jolies  épîtres  de  La  Fontaine  à  sa 
femme  pendant  son  voyage  du  Limousin  nous  sont  plusieurs 
fois  revenues  à  l'esprit  en  lisant  celles  de  notre  abbé,  qui 
n'épargne  pas  les  détails  sur  la  gent  féminine  des  pays  où  il 
passe  et  qui  semble  la  rabaisser,  pour  mieux  faire  sa  cour  à 
ses  belles  protectrices.  Le  début  de  la  lettre  est  étudié  :  on  y 
sent  la  précaution  oratoire,  mais  bientôt  l'abbé  se  laisse  em- 
porter sans  réserve  par  sa  belle  humeur  et  l'on  n'a  vraiment 
pas  le  temps  de  s'ennuyer  en  roule  avec  un  si  joyeux  compa- 
gnon, soit  qu'il  n'ait  pour  couchette  que  les  sacs  de  charbon 
du  maréchal  ferrant  de  Mailiy,  soit  qu'il  cherche  en  vain  à 
s'endormir  dans  le  carrosse  du  chancelier.  Nous  avons  cru 
longtemps  cette  relation  complètement  inédite  ;  elle  l'est  au 
moins  à  l'égard  de  la  dédicace  et  de  la  signature,  car  elle  n'a 
été  publiée  qu'anonyme  dans  le  Recueil  de  pièces  galantes  en 
prose  et  en  vers  de  M™"  deLa  Suze  et  de  Pellisson, qui  contient, 
on  le  sait,  mêlées  aux  opuscules  poétiques  de  ces  deux  auteurs, 
une  foule  de  pièces  non  signées,  dont  il  est  presque  impossi- 
ble de  retrouver  la  paternité  littéraire.  Ce  recueil  n'est  pas  de 
toute  rareté  ;  c'est  pourquoi  nous  ne  donnerons  ici  que  les 
détails  les  plus  caractéristiques  de  la  relation  de  notre 
abbé,  en  faisant  remarquer  que  la  copie  conservée  par 
Conrart  contient  sur  plusieurs  points  des  variantes  assez  sen- 
sibles : 

«  Puisque  vous  l'avez  ordonné,  Mesdames,   il  faut  vous 
rendre  compte   de  nos  aventures  depuis  notre  séparation   de 


l'abbé  m:  montioy  499 

Compiègne  jusqu'au   retour  sur   la  frontière,    c'est-à-dire 
depuis  le  19  du  mois  passé  jusqu'au  30.    Quand  vous    ne 
m'auriez    pas  donné    cette    commission ,  je  crois    que   je 
l'aurois  prise  de  moy-mesme.    On   ayme    naturellement  à 
conter  ses  prouesses  et  les  conquérans   ont  cela  qu'ils  se 
plaisent  à  faire  eux-mêmes  leurs  propres   mémoires.    Nous 
avons   traversé  des   plaines  immenses,  nous  avons  parcouru 
des  pais  qui  h  peine  sont  marqués  sur  la  carte,  nous  sommes 
entrés  dans  des  places  que  les  ennemis  venoyent  de  fortifier 
régulièrement,   et  cependant   notre   campagne  n'a  duré  que 
di.\  jours,  et  quelque  part  que  nous  ayons  tourné  nos  pas, 
la  victoire  nous  a  précédés,  le  triomphe  nous  a  suivis  et  ja- 
mais rien  n'a  été  plus  rapide  que  nos  conquestes.  Le  reyne  a 
veu  suivre  son  char  par  autant  d'esclaves  volontaires  que  le 
roy  avait  rencontré  d'ennemys  armés.  Elle  a  trouvé  de  quoy 
vaincre  après  luy,  elle  a  forcé  le  naturel  espagnol   des  Fla- 
mands, elle  en  a  autant  converty  qu'elle  en  a  regardé  ;  notre 
cour  étant  en  cela  plus  heureuse  que  nos  armes,  car  elle  est 
venu  à  bout   de  faire  aimer  une  domination  qui  jusque-là 
n'avoit  eu  droit  que  de  se  faire  craindre.  Vous  savez  mieux 
que  personne  qu'on  n'entre  jamais  dans  les  cœurs  à  main 
armée.  Ce  sont  des  places  qu'on  ne  peut  prendre  que  par 
intelligence  ou  par  enchantement,  et  c'est  ce  que  nos  dames 
ont  sccu  faire  avec  tant  de  succès  qu'elles  n'ont  fait  que  se 
présenter  pour  s'en  rendre  maîtresses.  Comme  ils  ne  s'étoyent 
point  préparés  à  cette  sorte  de  siège,  ils  n'ont  pu  le  soutenir 
longtemps  ;  leurs  armes  leur  sont  d'elles-mêmes  tombées  des 
mains  ;  ils  ont  esté  bien  ayses  de  se  soumettre  à  une  souve- 
raine dont  le  titre  est  encore  mieux  écrit  dans  ses  yeux  que 
dans  le  manifeste.  Jamais  voyage  n'a   esté  plus  agréable  ni 
plus  politique  que  celuy-cy.  Ce  nest  pas  seulement  le  témoi- 
gnage d'une  tendresse  conjugale,  cest  le  irait  d'une  prudence 
militaire  et  je  ne  sçay  qui  a  le  plus  décidé  du  mari  ou  du 
capitaiw. 

«  Nous  ne  comptons  pour  rien  les  chaleurs  excessives  qui 
nous  ont  brusiés,  une  poudre  épaisse  à  ne  se  pas  reconnoistre 
de  quatre  pas,  un  hàle  éternel  pendant  des   marches  de  dix 


oOO  i-A   URETAG>E   A   I.'aCADÉMIE 

heures  qu'on  avoit  garde  de  faire  à  la  fraîcheur  des  nuits, 
parce  qu'en  pays  ennemi, on  s'expose  plus  volontiers  aux  cha- 
leursdujourqu'auxsurprisesdela  nuit,  nous  ne  contons,  dis-je, 
toutcelapourrien  quand  nous  comptons  que  nous  avons  asseuré 
parla  toutes  les  conquestesdes  Pais-Bas  ;  qu'un  si  riche  patri- 
moine vaut  bien  la  peine  de  l'aller  prendre,  et  qu'après  tout, 
nous  n'avons  rien  souffert  en  comparaison  du  roy,  qui  bien  loin 
de  se  mettre  en  carrosse,  comme  nous,  fut  toujours  à  cheval  et  à 
la  teste  de  l'escorte,  donnant  luy-mesme  tous  les  ordres  et  ne 
mettant  jamais  pied  à  terre  qu'aux  heures  du  repos.  Je  vou- 
drois  que  vous  l'eussiez  veu  alors  changé  au  mieux  par 
la  poussière,  par  la  sueur,  paré  de  son  hâle,  de  meilleure 
mine  et  moins  fatigué  qu'au  sortir  d'un  bal  brillant, 
honneste,  communicatif  au  delà  de  ce  que  vous  l'avez  jamais 
veu  : 

Sa  fierté,  son  feu,  son  courage, 
Qu'un  je  ne  sçay  quoy  tempéroit, 
Esclatoyent  dessus  son  visage  ; 
On  l'escoutoit,  on  l'admiroit, 
(Pour  ne  rien  dire  davantage)  (1). 

«  En  deux  journées  nous  parvînmes  jusqu'à  Amiens,  où 
il  ne  nous  arriva  point  d'autre  aventure  que  celle  d'y  esire 
arrivés.  Nous  y  fusmes  fort  régalés  par  M^''  l'évêque,  qui  a  de 
r esprit  et  de  la  politesse  autant  quHl  en  faut poiw  un  cour- 
tisan. Vhonnesie  homme  (2)  en  luy  a  bien  effacé  le  cordelier, 
et  il  n'en  a  rien  réservé  que  de  n'avoir  rien  à  luy  et  d'estre 
bon  à  plus  d'une  chose.  M.  de  Bar  fit  aussi  très-bien  les  hon- 
neurs de  sa  ville.  Le  soir,  le  baron  de  Borle  vint  donner  avis 
qu'à  Doulens  tout  estoit  plein  de  petite  vérole  ;  cela  fit  chan- 
ger le  dessein  d'y  aller  en  celuy  d'aller  à  Mailly. 

(  1)  Ce  dernier  vers  a  élé  omis  dans  la  copie  de  Conrart.  C'est  sans  doule 
par  iiiadvcriance,  car  il  p. irait  ebseiiliel. 

(2)  L'iionuêie  lionui.e,  c'est  toujours  ce  qui  préoccupe  Taljbé,  aussi  bien 
chez  lui  que  chez  les  autres,  aussi  Lien  chez  les  geus  d'i'çilise  que  chez  les 
geuï-aVpée.  On  appelHii  a. ors  aiu^i  l'homme  poli  et  de  bonne  éducalion. 
I/aCddémicicu  Fard  tua  trace  le  liOrlraii  dans  le  iivie  uui  ojrie    e  nom. 


l'abbé  de  montigny  oOI 

«  Mailly,  Mesdames,  est  une  espèce  de  chauanterie  irrégu- 
lière à  court  obscure,  étranglée,  et  assez  forte  pour  mettre  le 
bétail  circonvoisin  hors  d'insulte,  mais  peu  propre  à  recevoir 
une  aussi  bonne  compagnie  que  la  nostre.  Monsieur  y  joignit 
la  cour.  Tout  le  monde  étoit  tellement  entassé,  que  M™«  de 
Montausier  coucha  dans  un  cabinet  sur  un  tas  de  farine,  les 
filles  de  la  reyne  dans  un  grenier  sur  un  las  de  blé,  et  voslre 
serviteur  sur  un  tas  de  charbon  dans  la  vraye  fournaise  du 
maréchal.  Ajoutez  à  cela  une  douzaine  d'horloges  de  village, 
vulgairement  nommées  des  coqs,  couchés  sur  le  haut  de  mon 
lit,  qui,  à  la  mode  de  Flandre,  carlllonnoient  jusqu'aux  demi- 
quarts  d'heure.  Quel  régal  !  bon  Dieu,  pour  des  gens  fatiguez 
et  quel  giste  pendant  une  canicule  déchaînée.  Il  falloit  cela 
pour  nous  imaginer  d'estre  à  la  guerre,  nous  devions 
nous  y  attendre  :  sur  le  chemin  de  la  gloire,  les  chemins 
ne  sont  pas  si  bons  qu'à  Paris,  et  ce  ne  fut  jamais  en  bien 
reposant  que  les  héros  y  sont  parvenus. 

«  Je  fus  ce  jour-là  au  lever  de  l'aurore  et  j'attendis  le 
bienheureux  moment  qui  nous  tireroit  de  Mailly  pour  aller  à 
Arras.  Leurs  Majestés  logèrent  à  l'évesché,  qui  est  assez 
commode.  Le  gouverneur  mit  tout  en  usage  pour  régaler  la 
cour.  Il  faut  rendre  l'honneur  à  qui  il  appartient  ;  les 
Gascons  en  savent  plus  que  les  autres  gens  :  le  don  de  faire 
valoir  les  choses  n'a  esté  fait  que  pour  eux.  Toutes  les  rues 
estoient  tendues  de  tapisserie  et  jonchées  de  fleurs,  avec  des 
festons  qui,  se  croisantau  dessus  du  premier  étage,  formoyent 
uneespèce  de  petit  berceau  continu.  Lesfenesires  paroissoient 
à  leurs  atours  du  dimanche,  avec  toutes  les  belles  des  Pais- 
Bas,  qui,  sans  les  flatter,  ne  le  sont  guères.  La  plus  passa- 
ble estoit  la  fille  du  médecin  de  la  ville  :  mais  on  ne  faisoit 
que  se  saluer  en  passant,  sans  s'y  amuser  davantage. 

Elle  est  jeunette,  elle  est  fleurie, 

Elle  ne  manque  d'appas  ; 

Elle  entend  assez  raillerie. 

Mais  Montpezatne  l'entend  pas  (1). 

(1)  Le  recueil  de  La  Suze  porte  :  Mais  son  père  ne  Venlend  pas. 


o02  LA  BRETAGNE  A  l'aCADÉMIE 

«  Quoyque  les  chaleurs  redoublassent  lous  les  jours,  nous 
ne  laissâmes  pas  de  partir  le  3  pour  Douay  ;  il  n'y  a  que 
quatre  heures  jusque  là,  pour  parler  dans  les  termes  du  païs, 
mais  nous  en  mismes  plus  de  sept  à  les  faire.  La  ville  est 
grande  comme  Orléans  ;  les  rues  sont  droites  et  larges,  les 
maisons  des  particuliers  chétives,  les  édifices  publics  magni- 
fiques et  nombreux.  Ce  ne  sont  que  collèges,  refuges,  cou- 
venls  et  séminaires.  Elle  ne  subsiste  que  par  les  pensions 
d'environ  mille  écoliers  qui  y  font  leurs  études.  Elle  est  forte 
par  sa  situation,  qui  est  dans  un  païs  plat  et  marécageux,  par 
de  bons  fossés  et  par  le  fort  d'Escarpe,  dont  le  canon  se  croise 
avec  celuy  de  la  ville.  La  revue  y  fut  reçue  avec  de  grandes 
acclamations.  A  chaque  rue,  il  se  présentoit  quelque  machine 
surprenante.  On  vit  d'abord  une  galère  équipée  de  tout  son 
attirail  qui  voguoit  sur  le  dos  de  plus  d'un  Neptune  qui  la 
soulevoit.  Elle  étoit  chargée  d'esclaves  racheptés,  quecondui- 
soit  un  jésuite  habillé  en  Mathurin.  Après  vinrent  plusieurs 
chars  remplis  de  jeunes  j^récieuses  de  campagne,  dont  les 
attraits  avaient  été  revus,  corrigés  et  diminués  par  la  fa- 
meuse université  de  Douay.  Ces  pauvres  petits  laiderons 
s'estaient  pourtant  ajustés  tout  de  leur  mieux  ;  il  n\j  en 
avait  aucune  qui  n'eût  plus  de  mouches  que  vous  nen  des- 
pensez en  un  an,  et  qui  neût  étudié  des  manières  plus  tendres 
et  plus  gracieuses  que  vous  n'en  aurez  de  vostrevie.  Vous 
vous  en  moquez  peut-être  (1)  ;  mais  on  ne  laisse  pas  d'estre 
fort  obligé  aux  gens  qui  ne  font  rien  que  pour  nous  plaire 
et  qui  se  rendent  fort  ridicules  à  force  de  bonne  intention. 
Croyez  moi,  il  seroit  fort  à  souhaiter  pour  tout  le  monde  ou 
qu'elles  pussent  faire  comme  vous,  ou  que  vous  le  voulussiez 
comme  elles  (2). . . 

((  11  y  a  huit  grandes  heures  jusqu'à  Tournay,  que  nous  ne 
pouvions  faire  qu'en  quatorze,  si  bien  que  M.  de  Turenne,  qui 
avoit  fait  son  camp  sur  la  route,  à  deux  heures  d'où  nous 
estions,  fit  résoudre  Leurs  Majestés  d'y   aller  promptement. 


(1)  Et  vous,  Monsieur  l'abb*^  ? 

(2)  Cela  ressemble  fort  à  la  chute  du  sonnet  précédemment  cité. 


i/abbé  de  montiony  o03 

Nous  y  arrivâmes  vers  les  dix  heures  du  soir.  Je  ne  saurois, 
Mesdames,  vous  représenter  tout  ce  que  dans  un  camp,  au 
milieu  de  la  nuit,  on  peut  voir  d'affreux  et  de  divertissant 
tout  ensemble.  Cette  infinité  de  feux  qu'on  allume  de  toutes 
parts  a  l'image  d'une  grande  ville  embrasée.  Cette  horrible 
confusion  de  chevaux  qui  hennissent,  d'instruments  guerriers 
qui  sonnent,  de  gens  qui  boivent  et  qui  chantent,  de  diables 
qui  jurent  et  qui  tempestent,  forme  une  espèce  d'harmonie 
enragée  qui  vous  i)laist  et  vous  anime  de  je  ne  sçay  quelle 
fureur  martiale.  M.  nostre  général  receutl.L.  MM.,  Monsieur 
et  toutes  les  dames,  dans  une  grange  où  il  leur  donna  le  meil- 
leur repas  du  monde  :  il  les  servait  à  table  et  ne  paraissait 
pas  moins  empesché,  la  serviette  sur  le  bras  et  les  assiettes 
dans  la  main,  qu  Hercule  restait  avec  une  quenouille  et  un 
fuseau.  Les  héros  ne  sont  embarrassés  que  de  petites  choses, 
et  ils  travaillent  plus  h  donner  à  boire  et  à  filer  qu'à  faire  des 
sièges  et  à  défaire  des  monstres.  On  ne  se  coucha  point.  Le  roy 
et  la  reyne  se  mirent  au  jeu.  Monsieur,  qui  estoit  en  grosses 
bottes,  ayant  fait  venir  les  violons,  donna  le  bal  aux  dames. 
Moy,  je  me  retirai  dans  le  carrosse  de  nostre  cher  chan- 
celier. J'essayay  inutilement  de  dormir,  car  mon  sommeil 
n'est  pas  aultrement  aguerry  :  il  s'évanouit  au  son  des  tam- 
bours et  des  trompettes,  et  je  pense  que  je  fermerois  l'œil 
aussitôt  auprès  de  vous  que  dans  un  camp. 

«  A  peine  l'aurore  commençoit-elle  à  blanchir  l'horizon 
que  la  diane  et  le  boute-selle,  deux  monstres  conjurez  contre 
le  repos  du  genre  humain,  hrent  marcher  l'armée  du  côté  de 
Tournay,  où  l'on  arriva  sur  les  dix  heures  du  malin.  Pour 
rendre  nostre  marche  plus  diligente,  le  roy  avoit  eu  la  pré- 
caution de  disposer  les  troupes  d'espace  en  espace  et  de 
faire  border  les  bois  par  de  l'infanterie  pour  empescher  les 
partis  et  les  halles  fréquentes.  On  entendit  la  messe  et  le 
Te  Deum  dans  l'église  cathédrale  ;  après  quoy  l'on  alla  se 
reposer  jusqu'à  la  nuit. .  .  (1}  » 

Mais  laissons  la    cour  admirer  le  beffroi   de  Tournay  et 

(I)  Bibl.  de  l'Arsenal.  Mss.  Recueil  de  Conrarl,  t.  IX,  p.  327. 


o04  LA    BRETAGNE    A    L  ACADEMIE 

reprendre  le  chemin  de  Paris  ;  nous  connaissons  maintenant 
le  style  épistolaire  de  notre  abbé,  et  sa  tournure  d'esprit  se 
dégage  bien  nette  de  ces  documents  intimes.  Il  paraît,  mal- 
gré les  fêtes  d'Arras,  qu'on  ne  s'était  pas  beaucoup  amusé 
dans  cette  ville  ;  l'absence  du  roi  en  était  sans  doute  la  cause, 
s'il  faut  en  croire  une  épître  galante,  insérée,  sans  titre  ni 
signature,  dans  le  recueil  de  La  Suze,  et  qui  nous  paraît,  à 
bien  des  allusions  transparentes,  avoir  été  adressée  par  un 
grand  seigneur  d'Arras  à  l'abbé  de  Montigny.  Elle  débute 
par  des  vers  : 

Souvent  le  souvenir  de  la  peine  passée 

Est  doux  à  la  pensée. 
Lorsqu'on  en  a  perdu  tout  le  ressentiment 

Et  qu'il  n'en  reste  seulement 

Que  l'image  dans  la  mémoire, 

On  aime  d'en  ouïr  l'histoire 

Qui  nous  flatte  agréablement. 

«  Puisqu'il  en  est  ainsi  et  que  vous  me  tesmoignez  par  la 
lettre  qu'il  vous  a  pIû  de  m'écrire  que  parmi  vos  divertisse- 
ments de  Saint-Germain,  vous  êtes  bien  aise  quelquefois  chez 
M™^  la  duchesse  de  Montausier  de  rappeler  le  souvenir  des 
ennuis  d'Arras,  il  ne  sera  pas  nécessaire  à  un  homme  qui  les  a 
présentement  tous  dans  l'esprit  de  vous   en  entretenir.  » 

Et  l'aimable  correspondant  adresse  d'abord  à  l'abbé  la 
pièce  de  vers  du  marquis  de  Montplalsir,  intitulée  îe  Séjour 
des  ennuis  ;  puis  il  la  commente  et  Ton  rencontre  çà  et  là 
plusieurs  passages  à  remarquer  ;  «  La  reyne,  s'ennuyant  dou- 
blement d'estre  éloignée  du  roy  et  de  ne  point  voir  M?'"  le 
Dauphin,  passoit  la  plus  grande  partie  du  jour  à  prier  Dieu 
et  visitoit  toutes  les  églises  de  la  ville,  l'une  après  l'autre  ; 
et  c'est  là  seulement  où  les  ennuis  la  laissoient  en  repos 
et  n'osoient  approcher  de  Sa  Majesté  dans  les  entretiens 
qu'elle  avoit  avec  Dieu. . .  » 

Enfin,  après  avoir  dépeint  la  triste  situation  de  Mademoi- 
selle, de  la  duchesse  de  Montausier,  de  M'"^  de  Montespan, 
de  M"*^'  d'Arquien  et  de  Longueval,  et  de  toutes  les  dames  du 


i/aBRÉ    de    MONTIGNY  505 

palais,  il  ajoute  :  «  Vous-même,  monsieur  l'abbé,  qui  sçavez 
divertir  si  agréablement  les  ennuis  des  autres  avec  Tenjoue- 
ment  et  la  douceur  de  voire  esprit,  ne  laissiez  pas  de  vous 
laisser  entraîner  par  les  vôtres,  dans  votre  retraite,  et  passiez 
aussi  mal  votre  temps,  durant  quelques  heures,  que  les  autres 
avec  ces  mauvais  hôtes  qui  n'avoient  exempté  personne  du 
logement.  J'étois ,  je  crois,  le  seul  qui  ne  les  logeoit 
point  ;  mais  je  ne  sçai  pas  bien  si  je  ne  les  fournissois 
pas...   » 

Ce  fut  en  réponse  à  cette  lettre  que  Montigny  composa  son 
Palais  des  plaisirs,  et  Louis  XIV  ne  tarda  pas  à  donner 
raison  au  dernier  vers  de  ce  petit  ouvrage  ;  car  nous  trouvons 
dans  la  collection  Conrart,  qui  contient  encore  plusieurs  épî- 
tres  historiques  fort  piquantes  par  la  manière  dont  le  jeune 
aumônier  de  la  reine  saisit  certains  cotés  des  choses,  une 
relation,  imposante  entre  toutes  :  celle  de  «  la  [este  de  Ver- 
sailles du  18  juillet  1668,  adressée  à  M.  le  Marquis  de  la 
Fuentey).  Tout  le  monde  a  entendu  parler  de  la  magnifi- 
cence extraordinaire  déployée  par  Louis  XIV  à  cette  occasion 
et  lu  le  récit  de  Félibien,  reproduit  en  tête  de  Monsieur  de 
Pourceaugnac,  dans  presque  toutes  les  éditions  de  Molière. 
Celui  de  l'abbé  de  Montigny  renferme  une  foule  de  détails 
très-curieux,  qui  complètent  les  premiers  et  que  nous  avons 
tout  lieu  de  croire  inédits  ;  mais,  pour  ne  pas  surcharger 
cette  notice,  nous  nous  contenterons  de  détacher  de  son 
épilre  les  passages  les  plus  caractéristiques  : 

«  Quand  vous  ne  seriez  pas  aussi  sensible  aux  belleschoses 
(jue  vous  l'avez  paru  autrefois,  écrit  l'abbé  au  marquis,  et 
qu'en  vous  engageant  dans  le  sacré  lien,  vous  auriez  renon- 
cé à  toutes  sortes  de  festes  et  de  galanteries,  il  seroit  impos- 
sible que  vous  ne  fussiez  touché  de  celles  que  j'ay  h  vous 
conter  et  que  vous  ne  receussiez  agréablement  une  relation 
que  la  reijne  elle-même  ni  a  recommandé  de  vous  escrire.  Il 
est  vray,  Monsieur,  que  je  ne  me  trouve  pas  médiocrement 
erapesché  à  dresser  l'instruction  dont  vous  avez  besoin.  Tant 
d'objets  éclatants  ont  frappé  à  la  fois  mon  esprit,  qu'il  ne 
peut  revenir  de  son  éblouissemenl,  et  je  connois  par  expé- 


o06  I-A    lUtETAOE    A    i/aCADÉMIE 

rieoce  qu'il  n'en  coûte  pas  tant  au  roy  pour  faire  des  choses 
extraordinaires,  qu'il  en  couste  aux  autres  pour  les  décrire... 
La  scène  est  à  Versailles  et  ne  pouvoit  sans  doute  estre 
mieux  :  c'est  une  maison  favorite  et  qui  mérite  bien  del'estre; 
l'assignation  y  estoit  marquée  au  18  de  ce  mois  ;  on  ne  peut 
concevoir  le  monde  qui  s'y  rendit.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  per- 
sonnes de  qualité  de  l'un  et  l'autre  sexe  à  Paris  et  dans  les 
provinces  circonvoisines,  plusieurs  même  qui,  à  la  suite  du 
duc  de  Monmoutli,  avoient  passé  la  mer,  y  estoient  accou- 
rues. Jamais  fonle  ne  fut  si  nombreuse,  si  choisie,  ni  si  parée. 
Le  roy,  souhaitant  qu'en  cette  occasion  toute  la  dépense  fût 
pour  luy  et  que  les  autres  n'en  eussent  que  le  plaisir,  avoit 
défendu  sévèrement  toute  sorte  de  clinquant  et  de  dorure. 
Mais  que  peuvent  les  loys  contre  la  mode  ?  c'est  une  folle  qui 
trouve  le  secret  de  perdre  en  façon  ce  quon  pense  lui 
espargner  en  étoffe,  et  qui  ne  s'échappe  jamais  tant  que  lors- 
qu'elle se  sent  liée  et  contrainte. 

«  De  tant  de  dames  qui  s'y  trouvoient,  il  n'y  en  avoit 
qu'environ  trois  cents  qui  fussent  conviées  et  qui  dussent 
avoir  l'honneur  de  manger  aux  tables  du  roy.  Elles  trouvè- 
rent en  arrivant  tous  les  appartements  du  chasteau  ouvers, 
parfumés  et  prêts  à  les  recevoir.  Afin  mesme  de  ne  pas  les 
contraindre,  la  famille  royale  s'estoit  retranchée  dans  un  des 
pavillons  de  la  basse-cour.  On  leur  laissa  le  temps  de  se 
rafraîchir  ;  après  quoy,  vers  le  soir,  que  la  douceur  de  l'air 
convioit  à  la  promenade,  elles  suivirent  la  reyne  dans  le  jardin 
où  les  calesches  les  attendoient  pour  les  mener  dans  un  de 
ces  bois  qu'on  trouve  à  droite  en  entrant,  qui  a  quelque 
chose  de  plus  solitaire  et  de  plus  majestueux  que  les  autres. 
La  beauté  du  jour  et  du  lieu  les  obligea  d'y  descendre.  C'est 
une  espèce  de  labyrinthe  coupé  de  plusieurs  allées  dont  il  y 
en  a  une  plus  grande  qui  fait  la  circonférence  des  cinq  autres, 
lesquelles  partant  toutes  d'un  même  centre,  aboutissent  dans 
celle-là  et  forment  une  très  agréable  étoile.  Mille  arbres 
nains  chargés  des  plus  excellentsfruits  de  la  saison  bordoyent 
ces  allées  embellies  dans  les  cinq  angles  d'autant  de 
niches  semées  de  fleurs  où  reposoit  quelque  divinité  cham- 


I,  abri':  de  montig.ny  o07 

pestre  :  au  milieu  de  Tétoilc  jaillissoit  une  fontaine  dont  le 
bassin  étoit  environné  de  cinq  tables  sans  nappes  ni  couverts, 
où  le  naturel  estoit  si  ingénieusement  imité  que,  quelque 
splendide  que  fust  la  collation,  elle  y  paraissoit  plustot  née 
que  servie, 

«  La  première  table  estoit  bornée  au  bout  qui  tomboit 
dans  le  bassin  par  une  montagne  moussue  couverte  de  truffes 
et  de  champignons,  ayant  six  autres  garnis  de  pâtés  et  de 
viandes  froides,  et  le  reste  delà  table  comme  un  fertile  val- 
lon estoit  jonché  de  salades  et  de  verdure...  (etc.),  et  la  cin- 
quième estoit  bornée  par  des  tas  de  caramels  semblables  à 
ces  amas  informes  d'ambre  que  h  mer  pousse  quelquefois 
au  rivage  ;  et  la  table  estoit  couverte  de  porcelaines  remplis 
de  crèmes. 

«  Tout  cela,  Monsieur,  tenoit  plus  de  l'enchantement  des 
fées  que  de  l'industrie  humaine.  En  effet,  personne  ne  parut  en 
ce  lieu  quand  la  compagnie  y  entra.  On  entrevoyoit  seule- 
ment au  travers  des  palissades  des  mains  qui  sur  des  sou- 
coupes présentoyent  à  boire  à  tous  ceux  qui  en  vouloient.  On 
demeura  quelque  temps  suspendu  à  cet  aspect.  Mais  enlln  la 
tentation  l'emportant  sur  le  scrupule,  on  se  mit  à  manger  de 
toutes  ces  choses,  comme  si  on  ne  les  avoit  pas  crues  en- 
chantées. 

«  On  remonta  aussitôt  dans  les  mesmes  calesches,  qui, 
après  quelques  détours,  s'arrêtèrent  à  un  édifice  d'apparence 
rustique,  qui  s'élcvant  presque  à  la  hauteur  des  arbres  et 
n'ayant  pour  décoration  extérieure  que  la  dépouille  des  forêts 
et  des  jardins,  effaçoit  la  pompe  des  palais  et  donnoit  de 
l'éclat  à  des  choses  simples  et  champestres.  Au  temps  des 
druides,  on  l'auroit  pris  pour  le  palais  oîi  ils  rendoient  leurs 
jugements  ou  pour  le  temple  des  dieux  qui  présidoienl  aux 
forêts.  On  reconnut  en  entrant  que  c'étoit  un  temple  destiné 
pour  les  spectacles.  On  y  voyoit  un  théâtre  superbe  par  sa 
grandeur  et  par  ses  ornemens.  Deux  colonnes  torses  éclatantes 
d'or  et  d'azur  entre  lesquelles  on  avoit  posé  des  statues  de  mar- 
bre blanc  soustenoient  de  chaque  costé  un  très  riche  plafond 
extrêmement  exaucé  pour   faciliter  le  jeu  des  machines  qui 


508  LA    BRETAGNE    A    L  ACADÉMIE 

changeoient  souvent  la  scène.  Le  parterre,  proprement  par- 
queté, étoit  de  40  pas  de  long  sur  32  de  large  :  le  haut  dais 
planté  au  milieu  avec  des  amphithéâtres  tout  autour  qui  gé- 
missoient  sous  la  foule  incroyable  de  spectateurs.  Qui  auroit 
pensé.  M.,  qu'un  ouvrage  où  il  esclatoit  tant  d'ordre,  tant 
d'industrie  et  tant  d'invention  auroit  pu  estre  achevé  en  moins 
de  quinze  jours  pour  ne  durer  peut-être  que  vingt-quatre 
heures  !  Qui  se  seroit  imaginé  que  tant  de  dépenses  et  de  pro- 
fusion n'eust  eu  pour  but  que  la  gloire  d'un  jour  et  la  repré- 
sentation d'une  comédie  ?Za  troupe  de  Molière  y  en  joua  une 
de  sa  façon  nouvelle  et  comique,  Monsieur  de  Pourceaugnac, 
agréablement  meslée  de  récits  et  d'entrées  de  ballets  où  Bac- 
chus  et  l'Amour,  s'étant  quelque  temps  disputé  l'avan- 
tage, s'accordèrent  enfin  pour  célébrer  unanimement  la 
feste. 

«  La  nuit  cependant  s'étoit  beaucoup  avancée.  Elle  qui 
arreste  tous  les  travaux  de  la  nature,  n'est  pas  ennemie  des 
plaisirs  ;  elle  ne  gasta  rien  par  sa  venue  ;  on  la  trouva  pares- 
seuse plustôt  que  pressée,  on  en  bénit  les  ombres  soit  pour 
leur  fraischeur,  qui  passoit  l'ordinaire  de  la  saison,  soit  pour 
leur  obscurité,  qui  rehaussoit  l'éclat  des  parures,  soit  enfin 
parce  qu'elles  amenoyent  avec  elles  l'heure  du  souper  que  la 
faim  avoit  déjà  prévenue.  On  ne  songeoit  plus  qu'à  la  satis- 
faire; mais  on  crut  bien  que  Sa  Majesté  n'y  songeoit  pas 
quand  elle  convia  la  compagnie  d'aller  à  l'heure  qu'il  estoit 
de  l'autre  costé  du  jardin  visiter  une  espèce  de  palais  enchanté 
d'une  structure  aussi  rare  et  aussi  singulière  que  les  faiseurs 
de  romans  en  ayent  jamais  imaginé...  » 

Suit  une  magnifique  description  de  la  grande  salle  du  Par- 
nasse, avec  les  muses  en  relief  d'argent,  «  environnée  d'une 
table  à  80  couverts,  éclairée  de  cent  petits  flambeaux  d'argent 
et  servie  du  plus  grand  souper  du  monde,  qui  fut  toujours 
égayé  par  la  symphonie  ».  Les  dames  conviées  siégeaient  seules 
h  cette  place  ;  mais  en  dehors,  dans  les  allées,  d'autres  tables 
étaient  dressées,  «  où  purent  manger  tous  ceux  qui  en  avoient 
envie  »  ;  cette  salle  et  ce  souper  ayant  été  longuement  décrits 
par  Félibien,  nous  supprimons  les  merveilleux  détails  qu'en 


LABBÉ    DK    MO.NTIGNY  509 

donne,  de  son  côté,  l'abbé  de  Montigny,  et  nous  poursuivons 
sa  narration  : 

«  La  bonne  chère,  Monsieur,  n'inspire  pas  ordinairement 
des  pensées  mélancoliques  ;  la  gaieté  brilloit  sur  tous  les  vi- 
sages, le  cœur  en  caclioil  encore  davantage,  la  soirée  estoit 
fraische  :  On  eust  été  ravi  de  danser.  Dans  cette  disposition, 
le  Roy  fist  marcher  la  compagnie  vers  un  superbe  salon  où 
les  ordres  estoient  si  régulièrement  observés,  les  ornemenssi 
naturels  et  si  pompeux,  le  plan  si  vaste  et  si  nouveau,  qu'il 
estoit  aisé  déjuger  que  ce  devoitestre  l'ouvrage  de  l'arcliitecte 
du  Louvre,  c'est-à-dire  d'un  homme  accoustumé  aux  grands 
desseins  et  aux  plus  nobles  idées.  Imaginez-vous  Monsieur, 
un  spacieux  octogone  de  quarante  pas  de  diamètre  ouvert  de 
quatre  costés  par  autant  de  portiques  entre  lesquels  on  avoit 
creusé  comme  dans  l'épaisseur  des  murs  six  profondes  grottes... 
Je  ne  vous  parleray  point  de  l'ordre  ni  de  la  pompe  du  bal,  de 
l'éclat  ni  de  la  grâce  de  Leurs  Majestés,  de  la  beauté  ni  de  la 
parure  des  personnes  qui  dansoient.  Je  ne  me  mesle  dépeindre 
que  des  païsages  et  dès  feuillées;  et  je  suis  bien  aise  de  vous 
laissera  penser  quelque  chose  qui  vous  plaise;  vous  le  sçavez, 
Monsieur,  les  plaisirs  ont  beau  estre  naturels,  il  faut  de  l'art 
pour  les  conduire.  Leur  instinct  ne  doit  pas  toujours  estre 
leur  règle.  Ils  se  détruiroyent  eu.x-mèmes  si  on  les  laissoit 
faire.  Leur  philosophie  (car  enfin  ils  en  ont  une)  ne  permet 
pas  qu'on  les  épuise  :  il  faut  les  quitter  avec  regret  et  non  pas 
avec  lassitude.  Le  roy  la  sçeut  prévenir  en  finissant  le  bal 
plustôt  qu'on  n'auroit  voulu.  On  se  leva  donc  avec  S.  M. 
et  personne  ne  songea  plus  qu'au  repos  et  à  la  retraite;  mais 
à  peine  fut-on  sorti  de  l'épaisseur  du  bois  et  parvenu  au  pre- 
mier parierre  où  nous  n'avions  vu  un  moment  auparavant  que 
des  eaux  ou  des  fleurs,  que  nos  yeux  furent  tout  à  coup  frap- 
pés de  la  plus  estrange  et  de  la  plus  i)rodigieuse  illumination 
que  l'on  puisse  jamais  imaginer.  L'ordre  de  la  nature  parois- 
sait  confondu  :  il  sembloit  que  les  ténèbres  tombassent  du 
ciel  et  que  le  jour  sortit  de  la  terre;  une  morne  et  éblouissante 
lueur  faisoit  res|)londir  loule  la  contrée  circonvoisine  sans 
que  nulle  lumé 3  épaissit  l'air,  sans  que  nul  pciillemeut  de 


310  l.A    BREIAGMi    A    L  ACADEMIE 

flamme  ou  d'étincelles  rompist  le  silence  de  la  nuit.  Le  long 
de  l'allée  principale  du  jardin  paraissoit  une  légion  de  gens 
immobiles  et  intérieurement  en  fiâmes.  A  toutes  les  fenestres 
du  cliasteau  s'avanceoient  de  grands  fanlosmes  lumineux  et 
flamboyans  qui  sans  se  consumer  paraissoient  pénétrez  d'un 
feu  plus  vif  et  plus  ardent  que  n'est  le  feu  élémentaire... 
Comme  on  étoit  avidement  attaché  à  ces  visions,  on  fut  tout  à 
coup  réveillé  par  des  éclats  de  tonnerre  souvent  redoublez 
accompagnez  d'une  infinitez  d'éclairs  et  de  feux,  qui,  s'élan- 
çant  tantost  vers  le  ciel  comme  des  fusées,  tantost  dans  les 
airs  comme  des  estoiles  qui  s'esclateroient  en  pièces,  tantost 
dans  un  rond  d'eau  où  elles  s'allumoient  au  lieu  de  s'esteindre, 
tantost  contre  la  terre  comme  des  serpentaux,  augmentoyent 
l'horreur  des  ténèbres  en  les  dissipant  et  sembloyent  menacer 
l'univers  de  son  dernier  embrasement. 

«  On  jouit  agréablement  de  ce  spectacle  jusqu'à  ce  que 
l'aurore  commençant  à  poindre  sembla  donner  à  tout  le 
monde  le  signal  de  la  retraite,  et  c'est,  Monsieur,  ce  qui  cou- 
ronna heureusement  cette  galante  et  magnifique  feste  dont 
S.  M.  semble  avoir  voulu  régaler  ses  sujets  pour  leur  faire 
goûter  les  prémices  de  la  paix  qu'il  vient  de  leur  donner,  et  pour 
leur  faire  entendre  qu'il  borne  désormais  son  ambition  à 
assurer  le  repos  et  à  respandre  la  joie  par  toute  la  terre  (1).  « 

C'est  à  ces  récits  aimables  et  à  son  titre  de  chroniqueur 
des  fêtes  de  la  cour  près  des  hauts  seigneurs  et  des  grandes 
dames,  que  l'abbé  de  Monligny  dut,  en  1670,  sa  nomination 
à  l'Académie  française.  La  comtesse  de  Guiche,  qui  trouvait 
ses  relations  charmantes,  les  fit  lire  à  son  grand-père,  le 
chancelier  Séguier,  protecteur  de  l'Académie,  sans  l'agrément 
duquel  il  était  impossible  d'entrer  dans  le  cénacle,  et  lui  per- 
suada (jue  l'auteur  de  ces  spirituelles  épîtres  seroit  l'un  des 
plus  beaux  ornements  de  la  compagnie.  Séguier,  qui  ne  refu- 
sait rien  à  sa  petite-fille,  se  laissa  convaincre,  et  Charles  Per- 
rault nous  apprend,  dans  ses  curieux  Mémoires,  que  telle  fui 
la  cause  du  retard  de  sa  propre  élection. 

(1)  Bibl.  de  l'Arsenal.  3Iss.  Recueil  de  Conrart,  t.  IX.  p.  U09. 


l'abbé  de  momignv  511 


III.  L'Académie  française.  —  L'Évêché  de  Léon.  —  Les  États 
de  Vitré.  (1670-1671.) 

«  Monsieur  Colbert,   rapporte  Perrault,  m'ayant  demandé 
des  nouvelles  de  rAcadémie  françoise,  dans  la  pensée  qu'il 
avoit  que  j'en  eslois,  je  lui  répondis  que   je   n'en   sçavois 
point,  n'ayant  point  l'Iionneur  d'être  de  cette  compagnie;  il 
parut  étonné  et  me  dit  qu'il  falloit   que  j'en  fusse.  —  C'est 
une  compagnie,  ajouta-t-il,  ([ue  le  roi  affectionne  beaucoup,  et 
comme  mes  affîures  m'empeschent  d'y  aller  aussi  souvent  que 
je  voudrois  (1),  je  serois  bien  aise  de  prendre  connaissance 
par  votre  moyen  de  tout  ce  qui  s'y  passe.  Demandez  la  pre- 
mière place  qui  vaquera.  —  Peu  de  temps  après,  M.  Boi- 
leau  (2),  frère  de  M.  Despréaux,  vint  à  mourir.  Tous  les  aca- 
démiciens à  qui  j'en   parlai   ou  en  fis  parler,  me  promirent 
leur  voix  et  me  dirent  qu'il  falloit  avoir  l'agrément  de  M.  le 
Chancelier.  L'étant  allé  trouver  h  Saint-Germain-en-Laye,  il 
me  dit  qu'il  avoit  promis  la  place  que  je  lui  demandois  à 
M™^  la  marquise  de  Guiche,  sa  fille  (3),  pour  l'abbé  de  Mon- 
tigny,   mais  qu'il   me  donneroit  son  agrément  avec   plaisir 
])0ur  la  première  qui  vacqueroit.  » 

Voilà  comment  l'abbé  Jean  devint  le  successeur  de  Gilles 
Boileau,  dont  le  talent  en  prose  et  en  vers  se  rapprochait 
beaucoup  du  sien,  comme  on  peut  s'en  convaincre  en  par- 
courant le  volume  des  œuvres  de  Gilles,  éditées  après  sa 
mort  par  Despréaux.  «  M.  l'abbé  de  Montigny  a  esté  reçu  de 
l'Académie,  écrivait  M"°  Dupré  h  Bussy  Rabutin,  le  1""  juillet 
1070  ;  vous  avez  en  lui,  par  son  esprit  et  par  son  mérite,  un 
confrère.  Je  lui  conseillois,  ces  jours  passés,  d'aimer  une  dame 
avec  la  philosophie  et  je  lui  prouvois  que  l'un  n'empeschoit 
point  l'autre  (4).  » 

(1)  Colbcrt  était  de  l' Académie  depuis  1667. 

(2)  Gilles  Hoileau.  Deux  des  (juaire  trères  furent  académiciens. 

(3)  Perrault  se  trompe  ;  c'est  \à  comtesse  de  Guiche.  lille  de  la  duchesse 
de  Sully  et  petit '-fille  du  Chaucelier.  (Voir  notre  Histoire  de  Sé(]uier.) 

(4)  Corresp.  de  l!ussy,  M'n.  l.alnnne.  l.  I,  p.  288.  —M"-  hu|iré,  niùce 
de  Dcsmarets  de  Saini-Sorlin,  l'auteur  des  Vinionnaires,  de  l  Ariane  et 


5i2  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

Le  galant  abbé  prononça,  le  jour  de  sa  réception,  un  dis- 
cours très  remarquable.  Ce  ne  fut  pas  seulement  un  simple 
«  compliment  »,  selon  la  coutume  des  récipiendaires  de  cette 
époque,  mais  un  véritable  discours  académique,  traitant,  à 
défaut  de  l'éloge  de  son  prédécesseur  (car  cet  usage  n'était 
pas  encore  établi],  de  rexcellence  de  la  langue  française  et  de 
l'admirable  rapport  qu'il  y  a  entre  l'âme  et  ses  expressions, 
la  langue  n'étant  pure  chez  les  différents  peuples  que  lorsque 
les  mœurs  le  sont  aussi;  car  à  Rome  n'a-t-on  pas  cessé  de 
bien  parler,  «  quand  on  s'y  est  lassé  de  bien  vivre  »  ?  Nous 
détacherons  un  fragment  de  ce  beau  morceau  oratoire,  dont 
les  périodes  sont  remarquablement  cadencées  (4)  ;  l'abbé  a 
voulu  mettre  en  pratique  la  théorie  qu'il  développait  : 

«  Les  hommes,  dit-il,  ne  paroissent  plus  spirituels  les  uns 
que  les  autres  qu'à  proportion  qu'ils  s'énoncent  mieux  :  tous 
sentent  à  peu  près  les  mêmes  mouvemens,  tous  pensent 
presque  les  mêmes  choses  ;  les  plus  belles  pensées  sont  même 
celles  qui  paroissent  les  plus  faciles  et  les  plus  naturelles.  Ce 
qui  les  dislingue  donc,  ce  qui  les  rehausse,  ce  n'est  que  la 
manière  de  les  dire  et  le  tour  qu'on  leur  donne  en  les  expri- 
mant :  ce  sont  des  diamants  naturellement  bruts  qui  ne 
brillent  qu'autant  qu'ils  sont  polis  et  qui  ne  doivent  pas 
davantage  leur  prix  à  la  nature  qui  les  forme  qu'à  l'art  qui  les 
met  en  œuvre.  Désirable  et  ingénieux  talent  qui  n'orne  pas 
seulement  l'esprit  d'une  infinité  de  grâces  qui  le  rendent 
agréable  aux  autres,  mais  qui  l'ennoblit  même  par  l'alliance 
de  toutes  les  vertus  qui  le  rendent  utile  à  soy-même;  car  il  est 

de  Clovis,  et  de  Rolland  Desmarets,  l'érudit  auteur  des  Lettres  latines, 
était  un  des  bas-bleus  les  plus  en  renom  du  xviie  siècle.  Liée  avec 
M'"^s  (Je  Scudéry,  de  la  Vigne,  etc.,  en  commerce  de  lettres  avec  Bussy, 
Pellisson,  Bobsuel,  elle  a  trouvé  place  dans  le  Parnasse  français  de 
Titon  du  Tillel.  On  a  publié,  en  1806,  sa  correspondance,  avec  celle 
de  M'ie  de  Monpensier. 

(1)  Boissy  d'Anglas,  daus  son  Essai  sur  la  vie,  les  écrits  et  les  opinions 
de  Maleslierbes.  ^t>aris,  Treutlel  et  Wartz,  1819-1821,  2  vol.  in-8o),  cite  avec 
éloge  plusieurs  passages  du  discours  de  réception  de  .Monti-;ny,dans  lequel 
il  trouve,  à  côté  de  quelques  traits  de  bel  esprit,  dans  le  goût  du  temps, 
un  a^scz  grand  nombre  de  pensées  profondes  et  judicieuics,  exprimées 
avec  élégance  et  clarté  (t.  Il,  p.  160). 


L ABBE    DE    MONTIGNY  513 

constant  que  la  beauté  du  langage  et  la  véritable  éloquence  ne 
peuvent  pas  davantage  se  former  sans  Tinnocence  des  mœurs, 
qu'une  fleur  éclore  sans  l'influence  de  sa  tige;  et  surtout,  Mes- 
sieurs, dans  un  royaume  dont  la  langue  a  ce  don  particulier 
d'estre  si  chaste  et  si  sévère  qu'elle  ne  peut  souffrir  les 
moindres  licences  dans  le  discours  ordinaire;  qui  demande 
tant  de  liberté,  qu'elle  ne  les  pardonne  pas  mesme  à  notre 
Poésie  qui,  partout  ailleurs,  s'en  donne  de  si  grandes  qu'elle 
voile  pour  ainsi  dire  toutes  les  idées  qu'elle  montre  au  jour  ; 
et  qu'enfin  elle  se  corrompt  et  s'altère  bientôt  si  elle  n'est  sou- 
tenue de  l'honnêteté  du  cœur  :  en  sorte  que  l'académicien 
françois  peut  être  défini  avec  bien  plus  de  justice  que  ne  l'a 
esté  autrefois  l'orateur  parfait  :  un  honneste  homme  quiparle 
bien  (J).  >; 

Telle  était  en  effet  la  définition  académique  au  xvif  siècle 
—  un  honnête  homme  qui  parle  bien  —  ;  et  ceci  est  fort  pré- 
cieux à  noter  pour  nous,  car  nous  avons  exactement  en  ces 
quelques  mots  le  portrait  littéraire  et  moral  de  l'abbé  de  Mon. 
tigny.  L'expression  Vhonneste  homme  s'entendait  alors  d'un 
ensemble  de  qualités  et  de  connaissances  qui  correspondent,  à 
peu  près,  à  ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui  la  délicatesse 
mondaine,  jointe  aux  ressources  d'une  éducation  complète  et 
variée,  aimable  sans  pédanterie,  mais  qui  ne  pourrait  trouver 
d'assimilation  complète  dans  noire  société  actuelle,  parce 
qu'il  s'agissait  surtout  des  courtisans,  couche  sociale  aujour- 
dhui  disparue.  Or  le  courtisan  n'appartenait  pas  forcément  à 
la  noblesse  :  les  trois  ordres  vivaient  à  la  cour  du  grand  roi  ; 
la  roture,  pourvu  qu'elle  fût  relevée  par  le  talent,  y  marchait  à 
côté  des  cordons-bleus;  et,  dans  les  rangs  du  clergé,  le  plus 
court  chemin  pour  arriver  aux  sièges  épiscopaux  se  trouvait 
bien  fréquemment  sur  les  degrés  du  trône. 

Ce  fut  ainsi  que  l'abbé  de  Montigny.  peu  apiès  (-2;  son 
élection  à  l'Académie  française,  qui  consacrait  sa  réputation 

(1)  Recueil  des  harnnrjues  de  VAcndiimie,  t.  I,  p.  Ii9. 

(2)  Et  non  pas  aviinl  comme  le  dil  l'abb*^  Trrsvuux  dans  son  Éqlise  de 
nrela{ine,co\v.nw\.\.MA  une  .loiil)le  crrour.en  tixanlau  mois  de  janvier  1670 
la  réccpliun  académique  de  l'abbé  Jean. 

33 


514  LA    liRLTAGNE    A    l/ACAUli.MlE 

«  d'honneste  homme  »,  fut  appelé  par  le  roi  à  l'évêché  de 
Saint-Pol-de-Léon,  vacant  depuis  le  iS  mai  1668  par  la 
mort  de  M^''  François  de  Visdeloup,  ce  protecteur  énergique 
du  vénérable  P.  Maunoir,  dont  le  souvenir  est  encore  vivant 
parmi  les  Léonais,  qui  sont  fiers  de  posséder  le  magnifique 
tombeau  de  marbre  blanc  élevé  en  son  honneur  dans  sa  ca- 
thédrale. On  sait  que  les  évoques  de  Saint-Pol  prenaient  le 
titre  de  comtes  de  Léon,  étaient  seigneurs  spirituels  et  tem- 
porels de  leur  ville  épiscopale,  et  jouissaient  d'un  revenu  de 
15,000  livres. 

Jean  de  Montigny  ne  prit  possession  provisoire  de  son 
siège  qu'en  1671,  après  s'être  démis  de  son  canonicat  delà 
cathédrale  de  Vannes  et  sans  être  encore  sacré  ;  puis  il  vint 
assister  à  Vitré  h  la  tenue  des  états  de  Bretagne,  où  son 
frère  aîné  François  remplissait,  comme  avocat  général  du 
parlement,  les  fondions  de  commissaire  assistant  le  duc  de 
Chaulnes,  gouverneur  de  la  province,  et  le  conseiller  d'état 
Boucherat,  commissaire  royal.  Hélas!  il  devait  y  trouver  la 
fin  prématurée  de  sa  carrière,  mais  nous  aurons  <à  rectifier  ici 
une  erreur  biographique  dans  laquelle  sont  tombés  tous  les 
auteurs.  On  lit,  dans  tous  les  dictionnaires  et  dans  toutes  les 
notices,  que  l'abbé  de  Montigny  mourut  à  Vitré  pendant  la 
tenue  des  états;  or  les  procès-verbaux  ne  mentionnent  en 
aucune  façon  ce  triste  événement.  Nous  démontrerons,  à  l'aide 
de  textes  authentiques,  que  l'évêque  de  Léon  prit  part  à  la 
session  tout  entière,  et  qu'il  mourut  à  Vitré  plus  de  quinze 
jours  après  la  séparation. 

La  session  de  Vitré,  qui  s'ouvrit  le  4  août  1671  sous  la 
présidence  de  M^''"  de  la  Vieuville,  évêque  de  Ren-.ies  pour  le 
clergé,  du  duc  de  Rohan,  baron  de  Léon,  pour  la  noblesse,  et 
de  M.  deCharette  de  la  Gascherie,  sénéchal  de  Nantes,  pour 
le  tiers  (1),  est  une  des  moins  importantes  au  point  de  vue 
de  l'administration  provinciale;  car,  au  contraire  de  celles  qui 
la  précédèrent  et  de  celles  qui  la  suivirent,  elle  ne  présente 
aucun  fait  saillant  en  dehors  du  vole  du  don  gratuit,  du  rè- 

(1)  V.  procès -vorijaiix  mss.  dos  Etals  aux  Archives  de  Nantes. 


l'abbk  de  mo.migny  515 

glement  habituel  des  biulgcls  et  de  la  rédacliou  du  bail  des 
devoirs,  du  contrat  royal  et  des  remontrances.  C'est  cepen- 
dant Tune  des  plus  connues,  grâce  aux  charmantes  lettres  de 
M"'"  de  Sévigné,  qui  passait  en  ce  moment  la  saison  à  son 
château  des  Rochers,  voisin  de  la  ville,  et  qui,  invitée  par 
le  duc  de  Chaulnes  à  honorer  de  sa  présence  les  fêtes  données 
en  l'honneur  des  états,  nous  a  conservé  dans  sa  chronique  la 
physionomie  extérieure  de  cette  tenue,  à  laquelle  assista  un 
nombre  extraordinaire  de  députés  :  tous  les  évèques  de  Bre- 
tagne y  furent  présents. 

Les  procès-verbaux  manuscrits  des  états,  les  lettres  de 
M"^  de  Sévigné  et  la  correspondance  administrative  du 
temps  de  Louis  XIV,  publiée  par  M.  Depping,  nous  permet- 
tront de  retrouver  la  trace  de  Jean  de  Montigny  dans  le  cours 
de  la  session. 

«  Vous  aurez  maintenant  des  nouvelles  de  nos  états,  écri- 
vait M™^  de  Sévigné  à  sa  fille,  le  5  août.  M.  de  Chaulnes 
arriva  dimanche  au  soir  au  bruit  de  tout  ce  qui  peut  on 
faire  à  Vitré  ;  le  lundi  malin  il  m'écrivit  une  lettre,  j'y  fis 
réponse  pour  aller  dîner  avec  lui.  On  mange  à  deux 
tables  dans  le  même  lieu;  il  y  a  quatorze  couverts  à  cha(|ue 
table.  Monsieur  en  tient  une  et  Madame  Tautre.  La  bonne 
chère  est  excessive,  on  remporte  les  ])lats  de  rôtis  tout  en- 
tiers, et  pour  les  pyramides  de  fruits,  il  faut  faire  hausser  les 
portes...  Apres  le  dîner,  MM.  de  Lomaria  et  de  Coëtlogon 
dansèrent  avec  deux  Bretonnes  des  passe-pieds  merveilleux 
et  des  menuets  d'un  air  que  les  courtisans  n'ont  pas  à  beau- 
coup près.  Ils  y  font  des  pas  de  Bohémiens  et  de  bas  Bretons 
avec  une  justesse  et  une  délicatesse  qui  charme.  Les  violons 
et  les  passe-pieds  de  la  cour  font  mal  au  cœur  h  côté  de 
ceux-là.  Après  ce  petit  bal,  on  vit  arriver  tous  ceux  qui  accou- 
roient  en  foule  pour  ouvrir  les  états;  le  lendemain,  M.  le 
premier  président,  MM.  les  procureurs  et  avocats  généraux 
du  parlement,  huitêvéqaes,  MM.  de  Molac,  la  Coste  et  Coët- 
logon père,  M.  Bouclierat,  qui  vient  de  Paris,  cin(iuanie  bas 
Bretons  dorés  jusqu'aux  yeux,  cent  communautés...  Je 
n'avois  jamais  vu  les  états,  c'est  une  assez  belle  chose,  je  ne 


510  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

crois  pas  qu'il  y  ait  une  province  rassemblée  qui  ait  un  aussi 
grand  air  que  celle-ci...  Je  n'ai  pas  voulu  en  voir  l'ouverture, 
c'était  trop  malin  ;  les  états  ne  doivent  pas  être  longs  :  il  n'y 
a  qu'à  demander  ce  que  veut  le  roi  ;  on  ne  dit  pas  un  mot  ; 
voilà  qui  est  fait.  Pour  le  gouverneur,  il  trouve  je  ne  sais 
pas  comment  plus  de  quarante  mille  écus  qui  lui  reviennent. 
Une  infinité  de  présents,  de  pensions,  de  réparations  des  che- 
mins et  des  villes,  quinze  ou  vingt  grandes  tables,  un  jeu 
continuel,  des  bals  éternels,  des  comédies  trois  fois  la  semaine, 
une  grande  braverie  :  voilà  les  états  ;  j'oublie  trois  ou  quatre 
cents  pipes  de  vin  qu'on  y  boit  :  mais  si  je  ne  comptois  pas 
ce  petit  article,  les  autres  ne  l'oublient  pas,  et  c'est  le  prin- 
cipal... » 

Ce  premier  aperçu  d'ensemble  est  très  galamment  présenté; 
mais  il  ne  faudrait  pas  y  chercher  la  plus  scrupuleuse  exacti- 
tude historique  :  au  lieu  de  huit  évoques,  ou  plutôt   neuf,  il 
n'y  en  avait   encore  que  deux  le  jour   de  l'ouverture  :  les 
évêques  de  Rennes  et  de  Saint-Brieuc.  Les  procès-verbaux 
nous  apprennent  que  les  sept  autres  n'arrivèrent  que  succes- 
sivement. On  vit  entrer,  le  6,  ceux  de  Dol,  de  Quimper  et  de 
Nantes,  le  8,  celui  de  Saint-Malo  et  l'abbé  de  Montigny, 
«nommé  évêque  de  Léon  »  ;  ce   qui  prouve  qu'il  n'était  pas 
encore  sacré,  n'ayant  pas  reçu  ses  bulles  de  Rome  ;  le  10,  celui 
de  Tréguier,  et,  le  il,  celui  de  Vannes.  Il  est  inexact  aussi  de 
prétendre  qu'on  allait  au-devant  des  désirs  du  roi  pour  le  don 
gratuit.  Nous  avons  raconté   à  propos  des    ducs  de  Coislin 
quelle  résistance  opposaient  à  chaque  session  les  états  pour 
obtenir   des  dégrèvements.  Cette  fois,  Louis  XIV  avait  de- 
mandé deux  millions  et  demi.  Après  huit  jours  de  députations 
continuelles,  on  finit  par  obtenir   un    dégrèvement  total  de 
300,000  livres;  «   toute  la  Bretagne  étoit  ivre,  ce  jour-là, 
écrit  M™"  de  Sévigné;  nous  avions  dîné  à  part:  quarante  gen- 
tilshommes avoientdiné  en  bas  et  avoient  bu  chacun  quarante 
santés  ;  celle  du  roi  avoit  été  la  première  et  ensuite  tous  les 
verres  cassés.  » 

Le  même  jour,  19  août,  Montigny  adressait  cette  missive  à 
Golberl  :  «  La  remise  de  cent  mille  écus  que  S.  M.  a  faite  à 


LABRE    DK    MO.MIGNY  ol7 

nos  états  sur  le  don  qui  lui  est  accordé,  leur  a  paru  si  extra- 
ordinaire et  si  agréable,  que  quand  M.  le  duc  de  Chaulnes 
vint  Tannoncer  dans  l'assemblée,  la  surprise  et  la  joie  écla- 
tèrent tellement,  qu'il  est  impossible  de  vous  l'exprimer  par 
nos  paroles  et  qu'il  n'est  pas  concevable  combien  cela  attira 
de  bénédiction  sur  la  bonté  du  roy  et  sur  le  bonheur  de  son 
règne.  Comme  on  est  persuadé,  Monseigneur,  que  rien  n'y  a 
plus  contribué  que  votre  favorable  entremise,  vous  avez  eu 
une  grande  part  à  nos  acclamations,  et  je  ne  puis  m'empescher 
en  mon  particulier  de  vous  en  témoigner  mon  extrême  satis- 
faction. On  ne  sauroit  dire  quelle  facilité  et  quel  agrément 
cela  ])répare  à  l'avenir  pour  toutes  les  affaires  de  celle  nature 
et  quelle  confiance  on  établit  par  là  entre  le  prince  et  ses 
sujets  (1).  » 

Que  voilà  bien  le  langage  d'un  courtisan  !  L'optimisme  de 
l'abbé  deMontigny  à  l'égard  des  états  et  vis-à-vis  du  ministère 
ne  le  cède  eu  rien  àceluideM'"*  deSévigné.  On  était  donc  bien 
loin  de  prévoir  alors  les  catastrophes  de  la  session  suivante. 
H  est  vrai  que  le  nouvel  évêque  de  Saint-Pol  assistait  pour 
la  première  fois  aux  tenues  d'états  et  qu'au  lieu  de  prendre 
ses  inspirations  près  de  son  frère,  l'avocat  général,  habitué 
depuis  longtemps  au  spectacle  des  munificences  royales  accor- 
dées après  de  longues  et  fort  tenaces  résistances,  il  les  prenait 
plus  volontiers  chez  la  spirituelle  marquise,  qui  recevait 
«  toute  la  Bretagne  à  sa  tour  »,  et  fêtait  gaiement  les  états, 
où  tous  les  plaisirs  abondaient  :  bals,  dîners,  théâtre  avec 
Tartuffe  et  Andromaque,  rien  n'était  négligé. 

«  Les  civilités  qu'on  me  fait  sont  si  ridicules,  écrivait-elle 
le  12  août  à  M""'  de  Grignan,  et  les  femmes  de  ce  pays  sont 
si  sottes,  qu'elles  laissent  croire  qu'il  n'y  a  que  moi  dans  la 
ville,  quoiqu'elle  soit  toujours  pleine.  H  y  a  de  votre  con- 
naissance Tonquédec,  le  comte  de  Chapelle,  Pomenars,  Tabbé 
de  Montigny,  qui  est  écêque  de  Saint-Paul  de  Léon,  et  mille 
autres;  mais  ceux-là  me  parlent  de  vous,  et  nous  rions  un 

(I)  Correspondance  adininistralivc  sous  tou/s  A/ ('.publiée  par  G.  Dep- 
|)ing,I,  ."iOS.  Celle  Icllrc  esl  si;;iit'e  :  L'abbé  de  Montignii,  nommr  à  l'évccfié 
de  Léon. 


518  LA    BRETAOK   A   L  ACADEMIE 

peu  de  notre  prochain.  Il  est  plaisant  ici  le  prochain,  parti- 
culièrement quand  on  a  dîné.  Je  n'ai  jamais  vu  tant  de  bonne 
chère.  >-> 

A  côté  des  fêtes  de  la  chair,  il  y  avait  aussi  les  fêtes  de 
l'esprit.  «  L'abbé  (Coulanges)  vient  quelquefois  dîner  ici  avec 
la  Mousse,  qui  n'est  nullement  embarrassé  de  tout  ceci,  — 
écrit  de  Vitré  la  marquise  le  2  septembre;  —  je  l'ai  si  bien 
fait  valoir  partout  et  chez  Madame  de  Chaulnes  et  chez 
M.  Boucherai  et  chez  l'évêque  de  Léon,  qu'il  y  est  comme 
chez  moi.  Il  parle  des  petites  parties  avec  cet  évêque  qui  est 
cartésien  à  brûler,  mais  dans  le  même  feu  il  soutient  aussi 
que  les  bêtes  pensent  ;  voilà  mon  homme  ;  il  est  très  savant 
là-dessus;  il  a  été  aussi  loin  qu'on  peut  aller  dans  cette  philo- 
sophie et  M.  le  prince  est  demeuré  à  son  avis.  Leur  dispute 
me  réjouissoit  fort...  » 

On  sait  quelles  longues  disputes  excita  la  question  de  l'âme 
des  bêtes  vers  cette  époque.  Cureau  de  la  Chambre,  le  célèbre 
médecin  de  Louis  XllI,  de  Louis  XIV  et  de  Séguier,  écrivait 
à  ce  sujet  un  livre  qui  donna  lieu  à  une  polémique  assez 
vive(l),  et  Descartes  voulait  que  les  bêtes  ne  fussent  que 
des  machines  ;  mais  il  n'est  si  belles  fêtes  qui  ne  voient  arriver 
leur  tin  et  le  duc  de  Chaulnes  prononça  la  clôture  des  états 
le  o  septembre  à  minuit.  «  Je  vous  assure,  écrivait-il  le  len- 
demain à  Colbert,  en  lui  rendant  compte  des  travaux  de  la 
session,  qu'on  ne  peut  tirer  plus  de  secours  que  je  n'en  ai  tiré 
de  M.  Boucherat  et  qu'on  ne  peut  agir  avec  plus  de  prudence 
et  de  zèle  pour  le  service  du  roy.  M.  le  premier  président  n'en 
a  pas  moins  faict  paroistre  aussy^  non  plus  que  M.  de  La- 
vardin  (2),  qui  a  asseurément  toute  la  passion  et  toute  la 
capacité  de  bien  servir.  MM.  les  Évêques  ont  aussi  bien  fait 
leur  devoir  et  particulièrement  3JM.  les  Évêques  de  Saint- 
Malo  (3)  et  de  Léon;  jamais  l'ordre  de  l'Église  n'avoit  esté  si 
bien  remply  et  l'on  n'avoit  jamais  vu  neuf  évêques  aux  Etats. 

(1)  Voir  notre  notice  sur  Marin  et  Pierre  Cureau  de  la  Chambre,  Le 
Mans,  Pellechat,  1877,  in-8",  portrait. 

(2)  Lieutenant  général  de  la  haute  el  basse  Bretagne. 

(3)  et),  de  Guémadeuc. 


l'abbk  dk  mo^^tigny  oiO 

Ce  nombre  est  fort  honorable  durant  la  tenue,  mais  fort 
embarrassant  pour  les  gratifications  que  S.  M.  ordonne  (r.  » 
Jean  de  Monligny  ne  put  jouir  ni  du  surcroît  de  faveur  que 
ces  notes  du  gouverneur  de  Bretagne  allaient  lui  occasionner 
à  la  cour,  ni  des  gratifications  indiquées  par  le  roi  et  ordon- 
nées par  les  états  (2^.  A  peine  la  session  était-elle  close,  qu'un 
coup  de  foudre  vint  le  frapper,  comme  il  faisait  ses  prépara- 
tifs pour  gagner  Rennes  avec  son  frère.  «  L'évêque  de  Léon, 
écrivait  M'"^  de  Sévigné  le  20  septembre  (c'est-à-dire  quinze 
jours  après  la  séparation^  a  été  à  la  dernière  extrémité  à 
Vitré,  avec  un  transport  au  cerveau,  qui  le  rendoit  bien 
pareil  à  Marphise.  Il  est  hors  d'affaire.  »  L'aimable  proprié- 
taire des  Rochers  ne  l'eût  pas  pris  sur  ce  ton  badin  car  Mar- 
phise était  sa  chienne,  qui,  selon  l'opinion  cartésienne  sur 
les  bêles,  soutenue  par  l'évêque  de  Léon,  n'était  qu'une 
simple  machine^  si  elle  avait  pu  prévoir  les  suites  funesles 
de  celte  brusque  attaque.  Après  avoir  été  «  hors  d'affaire  »,  le 
malade  subit  un  accès  plus  violent,  et  la  marquise  écrivait 
des  Rochers  le  23  :  «  Nous  avons  à  Vitré  ce  pauvre  petit  abbé 
de  Monligny,  évêque  de  Léon,  qui  part  aujourd'hui,  comme 
je  crois,  pour  voir  un  pays  beaucoup  plus  beau  que  celui-ci. 
Enfin,  après  avoir  été  ballotté  cinq  ou  six  fois  de  la  mort  à  la 
vie,  les  redoublements  de  la  fièvre  ont  décidé  en  faveur  de 
la  mort.  Il  ne  s'en  soucie  guère,  car  son  cerveau  est  embar- 
rassé; mais  son  frère  l'avocat  général  s'en  soucie  beaucoup  et 
ne  fait  que  pleurer  très  souvent  avec  moi,  car  je  vais  le  voir 
et  je  suis  son  unique  consolation;  c'est  dans  ces  occasions 
qu'il  faut  faire  des  merveilles.  »  Et  le  27  :  --  «  Le  pauvre 
Léon  a  toujours  été  à  l'agonie,  depuis  que  je  vous  ai  mandé 
qu'il  se  mouroit  ;  il  y  est  plus  que  jamais,  et  il  saura  bientôt 
mieux  que  vous  si  la  matière  raisonne.  C'est  un  dommage 
extrême  que  la  perte  de  ce  petit   évêque  ;   c'étoit,  comme 

(1)  UUres  adminislratives  du  règne  de  Louis  XIV,  1. 1,  p.  517. 

(2)  Il  y  en  cul  pour  Irois  cent  mille  francs,  juste  la  somme  remise  par 
le  roi  sur  le  don  sraluil.  «  Un  bas  lîrelon,  écrivait  M""»  de  Séviijné,  me 
dit  qu'il  avoit  pensé  que  les  états  alloienl  mourir,  de  les  voir  ainsi  faire 
leur  testament  et  donner  leur  l)ien  à  tout  le  monde.  » 


520  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉ)IIE 

disent  nos  amis  de  Port-Royal,  un  esprit  lumineux  sur  la 
philosophie.  » 

Au  moment  où  la  marquise  écrivait  ces  lignes,  Jean  de 
Montigny  avait  déjà  rendu  le  dernier  soupir,  car  nous  lisons 
encore,  du  mercredi  30  septembre  :  «  Je  crois  qu'à  présent 
l'opinion  Lèonique  est  la  plus  assurée.  Il  voit  de  quoi  il  est 
question  et  si  la  matière  raisonne  ou  ne  raisonne  pas,  et 
quelle  sorte  de  petite  intelligence  Dieu  a  donnée  aux  bestes  et 
tout  le  reste.  Vous  voyez  bien  que  je  le  crois  dans  le  ciel.  0 
che  spero.  11  mourut  lundi  matin  (1^  ;  je  fus  à  Vitré,  je  le  vis 
et  je  voudrois  ne  l'avoir  point  vu.  Son  frère  l'avocat  général 
me  parut  inconsolable;  je  lui  offris  de  venir  pleurer  en  liberté 
dans  mes  bois;  il  me  dit  qu"il  étoit  trop  affligé  pour  chercher 
cette  consolation.  Ce  pauvre  petit  évêque  avoil  trente-cinq 
ans;  il  étoit  établi,  il  avoit  un  des  plus  beaux  esprits  du 
monde  pour  les  sciences  ;  c'est  ce  qui  l'a  tué  comme  Pascal  : 
il  s'est  épuisé.  Vous  n'avez  pas  trop  affaire  de  ces  détails, 
mais  c'est  la  nouvelle  du  pays;  il  faut  que  vous  en  passiez 
par  In.  » 

Telle  fut  la  seule  oraison  funèbre  de  l'abbé  de  Montigny, 
qui  mourut  sans  avoir  reçu  la  consécration  épiscopale,  et 
nous  nous  en  tiendrons  pour  conclusion  au  jugement  de 
M™'  de  Sévigné,  qui  en  vaut  bien  d'autres. 

Par  une  singulière  coïncidence,  Charles  Perrault,  qui  avait 
été  obligé  de  lui  céder  son  tour  académique,  et  qui  depuis 
cette  époque  avait  subi  deux  ou  trois  semblables  mésaven- 
tures, devint  son  successeur  à  l'Académie  française,  et  ce 
fut  Chapelain  qui,  se  trouvant  alors  directeur,  fut  chargé  de 
lui  répondre.  Malheureusement,  la  coutume  ne  s'était  pas 
encore  établie  chez  les  récipiendaires  de  prononcer  l'éloge  de 
leurs  prédécesseurs,  et  Perrault,  le  champion  des  modernes,  se 
contenta  de  prendre  modèle  sur  l'abbé  de  Montigny,  en  s'éten- 
dant  longuement  dans  son  discours  de  réception  sur  l'excel- 
lence de  la  langue  française.  Chapelain,  dont  nous  avons  cité 

(Il  Par  conséquent,  le  28  septembre  1671,  et  non  le  2B.  comme  l'ont 
dit  plusieurs  biographes. 


L*ABBÉ    DE    MONTKJNY  521 

en  son  lieu  la  réponse  au  discours  de  Perrault,  ne  jugea  pas 
opportun  de  se  souvenir  que  Montigny  avait  été  autrefois  l'un 
des  rares  défenseurs  de  la  Pucelle,  et  le  nom  «  de  ce  pauvre 
petit  évéque  de  Léon  »  ne  fut  pas  une  seule  fois  prononcé 
dans  cette  séance. 

Depuis  ce  temps,  combien,  même  parmi  ses  compatriotes, 
ont  gardé  la  mémoire  de  ce  rapide  météore  et  de  la  carrière 
brillante  que  lui  promettaient  ses  débuts  dans  la  république 
des  lettres?  «  Par  le  peu  qui  nous  reste  de  l'abbé  de  Mon- 
tigny, dit  l'abbé  d'Olivet,  on  voit  que  la  philosophie  ne  lui 
avoit  pas  ôté  le  goût  de  la  poésie  et  de  l'éloquence;  sa  prose 
est  correcte,  élégante,  nombreuse;  sa  versification  coulante, 
noble,  pleine  d'images  ;  quelques  années  de  plus,  où  n'alloit- 
il  pas?  Mais  mourir  à  trente-cinq  ans,  c'est,  pour  un  homme 
de  lettres,  mourir  au  berceau...  (1).  » 

Malgré  ce  berceau,  nous  osons  espérer  avoir  réuni  assez 
de  traits  caractéristiques  pour  reconstituer,  sous  son  véri- 
table aspect,  la  physionomie  morale  et  littéraire  du  jeune 
académicien. 

(1)  Ilisl.  de  r Académie,  l.  II,  p.  118-119. 


FIN    DE    LA    SÉRIE    DU    XVII*    SIÈCLE 


APPENDICE 


PIÈCES  JCSTIFICÂTIYES  COMPLÉMENTAIRES 


Érection    du  marquisat   de   Coislin  pour   messire  Charles 

du  Cambout,  seigneur  dudit  lieu. 

(Avril  1634.) 


(Registres  des  mandemenls  de  la  Chambre 
des  comptes  de  Bretagne.} 


1 .  —  Louis  par  la  grâce  de  Dieu  roy  de  France  et  de  Navarre, 
à  tous  présents  et  à  venir  salut.  —  Les  roys  nos  prédécesseurs, 
d'heureuse  et  louable  mémoire,  considérant  combien  pouvoient 
profiter  au  bien  de  leurs  Estais  les  rémunérations  el  recognois- 
sances  envers  ceux  qui  par  leurs  services  avoient  bien  mérité 
d'eux  non  seullement  gratlifioient  par  bienfaits  et  liberalitez, 
mais  aussy  eslevoient  à  de  Iiauls  degrez  et  dignitez,  les  personnes, 
lesquelles  par  leurs  services  et  actions  vertueuses  s'en  estoient 
renduez  dignes,  ne  doullant  point,  que  telles  resconpensesconte- 
nant  leurs  serviteurs  en  leurs  premiers  devoirs,  les  invitoient 
aussy  à  faire  de  bien  en  mieux,  et  donnoient  subject  aux  autres 
de  faire  le  semblable.  En  quoy  désirant  imiter  nosdits  prédéces- 
seurs, et  donner  à  cognoistre  à  un  chacun,  le  désir  que  nous 
avons  de  joindre  aux  bienfaits  et  libéralité/  dont  nous  usons 
envers  nos  bons  et  loyaux  serviteurs,  les  tiltres  d'honneur  et  pré- 


524  I.A    lîRETAGNE    A   l' ACADÉMIE 

rogatives  condignes  à  leurs  vertus  et  mérites,  dont  il  soit  mé- 
moire à  toujours.  —  Sçavoir  faisons,  que  nous  ayant  représenté 
et  considérant  les  fidèles,  vertueux  et  recomandables  services 
que  nostre  cher  et  bien  aimé  chevalier  de  nos  ordres  et 
conseiller  en  nos  conseils  d'Estat  et  privé,  Charles  du  Cambout, 
sieur  du  Cambout,  baron  de  Pontchasleau,  sieur  de  Coislin, 
chastelain  de  Campbon,  Quilly,  Launay,  Bossignol,  etc.,  gou- 
verneur de  notre  ville  et  chasteau  de  Brest  et  notre  lieutenant  à 
la  basse  Bretagne,  nous  a  cy  devant  rendus  et  qu'il  continue  de 
jour  en  autre,  et  ceux  qui  avoient  esté  rendus  à  nosdits  prédé- 
cesseurs Roys,  et  à  cet  Estât  par  Françoys  du  Cambout  sieur  du 
Cambout  et  baron  de  Pontchasteau,  son  père,  tant  dans  la  charge 
de  capitaine  de  nos  ville  et  chasteau  de  Xantes  qu'en  plusieurs 
autres  occasions  et  emplois,  et  particulièrement  aux  sièges  de 
Callais  et  de  Rouen  où  il  commandoit  un  régiment  de  trois  mil 
hommes,  et  ayant  receu  un  coup  de  canonaubrasdroit,dontilau- 
roit  esté  estropié,  René  du  Cambout,  sieur  du  Cambout  sonayeul, 
capitaine  des  gentilshommes  de  l'arrière-ban  en  l'evesché  de 
St-Brieuc,  grand  maistre  et  enquesteur  des  eaux  et  forests  de 
notre  pays  et  duché  de  Bretagne,  s'estant  très  dignement  acquité 
de  plusieurs  charges  et  employs,  qu'il  auroil  eu  des  roys  nos  pré- 
décesseurs, et  de  nostre  cousin  le  duc  d'Estampes,  lors  gouverneur 
et  lieutenant  général  pour  nous  audictpays,  et  autres  services  qui 
auroient  esté  rendus  à  cet  estât,  par  les  prédécesseurs  dudit  sieur 
de  Ponchasteau,  depuis  cinq  cens  ans,  et  dont  nous  sommes  à 
plain  informez,  ayant  pour  leurs  vertus  et  mérites  esté  receus  en 
alliance  de  très-grandes  et  illustres  maisons  de  nostre  royaume, 
nommément  en  celle  de  Richelieu,  de  Rolian,  Matignon  et  La  Hu- 
naudais,  et  plusieurs  autres,  ensuite  de  quoy  nous  espérons  que 
ledit  Charles  du  Cambout  et  ses  successeurs  continueront  à 
l'advenir;  bien  informez  aussydes  grands  moyens  et  facultez  qu'il 
possède,  capables  d'entretenir  les  Estais  et  dignitez  dont  nous  le 
désirons  honorer,  pour  faire  cognoistre  à  ceux  de  sa  postérité  par 
augmentation  de  titres,  honneurs  et  seigneuries,  combien  ses  ser- 
vices et  ceux  de  ses  prédécesseurs  nous  ont  esté  agréables,  —  que 
ladite  terre  et  seigneurie  de  Coislin  est  de  très-grande  estendue 
et  revenuz,  consistant  d'un  fort  beau  et  grand  chasteau,  auquel 
nous,  les  princes  de  nostre  sang  et  les  seigneurs  de  nostre  suitte 
l»ourrons  loger,  lorsque  l'occasion  s'en  offrira,  grande  et  basse 
juridiction  sentendant  des  paroisses  de  Canpbon,  La  Chapelle  de 


APPENDICE  52fi 

Launay,  Quilly  et  autres,  où  il  y  a  droict  de  justice  qui  s'exerce 
par  sénéchal,  alloué,  lieutenant  et  procureur  d'ofike,  et  dont 
plusieurs  hommages  nobles  tiennent  et  rellèvent,  droit  de 
patibulaire  à  quatre  pilliers  eslevez  sur  le  grand  chemin  par 
lequel  l'on  va  de  la  ville  de  Ponlchasieauà  Nantes;  —  Kl  consiste 
ladite  terre  de  Coislin  en  plusieurs  autres  grands  droicts  qui 
remarquent  rantiquilé  et  seigneurie  d'icelle,  joignant  laquelle  est 
située  la  baronnie  de  Pontchasteau,  en  laquelle  il  y  a  ville  dé  • 
Corée  de  foires  et  n  arches  ordinaires,  grande  et  basse  juridiction 
Ibrests,  avec  p'jsieurs  beaux  et  anciens  droits  appartenant  audit 
s  ieur  du  C;.::;bout,  toutes  lesquelles  seigneuries  tiennent  et  re- 
leventde  nous  pressisement,  àcausedenostre  comté  de  Nantes; in- 
clinant pour  les  causes  et  considérations  susdites  ci  la  très-humble 
supplication  et  requeste  qui  nous  a  esté  faite  par  ledit  sieur  baron 
de  Pontchasteau,  —  de  notre  grâce  spéciale,  plaine  puissance  et 
authorité  royalle, —  nous  avons  toutes  lesdittes  terres  de  Coislin 
Campbon,  Quilly,  et  leurs  appartenances  et  despendances  joinctes, 
unies  et  incorporées,  joignons,  unissons  et  incorporons  à  la  ditte 
terre  et  seigneurie  de  Coislin  et  icelle  créé  et  érigé,  créons 
et  érigeons  par  ces  présenlessignéesde  noslremain  en  nom,  filtre, 
dignité  et  quallité  de  marquisat  de  Coislin,  duquel  tiltre  nous 
Pavons  ornée  et  décorée,  ornons  et  décorons,  pour  en  jouir  par 
luy,  ses  hoirs  et  successeurs  masies  seullement,  seigneurs  dudit 
lieu  de  Coislin,  perpétuellement  et  à  tousjours  avecq  tous  les 
honneurs  authoritez,  droicts,  prérogatives,  préemminences,  fran- 
chises, libertez,  dont  jouissent  et  ont  acconstumés  de  jouir  les 
autres  marquis  de  nostre  royaume. — Iceluy  marquisat  tenir  et  pos- 
séder prochement  et  en  plein  fietf  à  une  seule  foy  et  hommage 
aux  charges  accoustumées.  Voulions  et  nous  plaise  que  tons  les 
vassaux,  arrière  vassaux  et  subjets  tant  nobles  que  roturiers  qui 
en  despendent,  roconnoissent  comme  marquis  et  quand  le  cas 
échéera,  luy  facent  et  prestent  et  à  ses  successeurs  les  foy  et  hom- 
mages et  autres  recognoissances,  baillent,  et  divers  dénom- 
brements et  déclarations,  et  luy  payent  les  mesmes  devoirs 
qu'ils  ont  accoustumé,sellon  la  nature  des  terres  qu'ils  liennentde 
luy,  etc.  —  Nousavons  de  nos  mesmes  grâces  spécialleselaulhorité 
que  dessus  créé  et  érigé  créons  et  érigeons  par  ces  présentes  en 
ladite  terre  et  seigneurie  de  Coislin,  un  marché  aux  jours  de 
Mardy  de  chacune  semaine  au  bourg  de  Campbon,  et  deux  fovres 
l'une  le  sixième  jour  de  may,  jour  et  feste  de  saint  Jean  Porte 


5:26  LA     BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

Latine,  et  l'autre  le  vingt  neuviesmejuinfestedesaint  Pierre,  audit 
bourg  de  Campbon  en  chacune  année  outre  les  autres  foyres  qui 
sont  ja  étabies  en  ladite  terre  de  Coislin,  sans  toutesfois  que 
Icelluy  sieur  de  Pontchasteau,  par  cause  desdiles  foyres  ou 
marchés,  puisse  exiger  ny  faire  prendre  aucuns  nouveaux  sub- 
sides sur  les  marchandises  ou  denrées  qui  pourroient  y  estre 
vendues,  pourveu  toutesfois  qu'il  n'y  ait  auxdits  jours  à  quatre 
lieues  à  la  ronde,  aucunes  foyres  ou  marchés  auxquels  les  pré- 
sentes puissent  préjudicier. 

Cy  donnons  en  mandement  à  nos  amés  et  féaux  conseillers  les 
gens  tenant  notre  cour  de  parlement  de  Bretagne  et  chambre  de 
nos  comptes  audit  pays,  séneschal  de  Nantes  ou  son  lieutenant,  et 
à  tous  nos  autres  officiers  et  justiciers  à  chacun  en  droit  soy,  sy 
comme  il  luy  appartient,  que  de  nos  présentes  lettres  de  créance 
et  création  de  marquisat  foires  et  marchés,  ils  fassent,  souffrent 
et  laissent  ledit  sieur  de  Pontchasteau  et  ses  hoirs  et  ayant 
cause,  jouir  et  user  plainement  et  paisiblement,  etc. 

Donné  a  St-Germain-en-Laye  au  mois  d'avril.  Tan  de  grâce  1631, 
et  de  notre  règne  le  21",  Signées  Louis  et  sur  le  réply  par  le  roy 
Bouthillier  ;  —  et  scellées  du  grand  sceau  de  cire  verte  à  lacz  de 
soye  rouge  et  vert. 


2.  — Louis  par  la  grâce  de  Dieu  roy  de  France'et  de  Navare  k 
nos  amis  et  iéaux  conseillers  les  gens  tenant  nostre  chambre  des 
comptes  à  Nantes,  séneschal  dudit  lieu  ou  son  lieutenant,  et  à 
tous  autres  nos  officiers  et  justiciers  et  à  chacun  d'eux  en  droit 
soy  ainsy  qu'il  appartiendra,  salut. 

Notre  cher  et  bien  amé  cousin,  Armand  du  Cambout,  cheva- 
lier, sieur  de  Coislin,  baron  de  la  baronnie  de  Pontchasteau  et  de 
la  Roche  Bernard,  conseiller  ordinaire  en  nos  conseils,  et  nostre 
lieutenant  en  basse  Bretagne,  nous  a  fait  remonstrer  que  le  sieur 
de  Pontchasteau  chevalier  de  nos  ordres,  son  ayeul,  dont  il  est 
héritier  principal  et  noble,  ayant  dès  l'année  1634-  obtenu  du 
feu  roy  nostre  très  honoré  seigneur  et  père,  en  considération  de 
ses  services  et  de  ses  ayeuls,  et  pour  bonnes  et  justes  causes, 
lettres  de  Sa  Majesté  par  lesquelles  elle  auroit  uny  les  terres  de 
Coislin,  Campbon,  Quilly  et  leurs  appartenances  et  despendances, 
estant  des  domaynes  dudit  feu  sieur  de  Pontchasteau  et  icelles 
joinctes  unies  et  incorporées,  à  ladicte  terre  de  Coislin,  qu'elle 


API'h.NDICK  527 

auroit  créé  et  érigé  par  les  mesmes  lettres,  en  nom,  tiltre,  dignité 
et  quallilé  de  marquisat  de  Coislin,  lesquelles  jusques  à  présent 
n'auroient  esté  par  vous  vériffiées  ny  enregistrées  en  vos  greffes 
suivant  leur  adresse,  l'exposant  nous  auroit  très  humblement 
supplié  Iny  vouUoir  permettre  d'en  poursuivre  l'enlesrinement 
et  lerf3llever  de  la  suranaalion  d'icelles.  — A  ces  causes,  et  voul- 
lant  que  les  dillt^s  lettres  cy  attachées  soubs  le  contresceel  de 
nostre  Chancellerye  sortent  leur  plain  et  entier  effect,  vous  man- 
dons et  ordonnons  de  procéder  incessamment  à  la  vérification  et 
entesrinement  d'icelles,  nonobstant  ladite  surannalion,  que  nous 
ne  voulions  nuire  ny  préjudicier  à  l'exposant,  et  dont  en  temps 
que  besoin,  nous  l'avons  rellevé  et  rellevons  par  ces  présentes, 
pour  jouir  par  luy  de  l'effect  y  contenu,  car  tel  est  nostre 
plaisir.  —  Donné  a  Fontainebleau  le  6*  jour  d'aoust  l'an  de 
grâce  1661  et  de  notre  règne  le  dix  neuviesme.  Signé  Louis,  et 
plus  bas  par  le  roy  De  Lomenie,  et  scellé  du  grand  sceau  de 
cire  jaune  à  simple  queue. 


3.  —  Veupar  laChambre\es  lettres  patentes  du  roy  données  à 
Saint-Germain-en-Laye  au  mois  d'avril  163-4,  signées  Louis  et  sur 
le  reply  par  le  roy  Routhillier,  et  scellées  du  grand  sceau  de  cire 
verle  avec  lacs  de  soie  rouge  et  vert,  obtenues  par  deffunt  mes- 
sire  Charles  du  Cambout,  vivant  seigneur  dudit  lieu,  baron  de 
Pontchasteau,  sieur  de  Coislin,  chastelain  de  Campbon,  Quillv, 
Launeguen,  Bossignol,  etc.,  gouverneur  de  la  ville  et  chasleau 
de  Brest,  et  lieutenant  pour  le  roy  en  basse  Bretagne,  portantes 
érection  des  dictes  terres  et  seigneuries  deCoislin,  Campbon, Quilly 
et  leurs  appartenances  et  despendances  en  tiltre,  et  dignité  de 
marquisat  de  Coislin  duquel  Sa  Magesfé  l'auroit  pour  les  causes 
contenues  auxdictes  lettes,  orné  et  décoré,  pour  en  jouir  luy  et 
ses  successeurs  masles,  seigneurs  dudit  Coislin;  perpétuellement, 
aux  honneurs,  aulhorités,  droits,  prérogatives,  prééminences, 
franchises,  libériez  dont  jouissent  et  ont  accoustumé  de  jouir  les 
autres  marquis  du  royaume,  ainsy  que  plus  au  long  il  est  exprimé 
parlesdites  lettres;  —  autres  lettres  de  surannalion  des  précé- 
dentes, obtenues  par  Messire  Armand  du  Cambout,  chevalier 
seigneur  de  Coislin,  baron  des  baronnies  de  Pontchasteau  et  La 
Rochebernard,  conseiller  ordinaire  de  S.  M.  en  ses  conseils,  et 
lieutenant  pour  le  roy  en  basse  Bretagne,  petit  fils  dudit  feu  sel- 


528  LA    BRETAGNE    A    l'aCADÉMIE 

gneur  Charles  du  Cambout,  données  à  Fontainebleau  le  sixiesme 
jour  d'avril  1G61,  signées   Louis   et  sur  le   reply,  par  le  roy 
Loménie,  et  scellées  du  grand   sceau  de  cire  jaune   à  simple 
queue, arrest  de  la  dite  Chambre  du  1 2"  septembre  dernier,justemen 
sur  lesdites  lettres,  par  lequel   auroit  esté    ordonné  que,   avant 
faire  droict  sur  la  registration   d'icelles,  elles  seroient  leues  et 
publiées  aux  paroisses  ou  «ont  situées  lesdictes  terres,  par  trois 
divers  jours   de  dimanche   consécutifs    aux    issues   des    grand' 
messes  et  une  fois  au  prochain  marché  des   lieux,  pour  lesdictes 
publications  certiffiées  en  jugement,  icelles  avecq  les  oppositions 
sy  annexées,  sous,  —  et  le  procureur  général  ou  son  substitut 
ouys,  —  le  tout  reporté  en  ladite  Chambre,    estre  faicl  droict 
ainsy  qu'il  appartiendroit,  —  et  que  par  certains  président  et 
conseillers  et  maistres,  en  présence  dudit  procureur  général  il 
seroit  informé,  faict  estât,  procès-verbal  et  description  de  ladite 
maison  et  chasteau  de   Coislin,    estendue    desdites    terres    et 
seigneuries,    foudations  et  prééminences  d'églises,    quantité  et 
quallité  des  fiefs  et  juridictions,  du  nombre  des  vassaux  qui  en 
rellevent,  les  bannyes  et  publications  faites  en  conséquence,  aux- 
ditles  paroisses  de  Campbon,  Quilly,  La  Chapelle  de  Launay  et 
en  celle  de  Querville,  par  Beauchesne  et  Leponthérautz  royaulx, 
les dimanchesiS et25'' septembre, et 2^  du  présent moys d'octobre, 
et  au  marché  tenu  en  la  ville  de  Pontchasteau  le  26'  dudit  mois  de 
septembre  et  certiffiées  en  l'audience  extraordinaire   du   siège 
présidial  de  Nantes,  le  -4*  dudit  présent  moys  d'octobre  ;  procès- 
verbal  desdits  commissaires  faict  en  exécution  dudit  arrest  d'avant 
procédé,  et  information  en  conséquence,  les  28,  29  et  30  dudit 
moys  de  septembre  dernier,  indication  d'actes  et  pièces  fournyes, 
par  ledit  sieur  du  Cambout,  justiffiant  les  faicts  contenus  aux- 
dictes    lettres     d'érection    et   les  droicts   des  juridictions   qui 
composent  ledit  marquisat;  requeste  dudit  seigneur  de  Coislin, 
présentée    à    ladite   Chambre,  affin    de   registrature  desdictes 
lettres,  conclusions  du  procureur  général  du  roy,  auquel  le  tout 
auroit  esté  communiqué,  suyvant  l'arrest  du  jour  d'hyer  ; —  le 
tout  considéré,  —  La  Chambre  a  ordonné  et  ordonne  que   les 
dictes  lettres  seront  registrées,  pour  ledit  seigneur  de  Coislin  en 
jouyr  bien  et  duement  suyvant  la  vollonté  du  roy.  —  Faict  en  la 
chambre  des  comptes  de  iS'antes  le  5  octobre  1661   et  signé, 
Jacques  Huteau  des  Burons.  Le  Gouvello.  (Registre  des  mande- 
ments de  la  chambre  des  comptes  XXXJ,  fol.  33-37.) 


II 


Réception  dans    l'ordre    de    Malte   de   Charles- Césard   du 
Cambout,  fils  de  Césard  du  Cambout  et  de  Marie  Séguier. 

(1646.) 


(Archives  de  Nantes.  —  Fonds  Coislin.  — 
Liasse  remise  en  1874  à  Madame  la  marquise 
de  Coislin).) 


N.  B.  —  Ce  procès-verbal  porte  en  vedette  cette  mention  : 
«  Pièce  fort  intéressante  comme  servant  de  généalogie.  »  —  Nous 
ajouterons  qu'il  s'agit  ici  d'un  frère  du  premier  duc  de  Coislin,  el 
que  Ton  rencontrera  dans  les  dépositions  un  grand  nombre  de 
renseignements  fort  précieux  pour  l'histoire  de  leur  père,  le 
gendre  de  Séguier,  César,  marquis  de  Coislin,  colonel  général 
des  Suisses,  tué  au  siège  d'Aire  en  1641.  —  Les  plus  grands 
noms  de  France  et  de  Bretagne  figurent  à  cette  enquête. 


A  tous  ceux  qui  ces  présentes  lettres  verront  salut.  —  Sçavoir 
faisons  que  l'an  mil  six  cent  quarante-six,  le  sixième  jour  de 
janvier.  —  A  nous,  frère  François-Alexandre  de  Fresne,  che- 
valier de  l'ordre  de  Saint-Jean  de  Hiérusalem,  commandeur  de 
Villedieu,  le  bailleul  procureur  et  receveur  du  commun  trésor 
dudit  ordre  au  grand  Prieuré  de  France,  et  frère  Alphonse  de 
Miremont  du  Berrieux,  aussi  chevalier  dudit  ordre. 

Par  noble  homme  M''^  Jacques  Denisot,  conseiller  et  secrétaire 
du  roy,  maison  et  couronne  de  France  et  de  ses  finances  (1), 
tuteur  onéraire  des  enfants  mineurs  de  feu  maître  Césard 
du  Cambout  vivant  chevalier,  marquis  de  Coislin  et  de  dame 
Marie  Séguier  son  espouze  : 

(I)  C'était  aussi  un  des  premiers  secrétaires  du  chevalier  Séguier,  et 
l'un  de  ses  fidèles  commensaux.  Il  était  du  Mans,  compatriote  par  consé- 
quent de  Gureau  de  la  Chambre  et  médecin  comme  lui.  M.  Henri  Chardon 
prépare  une  intéressante  élude  sur  ce  personnage. 

34 


530  LA    HRETAGNK    A    l'aCADIÎMIE 

A  esté  présentée  certaine  commission  émanée  de  Révérend 
Monsieur  le  Bailly  frère  Jacques  de  Souvray,  commandeur  de 
Valleuvre  et  ambassadeur  de  l'ordre  de  Saint-Jean  de  Hiérusalem 
près  Leurs  Majestez  très-chrétiennes,  et  de  Messieurs  les  com- 
mandeurs, chevaliers  et  frères  dudil  ordre  congrégez  et  assemblez 
dans  rhostel  prioral  du  Temple  à  Paris,  pour  la  célébration  de 
l'assemblée  provincialle  dudit  prieuré,  par  laquelle  commission 
nous  est  mandé  d'informer  la  noblesse,  légitimation,  vie,  mœurs  et 
religion  de  Charles  César  du  Cambout,  fils  dudit  défunct  et  sieur 
marquis  de  Coislin,  qui  s'est  présenté  pour  estre  receu  audit 
ordre  et  rang  de  frère  Chevalier,  ainsi  que  plus  au  long  est  con- 
tenu en  laditte  commission  dattée  du  vintiesme  jour  du  mois 
d'octobre  1645,  signée  Fleury  de  Rosnel,  chancelier  du  grand 
prieuré  de  France,  et  scellée  de  cire  verte  du  scel  à  l'aigle,  qui 
sera  insérée  cy  après  nous  requérant  ledit  sieur  Dénisot  qu'eussions 
à  procéder  au  faict  de  laditte  preuve  et  information,  ce  que  nous 
luy  avons  accordé. 

Premièrement,  nous  a  esté  présenté  hault  et  puissant  prince 
monseigneur  Hercules  de  Rohan,  duc  de  Montbazon,  pair  et 
grand  veneur  de  France,  aagé  de  75  ans  ou  environ.  —  Après 
serment  par  luy  faict  sur  les  Sainctes  Evangiles  de  déposer  vérité. 
—  Enquis  s'il  est  parent  ou  allié  dudit  Charles  Césard  du  Cam- 
bout présenté.  —  A  dit  que  non.  —  Enquis  s'il  le  cognoist  et  de 
qui  il  est  fils  :  s'il  est  né  en  loyal  et  légitime  mariage  et  où  il  a 
esté  baptisé.  —  A  dit  qu'il  est  fils  de  feu  monsieur  le  marquis 
de  Coislin  et  de  dame  Marie  Séguier  son  espouze  ;  qu'il  est  né 
de  loyal  mariage  et  qu'il  a  esté  baptizé  en  l'Eglise  de  Saint-Jean 
en  Grève  à  Paris.  —  Enquis  s'il  est  catholique,  vivant  selon 
l'Eglise  romaine  et  quel  aage  il  peut  avoir.  —  A  dit  qu'il  est  catho- 
lique, vivant  selon  l'Église  romaine  et  qu'il  a  environ  quatre  ou 
cinq  ans.  —  Enquis  s'il  cognoist  le  père  dudict  présenté.  —  A 
dit  qu'il  l'a  cogneu  et  qu'il  est  mort  tout  jeune,  et  quoyque  fort 
jeune  il  n'avoit  laissé  par  ses  belles  actions  et  son  courage,  d'estre 
parvenu  aux  charges  de  maréchal  de  camp  des  armées  du  roy  et 
colonel  des  Suisses  de  France,  après  avoir  eu  quantité  d'autres 
moindres  commandemens,  comme  capitaine  de  cavallerie  et 
mestre  de  camp  tant  de  cavallerie  que  d'infanterie.  —  Enquis 
s'il  connoist  ou  a  cogneu  l'ayeul  paternel  dudit  présenté.  —  A 
dit  que  ouy;  qu'il  le  cognoist  de  longue  main,  l'a  tousjours  veu  et 
estimé  àlacour  et  que  le  deffunct  roy  Louis  treize  l'honora  du  cor- 


APPENDICE  S31 

don  bleu  pour  récompeaser  les  services  qu'il  luy  avoit  rendus  ; 
laquelle  marque  n  est  pas  le  premier  de  sa  famille  qui  l'ayt  eue, 
y  en  ayant  desjà  eu  de  ses  prédécesseurs;  qu'il  est  gouverneur 
de  Brest,  l'un  des  principaux  gouvernemens  du  pays  de  Bretagne, 
de  laquelle  province  il  est  originaire  et  lient  grand  rang  et  est  en 
grande  estime  parmy  les  gentilliommes  de  ce  pays  là  ;  que  l'on 
l'apelle  M.  de  Pontchasteau,  mais  que  le  nom  de  sa  famille  est 
du  Cambout,  noble  et  ancienne  famille,  qu'il  l'a  toujours  veu 
vivre  dans  la  religoin  catholique,  apostolique  et  romaine.  —  En - 
quis  s'il  a  cogneu  le  bisayeul  premier  dudit  présenté,  père  dudit 
sieur  de  Pontchatdeau.  —  A  dit  que  ouy,  qu'il  s'appeloit  maître 
François  du  Cambout  et  qu'il  la  veu  gouverneur  commandant 
dans  le  chasteau  de  Nantes  en  Bretagne,  vivant  selon  la  religion 
catholique,  apostolique  et  romaine.  —  Enquis  si  le  père  ayeul  et 
bisayeul  dudit  présenté  ont  esté  appelez  au  ban  et  arrière-ban. 

—  A  dit  qu'il  n'en  a  cognoissance  ;  mais  qu'il  croit  bien  que 
ceux  qui  ont  esté  de  la  profession  des  armes,  s'ils  n'ont  esté 
auparavant  occupez  dans  les  armées,  y  ont  esté  appelez  :  Du  moins 
scait-ilbien  qu'ils  y  ont  deub  estre  appelez  attendu  leur  noblesse. 

—  Enquis  s'ils  se  sont  trouvez  et  ont  eu  rang  et  séance  aux 
assemblées  que  font  la  noblesse  pour  le  service  du  roy  et  du 
pays.  —  A  dit  que  ouy.  —  Enquis  s'il  cognoist  les  armes  des 
sus  dittes  familles.  — A  dit  qu'ils  cognoist  les  armes  du  Cambout, 
qui  sont  de  gueulles  à  trois  bandes  comme  des  eschiquètes 
d'argent  et  d'azuré;  qu'il  connoist  celles  du  Plessis,  qui  sont 
d'argent  à  trois  chevrons  brizèz  de  gueule  et  sont  les  mesraes 
que  portoit  monseigneur  le  cardinal  de  Richelieu. 

Nous  a  esté  présenté  maître  Charles  Bruslard,  chevalier,  sei- 
gneur de  Léon,  conseiller  ordinaire  du  roy  en  ses  conseils  d'Etat 
et  privé  et  direction  de  ses  finances,  aagé  de  72  ans  ou  environ. 

—  Après  serment  sur  les  Sainctes  Evangiles  de  dire  vérité,  ce 
qu'il  a  promis  faire.  —  Enquis  s'il  est  parent...  etc.  —  A  dit 
que  non.  —  Enquis  s'il  le  cognoist  et  de  qu'il  est  fils,  etc..  — 
A  dit  qu'il  le  cognoist...  et  ne  sçait  où  il  a  esté  baptizé.  —  En- 
quis s'il  est  catholique,  vivant  selon  l'Eglise  romaine  et  quel 
aage  il  peut  avoir  —  A  dit  que  ouy.  —  Enquis  si  ledit  présenté 
et  ses  parens  ont  toujours  vescu  noblement  sans  faire  aucun 
trafficq  de  marchands,  banque,  négociation  ou  actes  desrogeant  à 
noblesse. — A  dit  qu'ils  ont  tousjours  vescu  nobleuîent  et  on 
servy  le  roy  et  l'Estat  en  de  belles  et  importantes  occasions,  et 


532  LA    BRETAGNE    A    l' ACADÉMIE 

ont  toujours  vescu  dans  la  religion  catholique,  apostolique  et 
romaine.  — Enquis  s'il  cognoist  le  père  dudit  présenté.  —  A 
dit  qu'ila  cogneu  le  père  dudit  présenté  comme  grand  seigneur  de 
grande  vertu  et  de  grand  méritte  et  qu'il  a  esté  toujours  des  pre- 
miers et  des  plus  relevez  entre  ceux  de  sa  profession.  —  Enquis 
s'il  cognoist  ou  a  cogneu  l'ayeul  paternel  dudit  présenté.  —  A 
dit  le  cognoistre  très-particulièrement  comme  un  seigneur  de  tout 
honneur  et  vertu  et  qui  est  gouverneur  d'une  principalle  ville  et 
port  de  Brest.  —  Enquis  s'il  a  cogneu  le  bisayeul  premier  dudit 
présenté,  père  dudit  sieur  ayeul.  —  A  dit  que  non  :  bien  sçait 
par  la  cognoissance  de  ceux  de  cette  maison  et  les  relations  qu'il 
en  a  entendues  de  diverses  personnes,  que  c'étoit  un  seigneur  de 
méritte  et  de  qualité,  et  qu'il  a  toujours  tenu  grand  rang  entre 
la  noblesse  du  pays  de  Bretagne,  et  qu'il  sçait  qu'il  estoit  de  la 
maison  du  Cambout. 

Nous  a  esté  pareillement  représenté  maître  Jean  de  Bruc, 
chevalier,  seigneur  de  la  Grée,  sindicq  général  des  Estats  de 
Bretagne,  aagé  de  62  ans.  —  Enquis  si  ledit  présenté  et  ses 
parents  ont  toujours  vescu  noblement,  sans  faire...  etc..  —  A 
dit  qu'il  n'en  a  jamais  eu  cognoissance;  ains  qu'ils  ont  toujours 
vescu  noblement  c'ans  faire  acte  desrogeant  à  la  noblesse.  —  En- 
qu'is  s'ils  n'ont  point  esté  subjets  aux  tailles  et  impositions  —  A 
dit  que  non.  —  Enquis  si  ledit  présenté  ou  sesdits  parens 
retiennent  aucuns  biens  et  juridictions  de  nostre  ordre.  —  A  dit 
qu'il  n'en  a  point  de  cognoissance.  —  Enquis  s'il  cognoist  le 
père  dudit  présenté.  —  A  dit  qu'il  l'a  cogneu  et  veu  nourir  enfant, 
et  l'un  des  plus  accomplis  de  son  temps  :  et  est  mort  d'une 
blessure  qu'il  receut  à  la  teste  au  siège  d'Aire  en  1641,  faisant 
la  charge  de  colonel  des  suisses  et  de  maréchal  de  camp  dans 
l'armée  du  roy  :  qu'il  est  de  la  famille  du  Cambout,  dont  il  y  en 
a  eu  un  chevalier  de  Malthe,  qui  s'appeloit  frère  Jean  du  Cam- 
bout, et  a  esté  commandeur  d'Artins  près  Vendosme,  puisné  de 
ladite  maison  du  Cambout,  qui  est  décédé  il  y  a  environ  vingt- 
cinq  ans,  et  avoit  esté  esclave  sept  ans.  —  Enquis  s'il  cognoist 
ou  a  cogneu  l'ayeu  paternel  dudit  présenté.  —  A  dit  qu'il  le  co- 
gnoissoit  ;  qu'il  s'appelle  monsieur  de  Ponchasteau,  chevalier  des 
deux  ordres  du  roy,  lieutenant  pour  le  roy  dans  la  basse  Bretagne, 
gouverneur  de  Brest,  l'un  des  plus  anciens  barons  de  la  province, 
et  comme  tel  préside  souvent  dans  l'assemblée  des  états  de  Bre- 
tagne dans  l'ordre  de  la  noblesse.  —  Enquis  s'il  a  cogneu  l'ayeule 


ArPENDICE  533 

paternelle, femmeduditseigneurdePontchasteau.—Adit  queouy, 
qu'illacognossoit,  qu'elle  estoitde  la  maison  de  Burges  ancienne 
maison  de  Lorraine.  —Enquis  s'ilacogneu  le bisayeul  premier dudit 
présenté,  père  dudit  seigneur  de  Pontchasteau.—  A  dit  qu'il  l'a 
cogneu;  qu'il  estoit  chevalier  de  l'ordre  du  roy,  gouverneur  de  la 
ville  et  chasteau  de  Nantes,  grand  maître  enquesteur  et  général 
réformateur  des  Eaux  et  Forests  de  Bretagne;  et  qui  en  qualité 
de  baron  de  Pontchasteau  présidoit  souvent  auxdits  Estats  de 
Bretagne,  comme  cy-dessus.  —  Enquis  s'il  a  cogneu  la  femme 
dudit  premier  bisayeul,  bisayeuUe  dudit  présenté.  —  A  dit  qu'il 
la  cogneue  et  qu'elle  s'appeloit  Louise  Du  Plessis  de  Richelieu, 
sœur  du  père  de  monsieur  le  Cardinal  de  Richelieu. 

Et  pour  monstrer  que  ledit  maître  Charles  du  Cambout,  baron 
de  Pontchasteau  est  fds  de  maître  Louis-François  du  Cambout, 
chevalier,  seigneur  du  Cambout,  nous  avons  veu  au  bas  de  son 
conlract  de  mariage  la  procuration  de  Ch.  François  du  Cambout, 
chevalier  de  l'ordre  du  roy,  seigneur  du  Cambout,  de  Campbon, 
Coislin,  Vallet,  qu'il  a  passé  au  nom  de  maître  Pierre  Chapelin 
pour  assister  au  conlract  de  mariage  dudit  maître  Charles  du 
Cambout  son  fils  et  dame  Louise  du  Plessis  sa  femme,  et  dattée 
du  22  janvier  1611,  dont  nous  avons  extrait  ce  qui  en  suit...  etc. 

Et  pour  montrer  la  noblesse  de  la  maison  du  Plessis,  nous 
avons  veu  l'acte  de  partage  entre  noble  et  puissant  Louis  Du 
Plessis,  seigneur  de  Richelieu,  et  ses  frères,  des  biens  du  deffunt 
noble  et  puissant  seigneur. François  du  Plessis,  seigneur  de 
Richelieu,  leur  père,  et  quintayeul  dudit  présenté;  ledit  acte  en 
datte  du  3^  aoust  1541,  etc. 

Et  tout  ce  que  dessus,  nous  susdits  commissaires  certifions 
estre  véritable.  En  foy  de  quoy  nous  avons  signé  ces  présentes 
et  aposé  à  icelles  le  cachet  de  nos  armes.  Ce  dernier  jour  de 
janvier  1646.  Signés  F.  de  Fresne,  le  chevalier  de  Berrieux,  et 
scellé. 

Et  nous,  nottaires  devant  nommez  et  soubsignez,  certifions 
avoir  rédigé  par  escrit  le  procès-verbal  cy-dessus,  sous  messieurs 
les  commissaires  cy-dessus  —  Signez,  ledit  jour  dernier  de 
janvier  1646,  Duparc  et  Boucher. 

Ce  que  dessus  a  esté  pris,  extrait  et  collationné  par  les  con- 
seillers du  roy  nottaires  garde  nottes  de  S.  M.  etc.,  etc.  —  Ce 
22  juillet  1675.  Le  chevalier  de  Machault — Raymond—  Marion. 


III 


Sonnet  de  Gombault,  de  l'Académie  française,  sur  la  mort 

de  Monsieur  le  marqms  de  Coislin  au  siège  de  d'Aire. 

(1641.) 


Lycidon,  le  subject  de  la  douleur  publique, 
Favory  de  Bellone,  et  dont  Mars  fut  jaloux, 
Des  invisibles  traits  a  ressenty  les  coups 
Qui  font  des  plus  grands  chefs  l'aventure  tragique. 

Il  fut  sage,  vaillant,  libéral,  magnifique, 
Et  charma  les  guerriers  d'un  empire  si  doux, 
Qu'il  sembloit  aux  combats  leur  inspirer  à  tous 
La  généreuse  ardeur  de  sa  force  héroïque. 

La  fidèle  Artémise  en  lamente  le  sort, 
Ne  peut  se  consoler,  ni  survivre  à  sa  mort. 
Mais  contre  le  destin  la  résistance  est  vaine. 

Nos  vœux  le  plus  souvent  profanent  les  autels. 
Le  ciel  pour  une  grâce,  et  non  pour  une  peine, 
Donne  la  mort  à  ceux  qu'il  veut  rendre  immortels  (1). 

(i)  Les  Poésies  de  Gombauld,  Paris,  A.  Courbé,  1646,  \n■^°,  p.  191 , 


IV 


stances  sur  la  mort  de  Monsieur  le  marquis  de  Coislin  à 
Monseigneur  le  Chancelier,  par  Claude  de  l'Estoile,  de 
l'Académie  française. 


A  Paris,  cher  Pierre  Rocolel,  1641, 
in-4«,  8  p. 


Ségiuer,  qui  d'un  esprit  si  ferme  et  si  prudent, 
Souffres  sans  murmurer,  le  tragique  accident, 
Par  qui  ton  cher  Baphnis  n'est  plus  qu'un  peu  de  poudre; 
Doit-on  pas  assurer  que  le  sage  peut  tout, 
Puisqu'après  les  efforts  de  ce  grand  coup  de  foudre, 
On  voit  que  ta  constance  est  encore  debout  ? 

Il  est  vray  que  d'abord  ce  funeste  malheur 
Abandonna  ton  âme  aux  traits  d'une  douleur 
Qui,  mesme  malgré  toy,  parut  sur  ton  visage  ; 
Mais  quoy  qu'avec  excez  ton  cœur  l'ait  soupiré. 
Devons-nous  de  faiblesse  accuser  ton  courage. 
Quand  le  grand  Richelieu  luy  mesme  l'a  pleuré  ? 

Daphnis,  ce  favory  d'Apollon  et  de  Mars, 

Se  doit  voir  admirer  et  plaindre  en  toutes  parts, 

De  quiconque  chérit  les  lettres  ou  les  armes  : 

Les  armes  cependant  ont  mis  fin  à  son  sort  ; 

Mais  les  lettres  s'en  vont  employer  tous  leurs  charmes 

Pour  le  faire  à  jamais  revivre  après  la  mort. 

Les  Muses  en  faveur  des  biens  que  tu  leur  fais, 
Ne  doivent-elles  pas  au  gré  de  tes  souhais 


536  LA    BRETAGÎ^E   A    l'aCADÉMIE 

Chercher  dans  leurs  jardins  les  palmes  qu'il  mérite  ? 
Et  tarissant  pour  luy  la  source  des  beaux  vers, 
Publier  que  sa  vie  est  digne  d'estre  escritte 
Sur  un  marbre  qui  dure  autant  que  TUnivers  ? 

Je  ne  suis  que  l'écho  de  la  publique  voix, 

Qui  dit  que  ce  grand  cœur,  né  pour  les  grands  explois, 

Par  des  chemins  sanglans  couroit  à  la  victoire  ; 

Et  que  foulant  aux  pieds  l'orgueil  des  estrangers, 

Sans  cesse  il  adjoutoit  des  rayons  à  la  gloire, 

Dont  son  Roy  se  couronne  au  milieu  des  dangers. 

Sa  main  estoit  heureuse  à  gagner  des  lauriers, 
Mais  combien  passe  tost  le  bonheur  des  guerriers  ! 
Leurs  jours  un  seul  moment  peuvent-ils  estre  calmes? 
On  voit  au  champ  de  Mars  plantez  trop  près  à  près 
Dans  la  poudre  et  le  sang,  les  cyprès  et  les  palmes. 
Pour  y  cueillir  souvent  des  palmes  sans  cyprès. 

Daphnis  dans  le  péril  rencontrant  des  appas, 
Et  cherchant  de  l'honneur  au  mespris  du  trespas, 
Par  un  plomb  enflammé  fut  renversé  par  terre, 
Et  comme  si  ce  coup  eut  terminé  le  sort 
Non  de  ce  grand  héros,  mais  du  Dieu  de  la  guerre, 
Toute  l'armée  en  pleurs  prit  le  deuil  à  sa  mort. 

Il  se  faisoit  aimer  de  ses  propres  rivaux  : 
Quand  mesme  il  les  forçoit  d'envier  ses  travaux, 
Pour  qui  sembloient  déjà  ses  charges  trop  petites  : 
Ils  adoroient  l'éclat  qui  leur  blessoit  les  yeux  ; 
Et  chacun  s'estonnoit  de  voir  que  ses  mérites 
Sans  faire  un  ennemy,  faisoient  mille  envieux. 

Qui  consolera  donc  sa  fidèle  moitié. 

Capable  d'émouvoir  les  rochers  à  pitié. 

En  pleurant  son  soleil  dont  la  lumière  est  morte  ? 

Cette  aurore  voilée  est  en  proye  aux  douleurs. 

Et  sa  vertu  n'est  point  une  digue  assez  forte, 

Pour  arrester  le  cours  du  torrent  de  ses  pleurs. 


APPENDICE  337 

Cette  femme  adorable  et  qui  monstre  aujourd'huy 
Ce  qu'un  parfait  époux  fait  éprouver  d'ennuy, 
Lorsqu'un  sanglant  malheur  au  sépulcre  l'envoyé 
Se  rendra-t-elle  pas  à  tant  d'afflictions  ; 
Si  pour  calmer  les  flots  où  sa  raison  se  noyé, 
On  ne  voit  ses  enfants  luy  servir  d'Alcions  ? 

L'espoir  de  faire  un  jour  ressusciter  en  eux 
Les  rares  qualitez  d'un  père  si  fameux, 
L'animera  peut-estre  à  vaincre  cet  orage  ; 
Comme  un  autre  Neptune  impose  luy  la  loy, 
Et  prens  soin  du  débris  d'un  illustre  naufrage, 
Où  le  plus  grand  des  Roys  a  perdu  plus  que  toy. 

Que  n'espéroit-il  point  de  ce  jeune  vainqueur. 
Qui  témoignant  déjà  tant  d'adresse  et  de  cœur, 
D'un  seul  de  ses  regards  animoit  une  armée  ; 
Comme  Hercule  il  auroit  des  monstres  abattus, 
Marché  plus  loin  que  luy,  lassé  la  Renommée, 
Et  rendu  la  Fortune  esclave  des  vertus. 

Toy  donc,  qui  sur  le  thrône  où  ton  prince  t'a  mis. 
Fais  avec  tant  d'esclat  l'office  de  Thémis, 
Qu'il  semble  qu'elle  mesme  y  tienne  la  Ralance, 
p]n  ce  commun  malheur  ne  juges-tu  pas  bien, 
Pezant  ce  que  tu  perds  et  ce  que  perd  la  France, 
Que  son  ressentiment  doit  surpasser  le  lien  ! 

De  L'Estoille. 


Fin. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


Inthoduction IX 

I.  Paul  Hay  DU  Chastelet  (1592-1636) 1 

1.  La  Famille  Hay.  —  Le  Parlemenl  de  Rennes.   —  Les 

Maîtres   des    requôles.  —   Les  Entretiens    des  champs 

Éhjsées  (1392-1631) 2 

-2.  La  Pol(?mique  politique  en  1631.—  Du  Chastelet,  poète...  16 

3.  Le  Procès  du  maréchal  de  Marillac  (1631-1632) 32 

[.  L'Académie  française.  —  Fin  de  la  carrière   de  Paul  du 
Chastelet.  —  Son  fils.  —  UHisloire  de  Diiguesclin  (1633- 

1636) 30 

II.  Damel  Hay  du  Chastelet,  abbé  de  Chambon  (1S96-1671).. .  65 

m.    Jkan  Chapelain  (159o-1674) 73 

Première  Partie.  —  Chapelain  avant  la  Pucelle. 

1 .  Jeunesse  el  débuis  de  Chapelain 77 

2.  La  Préface  de  ['Adone.  —  L'Ode  à  Richelieu  (1623-1632).  92 

3.  L'Académie  française.  —  Lo.s  Sentiments  sur  le  CJd  (1629- 
1638) 111 

i.  La  Correspondance  littéraire  de  Chapelain 137 

o.  Chapelain  à  l'hôtel  de  Rambouillel 149 

6.  Chapelain  et  ses  Protecteurs.  —  Sou  Caractère  désintéressé.  167 

7.  Chai)elain  et  les  gens  de  lettres.   —  Balzac,   Ménage  el 
mademoiselle  de  Scudéry 1 85 

Deuxième  Partie.  —  La  Pucelle. 

8 .  Naissance  el  Mort  de  la  Pucelle 206 

9.  Le  Poème  de  In  Pucelle 218 


o40  LA    BRETAGNE    A    LACADÉMIE 

10.  Le  style.  —  Citations  du  poème 235 

11.  Destinées  de  ?a  PuccUe.  —Chapelain  el  Boileau 243 

12.  Dernières  Années  de  Chapelain.  —  Son  Testament.  —  Sa 
Bibliothèque.  —  Conclusion 262 

Appendice  sur  Chapelain 278 

IV.  Armand  du  Cambout,  premier  duc. de  Coislin  (1633-1702)... 

1.  La  Famille  du  Cambout  de  Coislin 281 

2.  Jeunesse  d'Armnnd  de  Coislin  (1633-1032) 291 

3.  Armand  de  Coislin  à  IWcadêmie.  —  Son  Mariage   (1632- 
1634) 296 

i.  Le  Sacre  du  Roi  et  les  Campagnes  de  Flandre  (16.34-1638).  304 

5.  Les  États  de  Bretagne  à  Saint-Brieuc  en  1639 312 

6.  Le  Voyage  de  la  cour   dans  le  Midi  en   1639   et   1660.  — 
Lettres  inédites 320 

7.  Les  états  de  Bretagne  à  Nantes  en  1661 323 

8.  Armand  de  Coislin  duc  et  |)air  (1663) 330 

9.  Les  Coislin  de  1663  à  1672 331 

10.  Les  Campagnes  du  Rhin  en  1672  el   1673.  —  Le  duc  de 
Coislin  abandonne  !a  carrière  des  armes 343 

11.  La  Jeunesse  des  deux  fils  du  duc  de  Coislin  (1670-1693)...  330 

12.  Fin  de  la  carrière  du  duc  de  Coislin  (1693-1702) 338 

V.  Pierre  DU  Cambout,  second  duc  de  Coislin  (1662-1710) 

1.  Jeunesse  de  Pierre.  —  Ré'Cplion  académique  (1662-1702).      369 

2.  Caractère  du  duc  Pierre.  —  Le  Cardinal  de  Coislin 379 

VI.  Henri-Charles  du  Cambout,  évêque  de  metz,  troisième  et 

dernier  duc  de  Coislin  (1664-1732) 

1.  Difficultés  pour  la  succession  du  duché  de  Coislin  (1710- 
1711) 393 

2.  Réception  académique  (1710) 400 

3.  Munificence  éclairée  de  l'évêque  de  Metz 404 

4.  L'Évêque  de  Metz  dans  son  diocèse.  —  La  Bulle  Unige- 
nitus 411 

5.  Fin  de  la  carrière  de  l'évêque  de  Metz 421 

VIL  Jean-Jacques  Renouard  de  Villayer,  le  seul  académicien 

nantais  (1603-1691) 

1.  Une  Famille  de  maîtres  des  comptes  en  Bretagne  au  com- 
mencement du  xviie  siècle 433 


TABLE    DES    MATIÈRES  541 

2.  Renouard  de  Villayer  maître  des  requêtes 44T 

3.  Le  Comté  de  Villayer,  l'Académie  et  le  Conseil  d'État 157 

Appendice  à  l'élude  sur  J.-J.  de  Villayer 46<) 

VIII.  Jean  de  Montigny,  évoque  de  Saint-Pol-de-Léon  (1636-1671). 

1 .  Jeunesse  el  Poésies  de  l'abbé  de  Montigny.  —  Le  Palais 

des   Plaisirs  (1036-1601) .173 

2.  L'abbé  de  Montigny  [irosateur.   —  Chronique  de  la  cour 
(1661-1669) 493 

3.  L'Académie  française.  —  L'Évêché  de  Léon.  —  Les  états 

de  Vilrô  (1G70-1671) 511 


APPENDICE.  —  PIÈCES  JUSTIFICATIVES  COMPLÉMENTAIRES 

I.  Érection  dn  marquisat  de  Coislin  pour  mcssire  Charles  du 

Cambout,    seigneur  dudil   lieu  (1631) 523 

II.  Réception  dans  Cordre  de  Malle  de  Cliarles-César  du  Cam- 

bout, fils  de  César  du  Cambout  et  de  Marie  Séguier  (1646).      529 

III.  Sonnet  de  Gombauld  sur   la   mort  du   marquis    de  Coislin 

(1641) 534 

IV.  Stances    sur    la    Mort    de    M.    le   marquis     de    Coislin    à 

Monseigneur  le  Chancelier  (par  de  l'Esloille)  1641 535 

Table  des   MATii^;iiF.s 539 


ERRATA 


Page  281.— Titre.—  An  lieu  de  (1635-1701)  lisez  (1635-1702). 

Page  304.  —  Titre  du  paragraphe  A.  —  Au  lieu  de  (1654-1690) 
lisez  (1654-1658). 


Achevé  d'imprimer  au  Mans,  le  20  juin  1879, 
Par  Edmond  MONNOYER 


POUR      LA     SOCIETE      DE     LIBRAIRIE     CATHOLIQUE. 


0 


«ii^bfiiiVH  021U I .  JAN  9  - 1356 


AS 
162 

P3^1U 
1879 


Kerviler,   René  Pocard  du 
Cosquer  de 

La  Bretafme  à  l'Académie 
française  au  XYII®   siècle 
2.   éd. 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


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